Chapitre 6 Sur le sentier de la guerre..


Débarrassée du brouillard par un vent qui devait venir du pôle, la nuit était glaciale mais d’une inhabituelle pureté, et si quelques écharpes brumeuses traînaient au ras de l’eau elles étaient le fait de l’ambiance humide comme si, par instant, la Tamise se mettait à fumer. Pour une fois, en levant la tête on pouvait voir les étoiles étendre sur Londres leur scintillement, si rare à cette époque de l’année, mais aucun des trois hommes de la barque ne songeait à les contempler. Morosini et Vidal-Pellicorne, attelés aux avirons, ramaient avec l’énergie de gens qui éprouvent le besoin de se réchauffer. Quant à Bertram Cootes, assis à l’avant du bateau, il scrutait les rives noires piquées, de temps à autre, d’un lumignon blafard signalant un réverbère.

La présence du journaliste s’était révélée indispensable. Aller quelque part en taxi est une chose mais se rendre au même endroit par le fleuve et dans l’obscurité en était une autre, bien différente. Surtout pour des étrangers.

– À partir de Tower Bridge et dès que l’on atteint les Docks, les rives se ressemblent toutes. Même si tu as bien repéré la maison, on n’y arrivera jamais sans le secours d’un indigène. Déjà, de jour, ce ne serait pas facile mais aux environs de minuit...

Aldo ayant convenu que c’était la sagesse, on se disposait à téléphoner au quartier général du journaliste quand il s’était présenté de lui-même pour se mettre à la disposition de nouvelles relations aussi généreuses qu’efficaces. La pensée lui était venue que, s’il voulait poursuivre son enquête sur le diamant envolé dans les quartiers mal famés, il valait mieux profiter de la présence providentielle de ces deux hommes qui semblaient n’avoir peur de rien. Aussi était-il venu, l’oreille un peu basse mais dégoulinant de bonne volonté, proposer sa profonde connaissance de la ville en jurant ses grands dieux qu’on ne devait plus jamais « avoir peur de sa peur ».

Ainsi rentré en grâce, il avait fait preuve d’une bonne volonté touchante en dénichant une petite allège à fond plat que l’on alla prendre au Dock Sainte-Catherine, proche voisin de la Tour de Londres, où accostaient les grands navires chargés de thé, d’indigo, de parfums, de bois précieux, de houblon, d’écaille, de nacre et de marbre. C’était sans doute le dock le plus sympathique de la

Tamise et il était possible d’y louer un bateau sans risquer de se faire dévaliser. Depuis, on ramait sans trop de difficultés : la marée, étale, n’allait pas tarder à descendre et les aiderait.

– Qu’est-ce qu’on va chercher ? grogna Adalbert tout en tirant sur ses avirons. Tu as envie de visiter un tripot clandestin ou de t’assurer qu’il y a là une fumerie d’opium ?

– Je ne sais pas, mais quelque chose me dit qu’en explorant le repaire souterrain de Yuan Chang nous ne perdrons pas notre temps. C’est encore loin ? ajouta-t-il à l’adresse de Bertram.

– Pas très. Voilà les grands escaliers de Wapping. Encore un petit effort !

Quelques minutes plus tard, la barque venait s’amarrer doucement à un anneau placé à cet effet près de l’entrée ronde du tunnel qui intriguait tant Morosini. Le flot était presque au ras du seuil. Aldo et Adalbert y prirent pied et, laissant Bertram commis à la garde de leur esquif, ils s’enfoncèrent sous la maison. L’obscurité y était profonde mais grâce à la lampe de poche que l’archéologue allumait par brefs instants, ils purent s’y diriger sans risquer de s’étaler sur le sol visqueux. On devait être à la hauteur de la salle de fan-tan car on percevait le jacassement excité des joueurs.

Le tunnel n’était pas long. En pente douce, il aboutissait à quelques marches menant à une porte en bois grossier sous laquelle filtrait une lueur jaune. Elle était fermée à clef : sans rien dire, Adalbert tira quelque chose de sa poche, s’accroupit devant la serrure et se mit à fourrager dedans avec toute la délicatesse désirable pour éviter le bruit. Ce fut rapide. En quelques secondes, le battant s’écartait, découvrant un couloir faiblement éclairé par une lampe chinoise accrochée au plafond. Morosini émit un léger sifflement admiratif :

– Quel talent ! Quelle habileté ! chuchota-t-il.

– C’est l’enfance de l’art ! fit l’autre avec désinvolture. Cette serrure n’a rien de rare.

– Et un coffre-fort ? Tu saurais ?

– Ça dépend... mais chut ! On n’est pas là pour bavarder.

Une seule porte donnait sur ce couloir, opposée au mur lépreux derrière lequel se trouvait la salle de jeu. Quelqu’un parlait de l’autre côté et, sans bien comprendre ce qu’il disait, Aldo crut reconnaître Yuan Chang. Soudain, une autre voix éclata. Une voix de femme déformée, amplifiée par la colère :

– Ne vous moquez pas de moi, vieil homme ! J’ai payé pour le service rendu et aujourd’hui je n’ai rien. Or, je veux ce dont nous étions convenus.

– Vous avez montré trop de hâte, milady ! C’est une impulsion d’autant plus dangereuse qu’elle vous a amenée ici sans même attendre que je vous appelle.

– Ne pouvez-vous comprendre mon impatience ?

– Elle est toujours mauvaise conseillère. À présent, ne venez pas vous plaindre à moi si vous avez été attaquée en sortant d’ici.

– Vous êtes bien certain de n’y être pour rien ? Il y eut un silence qui parut à Morosini plus inquiétant que des cris. Le doute n’était pas possible : la femme était Mary Saint Albans et il se sentait confondu par son audace. L’affaire qu’elle traitait devait être d’importance pour qu’elle ose s’attaquer ainsi à ce Chinois plus dangereux qu’un serpent à sonnette. Machinalement, il tâta dans sa poche l’arme qu’il avait pris soin d’emporter et dont il n’hésiterait pas à se servir s’il fallait courir au secours de cette folle.

Soudain, il y eut un raclement de siège déplacé suivi d’un craquement de parquet. Sans doute Yuan Chang s’approchait-il de sa visiteuse, car sa voix arriva plus aisément.

– Puis-je demander comment vous l’entendez ? fit-il.

– Oh c’est simple et j’aurais dû me douter que vous me joueriez un tour. Je n’ai pas payé assez cher, n’est-ce pas ?

– C’est moi qui l’ai demandé. Un prix raisonnable...

– Allons donc ! Il n’était si raisonnable que parce vous comptiez bien gagner sur toute la ligne. C’était si facile, n’est-ce pas ? Je suis venue vous apporter l’argent, vous m’avez donné ce que je venais chercher et ensuite vous avez envoyé vos hommes à mes trousses afin de récupérer le diamant.

Les deux hommes à l’écoute eurent peine à retenir une exclamation de stupeur mais ce n’était ni le lieu ni l’heure de se communiquer leurs impressions. Yuan Ghang s’était mis à rire.

– Vous êtes intelligente pour une femme. Surtout pour une femme aussi avide, dit-il avec un dédain amusé, mais il n’y a pas lieu d’en tirer vanité car en fait vous avez joué exactement le jeu que j’attendais.

– Vous avouez ?

– Pourquoi me donnerais-je la peine de nier ? Comment n’avez-vous pas compris plus tôt que la somme demandée par moi était nettement insuffisante pour payer la vie d’un homme ?

– Il n’a jamais été question de tuer. Dans mon esprit...

– Votre esprit perd toute clarté dès qu’il s’agit de joyaux. Vous ne deviez pas vous soucier des moyens mais, à présent, ce sont trois hommes et non plus le seul bijoutier qui sont tombés. J’ai dû, en effet, faire exécuter les frères Wu, mes si fidèles serviteurs, parce que, après vous avoir repris la pierre, ils ont négligé de me la rapporter. L’appât du gain, que voulez-vous ! Heureusement, ils étaient surveillés et mes gens s’en sont emparés au moment où ils allaient rejoindre un navire pour gagner le continent. Une idée stupide qui leur a coûté cher : la police fluviale les a retrouvés dans la Tamise.

– J’ai lu les journaux et j’aurais dû me douter que c’était vous, mais votre organisation ne m’intéresse pas. Je veux le diamant.

– Vous avez envie de subir une nouvelle attaque nocturne ? Je tiens à garder cette pierre pendant quelque temps encore et je suis même disposé à vous rendre votre argent.

– Cela veut-il dire que vous voulez autre chose ? Quoi ?

– Ah ! Voilà que vous devenez compréhensive. En effet, vous me connaissez assez pour savoir que je ne tiens pas à conserver indéfiniment ce diamant qui vous fait si fort envie. Ces... colifichets occidentaux ne représentent pas grand-chose pour moi.

– Peste ! souffla Adalbert. Comme il y va !

– En revanche, poursuivait le Chinois, retrouver les trésors de nos grands ancêtres impériaux est le but de ma misérable vie. Une partie s’en trouve chez vous et vous aurez votre babiole lorsque j’aurai, moi, la collection de jades de votre époux vénéré.

Le coup devait être aussi dur qu’inattendu. Un silence le souligna, puis lady Mary balbutia, et sa voix, pour la première fois, reflétait la crainte.

– Vous voulez que je vole mon mari ? Mais c’est impossible !

– Enlever le diamant sous le nez de Scotland Yard l’était tout autant.

– Je l’admets. Cependant, vous n’y seriez jamais parvenu sans mon aide.

– Personne ne dit le contraire. Vous avez joué fort convenablement votre rôle, aussi n’entre-t-il pas dans mes intentions de vous demander d’agir vous-même. Vous n’aurez qu’à nous faciliter la tâche en me disant d’abord où se trouve la collection.

– Dans notre château du Kent. À Exton Manor.

– Bien, mais c’est encore insuffisant. Il me faut toutes les indications, tous les plans dont j’ai besoin pour mener à bien cette entreprise de... récupération de trésors volés chez nous jadis. Lorsque j’aurai les jades impériaux, vous aurez votre caillou.

– Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ?

– Je suis un adepte de la pêche : pour attraper certains poissons, il faut un appât de qualité, puis, avant de le sortir de l’eau, il faut se donner du mal, le fatiguer. C’est ce que j’ai fait parce que je vous connais bien, lady Mary, et cela depuis de longues années et que, de prime abord, vous n’auriez peut-être pas accepté le marché. C’eût été même dangereux pour moi. Il fallait que vous mûrissiez comme le fruit qui résiste à la main quand il est encore vert mais lui tombe tout naturellement dans la paume lorsqu’il est à point. Vous devrez donc nous faciliter l’accès de votre demeure... mais... vous voilà bien songeuse. Mon idée commencerait-elle à vous séduire ?

– Me séduire ? Alors que vous me demandez de dépouiller l’homme que je...

– Que vous n’avez jamais aimé. Le seul qui ait réussi à toucher votre petit cœur si dur n’était-il pas ce jeune officier de marine rencontré dans un bal chez le gouverneur à Hong Kong ? Vous en étiez folle mais votre père ne voulait pas en entendre parler et vous a empêchée, de justesse, de partir avec lui. Sa carrière en aurait été brisée mais peut-être eussiez-vous été heureuse. D’autant qu’il n’aurait sans doute pas été tué pendant la guerre...

– Où avez-vous appris tout cela ? murmura la jeune femme atterrée.

– Ce n’est pas sorcier et Hong Kong est une petite île où l’on sait tout des gens importants pour peu que l’on s’en donne la peine. Or, vous aviez déjà pris goût au jeu et vous m’intéressiez. Plus tard, vous avez accepté Saint Albans pour sa fortune : au moins vous pourriez, grâce à elle, assouvir votre passion des pierres. À présent, vous êtes pairesse d’Angleterre et vous vous retrouvez l’épouse d’un des hommes les plus riches du pays. Vous pouvez obtenir tout ce que vous voulez.

– Ne croyez pas ça ! Je ne suis même pas certaine que Desmond m’aime. Il est fier de moi parce que je suis belle. Quant à ma passion, comme vous dites, elle l’amuserait plutôt mais il dépense beaucoup plus pour sa collection à lui. Je crois qu’il tient à ses jades plus qu’à tout au monde.

– Tant pis pour lui ! Êtes-vous décidée à m’aider ?

Cette fois, il n’y eut pas le moindre temps de réflexion et la voix de Mary s’était raffermie quand elle dit :

– Oui. À condition d’en être capable.

– Quand on veut quelque chose on peut accomplir des exploits. Les chrétiens ne disent-ils pas que la foi soulèverait des montagnes si l’on savait l’employer ? Alors, je vais poser ma question d’une autre façon : voulez-vous toujours le diamant ?

La réponse vint, immédiate, précise, affirmée :

– Oui. Je le veux plus que tout et vous le savez fort bien. Cependant, laissez-moi un peu de temps pour mettre mes idées en place, penser à tout cela et me préparer à vous satisfaire. Que voulez-vous au juste ?

– Un plan minutieux de la maison, le nombre des domestiques et leurs attributions. Vos habitudes et celles de vos invités lorsque vous en avez. La description des alentours et tout ce qui concerne la garde de la propriété. Dans ce genre d’entreprise, il faut une extrême précision. Je compte sur vous pour y parvenir.

– Vous savez que je ferai de mon mieux. Malheureusement je ne pourrai pas vous en apprendre davantage : j’ignore la combinaison qui ouvre la chambre forte.

– Une chambre forte ?

– C’est le terme qui convient. Mon époux l’a aménagée dans un caveau dont les murs, datant du XIIIe siècle, ont plusieurs pieds d’épaisseur. Une véritable porte de coffre fabriquée par un spécialiste la ferme. Sans le chiffre on ne peut l’ouvrir.

– C’est fâcheux mais pas insurmontable. Si je ne peux l’obtenir j’essaierai de m’en arranger... d’une façon ou d’une autre. L’homme le plus discret peut devenir bavard dès l’instant où l’on s’adresse à lui sur le ton qui convient.

Lady Mary eut une exclamation où perça une réelle angoisse.

– Songeriez-vous à... vous en prendre à sa personne ?

– Tous les moyens sont bons pour atteindre le but recherché mais... il est certain que je préférerais ne pas en venir là. Ce secret, milady, une femme aussi intelligente que vous devrait parvenir à l’atteindre. Ah, j’allais oublier : n’imaginez pas que vous pourriez me tendre un piège en prévenant la police ! De ce côté-là aussi je saurai prendre mes précautions et vous ne reverriez jamais la Rose d’York !

– Après ce que j’ai fait, je n’ai aucun intérêt à mettre Scotland Yard au courant de nos affaires... même pour sauver mon époux ! Comment dois-je vous faire parvenir les renseignements ?

– Pas de hâte ! Dans quelque temps, une femme viendra chez vous pour vous proposer de la lingerie parisienne. Rassurez-vous, c’est une Occidentale. Vous n’aurez qu’à lui remettre une enveloppe cachetée. Ensuite, je vous ferai savoir quand je compte agir car il faut, bien entendu, que vous soyez sur place... pour nous introduire ! À présent, partez et interdiction de revenir ici ! Je n’aime pas les risques inutiles.

– C’est entendu. Mais... avant que je m’en aille, ne me le montrerez-vous pas une fois encore ?

– Le diamant ?

– Il me semble que cela stimulerait mon courage !

– Pourquoi pas ? Il n’est jamais loin de moi. Dans le couloir, Aldo tourna la tête. Son regard rencontra celui de son ami. La même pensée venait de leur traverser l’esprit : pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? Faire irruption dans la pièce, s’emparer de la pierre après avoir neutralisé le Chinois et sa visiteuse semblait incroyablement facile ! Et aurait l’avantage de mettre tout le monde d’accord.

Aldo sortait déjà son arme et allait poser la main sur la poignée de cuivre quand Adalbert le retint, fit non de la tête et indiqua qu’il était temps de s’éloigner. Des pas, en effet, se faisaient entendre et se rapprochaient. Ils repartirent discrètement en prenant soin de refermer derrière eux le gros vantail de bois. Un instant plus tard, ils retrouvaient Bertram, aplati au fond de la barque pour éviter d’être vu si d’aventure un bateau était passé près de lui. Il accueillit leur retour avec un énorme soupir de soulagement mais ne dit rien. On embarqua sans souffler mot puis, tirant vigoureusement sur les avirons pour lutter contre la marée descendante, on se hâta de mettre une assez large distance entre la barque et le Chrysanthème rouge. Toujours en silence, le journaliste grillait de curiosité.

– Vous en avez mis du temps ! lâcha-t-il enfin en se frottant les mains pour les réchauffer. Je commençais à m’inquiéter. Est-ce qu’au moins vous avez découvert quelque chose ?

– Disons que cette visite en valait la peine, dit Morosini. Nous avons pu surprendre une conversation entre Yuan Chang et un personnage inconnu qui nous a donné la certitude que le diamant est bien en possession du Chinois. Yuan Chang l’a même montré à son visiteur...

– ... et nous avons eu toutes les peines du monde à ne pas faire irruption chez le Chinois pour lui reprendre la pierre, compléta Vidal-Pellicorne.

– Seigneur ! Vous avez bien fait de vous retenir car vous n’auriez rien repris du tout et à cette heure vous seriez peut-être en train de barboter dans la Tamise. Si j’en crois ce qu’on murmure sur les maisons du Chinois, elles seraient munies de trappes qui lui permettent de se débarrasser de façon simple et commode des visiteurs indiscrets ou indésirables.

– N’exagérons rien ! grogna Morosini. Il doit bien y avoir une part de légende là-dedans.

– Avec les Asiatiques, les pires légendes sont souvent en dessous de la vérité, fit Bertram d’une voix mal assurée. Et j’en ai entendu pas mal sur Yuan Chang. C’est peut-être pour ça que j’ai si peur de lui et de ce qui l’entoure. Puis, changeant soudain de ton : Que comptez-vous faire maintenant ? Aller raconter ça au superintendant Warren ?

– On va y réfléchir.

– Vaudrait mieux, sans ça il va me tomber dessus si je fais seulement allusion à la chose dans mon journal.

– Vous ne faites allusion à rien du tout, mon bonhomme ! Tout au moins pour le moment, protesta Adalbert. Je croyais que nous étions d’accord. Vous vous tenez tranquille en vous contentant de nous donner un coup de main. En échange, vous aurez l’exclusivité de l’histoire. Ça ne vous va plus ?

– Si... oh si ! Seulement la patience n’est pas ma vertu dominante.

– C’est un grave défaut chez un journaliste ! La patience, mon cher, c’est l’art d’espérer. Ce n’est pas Shakespeare qui l’a écrit mais un Français nommé Vauvenargues. Ce n’en est pas plus mauvais pour autant et je vous conseille de le méditer.

Le coup de sirène d’un paquebot qui descendait le fleuve en l’illuminant de ses feux coupa court à la discussion pour privilégier la stabilité de l’esquif secoué par le puissant sillage. Aldo, quant à lui, se désintéressait du bavardage de ses compagnons. En bon Italien facilement tenté par la mise sur piédestal de toute jolie femme, il éprouvait quelque peine à se remettre de leur récente découverte. À savoir que lady Mary se trouvait à l’origine d’un crime affreux et que, sans doute, elle y avait participé. Une phrase entendue tout à l’heure l’obsédait surtout : « Après ce que j’ai fait je n’ai aucun intérêt à mettre Scotland Yard au courant de nos affaires... » Quel rôle avait-elle donc joué dans l’assassinat de Harrison, cette ravissante créature dont le visage d’ange couvrait une âme si noire ?

Soudain, la vérité lui apparut évidente, éclatante même ! Pourquoi pas celui de la vieille lady Buckingham dont il avait la certitude qu’elle n’avait pu se rendre dans le magasin d’Old Bond Street ? Évidemment, il y avait la voiture et la femme qui était censée la soutenir. Peut-être l’infirmière de la vieille dame, celle qui avait refusé à Warren l’accès de sa chambre en la proclamant trop choquée pour répondre à des questions. Fallait-il supposer que lady Mary s’était assuré sa complicité ? Cette version expliquerait tant de choses...

Tout à l’heure, Adalbert et lui-même débarrassés des oreilles curieuses du journaliste auraient tout le loisir de débattre la question qui s’imposait : mettre ou ne pas mettre la police au courant. La première solution serait la plus sage, et la meilleure manière de protéger lord Desmond dont la vie lui devenait chère puisque, dans l’état actuel des événements, son talent seul allait se dresser entre Anielka et la potence. D’autre part, s’il se trouvait pris dans le tourbillon d’un affreux scandale, l’avocat n’aurait peut-être plus le droit de défendre sa jeune cliente. Au fond, le mieux serait d’attendre encore un peu puisque l’attaque prévue contre les jades d’Exton Manor n’était pas pour tout de suite.

Seulement, il était écrit que ce soir-là le pouvoir de décision serait ôté à Aldo.

Au moment où leur bateau reprenait sa place au quai du Dock Sainte-Catherine, une silhouette trop reconnaissable se dressa en haut de l’escalier près duquel il s’amarrait.

– Alors, messieurs ? Bonne promenade ? La nuit est un peu fraîche mais il y a tellement d’étoiles que vous avez sans doute voulu les contempler ?

La voix goguenarde du ptérodactyle était lourde de menaces qui ne parvinrent pas, cependant, à venir à bout de l’inusable bonne humeur de Vidal-Pellicorne.

– Superbe ! C’est si rare d’en voir ici que nous n’avons pas pu résister. Vous, les Anglais, ne connaissez le soleil que par les écrits de vos anciens. Alors, les étoiles !

– Toujours la mauvaise foi des Français ! Et où êtes-vous allés, comme ça ?

– Ici et là ! Nous nous sommes laissé guider par notre fantaisie...

– Jusqu’aux rives enchantées de Limehouse ? Je vous comprends : c’est tellement exaltant pour l’esprit, ce coin pourri ! ... Mais trêve de plaisanterie, messieurs ! Je crois que nous allons avoir, vous et moi, une conversation à cœur ouvert des plus passionnantes ! Si vous voulez bien me suivre.

– Vous nous arrêtez ? protesta Morosini. Il n’y a aucune raison pour ça !

– Aucune en effet ! Je vous invite à venir boire un café ou un grog dans mon bureau du Yard. Vous devez avoir grand besoin de quelque chose de chaud...

– Peut-être, mais nous détestons l’idée de vous déranger.

– Du tout, du tout ! Je tiens beaucoup à bavarder avec vous deux, fit Warren en pointant un doigt autoritaire sur Aldo et son ami. Ne m’obligez pas à demander une escorte. Faisons les choses simplement.

– Je ne suis pas invité, moi ? émit Bertram partagé entre le soulagement et la vexation.

– Non. Vous pouvez filer mais pas trop loin ! Je vous convoquerai plus tard.

– Mais vous... vous n’allez pas les arrêter ?

Aldo crut que l’oiseau préhistorique allait s’envoler tant les ailes de son macfarlane battaient furieusement.

– Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ? aboya-t-il, réalisant ainsi une assez jolie performance zoologique. Foutez-moi le camp ou je vous passe les menottes ! Et tâchez de venir quand on vous appellera !

Ainsi houspillé, Bertram Cootes se fondit dans la nuit avec la soudaineté d’un génie de conte oriental, laissant ses compagnons en conversation avec le grand chef. On quitta les lieux aussitôt.

Dans la journée les bureaux de Scotland Yard n’étaient pas accueillants, mais la nuit c’était franchement sinistre, les grands classeurs d’un brun presque noir et les lampes à abat-jour en opaline vert pomme ne contribuant guère à une atmosphère détendue. Les visiteurs forcés y reçurent l’accueil de deux chaises tandis que le superintendant rejoignait un fauteuil de cuir après avoir, comme promis, fait servir des grogs fumants par le policier de garde. Heureusement, l’odeur du rhum et du citron emplit la pièce.

– Bien ! soupira Warren après avoir absorbé la moitié de son verre. Qui de vous deux va parler ? Mais d’abord une question : Cootes a-t-il participé à votre discrète visite des entrailles du Chrysanthème rouge ?

– Non, fit Aldo qui venait de décider, après un coup d’œil échangé avec Adalbert, d’être aussi franc que possible. Il a une peur bleue des Chinois et nous l’avons laissé dans la barque pour faire le guet.

– Pourquoi l’avoir emmené alors ?

– Pour nous aider à nous repérer sur le fleuve ! Avant de poursuivre, j’aimerais savoir comment vous êtes si au courant de nos faits et gestes. Nous n’avons vu personne.

– Il n’y pas de mystère. À peu près persuadé que vous ne tiendriez aucun compte de ma mise en garde de l’autre jour, je vous ai fait suivre. Quand on vous a vus prendre un bateau aux Docks, votre destination était claire. Et maintenant, racontez-moi tout ! Si j’en juge par la mine soucieuse que vous arborez depuis que vous m’avez vu, il a dû se passer quelque chose que vous n’étiez guère disposé à me confier.

Comme il ne leur avait pas été possible de se concerter, Vidal-Pellicorne jugea utile de se porter à la rescousse.

– Ne croyez pas cela. Nous sommes, je l’avoue, encore sous le coup de ce que nous avons découvert, et prévenir la police ou ne pas la prévenir méritait réflexion, étant donné les conséquences de cette décision pour d’autres personnes.

– Hum ! Pas très clair votre discours, monsieur... Vidal-Pellicorne ? C’est bien ça ?

La prononciation était abominable mais, de toute façon, en français ou en anglais, l’intéressé y était habitué.

– À peu près. C’est déjà une belle performance que vous ayez retenu mon nom.

– Je vous écoute, prince.

Ainsi encouragé, Aldo se lança dans le récit de la conversation entre Yuan Chang et une dame dont il avait été impossible de voir le visage. Quant à sa voix, jeune et agréable, c’était celle d’une personne sûrement cultivée. Mais à cet instant du reportage, Warren l’interrompit.

– Ne finassez pas avec moi ! Je suis certain que vous l’avez reconnue. Ou bien me trompé-je en suggérant qu’il pourrait s’agir de lady Killrenan ?

La surprise fut d’autant plus forte que Morosini n’était pas encore parvenu à donner ce nom qui lui était cher à sa nouvelle propriétaire. Pas plus qu’Adalbert dont les yeux s’étaient arrondis, il ne chercha à le cacher.

– Vous savez ?

– Qu’elle se rend parfois dans Narrow Street ? Naturellement ! Voyez-vous, il est assez courant que des gens de la bonne société fréquentent le tripot de Yuan Chang mais ce sont surtout des hommes. Dès qu’une femme s’y rend seule, nous établissons une certaine surveillance.

– Pas très efficace ! Elle a été attaquée il y a quelques nuits.

– En effet, dit Warren sans se démonter, mais elle a été secourue si vite par deux gentlemen que toute intervention était inutile. À présent, reprenez votre narration sur de nouvelles bases : elle y gagnera en clarté.

– De toute façon, fit Adalbert, il aurait bien fallu en venir là...

Cette fois, la relation fut complète et alla sans autre coupure jusqu’à son terme. Tout en parlant Aldo s’efforçait de lire les impressions sur le visage de son vis-à-vis mais c’était impossible : la figure du superintendant ne bougeait pas plus que si elle avait été taillée dans le granit.

– Bien ! conclut enfin celui-ci avec un soupir. Je ne sais qui je dois remercier le plus de vous ou de la chance, mais il est certain que vous venez d’apporter à l’enquête des éléments essentiels. Maintenant, dites-moi pourquoi vous hésitiez à m’informer de tout cela.

– Par crainte de voir lady Ferrals perdre un défenseur dont elle a grand besoin. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les agissements de Mary Saint Albans font sombrer son époux dans le scandale.

– Il y aurait scandale si je m’assurais dès maintenant de la personne de notre entreprenante comtesse, mais je n’en ai pas l’intention et pas davantage le droit.

– Comment ça, pas le droit ? Je viens de vous dire qu’elle est complice d’un meurtre, qu’elle s’apprête peut-être à en commettre un autre et ça ne vous suffit pas ? s’écria Morosini indigné.

– Non, ça ne me suffit pas ! Pour l’instant je ne peux m’appuyer que sur votre parole à tous deux : vous avez entendu une conversation, un point c’est tout. Devant n’importe quel tribunal ce serait insuffisant. D’autant plus que vous êtes étrangers. Or il me faut du solide et ce solide je ne l’obtiendrai qu’en laissant lady Killrenan poursuivre son entreprise. Si elle doit être arrêtée, elle le sera à Exton et la main dans le sac.

– Si elle doit être arrêtée ? s’étrangla Aldo qui n’avait pas apprécié l’allusion au poids des étrangers devant un tribunal britannique. On dirait que vous n’en êtes pas sûr. Vous n’envisageriez pas, par hasard, de l’épargner alors que vous n’avez pas hésité à envoyer lady Ferrals en prison sur une simple dénonciation... anglaise il est vrai ?

La main de Warren s’abattit sur sa table avec

tant d’énergie que les dossiers placés dessus sursautèrent.

– Personne ne m’a jamais dicté mon devoir, monsieur Morosini. Un coupable est un coupable quel que soit son rang, mais jusqu’à ce que je sois sûr de mon fait et de mes arrières, je ne porterai pas la main sur l’épouse d’un pair d’Angleterre et j’agirai avec la prudence qui s’impose quand on approche l’entourage royal. N’oubliez pas que les Saint Albans sont des amis du prince de Galles.

– Ah ! Voilà le grand mot lâché ! Les gens de Buckingham Palace ! Alors écoutez, superintendant Warren ! Nous vous avons tout dit et moi, j’en ai assez de vous servir de cobaye... et de cobaye maltraité. Avec votre permission je vais me coucher ! Débrouillez-vous avec vos Saint Albans, vos Chinois, vos diamants et votre famille royale ! Merci pour le grog ! Tu viens, Adal ?

Et, sans laisser à son adversaire le temps de respirer, Morosini quitta le bureau dont Vidal-Pellicorne retient la porte juste avant qu’elle ne s’abatte sur son nez. Prudent, il articula quelques vagues paroles d’excuses à l’adresse du ptérodactyle, qui semblait avoir reçu les soins d’un taxidermiste. Puis il se lança à la poursuite d’Aldo, mais l’indignation emportait celui-ci à une allure si vive qu’il le rejoignit seulement une fois franchi le poste de garde.

Morosini était tellement furieux que son ami jugea plus prudent d’appeler un taxi avant d’entreprendre de le calmer. Ce qui ne fut pas facile : Aldo mâchonnait son indignation en bouts de phrases dans la grande tradition italienne, imagées et colorées, visant les origines douteuses des Anglais en général et du superintendant Warren en particulier.

Quand, enfin, il s’arrêta pour reprendre souffle, Adalbert qui avait attendu patiemment la fin de l’orage demanda doucement :

– Tu as fini ?

– Même pas ! Je pourrais vitupérer ainsi la nuit entière ! C’est indigne, c’est scandaleux, c’est...

Il allait repartir. Vidal-Pellicorne le fit taire d’un vigoureux :

– C’est normal, sacrée fichue mule italienne ! Cet homme est un policier, de haut rang par-dessus le marché ! Il est au service de son pays et doit en respecter les lois !

– C’est ça que tu appelles respecter les lois : laisser les mains libres à une criminelle britannique et enfermer une malheureuse innocente dont le seul tort est d’être polonaise comme tu es français et moi italien ! Même si on s’époumone à clamer la vérité, on ne nous écoutera jamais ! C’est ça les Anglais !

– Quand il s’agit d’une enquête de police, c’est la même chose à Paris, à Rome, à Venise et tu devrais le savoir. Alors cesse de t’agiter !

– Je ne m’agite pas mais ce qui m’exaspère c’est de voir le peu de cas que l’on fait de ce que nous disons. Et tu aurais voulu que je lui parle de l’armoire frigorifique de Ferrals ? Il m’aurait pris pour un fou.

– Je n’ai jamais voulu que tu lui en parles. Tu sais ce que je pense de cette histoire abracadabrante !

– Pas si abracadabrante que ça ! Et je le prouverai !

– Seigneur, ayez pitié !

Il ne fut pas possible, cette nuit-là, de lui arracher un mot de plus. Pour la première fois de sa vie, peut-être, Aldo Morosini boudait... mais comme il était près de trois heures du matin, Adalbert ne s’en formalisa pas outre mesure, ayant beaucoup trop sommeil pour s’attarder sur un moment d’humeur. Il s’étonnait seulement, et il le regrettait, qu’Aldo fût si vite revenu sur ses belles résolutions concernant lady Ferrals. Décidément, quand ils se laissaient mener par leur cœur, ces Italiens devenaient imprévisibles !

Il était un peu plus de neuf heures, le lendemain matin, quand un taxi déposa Morosini devant l’entrée principale du Victoria and Albert Museum qui n’ouvrait qu’à dix heures, mais le prince considérait que ce musée constituait un excellent alibi au cas où un sbire de Scotland Yard serait encore attaché à ses pas. Quoi de plus normal, en effet, pour un Vénitien cultivé que d’aller admirer l’important ensemble de sculpture italienne qui s’y trouvait ? Naturellement, il ne put y entrer, joua les visiteurs déconfits, regarda sa montre, puis d’un pas de flânerie fit quelques pas sur le trottoir pour aller vers l’église voisine – de style Renaissance italienne -, où il espérait bien rencontrer Wanda.

N’étant jamais entré dans l’Oratoire, il fut surpris par son faste : l’intérieur n’était que marbres diversement colorés. Par ses dimensions aussi, mais comme l’assistance était peu nombreuse, il repéra vite celle qu’il cherchait : agenouillée à la table de communion, elle était en train de recevoir l’hostie. Il fit alors une courte prière puis alla s’asseoir près d’une statue d’apôtre en marbre et attendit la fin de la messe qui ne tarda guère. On en disait une chaque demi-heure dans cette église.

Cependant, il dut patienter : écroulée sur son prie-Dieu, Wanda éternisa son oraison et quand enfin elle se releva ce fut pour aller chercher un cierge qu’elle vint allumer devant la Pietà de la chapelle des Sept Douleurs proche de l’endroit où Aldo la guettait. En la voyant venir il nota qu’elle pleurait mais comme personne d’autre ne venait prier devant l’honorable copie d’une œuvre de Francesco Francia, il la rejoignit. Une nouvelle messe commençait à l’autre bout de l’église et c’était vraiment l’endroit idéal pour causer.

En le découvrant debout derrière elle, Wanda poussa un cri de souris apeurée et leva sur lui un visage boursouflé par les larmes, tellement douloureux qu’il sentit l’inquiétude l’envahir.

– Que vous arrive-t-il, Wanda ? demanda-t-il avec sollicitude. Auriez-vous de mauvaises nouvelles de lady Ferrals ? Venez vous asseoir là, ajouta-t-il en montrant un banc coincé entre le mur et un confessionnal. Nous y serons tranquilles.

Elle se laissa conduire, heureuse peut-être au fond de sa douleur de rencontrer une main amicale. La vie ne devait pas être toujours rose dans la maison du défunt sir Eric habitée par la haine vigilante de son secrétaire. Une fois qu’elle fut installée, il prit sa main dont il sentit la froideur à travers le gant de filoselle.

– Dites-moi tout ! Vous savez que vous pouvez vous fier à moi et que je souhaite l’aider.

– Je sais, je sais, monsieur le prince, et je suis bien contente de vous rencontrer. Mon pauvre petit ange ! Elle est si malheureuse ! Elle supporte de plus en plus mal cette affreuse prison et quand je suis allée la voir hier, je l’ai trouvée si pâle, avec ses beaux yeux tout rouges et son pauvre petit corps secoué de frissons. Elle est en train de tomber malade, ça j’en suis sûre ! Vous pensez : enfermée entre quatre murs et d’horribles barreaux qui lui laissent tout juste apercevoir un bout de ciel gris, elle qui ne peut pas vivre sans grand air et sans jardin ! ... Elle dépérit, monsieur le prince, elle dépérit et peut-être qu’elle mourra avant même qu’on la juge !

Et de pleurer de plus belle en entrecoupant ses sanglots d’invocations à la Vierge et à quelques saints polonais. Devinant que ce flot de paroles et de larmes soulageait la pauvre femme, Aldo laissa passer l’orage. Il savait bien qu’Anielka avait fait le mauvais choix en s’imaginant que la prison pouvait être un abri. Elle était trop jeune pour savoir qu’une fois refermé, ce genre de piège ne s’ouvre pas facilement.

– Vous ne croyez pas, fit-il enfin, qu’il serait temps pour ce Ladislas Wosinski de se manifester ? Qu’attend-il pour venir jouer les preux chevaliers ? Que les juges coiffent leurs perruques et endossent leurs robes rouges afin de décider si votre maîtresse doit être pendue ou non ? Si vous l’aimez et si vous avez la moindre idée de l’endroit où il se trouve, il faut me le dire maintenant. Bientôt il sera trop tard !

– Mais je l’ignore. Je vous le jure devant la Vierge Sainte qui m’entend. Si vous me voyez dans cet état c’est parce que j’ai très peur. Si je savais où il est, j’irais le voir tout de suite pour lui expliquer ce que mon pauvre agneau endure parce qu’il doit être bien loin de s’en douter. Les journaux ne parlent plus de rien et Ladislas doit penser que la police poursuit son enquête. Donc qu’il vaut mieux rester encore caché...

– Mais c’est idiot ! Il devrait comprendre que lorsque la police a livré un coupable supposé elle se donne beaucoup moins de mal pour en trouver un autre ! À ce propos, lady Ferrals a dû rencontrer son nouvel avocat. En est-elle satisfaite ?

– Elle dit qu’il paraît très habile mais qu’il est très dur, qu’il la harcèle de questions.

– Et que fait le comte Solmanski ? Attend-il lui aussi le secours céleste ? Il priait beaucoup, m’a-t-on dit, après l’enlèvement de sa fille le jour de son mariage.

– Il est très, très en colère ! Il n’a apporté aucune aide à mon pauvre petit ange. Il n’est venu la voir qu’une seule fois à Brixton et il s’est montré cruel. Il a traité son enfant de tous les noms, lui reprochant de s’être conduite comme une malheureuse créature sans volonté, une sotte... et il a posé des questions. Il voulait savoir où était le jeune amoureux !

Connaissant le faux comte polonais et les buts qu’il poursuivait en mariant sa fille à Ferrals, Morosini ne mettait pas en doute le commentaire de Wanda. Solmanski devait être furieux que le retour de l’étudiant nihiliste soit venu enrayer le mécanisme tortueux mais délicat de ses combinaisons. À Venise, Simon Aronov avait prédit la mort de Ferrals parce qu’elle était nécessaire pour que Solmanski puisse mettre la main sur la fortune de son gendre, mais il n’était pas question, dans son esprit, qu’Anielka s’y trouve impliquée d’une façon ou d’une autre.

– Je ne peux pas lui donner tort. Il est naturel qu’il pense avant tout à sauver sa fille. Laissons-le donc agir à sa guise et voyons ce que nous, nous pouvons faire.

Wanda éleva vers la Pietà un regard noyé et des mains implorantes.

– C’est ça qui est terrible ! Nous ne pouvons rien faire, Sainte Mère de Dieu !

– Oh que si ! C’est la raison pour laquelle je suis ici ce matin : il faut que vous me fassiez entrer chez vous. Je dois examiner le cabinet de travail de sir Eric.

– Entrer dans la maison ? souffla Wanda terrifiée. Mais c’est impossible ! Mr. Sutton ne voudra jamais !

– Il n’est pas question de lui demander sa permission ! Allons, ce n’est pas si difficile ! Tout ce que je demande c’est que vous vous arrangiez pour que la nuit prochaine la porte des cuisines ne soit pas fermée. Il faut aussi m’expliquer où se trouve la pièce en question et la chambre de Sutton. J’ai besoin de connaître les habitudes des domestiques et leurs horaires pour être certain de ne rencontrer personne. J’ajoute que la vie d’Anielka dépend peut-être de ce que je trouverai.

Elle ne répondit pas, rendue muette par l’épouvante qu’il put lire dans ses yeux d’un bleu de faïence. Il insista.

– Croyez-moi, Wanda ! Il est temps que vous laissiez de côté vos rêves d’amours romantiques et que vous regardiez en face la réalité ! Ce que je vous demande ne vous fera pas courir un bien grand risque ! Quand tout le monde sera couché vous n’aurez qu’à descendre aux cuisines ouvrir la porte. Ensuite vous rentrerez dans votre chambre. Je me charge du reste ! À quelle heure ferme-t-on les portes chez vous ?

– À onze heures, sauf quand Mr. Sutton dit qu’il rentrera tard. Alors le maître d’hôtel l’attend.

– Il ne s’absente jamais ?

– Presque jamais. Il est le gardien de la demeure jusqu’à ce que le procès ait eu lieu et il prend son rôle au sérieux.

– De toute façon, je n’en ai pas pour longtemps : un quart d’heure... une demi-heure peut-être ? Vous m’aiderez ? Je serai chez vous à... disons minuit et demi.

– Et si Mr. Sutton sort ?

– Vous n’aurez qu’à téléphoner au Ritz. Si je ne suis pas là, laissez votre nom. Je comprendrai et la partie sera remise à demain même heure ! Un peu de courage, Wanda ! J’espère sincèrement pouvoir être utile à votre « petit ange ». Demandez donc à la Madone ce qu’elle en pense !

Sur ce chapitre, Wanda n’avait pas besoin d’encouragements et quand Morosini s’éloigna elle était quasi prosternée devant la Pietà et plongée dans une prière dont la ferveur devait se mesurer à sa peur. Mais elle lui avait fourni une bonne description de l’intérieur de la maison.

Par acquit de conscience, Aldo alla faire un tour au musée et se planta quelques instants devant une Lamentation sur la mort du Christ de Donatello comme s’il n’était venu que pour ça, puis fit demi-tour et repartit. Le temps se maintenant clair quoique froid, il décida de rentrer à pied. Un peu d’exercice calmerait peut-être ce désir lancinant qui lui était venu de se rendre à Brixton Jail dans l’espoir d’approcher Anielka. Une idée aussi stupide qu’insensée puisqu’il n’avait pas d’autorisation de visite, mais à la savoir souffrante et sans doute apeurée, il retrouvait intact son premier élan d’amour vers elle et voulait oublier les mensonges et les contradictions dont elle l’abreuvait depuis leur première rencontre. Aussi, quand il fut au bout du chemin, caressait-il l’idée de pousser jusqu’à Scotland Yard afin de demander à Warren un nouveau laissez-passer. Ce n’était pas une très bonne idée étant donné la façon dont ils s’étaient quittés cette nuit, mais il avait tellement envie de « la » revoir !

Un sursaut d’amour-propre le sauva du ridicule lorsqu’il pensa que, ce soir, il travaillerait pour elle et que cela devrait suffire pour le moment. Si les choses se passaient comme il l’espérait, c’est peut-être en triomphateur qu’il se rendrait chez le superintendant. La permission souhaitée irait de soi afin qu’il puisse porter la bonne nouvelle à la chère prisonnière.

Les rares passants attardés dans Grosvenor Square ne prêtèrent guère attention à cet homme en tenue de soirée, haut-de-forme en tête, cape noire et écharpe blanche sur les épaules, canne à la main, qui effectuait une petite promenade paisible en respirant l’air vif de la nuit. Ce genre de noctambule n’était pas exceptionnel dans ce quartier élégant où les gentlemen rentraient volontiers de leur club à pied quand le temps le permettait. Mais personne, pas même le policeman qui le croisa en portant un doigt à son casque, n’aurait imaginé que celui-là s’apprêtait à pénétrer indûment dans une demeure étrangère. Le grand apparat était, au fond, un excellent alibi et pour le justifier Morosini était allé passer la soirée à Covent Garden où il avait tué le temps en compagnie du ballet Giselle. Vidal-Pellicorne qui passait sa journée avec un confrère du British Museum n’avait pas reparu et Aldo avait dîné seul au grill de l’hôtel.

Il était un peu plus de minuit et demi quand, n’apercevant plus personne, il poussa la grille et s’élança dans le petit escalier conduisant à la porte de service. Apparemment Wanda s’était acquittée très consciencieusement de sa mission.

Au moment de pénétrer dans la maison, Aldo respira profondément. Il était encore du côté de la légalité mais dès qu’il aurait franchi cette porte il sauterait la barrière séparant les honnêtes gens des délinquants. On pouvait l’arrêter, le jeter en prison, détruire l’univers fort agréable et surtout passionnant qu’il s’était construit... mais cette pensée de prison lui rappela celle qui était peut-être en train d’y mourir.

– Ce n’est pas le moment de reculer, mon garçon ! se dit-il.

Et il poussa le vantail en espérant qu’il ne grincerait pas. Ainsi qu’on le lui avait dit, il se trouva dans le couloir desservant d’un côté les cuisines et de l’autre les chambres des serviteurs. Au fond, l’escalier de service reliant le sous-sol au rez-de-chaussée largement surélevé. Pour être bien sûr de ne pas faire de bruit, il ôta ses souliers vernis, les mit dans ses poches, trouva les marches presque à tâtons et attendit d’avoir tourné un coude pour allumer la lampe électrique emportée par précaution. Un instant plus tard, il était dans le grand hall et rengaina sa lampe : les becs de gaz de la rue éclairaient suffisamment pour qu’il pût se reconnaître. Il retrouva la belle et noble ellipse montant à l’étage, puis les bustes d’empereurs romains, le sarcophage et le reste des objets dont il gardait le souvenir.

Repérer le cabinet de travail de Ferrals fut facile : il était voisin de la petite pièce où Sutton l’avait reçu quelques jours plus tôt, mais cette fois il put rallumer : les fenêtres étaient occultées par d’épais rideaux soigneusement tirés. Dans un sens c’était une bonne chose : on ne risquait pas de le voir de l’extérieur. Restait maintenant à découvrir la fameuse armoire frigorifique dont la duchesse croyait se souvenir qu’elle était voisine de la table de travail et « cachée par la bibliothèque ». Or la pièce assourdie par des tapis persans était vaste et, à l’exception de la cheminée où achevaient de mourir quelques braises, elle était tapissée de livres.

– Raisonnons un peu ! Les murs ne sont pas si épais. Il doit y avoir quelque part des rayonnages en trompe-l’œil habillés de dos de reliures.

Otant sa cape et son chapeau qu’il déposa sur l’un des fauteuils, il entreprit d’explorer la vaste bibliothèque en commençant par la partie la plus proche de la table de travail. Ses longs doigts gantés couraient sur les reliures, tirant à demi un livre, ici ou là, sur chaque rayonnage. Cet exercice lui prit quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin le dos relié auquel il s’attaquait refusât de bouger parce qu’il était soudé à ses voisins. Il tira un peu plus et une plaque de faux livres et de faux rayons se détacha, tournant sur des charnières invisibles. Dessous, il y avait une porte d’acier peinte dans la couleur du bois. Aucune poignée pour l’ouvrir mais un trou de serrure. Restait à savoir où était la clef.

Laissant les choses en l’état il commençait à chercher dans les tiroirs du bureau quand la pièce s’éclaira tandis qu’une voix froide s’élevait :

– Haut les mains et surtout pas un geste ! Aldo laissa échapper un soupir agacé en pensant

que ce type devait avoir des oreilles de chien de garde car il avait conscience de n’avoir pas produit le moindre bruit. Quoi qu’il en soit, John Sutton drapé dans une robe de chambre en soie lie-de-vin, le cheveu hérissé, le tenait sous la menace d’un revolver.

– Vous pouvez abaisser ce machin, je ne suis pas armé, dit Morosini calmement...

– Je ne suis pas obligé de vous croire, aussi resterons-nous comme nous sommes. Alors, prince, ajouta-t-il en appuyant sur le titre avec un dédain insultant, on en est à fouiller les placards ? Qu’espériez-vous trouver là-dedans ? Si vous pensez que c’est un coffre-fort...

– Je sais que ce n’est pas un coffre-fort mais une glacière électrique. En Amérique, ça s’appelle je crois un Frigidaire d’après le nom du constructeur. C’est l’unique raison de ma présence ici.

Il étalait une désinvolture qu’il était loin d’éprouver et cela pour la plus stupide des raisons : il est difficile d’avoir grand air quand on se retrouve en chaussettes, même de soie, devant un bonhomme dont les yeux se fixent sur ce détail de toilette.

– Vraiment ? Et vous croyez que je vais avaler ça ? dit Sutton.

– Vous devriez. J’ajoute que si vous aviez la clef pour ouvrir ça m’arrangerait bien. De même que j’aimerais comprendre pourquoi personne, pas même vous, n’a eu l’idée d’en parler à la police.

– Pourquoi en aurions-nous parlé ? C’était le joujou de sir Eric. Lui seul y mettait de l’eau, lui seul s’en servait. Vous n’imaginez pas que le poison s’y trouvait et que mon maître s’est empoisonné ? Trouvez autre chose si vous voulez que je vous laisse filer !

– Mais je n’ai aucunement envie de filer. Je serais même très content si vous preniez ce téléphone afin de prier le superintendant Warren de se joindre à notre joyeuse réunion. Seulement, il faudrait trouver la clef.

– Vous espérez quoi ? Que je vais baisser ma garde pour manier le téléphone ? Soyez sûr que je le ferai dès que vous m’aurez confié la vraie raison de votre présence ici.

– Vous êtes quoi, écossais ou irlandais, pour être aussi têtu ? Si ça vous arrange, je peux appeler moi-même ! Je suis certain que le ptéro... le superintendant va la trouver passionnante votre petite armoire. En attendant, si vous le permettez, je baisse les bras et je remets mes chaussures. Tirez si ça vous chante mais j’ai froid aux pieds.

Joignant le geste à la parole, il se rechaussa. L’autre semblait perplexe et marmotta, traduisant tout haut sa pensée :

– C’est une histoire de fou. Je croirais plutôt que vous êtes toujours à la recherche de votre fameux saphir...

– Dans une glacière ? Car vous convenez qu’il s’agit là d’une glacière ?

– J’en conviens mais qui diable a bien pu vous en parler ?

– Vous allez être surpris : c’est la duchesse de Danvers. Elle pense que la glace fabriquée par cette machine peut être nocive. L’idée de poison ne l’effleure même pas : elle s’attache uniquement aux procédés de fabrication mais j’en ai tiré, moi, d’autres conclusions.

– Lesquelles ?

– C’est simple. Ce meuble n’est pas défendu par une serrure à secret, j’imagine, mais une simple clef... qu’il suffit de trouver. À moins qu’avec un outil on parvienne à l’ouvrir. Rien de plus facile ensuite que de vider le bac à glace puis de le remplir avec de l’eau additionnée de strychnine.

– Ridicule ! Sir Eric gardait toujours la clef sur lui.

– Et il l’a emportée dans la tombe ? Je suppose qu’avant de procéder à l’autopsie on l’a débarrassé de ses vêtements pour les remettre à la famille : vous en l’occurrence puisque sa femme était déjà arrêtée.

– Non. J’avoue ne m’en être pas soucié. Tout cela a dû être remis à son valet de chambre...

– On peut le lui demander. En attendant...

Tout en surveillant Sutton qui semblait désorienté, Aldo décrocha le téléphone et appela Scotland Yard. Comme il le craignait, Warren n’était pas là. En revanche, l’inspecteur Pointer annonça son arrivée dans les plus brefs délais.

– Dans cinq minutes, dit Morosini, nous saurons ce que la police pense de notre petit différend. Mais peut-être ne tenez-vous plus à ce qu’elle vienne ?

– Que voulez-vous dire ?

– C’est clair, il me semble. Au cas où vous auriez vous-même introduit le poison.

Les yeux de Sutton s’agrandirent tandis que son visage s’empourprait sous une violente poussée de colère.

– Moi ? ... moi j’aurais tué un homme que je vénérais ? Mais je vais vous casser la gueule, mon petit prince !

Les poings en avant il bondit sur Aldo, mais emporté par sa fureur, il calcula mal son élan. Son adversaire l’évita en s’effaçant à la manière d’un torero en face du taureau et le secrétaire s’étala contre la porte de l’armoire frigorifique. Il dut se faire mal car le choc le calma et, en se relevant, il jeta sur Morosini un regard plein de haine.

– Votre histoire à dormir debout va s’écrouler comme un château de cartes et vous allez être arrêté pour vous être introduit ici par effraction. En attendant, je vais vous montrer, moi, si cette glace est empoisonnée !

Hâtivement, avec des gestes maladroits, il fouilla les tiroirs du bureau puis deux trois boîtes à courrier qui s’y trouvaient avant d’extraire, finalement, d’une sorte de plumier le petit objet qu’il cherchait.

– La voilà ! s’écria-t-il.

– Que voulez-vous faire ?

– Vous allez voir.

Il prit, dans un meuble bas, une bouteille de whisky et un verre qu’il remplit à demi, puis se dirigea vers la glacière qu’il ouvrit sans peine, découvrant deux ou trois bouteilles de bière et un bac à demi plein. Quelques glaçons en train de fondre se trouvaient dans un bol de cristal. Il allait en prendre un quand Morosini s’interposa, le rejeta en arrière et referma la porte en la calant de son dos.

– Ne faites pas l’idiot ou alors attendez l’arrivée de Pointer ! Je n’ai aucune envie que l’on me découvre en compagnie de votre cadavre.

À ce moment, une sirène de police se fit entendre. Avec un mouvement d’épaules découragé, John Sutton alla s’asseoir en vidant d’un trait ce qu’il s’était versé tandis qu’Aldo cherchait une cigarette, l’allumait et tirait une longue bouffée avec volupté.

– Vous pensez vraiment qu’il y a du poison là-dedans ? demanda le secrétaire d’une voix mal assurée.

– Je ne peux dire que j’en suis certain mais admettez que l’hypothèse mérite d’être soulevée. Cette histoire de sachet antimigraine est un peu grosse, non ?

– Vous feriez n’importe quoi, n’est-ce pas, pour venir en aide à cette petite garce ?

– Je cherche la vérité. Si j’ai raison, il n’y aura plus aucune raison de la maintenir en détention.

– Ne croyez pas ça. Il demeure qu’elle a introduit son amant dans cette maison et qu’à eux deux ils ont machiné la mort de sir Eric. Vous l’avez dit vous-même : on doit pouvoir se passer de clef, à moins qu’on ne l’ait volée ou fait copier. N’oubliez pas ce que j’ai entendu et la fuite du complice. Enfin, elle a été arrêtée sous l’inculpation de meurtre ou d’incitation au meurtre. On ne la lâchera pas.

– Et ça vous fait plaisir ! fit Aldo qui commençait à craindre que l’autre n’eût raison.

– Mais bien sûr ! Libre à vous de penser ce que vous voulez ! Moi, je n’ai jamais caché que je la haïssais. Elle a tué ou fait tuer un homme admirable, tout de générosité, de bonté...

– Étant donné la source de sa fortune, c’est l’évidence même.

– Oh, et puis, pensez donc ce que vous voulez ! C’est sans importance ! Tenez, j’entends nos visiteurs !

– Vous allez avoir la satisfaction de me faire arrêter.

– Même pas. Vous ne m’intéressez pas. Je ne ferai état que des inquiétudes de la duchesse de Danvers et d’une... visite un peu tardive pour me faire part de votre hypothèse.

– Quelle grandeur d’âme ! Cependant, je me sens peu enclin à vous remercier.

Mis au fait de la situation, l’inspecteur Pointer déplora que l’on n’ait pas pensé, au moment de la mort, à mentionner le curieux gadget de la victime mais loua beaucoup les deux hommes pour leur grand souci de vérité. Puis il se mit au travail avec l’aide du sergent qui l’accompagnait.

Enlevés avec beaucoup de soin, le bac et le bol à glaçons furent déposés dans une cuvette que l’on enveloppa de deux ou trois serviettes, après quoi le tout fut emporté à destination du laboratoire de Scotland Yard.

Cela fait, l’assistant préféré de Warren déclara dans un large sourire qui découvrit ses dents de lapin et fit disparaître son menton qu’en ce qui le concernait il ne croyait pas à la présence d’un poison quelconque dans ce qu’il appelait l’ »armoire à glace », puisque sir Eric était le seul à pouvoir l’ouvrir.

– Je ne sais pas ce qu’en pensera le superintendant, conclut-il au moment de se retirer, mais je suis presque certain que ça l’amusera beaucoup.

Le côté amusant de la chose échappait à Morosini. Cependant il reprit un peu espoir quand, le lendemain, il reçut un coup de téléphone le convoquant au siège de la police métropolitaine en général et chez Warren en particulier. Il y courut.

– Curieuse idée que vous avez eue là, déclara celui-ci en lui serrant la main. Comment vous est-elle venue ?

– Elle ne me serait jamais venue si la duchesse de Danvers ne l’avait pas eue avant moi. Il est vrai qu’elle ne songeait pas au poison. Cette espèce de conspiration du silence n’en est pas moins incroyable. On aurait dû songer à parler de tout ce qui était entré dans ce fichu verre. Le plus fort c’est que je me suis demandé hier si votre Pointer ne me prenait pas pour un fou.

– Vous voulez quoi ? Des excuses ? aboya Warren. Il est certain qu’il y a eu négligence. Volontaire peut-être de la part des témoins...

– Permettez-moi de plaider pour lady Danvers. Elle n’a rien prémédité.

– Je ne crois pas que son intelligence lui permettrait de préméditer quoi que ce soit, mais pour en revenir à la négligence, elle est à peine excusable de la part de mes hommes. Je suis assez vexé de vous l’apprendre mais c’est vous qui avez raison : il y avait dans ce machin assez de strychnine pour tuer un cheval. Ou la maison entière si l’on s’était avisé de toucher à la sacro-sainte glace de sir Eric.

S’il n’avait écouté que son tempérament italien, Aldo eût volontiers crié de joie. Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé une telle allégresse.

– C’est merveilleux ! s’écria-t-il. Vous allez pouvoir relâcher lady Ferrals ? Oh, je vous en prie, accordez-moi d’aller lui porter la bonne nouvelle !

– Je dois d’abord en informer l’avocat de la Couronne et sir Desmond, et je vous demande de vous calmer ! Il ne peut être question de la libérer ; les charges qui pèsent sur elle sont encore trop lourdes.

– Mais vous avez la preuve maintenant que ce n’est pas le fichu sachet d’antalgique qui a tué ?

– Sans doute, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas la meurtrière ou la complice. D’ailleurs, Mr. Sutton maintient son accusation en la fondant sur la conversation qu’il a surprise.

– Je croyais, fit Aldo amèrement, que d’après votre loi, chaque prévenu était réputé innocent jusqu’à ce que l’on prouve sa culpabilité ?

– Sans doute mais tant que l’on n’aura pas retrouvé le Polonais elle restera à Brixton. Je vous autorise bien volontiers à aller la voir. Tâchez d’obtenir qu’elle en dise un peu plus sur lui. Je suis persuadé, ajouta Warren plus doucement, que c’est lui l’assassin mais tant que nous ne lui aurons pas mis la main dessus...

– Écoutez, c’est injuste, inhumain ! J’ai appris qu’elle était malade, qu’elle supportait de plus en plus mal la prison... et elle n’a pas vingt ans ! Ne pouvez-vous obtenir sa libération sous caution ?

– Ce n’est pas de mon ressort. Voyez cela avec son avocat... et puis faites-lui une visite !

Mais quand Aldo se présenta à Brixton, il lui fut impossible de voir Anielka : elle était souffrante et on l’avait hospitalisée à l’infirmerie de la prison.

Il repartit la mort dans l’âme.

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