Première partie LES BROUILLARDS DE LONDRES Chapitre 1 Les Héritiers


C’était le bout du monde ou presque...

Les hautes terres d’Ecosse s’achevaient là dans les eaux changeantes, jaillissantes, dangereuses, turbulentes, traversées de courants perfides du Pentland Firth. Au-delà, dernier rempart avant l’immensité des mers arctiques étendues jusqu’au pôle, il n’y avait plus que les brumes tourbillonnantes dont s’enveloppaient les îles Orkney et, plus loin encore, les Shetland peuplées de moutons à tête noire. Les deux archipels dont les habitants conservaient le sang et les traditions vikings appartenaient cependant à la Grande-Bretagne et la servaient avec fidélité, même si leurs racines les tiraient vers la Norvège à laquelle ils avaient appartenu durant des siècles.

Adossé à la muraille à demi écroulée d’une tour de guet, Aldo Morosini contemplait le sauvage et grandiose paysage marin en s’efforçant de contenir son émotion : à l’ancre au milieu d’une petite baie, le Robert-Bruce était en train de se séparer pour toujours de son vieux maître, lord Killrenan, assassiné en Egypte quelques mois plus tôt et qu’il venait de ramener à sa terre ancestrale. Le sifflet du maître d’équipage sonnait le départ du capitaine tandis que des marins descendaient le lourd cercueil dans le canot rangé contre la longue coque noire.

Lorsque l’embarcation s’écarta, la sirène du bord prit le relais. Les rames plongèrent avec ensemble et l’on se dirigea vers le rivage où une petite foule attendait autour d’un pasteur et de la famille. Bien maigre celle-ci : en tout et pour tout six personnes figées dans un deuil conventionnel avec des visages de circonstance où l’on ne décelait aucune larme.

Qu’ils fussent nés de l’unique sœur du défunt – trois d’entre eux tout au moins, les autres n’étant que les épouses ! – ne changeait rien au fait qu’ils n’éprouvaient pas de chagrin : ils étaient les héritiers, un point c’est tout. Et c’est aussi pourquoi Morosini préférait se tenir à l’écart. Il n’approcherait ces gens-là que le plus tard possible, parce que sa peine à lui était réelle et qu’il aimait bien le vieux marin auquel ne l’attachait cependant aucun lien du sang mais, durant des années, sir Andrew avait été l’amoureux fervent et discret de la princesse Isabelle, sa mère disparue elle aussi.

Lorsque celle-ci s’était retrouvée veuve, sir Andrew s’était enhardi jusqu’à lui proposer de devenir comtesse de Killrenan, mais Isabelle de Montlaure, princesse Morosini, était la femme d’un seul amour. Gomme Killrenan d’ailleurs qui jamais ne se maria, choisissant d’être l’éternel voyageur de tous les océans du monde. De temps à autre, cependant, son yacht jetait l’ancre à Venise dans le bassin de San Marco afin qu’il pût venir déposer, avec l’hommage de sa fidélité, un énorme bouquet de fleurs, des épices rares et des confiseries délicates rapportées de ses voyages. Il posait toujours la même question, recevait la même réponse et repartait sans se décourager. On le revoyait deux ou trois ans plus tard avec quelques cheveux en moins, quelques rides en plus mais toujours le même amour au cœur.

Une seule fois, la dernière, le dévot d’Isabelle tenta de lui faire accepter un don inhabituel, un objet extraordinaire et chargé d’histoire : un bracelet d’émeraudes et de saphirs jadis offert par l’empereur moghol Shah Jahan à son épouse bien-aimée, Mumtaz Mahal, pour laquelle il devait construire un jour le Taj, peut-être le plus beau tombeau du monde.

Un peu naïvement sans doute, sir Andrew espérait faire oublier la valeur du présent qui se voulait seulement hommage et symbole d’éternelle fidélité, mais il se trompait : la veuve d’Enrico Morosini refusa. Alors, trois ans plus tard, Killrenan chargeait Aldo, devenu antiquaire et expert en joyaux anciens, de vendre le bracelet, mais en y joignant une restriction formelle : en aucun cas, le bijou ne devait passer aux mains d’un sujet britannique, mâle ou femelle... Quant à lui, il repartait en mer.

Sur le moment, Morosini prit l’interdiction pour une lubie et ne comprit pas. La lumière lui vint peu après lors de sa rencontre avec l’une des nièces par alliance du vieil homme. Ravissante, élégante mais un peu inquiétante, Mary Saint Albans abritait dans sa petite tête rapace une passion dévorante, quasi pathologique pour les pierres précieuses. Lors d’une vente de prestige à l’hôtel Drouot de Paris, il avait pu la voir perdre tout contrôle d’elle-même parce qu’elle n’avait pu vaincre un Rothschild au jeu des enchères. Et quand elle lui avait rendu visite, à Venise, elle s’était presque jetée à ses pieds pour qu’il lui cède le fameux bracelet dont elle était persuadée – avec juste raison ! – que l’oncle Killrenan le lui avait confié. Sans résultat bien sûr.

Pour se débarrasser de la jeune femme, le prince-antiquaire s’efforça de la persuader que lord Killrenan ne lui avait rien remis, préférant sans doute conserver son gage d’amour et l’emporter avec lui dans ce voyage autour du monde qu’il entamait sans véritable intention d’en revenir. Peut-être comptait-il le laisser aux Indes, son pays d’origine.

Malheureusement, sir Andrew n’était pas allé plus loin que Port-Saïd où l’attendait un voleur doublé d’un meurtrier imbécile qui avait pillé sa cabine. Une fin sinistre, sordide même pour un homme à ce point épris d’immensité et de magnificence !

C’était à cela que pensait Aldo tandis qu’en bas, sur la rive, les quatre plus solides marins du Robert-Bruce aidés de quatre vigoureux terriens aux genoux noueux sous le kilt vert, rouge et noir, enlevaient sur leurs épaules le lourd coffre de cèdre pour le hisser jusqu’à la crypte de son antique et seigneuriale demeure. À cet instant, deux bag-pipers en costume traditionnel embouchèrent leurs cornemuses dont les voix perçantes relayèrent la sirène du navire. Ils prirent la tête du cortège et tous les suivirent. L’observateur solitaire se contenta de les regarder venir, traînant après eux ces gens dont les pieds faisaient rouler les cailloux du chemin. La montée vers le château était rude mais lui allait bien : elle était faite de pierres comme lui, taillées parfois en marches frustes qui semblaient couler de ses murailles sévères. Killrenan Castle était une haute, une impressionnante tour carrée, un keep[i] lancé au XIIe siècle à l’assaut du ciel highlander avec à son pied, comme une meute couchée, des bâtiments de communs et une chapelle encore enfermés, par endroits, dans le rempart qui les protégeait jadis. À présent, il attendait le dernier de ses fils en lignée directe. Ceux qui s’avançaient à la suite du mort, les neveux, ne le vaudraient pas. De cela, Morosini était certain...

Le temps de ce mois de septembre se montrait clément. Des cohortes de nuages défilaient vers l’est, laissant entre eux de grandes déchirures bleues traversées de flèches de lumière. Pour le dernier voyage terrestre d’Andrew Killrenan, les hautes terres revêtaient leur plus belle parure parce que la plus fragile : celle qu’allaient effacer bientôt les brumes et les neiges du précoce hiver. Une étonnante symphonie de mauve, d’indigo, de violet et de gris changeants où éclatait parfois, comme une fleur précieuse, l’or d’un feuillage décliné du jaune paille au roux profond.

Quand le convoi atteignit le pont-levis à demi ruiné et les énormes portes constellées de clous d’acier, Aldo pensa qu’il était temps de le rejoindre afin d’assister à la dernière cérémonie et se pencha pour ramasser le gros bouquet de chardons bleus cravaté aux couleurs du vieux lord qu’il avait posé à terre, mais une main ridée le devança tandis qu’une voix un peu fêlée remarquait :

– Une bonne idée ces chardons ! ... L’emblème du pays, hein ? Et puis ça lui va tout à fait au vieil Andrew ! Peut-être que ça le consolera un peu de laisser son nom et sa maison à ces gens-là ?

En tournant la tête, Morosini vit près de son coude un bonhomme à la peau parcheminée et au teint terreux qu’à cause de sa petite taille il prit d’abord pour un lutin de la lande. Il portait kilt, sporran, tartan et bonnet emplumé aux couleurs du clan, le tout dégageant une violente senteur de poivre de la Jamaïque attestant qu’il s’agissait là du costume de cérémonie sorti seulement de son coffre pour les grandes occasions. Ayant éternué trois fois, le visiteur s’écarta de façon à éviter de se trouver sous le vent :

– Vous pensez qu’il a besoin d’être consolé ?

– Aucun doute là-dessus ! Vous me direz qu’il avait qu’à les fabriquer lui-même, ses héritiers, au lieu de courir les mers durant les trois quarts de sa vie. S’il avait épousé Flora Mac Neil, il n’en serait pas là.

– Qui est Flora Mac Neil ?

– Celle que son père, le vieil Angus, voulait qu’il marie. Je conviens volontiers qu’elle était pas bien belle mais elle avait de la santé, une belle dot et elle aurait fait des gamins solides. Il n’en a pas voulu, bon ! Mais ne me dites pas que dans ses navigations autour du monde il n’aurait pas pu trouver une fille à sa convenance ?

– Il en a trouvé une, mais elle n’était pas et, malheureusement, il n’a jamais aimé qu’elle !

D’un air navré, le lutin repoussa son bonnet pour gratter le chaume gris qui poussait dessous :

– Ça c’est pas de chance ! Tout de même, il aurait bien dû penser à sa descendance. Doit être une rude punition là où il est de voir les fils de la défunte Margaret, sa pauvre folle de sœur, trotter derrière son cercueil pour ramasser tous ses biens !

– Sa sœur était folle ? demanda Morosini qui n’avait même jamais su que sir Andrew eût une famille si proche.

– Pas à enfermer tout de même, mais peut-être pas loin ! Faut être plutôt dérangée pour aller s’enticher d’un Anglais, un magistrat par-dessus le marché, quand elle avait le choix entre une demi-douzaine de beaux gaillards bien de chez nous... Aussi, regardez le résultat ! Ce Desmond Saint Albans qui devient le dixième comte de Killrenan a l’air d’un pot à beurre. Il a un bon tailleur, c’est tout ce qu’on peut dire de lui ! Ses frères lui ressemblent... en plus mou ! Sa femme, oui, l’est plutôt jolie, seulement c’est pas une fille de par ici et ça se voit : regardez-la un peu se tordre les pieds sur les pierres du chemin avec ses talons hauts ! Vient de la ville, ça ! N’a même seulement jamais vécu à la campagne ! Ah, tout ça est bien triste ! ...

Le Vénitien retint un sourire : le vieux avait de bons yeux ! Les ravissantes chevilles de lady Mary, encore affinées par les bas de soie noire, couraient en effet de grands dangers tandis qu’elle réalisait à chaque pas un miracle d’équilibre. Elle s’accrochait au bras du « pot à beurre » visiblement agacé d’être obligé de la soutenir quand il eût sans doute préféré marcher seul derrière le corps comme l’aurait voulu son nouveau rang.

La découverte du couple-héritier était une surprise pour Aldo. Il savait bien sûr et par Mary elle-même que son mari était l’un des neveux de sir Andrew, mais elle ne lui avait jamais laissé supposer qu’il se trouvait au premier rang de ceux-ci. C’était donc à eux qu’il allait falloir présenter des condoléances ? Une perspective peu agréable mais à laquelle il était impossible d’échapper.

– Tenez ! soupira le lutin en lui rendant son bouquet. Il serait peut-être temps que vous y alliez ? Les voilà qui rentrent...

– Est-ce que vous ne m’accompagnez pas ?

– Non, je suis seulement venu pour saluer Andrew à son retour sur notre terre à tous mais je n’ai rien à faire à Killrenan Castle. Si je vous dis que je m’appelle Malcolm Mac Neil, vous comprendrez sans doute : je suis le frère de celle dont il n’a pas voulu... Au fait, vous, qui êtes-vous ?

– Un étranger, un ami fidèle... et le fils de celle qui n’en a pas voulu...

– Ah ! Feriez mieux de pas y aller maintenant alors et d’attendre pour prier en paix qu’il y ait plus personne. Vont pas s’attarder ces étrangers ! Vous pensez bien qu’ils n’ont pas prévu de draigie. Connaissent rien à nos coutumes.

– Draigie ? Qu’est-ce ? Je ne connais pas ce mot.

– La fête des funérailles. C’est du gaélique. Il est bon pour les vivants de manger et surtout de boire du bon whisky à la mémoire de celui qui n’est plus. Je vous donne le bonjour, sir !

Le petit homme s’éloigna sur la lande d’un pas rapide tandis que, négligeant son conseil, Aldo se dirigeait vers le château.

La cérémonie dans la crypte de la chapelle fut simple et brève : un court sermon du pasteur, quelques prières et, tandis que les cornemuses jouaient Amazing Grace, le cercueil fut placé dans une niche encore inoccupée. Après quoi l’assistance remonta en silence. Seul Aldo s’attarda un instant pour déposer ses chardons bleus en murmurant un dernier adieu.

La tentation était forte de s’éterniser afin de laisser aux amis et à la famille le temps de se disperser. Aldo y résista cependant. Éviter les condoléances serait discourtois et, même si ses relations avec la nouvelle comtesse n’étaient pas des meilleures, il ferait preuve d’une sorte de lâcheté en s’esquivant.

En arrivant dans la cour, il put vérifier les prédictions du lutin : de toute évidence, le nouveau lord n’avait pas la moindre intention de recevoir qui que ce soit dans le château : lui et les siens étaient rangés en ligne devant la chapelle, serrant des mains, répondant quelques paroles avec des mines graves. Aldo prit son tour.

Lorsqu’en se nommant, il serra la main de sir Desmond, il y eut, dans l’œil de celui-ci, plutôt morne jusque-là, une petite étincelle. Dans le monde des collectionneurs de toute sorte mais surtout de bijoux, le prince vénitien, devenu antiquaire par nécessité et expert en joyaux anciens par passion, était très connu. Le nouveau lord Killrenan appartenait à ce monde-là et saisit l’occasion au vol :

– Restez-vous quelque temps en Ecosse ? demanda-t-il.

– Non. Je regagne sur-le-champ Inverness où l’on m’attend et demain je serai à Londres.

– Je suppose que la fameuse vente vous y retiendra quelques jours ? J’aurai plaisir à vous rencontrer si vous avez un moment à me consacrer.

– Pourquoi pas ? fit aimablement Morosini en pensant que le plaisir ne serait pas fatalement partagé. Le nouveau lord ne lui plaisait guère : son visage offrait la singularité d’avoir l’air d’être modelé dans du beurre, suivant l’expression du lutin, et de paraître dur. Cela tenait sans doute à l’aspect figé et surtout au regard gris et morne comme une pierre.

Il s’inclina rapidement devant les deux frères suivants pour arriver enfin devant l’épouse de Desmond, en se demandant comment cette très jolie femme avait pu lier son sort à celui d’un personnage si peu attrayant. Il est vrai qu’étant connu comme fervent collectionneur de jades anciens l’homme devait posséder une belle fortune, et il se pouvait aussi que la passion de Mary pour les joyaux trouvât un écho chez son mari. Mais s’il pensait s’en tirer avec un salut et quelques mots bien choisis, il se trompait. Sans même lui tendre la main, celle-ci lui décocha :

– J’espérais un peu que vous viendriez. Nous avons à parler tous les deux.

– De quoi, mon Dieu ?

– Vous le savez très bien : du bracelet de Mumtaz Mahal.

– Ni l’heure ni le lieu ne me paraissent convenir, fit-il avec sévérité. D’autant qu’il n’y a rien à en dire...

– Ce n’est pas mon avis. Oserez-vous nier que vous m’avez menti quand je suis allée chez vous en prétendant que mon oncle ne vous l’avait pas remis ? Notre notaire a reçu de vous une somme importante provenant de la vente d’un objet à vous confié par feu lord Killrenan.

– C’est exact. Mon vieil ami m’avait donné un objet en dépôt mais en l’assortissant d’une condition formelle : ne le vendre à aucun sujet britannique, homme ou femme et quel qu’il fût.

Le blond visage éclairé par des yeux d’un délicat gris de nuage s’empourpra.

– Il a fait ça ? Et, bien sûr, ce quelque chose était le bracelet ? À qui l’avez-vous vendu ?

– La discrétion est l’une des règles majeures de ma profession.

– Mais je veux savoir...

– Vous ne devriez pas retenir ainsi le prince Morosini, ma chère, coupa la voix mate de lord Desmond. Il est attendu et nous-mêmes avons à tenir un conseil de famille... Nous nous reverrons plus tard, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en adressant à Aldo ce qui pouvait, à la rigueur, passer pour un sourire. Au moins le jour de la vente où nous serons tous.

Le Vénitien s’inclina sans un mot et quitta le château pour rejoindre la voiture de louage qui l’attendait sur la lande. Il n’aimait pas la dernière phrase de sir Desmond : en dépit d’une apparente amabilité, il croyait y déceler une vague menace qu’il se reprocha aussitôt. S’il commençait à déceler des intentions malveillantes et à voir des ennemis partout, non seulement il ne viendrait pas à bout de sa tâche mais il finirait par voir aussi de vilains hommes noirs et des éléphants roses. Que sa passion des pierres précieuses rendît lady Mary un peu folle et que feu sir Andrew détestât sa famille ne signifiait pas pour autant que celle-ci fût composée de malfaiteurs. Heureusement que l’on avait arrêté finalement l’assassin du vieux lord -un Indien fanatique qui s’était pendu dans sa prison en utilisant son turban. Sans cela il eût volontiers attribué le meurtre à ses héritiers. En toute honnêteté, l’idée l’en avait même effleuré bien que l’événement se fût déroulé loin d’eux...

Avant de monter en voiture, il jeta un dernier regard sur la vieille tour féodale au sommet de laquelle la bannière aux couleurs des Killrenan flottait dans le vent soudain chargé d’humidité. Selon toute probabilité, son vieil ami n’y pourrait guère compter sur une autre compagnie que celle de ses ancêtres, pensa-t-il avec une nuance de mépris.

Le temps changeait. Le ciel se chargeait de masses noires tandis que les îles Orkney s’emmitouflaient de leurs brumes tourbillonnantes. En bas, dans la petite anse, le Robert-Bruce, ses hommes rentrés à bord, levait l’ancre avec en signe d’adieu un dernier coup de sirène. Une tempête allait sans doute se lever : il lui fallait gagner un abri plus sûr. La voiture à son tour s’ébranla pour ramener Morosini dans la capitale des Highlands, Inverness, distante d’environ cent quarante miles.

Durant tout le voyage qui eût été agréable si le temps s’était maintenu car la route descendait vers le sud en suivant la mer, Aldo s’efforça de détourner son esprit de celui qu’il ne reverrait plus pour se soucier uniquement de la vente mentionnée tout à l’heure par sir Desmond : celle d’un joyau historique de première grandeur appelé la Rose d’York. Il s’agissait d’un diamant cabochon de belle taille composant autrefois le centre d’une pièce dont on ignorait ce qu’étaient devenus les autres éléments et qui représentait les armes de la famille d’York. La pièce en question se nommait alors la Rose blanche et avait été offerte au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, par sa troisième épouse, la princesse anglaise Marguerite, lors de leur mariage célébré à Damme le 3 juillet 1468. Elle avait disparu avec la majeure partie des trésors du Téméraire après la désastreuse bataille de Grandson.

Mais l’histoire du diamant ne commençait pas à la dynastie anglaise. Elle remontait presque à la nuit des temps puisque la pierre, apportée de l’Inde par les caravanes de la reine de Saba et offerte par celle-ci au roi Salomon, fut alors enchâssée avec onze autres dans la grande plaque d’or dite pectoral du Grand Prêtre composée sur l’ordre du Roi Sage à l’intention du Temple de Jérusalem.

Après mainte et mainte tribulation, le pectoral existait toujours, même si certaines pierres avaient disparu. Il appartenait à un homme hors du commun, extraordinaire : un Juif boiteux et borgne, très riche mais surtout très cultivé et très mystérieux, Simon Aronov, qu’une nuit du dernier printemps Aldo Morosini avait été invité à rencontrer dans une demeure secrète, après un long périple dans les caveaux et les souterrains régnant sous le ghetto de Varsovie.

Ce que voulait Simon Aronov était simple : obtenir de cet expert européen en joyaux anciens qu’il l’aide à récupérer les quatre pierres manquant au pectoral et cela dans le plus noble des buts : une tradition juive voulait, en effet, qu’Israël retrouve patrie et souveraineté quand ce symbole des Douze Tribus, entièrement reconstitué, lui serait rendu.

Le choix du prince-antiquaire n’était pas fortuit : parmi ces quatre pierres, sa famille maternelle possédait depuis plusieurs siècles le saphir, dit saphir wisigoth ou Étoile bleue, et Aronov espérait obtenir de son hôte qu’il accepte de le lui vendre, ignorant encore qu’Isabelle Morosini, la dernière propriétaire, avait été assassinée par son cambrioleur.

Cette nuit-là, une entente s’était scellée entre le Juif et le prince chrétien. Fructueuse, puisque deux mois plus tôt, dans l’île-cimetière de San Michele à Venise, Simon Aronov recevait des mains de son émissaire le saphir revenu à lui au terme d’une folle aventure jalonnée de plusieurs morts puisque, hélas ! les gemmes arrachées au pectoral attiraient le malheur.

La Rose d’York était donc la deuxième pierre manquante et, depuis une semaine, la presse britannique, relayée par les principaux journaux européens, embouchait ses grandes trompettes afin d’annoncer la vente prévue chez Sotheby’s pour le 5 octobre. Sans se douter le moins du monde que le bijou annoncé n’était pas le vrai mais une admirable copie exécutée dans les moindres détails grâce à un procédé connu du seul Simon Aronov.

Le raisonnement de celui-ci était simple. Ayant acquis la certitude que le diamant ne pouvait se trouver qu’en Angleterre, caché au fond du coffre de quelque collectionneur particulièrement discret, il jouait là un coup de poker reposant sur sa profonde connaissance de l’âme humaine et surtout de celle plutôt complexe des collectionneurs de tout poil. Selon ses prévisions, le possesseur du véritable diamant ne pourrait supporter le battage suscité autour de la fausse pierre parce que, de deux choses l’une : ou bien le vacarme soulevé par l’annonce de la vente lui inspirerait un doute insidieux sur l’authenticité de sa propre pierre, ou bien son orgueil ne tolérerait pas de voir un faux susciter admiration, convoitise et même dévotion. De toute façon, il se manifesterait, et c’est là que l’attendait Simon Aronov par la personne interposée d’Aldo Morosini. Aussi, dès son retour à Londres, celui-ci comptait-il bien se rendre chez le joaillier censé être le découvreur du joyau et qui le livrait au feu des enchères dans l’espoir « secret » -selon la presse – d’inciter le gouvernement de Sa Majesté à l’acheter pour le joindre au Trésor de la Couronne déposé à la Tour de Londres et empêcher ainsi qu’une pièce appartenant à l’histoire anglaise quitte la mère patrie. Les journaux faisaient aussi état de plusieurs lettres anonymes, reçues par Mr. Harrison, affirmant que son diamant était faux et que, s’il n’annulait pas la vente, il risquait d’être démasqué publiquement. Toute une suite de bonnes raisons pour une visite au luxueux magasin de New Bond Street !

Il était déjà tard et de violentes bourrasques de pluie trempaient les rues d’Inverness quand la voiture déposa son passager devant le Caledonian Hotel. Transi, car le mercure était en chute libre, celui-ci paya son chauffeur et se précipita à l’intérieur, avide de retrouver une baignoire pleine d’eau chaude – le Caledonian était le meilleur hôtel de la ville et son confort sans défaut ! – et un verre de la boisson nationale, mais, en traversant le hall, il aperçut son ami Adalbert, installé au bar, un journal en travers des genoux, un gobelet de whisky à la main et apparemment en proie à une profonde méditation. Ce qui était tout à fait inhabituel. Aussi choisit-il de le rejoindre afin d’apprendre la raison d’une mine aussi sombre.

– Eh bien ? fit-il en s’installant sur le tabouret voisin et en indiquant du geste au barman de lui servir la même chose. Tu en fais une tête ?

Adalbert Vidal-Pellicorne tressaillit mais arbora aussitôt le sourire qui le quittait rarement. C’était le plus agréable compagnon qui soit : toujours optimiste et d’humeur égale il avait noué depuis quelques mois avec Aldo une amitié qui, née d’abord de la nécessité, ne cessait de s’affirmer à l’entière satisfaction des deux hommes. Bien que leur première rencontre se fût déroulée dans des circonstances pittoresques, elle avait été souhaitée, voulue par Simon Aronov. Vidal-Pellicorne était l’un des rares hommes en qui le Boiteux eût une confiance absolue. Et cela en dépit d’une apparence et d’un comportement originaux pour ne pas dire farfelus.

Au physique, c’était un homme d’une quarantaine d’années mais qui en paraissait dix de moins. Long et mince au point que l’on pouvait se demander s’il possédait un squelette, il arborait sous une tignasse blonde et bouclée toujours en désordre une figure de chérubin aux yeux d’un bleu candide et au sourire angélique, ce qui ne l’empêchait pas d’être malin comme un singe, solide comme un roc et doué d’une habileté manuelle remarquable. Archéologue de profession avec un faible pour l’égyptologie et une solide connaissance des pierres précieuses, il écrivait agréablement, s’habillait avec élégance, possédait toutes les qualités d’un épicurien, d’un parfait homme du monde, d’un habile prestidigitateur et d’un serrurier à rendre jaloux le fantôme du roi Louis XVI. C’était surtout grâce à ses divers talents que Morosini avait pu récupérer le saphir et le restituer à Simon Aronov. Tel qu’il était, Morosini l’aimait bien et appréciait de l’avoir comme partenaire dans la dangereuse quête pour le pectoral.

Sans répondre à la remarque de son ami, Adalbert accentua son sourire :

– Alors, cet enterrement ? demanda-t-il en repoussant d’un geste machinal la mèche qui lui mangeait continuellement un sourcil. Ça s’est bien passé ?

– Tu n’avais qu’à m’accompagner, tu le saurais.

– Il ne faut pas trop m’en demander, mon bon ! Je ne suis venu dans ce pays quasi barbare que pour te tenir compagnie. En outre, j’ai horreur des enterrements.

– Celui-là valait le dérangement : une simplicité pleine de grandeur et de couleur locale avec, en plus, une surprise.

– Bonne ou mauvaise ?

– Pas terrible. Je savais que les Saint Albans appartenaient à la famille de sir Andrew mais j’ignorais qu’ils étaient ses héritiers directs. Ils sont maintenant comte et comtesse de Killrenan. Une descendance qui ne doit pas causer beaucoup de joie à mon vieil ami. Je les trouve aussi antipathiques l’un que l’autre bien qu’elle soit jolie.

– Il n’avait qu’à y penser plus tôt à sa descendance et s’en fabriquer une, remarqua Adal, rejoignant sans le savoir la philosophie du lutin de la lande.

– Quelqu’un m’a déjà dit ça ce matin. Tu verras à quoi ils ressemblent le jour de la vente chez Sotheby’s. Peut-être même avant : lady Mary n’a toujours pas digéré l’affaire du bracelet...

– Tu crois qu’ils seront sur les rangs pour la Rose ?

– Elle sûrement. Elle entre en transe dès qu’elle voit un joyau. Lui, je n’en sais rien : il est collectionneur de jades rares mais il est peut-être amoureux et comme il a l’air plutôt argenté, cet avocat...

– Il appartient au barreau ?

– Il paraît.

Tandis que Morosini portait à ses lèvres le verre qu’on venait de lui servir, Adalbert vidait le sien tout en retombant dans sa songerie de tout à l’heure mais son ami n’eut pas le temps de lui poser de questions. Il se gratta le bout du nez puis soupira :

– A propos d’avocat, quelqu’un qui te touche de près va en avoir un besoin urgent ces jours-ci !

– Qui donc ?

– Anielka Ferrals. Elle est accusée du meurtre de son mari.

Les doigts nerveux de Morosini retinrent de justesse le verre qui allait s’en échapper. Son second réflexe fut de le vider d’un trait.

– Comment as-tu appris cela ? murmura-t-il.

L’archéologue reprit le journal resté étalé sur ses genoux, le retourna et le lui offrit :

– C’est là-dessus. J’hésitais un peu à te le dire pour ne pas achever de détruire ton moral après l’enterrement d’un ami mais ce n’est que reculer pour mieux sauter : autant que tu saches tout.

– Je préfère, en effet...

Ce fut vite lu : l’information était brève, presque laconique. Visiblement, Scotland Yard gardait vis-à-vis des journalistes un silence prudent afin de leur éviter de se mêler de son enquête et de la gêner : les présomptions d’empoisonnement sur la personne de son époux qui pesaient sur lady Ferrals étant sérieuses, la jeune femme avait été conduite au commissariat central de Canon Row puis présentée au juge qui lui avait refusé la liberté provisoire. Elle venait d’être écrouée à la prison de Brixton. Rien de plus !

Tandis qu’Aldo lisait, Vidal-Pellicorne observait son ami. Il semblait accablé. Plus la moindre trace de l’indolente ironie qui rendait si séduisant l’étroit visage brun au profil de condottiere ! Et quand les yeux bleu acier se relevèrent sur lui, Adalbert put y voir passer une ombre de douleur qui confirma ses inquiétudes : en dépit de la rude déception qu’il lui devait, Morosini aimait toujours la jeune Polonaise dont il avait espéré un instant faire sa femme.

Il se garda cependant de la moindre remarque, sachant qu’elle serait mal venue :

– Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment on a pu en arriver là, se contenta-t-il de soupirer. Il n’est pas possible qu’elle soit coupable.

– Crois-tu ? Ses réactions sont tellement imprévisibles ! J’ai souvent eu l’impression que, pour elle, la mort – qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres ! – ne présentait guère d’importance. Je crois qu’elle doit savoir aimer mais ce dont je suis certain c’est qu’elle sait haïr. Souviens-toi de son mariage et des jours qui l’ont suivi !

– Elle avait bien quelques circonstances atténuantes ! Son époux s’était comporté avec elle comme un soudard sans même attendre d’être marié selon l’Église. Quant à toi, elle était persuadée que tu te moquais d’elle avec la sublime Dianora Kledermann, ton ancienne maîtresse.

– Je te l’accorde. Pourtant, de là à tuer, il y a quand même une différence. De toute façon, rien ne sert d’ergoter : en rentrant à Londres demain, nous en saurons peut-être un peu plus... Et, à ce propos, toi qui connais le monde entier, as-tu des relations à Scotland Yard ?

– Aucune ! L’Angleterre n’est pas ma villégiature préférée. J’apprécie ses maîtres tailleurs, ses chemisiers, ses jardins, son tabac, son whisky et son code de la civilité puérile et honnête, mais je déteste son climat, ses odeurs de charbon, sa Tamise huileuse, son brouillard, son Intelligence Service avec qui j’ai eu à en découdre parfois et surtout sa cuisine ! Le pire, en la matière, étant le haggis qui est sans doute la plus abominable tambouille que j’aie jamais avalée...

On l’évita soigneusement au dîner où Aldo ne mangea guère. En dépit de la sévérité dont il venait de faire preuve, la pensée d’Anielka le hantait. Cette exquise femme-enfant de dix-neuf ans croupissant dans les ombres maléfiques d’une prison lui était d’autant plus insupportable que depuis quatre mois il s’efforçait de l’enfouir au plus profond de sa mémoire à la limite des frontières de l’oubli. Sans résultat, bien entendu ! Pour ce genre d’entreprise, il fallait laisser le temps au temps...

Anielka ! Depuis leur première rencontre dans les jardins de Wilanow, près de Varsovie, elle l’obsédait. Peut-être parce qu’elle était entrée dans sa vie en même temps que Simon Aronov et que c’était à peine une coïncidence qu’elle eût arboré l’Étoile bleue, un soir d’avril à Paris, en débarquant du Nord-Express avec son père et son frère. À cet instant Morosini l’avait déjà sauvée, par deux fois, du suicide. Si elle voulait attenter à sa vie, c’était d’abord parce qu’elle devait renoncer à Ladislas, l’étudiant nihiliste qu’elle aimait, ensuite parce qu’elle refusait d’être livrée en justes noces à Eric Ferrals, le marchand d’armes. Et puis, il y avait eu la rencontre au Jardin d’Acclimatation – elle adorait les jardins ! – où, après lui avoir dit qu’elle l’aimait, elle avait supplié Aldo de la sauver d’un mariage odieux mais nécessaire pour renflouer la fortune familiale, et tout ce qui s’était ensuivi jusqu’à ce dernier billet disant qu’ayant accepté par raison la vie conjugale elle n’en vouait pas moins à son prince vénitien un amour éternel. Un billet que, le soir même, il déchirait en morceaux et jetait par la fenêtre du train pour Venise...

Était-ce à cause de cet amour qu’elle avait tué ? La tentation d’y croire était forte et Morosini se défendait de plus en plus faiblement contre une explication romantique flattant sa vanité. De toute façon, il savait bien qu’à peine à Londres il n’aurait rien de plus pressé que de voler vers elle si c’était possible, d’essayer de la voir et de tout tenter pour l’aider.

Cette idée fixe l’occupa la majeure partie de la nuit et tout au long de l’interminable voyage à bord du train de la Great Northern Railway qui les débarqua le surlendemain, Adalbert et lui-même, rompus de fatigue et couverts d’escarbilles du glorieux charbon britannique, sur un quai de la gare de King’s Cross. D’où un courageux taxi les véhicula jusqu’à l’hôtel Ritz à travers un brouillard à couper au couteau.

Depuis longtemps le grand hôtel de Piccadilly recueillait les suffrages du prince Morosini tout comme son homonyme de la place Vendôme à Paris. Peut-être parce que son architecture, inspirée de beaux immeubles parisiens et des arcades de la rue de Rivoli, lui semblait agréable. Mais il en aimait aussi la décoration intérieure élégante, la qualité parfaite du moindre détail, l’attention sans faille du personnel et surtout le style incomparable. Adalbert, pour sa part, avait une prédilection pour le Savoy, qui drainait la clientèle américaine et les vedettes hollywoodiennes... que le Ritz d’ailleurs refusait alors de recevoir depuis que Charlie Chaplin s’y était comporté de façon peu convenable. Cependant, pour ne pas quitter son ami, il s’était rangé à ses préférences et ne le regrettait pas.

Les deux hommes arrivèrent à l’hôtel pour l’heure du thé. Un cortège de femmes élégantes et d’hommes bien habillés se dirigeait vers le grand salon où se déroulait cette importante cérémonie. Pressé de se débarrasser de ses escarbilles et de se reposer, Adalbert fonçait droit sur les ascenseurs sans regarder à gauche ni à droite. Aldo le retint par sa manche :

– Regarde un peu qui est là !

Deux dames traversaient le hall en direction du salon de thé, suivies d’un valet de pied. La plus âgée s’appuyait au bras de sa compagne et c’était elle qui retenait l’attention de Morosini. Grande avec beaucoup d’allure, elle coiffait d’une haute toque en velours violet copiée sur celles qu’affectionnait la reine Mary un visage sillonné de rides mais dont l’ossature parfaite lui conservait une beauté un peu fossile mais réelle.

– La duchesse de Danvers ? souffla Vidal-Pellicorne. Tiens donc !

– Oui, n’est-ce pas ? Si quelqu’un sait ce qui s’est passé chez Ferrals, ce doit être elle. Souviens-toi : à son mariage, sir Eric la traitait en parente proche.

– Oh, je n’ai rien oublié ! Et notre conduite est toute tracée : on grimpe se changer en vitesse et on va prendre le thé !

Un quart d’heure plus tard, Aldo et son ami se présentaient à la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui, à ce moment de la journée voué surtout aux femmes, faisait office de maître d’hôtel. Tous deux savaient que l’on ne pouvait avoir accès aux délices du tea time sans passer par elle :

– Si vous n’avez pas retenu votre table depuis au moins trois semaines, je ne pourrai vous placer, fit-elle avec un rien de sévérité.

– Nous sommes clients de l’hôtel, dit Morosini avec son plus charmant sourire, et nos appartements sont retenus depuis un bon mois. Est-ce que cela ne suffit pas ?

– Peut-être, en effet, si vous voulez bien me confier vos noms ?

Le titre princier ayant opéré son effet habituel et la demoiselle ayant daigné sourire, Aldo en voulut un peu plus :

– Accepteriez-vous, mademoiselle, de mettre un comble à votre amabilité en nous plaçant... aux environs d’une dame que nous avons l’honneur de connaître et que nous avons vue arriver tout à l’heure ?

L’hôtesse fronça son blond sourcil :

– Une... dame ? fit-elle avec une nuance de dédain laissant supposer qu’il s’agissait là d’une espèce inconnue. Il n’est pas dans nos usages...

– Ne vous méprenez pas, mademoiselle, coupa Morosini sèchement. Je pense que les usages du Ritz ne voient aucun inconvénient à ce que nous présentions nos hommages à Sa Grâce la duchesse de Danvers. Je vous assure que nous ne nourrissons aucune mauvaise intention envers sa personne.

Devenue d’un bel incarnat, la jeune fille murmura une vague phrase d’excuses qui se termina par :

– Veuillez me suivre, je vous prie, Altesse ! La chance était avec les deux amis. Après leur avoir fait traverser la moitié de la salle fleurie et étincelante de vaisselle d’argent sur laquelle flottait le subtil parfum du lapsang-souchong et des pâtisseries, l’hôtesse, peut-être pour s’assurer qu’on ne lui avait pas menti, les conduisit à une table voisine de celle de la duchesse. Il y avait dans son œil une petite flamme de défi qui amusait beaucoup Morosini mais elle fut bien obligée de se rendre à l’évidence : avant de s’asseoir, les deux étrangers saluèrent avec respect Sa Grâce qui, après avoir braqué sur eux son face-à-main, eut une exclamation amusée.

– Vous ici, messieurs ? Quel curieux hasard ! Je viens de parler de vous il n’y a pas deux minutes en évoquant pour ma cousine, lady Windfield, l’étrange mariage de ce pauvre Eric Ferrals.

– Étrange, en effet, et qui vient de s’achever de façon plus étrange encore si j’en crois le journal. On aurait arrêté lady Ferrals ?

– Est-ce assez stupide ! Une si jeune femme, presque une enfant. Mais prenez donc le thé avec nous ! La conversation sera plus facile !

Aucun des deux hommes ne retint le large sourire que lui inspirait cette proposition. Le Ciel, décidément, était avec eux. Tandis que l’hôtesse appelait un serveur pour les modifications nécessaires à la table, présentations et salutations déroulèrent leur rite et finalement on s’installa.

– Si j’ai bien saisi votre pensée, madame la duchesse, dit Aldo choisissant la formule française, vous ne croyez pas à la culpabilité d’Anielka ?

– J’ai toujours un préjugé défavorable quand il s’agit d’une lady et que l’accusateur est un serviteur... ou tout au moins un subordonné.

– Il y aurait un accusateur ?

– Oui. Le secrétaire de sir Eric. Ce John Sutton est formel. L’un des domestiques aussi : lady Ferrals a offert de l’aspirine ou Dieu sait quoi à son époux qui se plaignait de migraine : il l’a mis dans un verre de whisky soda... et il s’est écroulé : l’autopsie a révélé la présence de strychnine. L’effet a été foudroyant.

– Sans doute, remarqua Aldo qui se souvenait de ce qu’il avait lu, mais ni le whisky ni le soda ne contenaient de poison. En revanche, le verre...

– La belle affaire ! Quelqu’un l’aura glissé dedans discrètement. Un serviteur peut-être ? hasarda Vidal-Pellicorne. Pourquoi pas ce John Sutton ? Les accusateurs me sont toujours suspects.

– C’est impossible, fit la duchesse, péremptoire. À aucun moment, le secrétaire n’a approché sir Eric ni le plateau où tout était disposé. J’en ai témoigné.

– Vous étiez donc présente ?

– Mais oui. Nous prenions un verre dans le cabinet de travail de ce cher ami avant d’aller dîner au Trocadero. Sinon comment pourrais-je être aussi formelle ? Évidemment, la presse n’a pas pu en faire état. Le chef superintendant Warren qui mène l’enquête est fermé comme une huître et réduit tout le monde au silence.

– C’est d’autant plus gentil à vous, ma cousine, de confier tout cela à ces messieurs, flûta lady Winfield dont l’œil inspectait les deux étrangers avec un rien de méfiance.

– Ne dites pas de sottises, Pénélope ! Nous sommes entre gens du même monde. Voyez-vous, mon cher prince, ce qui joue contre la jeune Anielka – trop jeune, hélas ! – c’est que le couple cahotait depuis quelques semaines. Les disputes étaient fréquentes et, vers la fin de cette affreuse journée, avant que j’arrive, une dernière avait éclaté. Sutton a entendu lady Ferrals s’écrier : « Il faudra bien que cela finisse un jour. Je ne vous supporte plus ! » Eric serait alors parti en claquant la porte mais quand nous nous sommes retrouvés tous dans son bureau il s’est plaint d’un violent mal de tête. C’est alors que sa jeune épouse, qui semblait normale et peut-être un peu repentante, lui a offert un sachet d’antimigraine qu’elle est allée prendre elle-même dans sa chambre. Un geste de bonne volonté, j’imagine ? Un petit pas vers la paix ?

– Et aussitôt après avoir bu, sir Eric est tombé raide ? Il me semble que si lady Ferrals avait voulu se débarrasser de son époux, elle s’y serait prise de façon plus adroite et, surtout, moins publique, émit Adalbert qui écoutait avec passion.

– C’est aussi mon avis et celui de Sa Grâce, intervint à nouveau lady Winfield. Je pencherais plutôt pour un domestique. Qui donc servait le fameux whisky ? Le maître d’hôtel ? Un valet ?

– Un valet entré depuis peu au service des Ferrals. Il s’agissait d’un compatriote d’Anielka, un Polonais prénommé Stanislas, un ancien serviteur de son père qu’elle avait retrouvé par hasard et fait engager dans le personnel de Grosvenor Square afin de lui venir en aide. Un garçon très bien d’ailleurs et qui assurait son service avec la discrétion qui convient. Malheureusement, il semble qu’il ait disparu avant même l’arrivée de la police.

Sous le coup de l’indignation, Morosini s’étrangla dans sa tasse de thé :

– Disparu ? finit-il par articuler après quelques toussotements. Et c’est Anielka que l’on arrête ? Mais il fallait lui courir aux trousses !

– Vous pouvez être certain que Scotland Yard n’y manque pas ! Par malheur, il semblerait que ce Stanislas soit plus cher qu’il ne conviendrait au cœur de notre jeune lady. Quand un inspecteur est venu dire qu’on ne le trouvait nulle part, elle a éclaté en sanglots en balbutiant qu’il avait dû prendre peur mais que certainement il allait revenir et qu’elle avait peine à croire qu’il y soit pour quelque chose... ou peu s’en faut. Je ne me souviens plus très bien mais ce que je n’oublierai jamais c’est la fureur soudaine du secrétaire ! Il n’a pas hésité à insulter cette pauvre enfant en disant qu’il n’était pas étonnant qu’elle veuille protéger son amant ! Une véritable horreur, vous dis-je, mais je ne saurais vous en apprendre plus. Ma déposition recueillie par le superintendant – un homme d’une grande courtoisie ! – on m’a raccompagnée chez moi et je n’ai pas eu d’autres contacts avec la police, conclut-elle avec la satisfaction d’avoir joué un rôle important dans une tragédie en y prenant un assez vif plaisir. Mais vous voilà bien pâle soudain, mon cher prince, reprit-elle. On dirait que cette navrante histoire vous tient à cœur ?

Le terme était faible. Ce qu’il venait d’entendre bouleversait Aldo au point de lui faire oublier un instant où il se trouvait. Adalbert s’élança à son secours. Il savait depuis leur première rencontre que lady Danvers n’était pas follement intelligente mais il craignait que le sang italien de son ami ne le poussât à quelque esclandre. Aussi se hâta-t-il de poser une question destinée à détendre un peu l’atmosphère :

– Les journaux n’en font pas mention, mais j’espère que le comte Solmanski est accouru au secours de sa fille ! Pareille nouvelle a de quoi bouleverser un père, ajouta-t-il hypocritement.

– Non. Il n’est pas ici pour le moment mais il ne devrait pas tarder à arriver. Au moment du drame, il séjournait à New York où il marie son fils à je ne sais quelle héritière de je ne sais quoi mais il revient. Il doit être actuellement à bord du Mauretania qui fait route vers Liverpool. Mais, s’il vous plaît, parlons d’autre chose, mes chers amis. Cette horrible histoire m’est d’autant plus pénible que j’aimais beaucoup Eric Ferrals ! Des sentiments un peu... maternels. Je l’ai connu si jeune ! Revenons à vous, prince ! Je suppose que vous êtes ici pour la vente du diamant qui fait couler tellement d’encre ?

Remis de son émotion, Aldo étouffa un soupir. Mieux valait pour l’instant revenir à la conversation mondaine et repousser l’image d’une Anielka plaidant la cause d’un valet que Sutton n’hésitait pas à lui donner pour amant quelques minutes après la mort de son époux, d’une Anielka vêtue de noir, assise sur la couchette d’une prison et pensant peut-être à ce Stanislas sorti on ne savait d’où mais qu’elle avait su imposer à Ferrals pour une raison connue d’elle seule. Pour sa part, il ne croyait guère à un mouvement de charité envers un compatriote en situation difficile. Et soudain, une idée lui traversa l’esprit, absurde peut-être mais suffisamment insistante pour qu’il coupe la parole à la duchesse lancée avec Adalbert dans une passionnante conversation sur les bijoux égyptiens :

– Pardonnez-moi, Votre Grâce ! Vous êtes bien certaine qu’il s’appelait Stanislas, ce valet ?

Le face-à-main se braqua sur lui avec la rapidité d’un fusil :

– Bien sûr ! Quelle drôle de question !

– Elle peut avoir son importance. Est-ce qu’il ne s’appelait pas plutôt Ladislas ?

– Oh non ! ... Vous savez, ces noms polonais se ressemblent tous, même ceux qui sont prononçables, mais je jurerais volontiers que c’est bien Stanislas. À présent, dites-moi un peu quelle importance cela peut avoir ?

Difficile d’éluder cette question sans se montrer impoli envers la duchesse ! Aldo choisit d’y répondre sur le mode léger :

– Ce n’est pas important et le mot a dépassé ma pensée. Je me suis seulement souvenu qu’à Varsovie, lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, la jeune comtesse Solmanska voyait assez souvent un certain Ladislas à qui elle portait beaucoup d’intérêt... mais dont je n’ai jamais pu retenir le nom de famille imprononçable, ajouta-t-il avec son plus séduisant sourire.

– Mon cher ami, fit lady Danvers en lui tapotant la main avec indulgence du bout de son lorgnon, vous avez bien tort de vous tourmenter pour un tel détail. Ces Polonais sont des gens impossibles et mon pauvre Eric aurait beaucoup mieux fait de s’en tenir à un célibat qui lui convenait en tous points. À présent vous devriez abandonner cette tasse dans laquelle vous tournez votre cuillère depuis un quart d’heure. Ce breuvage doit être imbuvable !

Il l’était. Aldo se fit resservir en s’excusant avec bonne humeur de sa distraction et l’on revint aux parures égyptiennes. Lorsque l’on se quitta, les deux amis avaient reçu de la vieille dame un passeport verbal leur donnant leurs grandes entrées dans sa demeure de Portland Place.

– Ce n’est pas à dédaigner ! commenta Adalbert après avoir raccompagné les deux dames à leur voiture. On doit rencontrer plein de gens chez elle ! Ça peut toujours être intéressant... En attendant, qu’est-ce qu’on fait ce soir ?

– Ce que tu voudras. En ce qui me concerne, j’ai surtout envie de me coucher de bonne heure. Ce voyage était éreintant !

– Et puis tu n’as pas envie de bavarder mais plutôt de réfléchir, n’est-ce pas ?

– C’est un peu ça. Ce que j’ai entendu tout à l’heure n’avait rien d’agréable.

– On croirait que tu ne connais pas les femmes ! Cela dit, est-ce que ça t’ennuierait si je t’abandonnais ?

– Pas du tout ! Je me ferai probablement monter quelque chose quand j’aurai digéré le thé. Tu veux courir les filles ? ajouta-t-il avec son sourire impertinent.

– Non. Les pubs de Fleet Street[ii]. Les indigènes qu’on y rencontre sont toujours assoiffés et l’idée m’est venue que nous manquons de relations dans la presse. J’arriverai peut-être à m’y faire un ami d’enfance qui n’aura rien à me refuser en matière d’informations. Je trouve que les journaux sont un peu trop discrets ces temps derniers. Il y a les fameuses lettres anonymes touchant la vente de la Rose d’York où il y a peut-être quelque chose à glaner.

– Si tu pouvais en apprendre un peu plus sur la mort d’Eric Ferrals, ce ne serait pas mal non plus.

– Figure-toi que j’y pensais !

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