Chapitre 12 Le drame d’Exton Manor
Quelques jours avant les fêtes de fin d’année, Aldo et Adalbert se rendirent dans le Kent pour répondre à l’invitation de Desmond Killrenan. Celui-ci, afin d’échapper aux remous suscités par le court procès de lady Ferrals, avait choisi de passer quelques jours au calme sur son domaine d’Exton Manor. Sachant que Morosini comptait rentrer à Venise pour fêter Noël avec sa maisonnée, il avait insisté pour que les deux hommes soient ses hôtes durant quarante-huit heures.
– Nous serons entre nous, expliqua-t-il. La dernière semaine avant Christmas, ma femme campe dans Regent Street, Bond Street, etc., pour ses nombreux achats. Et j’aimerais, avant votre départ, vous faire admirer ma précieuse collection ainsi que je vous l’ai promis.
Les deux amis s’étaient hâtés d’accepter. Pour Aldo, la perspective de contempler des œuvres rares loin de l’œil rancunier de la jolie Mary se montrait d’autant plus séduisante qu’il ne désespérait pas de trouver un moyen discret de mettre le collectionneur en garde contre les agissements de sa dangereuse épouse. Une idée lui était venue qu’il comptait exploiter. En outre, il espérait trouver là un dérivatif à son amère déception.
Dans sa candeur naïve, il s’était imaginé que dès le lendemain de sa libération, Anielka l’appellerait, ne fût-ce que pour le remercier de ses efforts et se réjouir avec lui d’un avenir désormais ouvert et permettant tous les rêves, tous les espoirs. Mais rien ne vint si ce n’est une information délivrée par Bertram Cootes qui assiégeait avec ses confrères l’hôtel de Grosvenor Square : lady Ferrals et son père quittaient Londres pour le château du Devon où Anielka avait passé sa lune de miel. Elle abandonnait la demeure londonienne, d’ailleurs en simple location, à Sutton, à l’ombre de son époux mais aussi aux hommes de loi chargés par son père de veiller à ce qu’elle entre en possession de son héritage... Quant à la suite de ses projets, on en ignorait tout.
Ceux d’Aldo étaient moins tranchés, en dehors du fait qu’il avait convaincu Adalbert de partir avec lui pour les rives de l’Adriatique et d’y finir cette année 1922 riche en événements. La Nativité fêtée en compagnie de tante Amélie, de Marie-Angéline, de Guy Buteau, de Cecina et de Zaccaria serait plus douce que partout ailleurs et Aldo, désenchanté, éprouvait un grand besoin de douceur familiale. Après, si l’état de ses affaires le permettait, il reviendrait peut-être à Londres avec son ami pour tenter de compléter l’itinéraire de la Rose d’York dont la dernière disparition remontait à dix ans seulement. Dix petites années qui semblaient peu de chose en comparaison de décennies d’obscurité ! Malheureusement, le dernier fil conducteur paraissait cassé : le tailleur Ebenezer Lévi n’était pas revenu à sa boutique de Whitechapel, ce qui inquiétait sa voisine.
– Je commence à croire qu’il lui est arrivé quelque chose, confia-t-elle aux deux hommes lors de leur dernier passage.
Eux aussi commençaient à le croire et le brouillard du découragement les enveloppait lentement. Cette fois, cependant, Adalbert donna son adresse à la voisine – assortie d’un ou deux billets – mais en spécifiant bien qu’en cas de retour d’Ebenezer elle ne devrait mentionner leur passage à aucun prix.
– Je rentre en France pour les fêtes, ajouta-t-il, mais dès mon retour en janvier, si vous me donnez des nouvelles, je viendrai vous voir. Il s’agit d’une chose plus importante que nous ne l’avions dit à notre première visite et vous avez intérêt à garder un silence qui nous permettra peut-être de la mener à bien...
Persuadée qu’une somme rondelette pourrait récompenser son zèle, la voisine jura tout ce que l’on voulut.
– Et s’il ne reparaît pas ? demanda Aldo. Que ferons-nous ? On ne peut pas passer notre vie ici ?
– On interrogera Simon et, s’il est d’accord, on pourrait peut-être toucher un mot de cette disparition à notre ami Warren. Il détient des moyens que nous n’avons pas.
– Il faudrait lui dire la vérité, en ce cas.
– Peut-être pas tout mais... une partie choisie ! On verra à ce moment-là.
En attendant, par un après-midi grisâtre, la voiture conduite par un Théobald digne et compassé, comme il convient à tout serviteur de grande maison, traversa la sombre et sévère banlieue sud-est de Londres et prit la route de Douvres qui, par Rochester et Canterbury, traversait le Kent sur sa longueur entière. La résidence campagnarde des Saint Albans était située aux environs d’Ashford, au sud du siège épiscopal le plus important d’Angleterre.
Le temps humide, légèrement pluvieux par instants, se révélait plutôt doux comme il arrivait fréquemment dans le Kent, surnommé le Jardin de l’Angleterre tout comme la Touraine était celui de la France. C’était aussi le pays préféré de Dickens : « Le Kent, sir, dit l’ineffable Jingle dans Les Aventures de Mr. Pickwick, tout le monde connaît le Kent : des pommes, des cerises, du houblon et des femmes ! »
Même si l’on ne voyait pas beaucoup de femmes par ce vilain temps, si pommes et cerises étaient absentes des arbres dépouillés par l’hiver, la campagne n’en était pas moins charmante avec ses vieilles demeures seigneuriales, ses jolis villages et ces curieuses « tours à houblon », bâtiments ramassés, coniques, ressemblant à de gigantesques éteignons à chandelles.
– Nous aurions dû venir au printemps, dit Adalbert. Quand les arbres sont en fleurs, c’est ravissant !
– Personne ne t’empêchera de revenir, marmotta Aldo. En ce qui me concerne j’aimerais bien en terminer assez vite avec les îles Britanniques et retrouver mon soleil !
– Où serons-nous au printemps ? soupira son ami. En admettant qu’on mette enfin la main sur ce foutu diamant dégoulinant de sang, nous n’aurons accompli que la moitié de notre tâche. Resteront l’opale et le rubis dont notre Simon n’a pas l’air de savoir grand-chose...
– A chaque jour suffit sa peine. Aronov doit bien admettre qu’on ne retrouve pas en cinq minutes des pierres perdues depuis des siècles. Cette année, on lui a rendu le saphir. C’est déjà bien... Pour la suite qui vivra verra !
– Ce que tu peux être grognon, aujourd’hui ! Tu devrais pourtant être content. On va voir des choses magnifiques... Regarde un peu cette maison ! Elle est superbe !
Au détour d’un bosquet, Exton venait d’apparaître dans toute sa grâce. Bâti sur d’anciennes douves dont une partie s’élargissait pour former un étang frangé de saules pleureurs, le vieux manoir accolait des vestiges féodaux à deux bâtiments jumeaux du plus pur style élisabéthain, réunis par une galerie et séparés par un jardin-terrasse comme seuls les Anglais savent en planter. L’ensemble offrait une image d’un romantisme extrême. Un parc splendide et fort bien entretenu environnait ce qui était beaucoup plus un château qu’un manoir.
– Lord Killrenan doit être à son aise, commenta Vidal-Pellicorne admiratif. Il faut du monde pour entretenir tout ça !
Le nouveau lord, cependant, ne ressemblait guère à un millionnaire quand il accueillit ses invités à l’entrée du pont dormant qui enjambait la douve. Sa vieille veste de chasse et ses leggins boueux lui conféraient davantage l’air d’un paysan que d’un très brillant avocat. On lui aurait donné un penny mais, pour qui s’y connaissait, le fusil Purdey qu’il portait à l’épaule valait une fortune.
Il accueillit ses hôtes avec un plaisir évident dont le reflet éclairait son lourd visage.
– J’espère, dit-il, que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir invités seuls. Mon égoïsme en est la cause : il y a si longtemps que je souhaite parler avec vous des objets de ma passion ! Qui est aussi un peu la vôtre !
– Ne vous excusez surtout pas, dit Aldo. C’est beaucoup mieux ainsi et je pense que certains sujets ne sont pas faits pour toutes les oreilles...
– Surtout les oreilles féminines ! renchérit Adalbert avec un sourire candide.
Dans le hall aux boiseries de chêne sombre, au dallage sévère, où la moitié d’un arbre flambait joyeusement sous l’arc Tudor de la grande cheminée, un maître d’hôtel imposant flanqué de deux valets se partagèrent les voyageurs : le premier pour les guider vers leurs chambres, les seconds pour aller chercher leurs bagages et s’occuper de Théobald.
– Je suppose, dit sir Desmond, que vous avez besoin d’un peu de repos. Les routes sont affreuses à cette époque de l’année. Nous dînerons à huit heures mais vous me trouverez à sept heures et demie dans le salon des tapisseries, la première porte à droite dans le hall après l’escalier.
Il n’y avait rien à reprendre dans l’hospitalité de l’avocat : les chambres, tout en restant scrupuleusement fidèles au décor de leur époque – elles comportaient quelques très beaux meubles -étaient dotées d’un confort moderne aussi efficace que discret : dans les salles de bains, petites mais bien agencées, l’eau chaude coulait à flots, le linge fleurait la lavande. Quant aux petites armoires Renaissance disposées près des fenêtres à vitraux sertis de plomb, elles renfermaient une honnête provision de flacons variés, de cigarettes et de cigares.
Les deux invités en firent compliment à leur hôte quand, dûment revêtus de l’obligatoire smoking, ils le rejoignirent près d’une autre cheminée, en bois sculpté celle-là, où une souche de pin brûlait en répandant une agréable odeur de lande.
– Nous regrettons d’autant plus de ne pouvoir offrir nos hommages à lady Mary, dit Morosini. Il est rare de rencontrer une maîtresse de maison aussi attentive.
– Cela tient à ce qu’elle est une perfectionniste. En toutes choses d’ailleurs : ne lui convient que le meilleur, le plus beau, l’unique ou le très rare. Souvenez-vous de vos précédentes relations avec elle, prince ! Évidemment, on peut, après cela, se demander pourquoi elle m’a choisi, moi, comme époux ? Je suis loin d’être beau.
L’idée qu’il en souffrait peut-être effleura Morosini mais il trouva la parade.
– N’êtes-vous pas le meilleur avocat et peut-être le collectionneur le plus avis et le plus érudit ? Vous me pardonnerez si j’ignore vos autres qualités : nous ne nous connaissons pas assez, ajouta-t-il avec ce sourire indolent qui lui convenait si bien. Il avait eu le bon goût de ne pas mentionner le fait que parmi ceux du barreau il était sans doute le plus riche.
– J’aimerais que nous soyons amis. Voulez-vous qu’à présent nous passions à table ?
Le dîner fut à l’image du reste : un mélange très réussi de cuisine française, avec des truites au bleu, et de tradition britannique avec un rôti de bœuf tendre comme de la rosée, accompagné de pommes de terre non pas cuites à l’eau mais dorées au beurre... Les vins, bien choisis, étaient bourguignons, chablis et romanée-saint-vivant pour lesquels lord Desmond semblait avoir un faible. En fait, il mangea beaucoup mais but davantage encore. Sans d’ailleurs s’en trouver incommodé. Il était, en sortant de table, d’humeur plus joviale qu’en s’y installant ; surtout après un ou deux verres d’un admirable porto « Retour des Indes ».
On parla beaucoup : de la Chine d’abord et de ses trésors mais aussi de pierres célèbres et d’archéologie. Une conversation passionnante pour tous et qui parut amener Desmond à un haut degré d’enthousiasme. Aussi fut-ce tout naturellement que, vers onze heures, les domestiques s’étant presque tous retirés, il proposa à ses invités de visiter sa collection... Ce qu’ils acceptèrent avec joie. On se dirigea vers la galerie qui reliait les deux pavillons du château et jouxtait la partie la plus ancienne.
Assez large avec un sol dallé et un plafond à poutres apparentes, cette galerie avec ses hautes fenêtres en ogive regardant la nuit du jardin intérieur ressemblait à celle d’un cloître, à cette différence près que, sur son long mur, des portraits d’ancêtres alternaient avec quelques armures et des armes anciennes. Au milieu, une porte en chêne sculpté à pentures de fer, pourvue d’une serrure d’époque dont la clef fleuronnée de lord Desmond vint à bout sans peine. Il y avait derrière un petit couloir aboutissant à un escalier en colimaçon s’enfonçant dans le sol. De toute évidence, on venait de changer de siècle : il suffisait de considérer l’épaisseur des murs et de la vis d’escalier. La présence discrète de l’électricité n’ôtait rien à l’impression dépaysante.
On déboucha dans une salle basse et voûtée qui avait dû être longue à l’origine, mais qu’un mur de ciment sertissant une surface noire et polie réduisait de façon sensible. Se souvenant de ce qu’il avait entendu dans les caves du Chrysanthème rouge, Aldo pensa que lady Mary n’avait pas menti : son époux avait bel et bien fait installer une chambre forte dans un ancien caveau.
Le maître des lieux fit jouer la combinaison et l’énorme vantail d’acier tourna sur ses gonds, découvrant une pièce qui s’illumina aussitôt. Les deux invités émirent une exclamation admirative : il y avait là un véritable trésor justifiant les précautions du propriétaire... et les convoitises de feu Yuan Chang. Dans des vitrines éclairées s’offrait à leurs yeux la plus belle collection de jades, verts ou blancs, qu’ils eussent jamais contemplée : objets rituels représentant le Ciel et la Terre que l’on pouvait dater de 1500 avant Jésus-Christ, dragons translucides aux ailes déployées, étonnante cuirasse d’or et de jade de l’époque Han, « montagnes » sculptées représentant la vie des héros antiques côtoyaient d’admirables bijoux enchâssés d’or parmi lesquels trois diadèmes impériaux.
– Comment avez-vous fait pour rassembler tout cela ? exhala Morosini, sa passion des choses anciennes réveillée au plus haut point.
– Le mérite en revient à mon père. Je n’ai fait que le continuer mais, je l’avoue, avec un enthousiasme sans cesse croissant. Ne comptez pas sur moi cependant pour vous dire comment je me suis procuré certains de ces objets. Parfois en les payant fort cher, ou bien servi par la chance. Vous êtes tenu vous-même au secret professionnel, vous devriez comprendre qu’un collectionneur ne donne pas aisément ses sources.
– Aussi ne vous les demanderai-je pas. Je vous prie de me pardonner une exclamation arrachée par la surprise, l’admiration... et peut-être un peu l’envie !
– Vous êtes tout pardonné. Et vous, monsieur Vidal-Pellicorne, trouvez-vous que ces joyaux seraient dignes de vos princesses égyptiennes ?
– Je ne m’intéresse pas uniquement à l’Egypte et j’avoue bien volontiers que tout ceci est fabuleux ! Vous êtes un maître, lord Desmond !
Son visage ingrat illuminé par les flammes de l’orgueil venues à la rescousse de celles de la boisson, le collectionneur déclara :
– Si vous me donnez tous deux votre parole de ne jamais révéler à quiconque ce que j’ai envie de vous montrer, je crois que vous ne le regretterez pas !
– Tout n’est pas ici ? fit Aldo.
– Non. Il y a encore autre chose.
– En ce cas, vous avez ma parole !
– La mienne aussi, dit Adalbert.
– Alors, venez !
Il les entraîna vers le fond de la salle, occupé en partie et en son milieu par une vitrine dans laquelle trônait un ensemble d’armes de bronze à lames de jade. Il tendit le bras pour appuyer sur quelque chose près de la vitrine et le mur s’ouvrit, tourna sur d’invisibles gonds, entraînant avec lui le meuble qui lui était attaché.
– Permettez un instant, je vais donner de la lumière ! dit sir Desmond en tirant son briquet.
Cette fois, en effet, il ne s’agissait plus d’électricité. Adalbert et Aldo échangèrent un coup d’œil tandis que leur hôte disparaissait dans l’espace obscur. Peu à peu, les ténèbres firent place à la chaude lumière des bougies et la voix de lord Desmond se fit entendre.
– Vous pouvez entrer, dit-elle.
Ce que les deux hommes découvrirent les cloua de stupeur. Sur le seuil d’une petite pièce tendue de velours brun qui ressemblait un peu à une chapelle, deux candélabres brûlaient devant un portrait que Morosini reconnut au premier coup d’œil : c’était celui du duc de Saint Albans, ce fils bâtard du roi Charles II et de Nell Gwyn. Un portrait plus petit que celui contemplé chez la duchesse de Danvers mais combien plus intéressant : niché dans les dentelles de sa cravate brillait un gros diamant poli à l’éclat laiteux...
Au-dessous du portrait, il y avait une sorte d’autel surmonté d’un petit tabernacle dont le lord était en train d’ouvrir la porte dorée et sculptée. Et un miracle se produisit : sur un support de velours brillait la pierre reproduite sur le tableau.
– Voilà ! soupira Desmond en se laissant tomber dans un grand fauteuil de chêne placé là en vue de longues contemplations solitaires. Vous pouvez le constater à présent : ceux qui prétendaient que le diamant de Harrison était un faux avaient raison.
– La Rose d’York ! souffla Morosini envahi par une marée de soupçons. Ainsi c’est vous qui la possédiez ?
– C’est moi, affirma le lord jouissant de son triomphe avec arrogance. Et c’est moi aussi l’auteur des lettres anonymes aux journaux. Je ne pouvais supporter l’idée qu’un autre ait osé se parer des plumes du paon et afficher un faux grossier.
– Un faux grossier ? grogna Adalbert. Plus d’un expert s’y est trompé... à moins que le faux ne soit celui-ci ?
– Vous voulez rire ? J’en connais l’histoire... ou presque toute l’histoire. Je me suis acharné à la relever lorsqu’il y a une quinzaine d’années, j’ai trouvé ce portrait chez un brocanteur d’Edimbourg.
– Je croyais que vous n’étiez pas de la même famille ? dit Aldo en désignant le personnage à la flamboyante chevelure du portrait.
– Non, en effet, mais parfois je me prends à rêver sur cette similitude de noms et lorsque je viens ici méditer, je m’amuse à croire que je descends moi aussi d’amours royales, que le sang des Stuarts coule dans mes veines... et je suis heureux ! C’est une sensation... divine ! D’autant que personne ne connaît ce réduit et ce qu’il cache !
– Même votre femme ?
– Surtout pas ma femme ! Vous savez sa passion pour les joyaux anciens, célèbres de préférence. Moi je ne me suis attaché qu’à celui-ci. Vous admettrez qu’il en vaut la peine !
Sans répondre, Morosini se pencha, prit délicatement le diamant entre deux doigts et le mira à la flamme d’une bougie. Dans sa poitrine, son cœur battait à un rythme plus rapide. N’ayant jamais vu le diamant du Téméraire, même en reproduction, il éprouvait une violente excitation bien cachée sous son apparence nonchalante. Ainsi, il la touchait enfin, cette pierre maléfique dont la blancheur couvrait hypocritement des flots de sang !
– Qu’espériez-vous en écrivant ces lettres ? Que l’on renoncerait à vendre le diamant ?
– Bien sûr et j’avoue n’avoir pas compris Harrison. C’était un grand joaillier, un expert même. Comment avait-il pu se laisser abuser de la sorte ?
– Mon ami vient de vous le dire : d’autres s’y sont trompés. Lorsque ce malheureux Harrison a été tué, nous nous dirigions tous deux vers son magasin – que je connais depuis longtemps ! – pour le prier de nous montrer la Rose. J’aurais sans doute rendu le même verdict que les autres. Mais, dites-moi : il restait peu de temps avant la mise aux enchères. La vente allait avoir lieu. Qu’auriez-vous fait en ce cas ? Comptiez-vous produire ce diamant en public ou bien...
– ... ou bien ai-je trouvé plus commode de mettre fin à cette comédie en faisant voler la pierre et... assassiner Harrison par la même occasion ?
– Non. J’avoue que tout à l’heure, j’ai eu un doute mais à présent je suis certain...
– Et qu’est-ce qui vous donne cette certitude ?
– Le fait que lady Mary ignore que la Rose vous appartient...
– J’avoue ne pas comprendre ?
– C’est sans importance pour le moment. Mais vous ne m’avez pas répondu : que comptiez-vous faire si la vente avait eu lieu ?
– Rien ! J’aurais été dans la salle, bien sûr, pour voir si d’autres avaient émis des doutes car je n’ai pas écrit toutes les lettres, mais je crois que j’aurais fini par me taire... Moi, un avocat, j’aurais opté pour le silence afin de conserver intact le plaisir que je goûte ici lorsque je viens m’asseoir à cette place et que je prends la Rose entre mes mains comme vous en ce moment.
– Vous venez de nous dire que vous avez pu en retracer l’histoire à peu près complète, coupa Vidal-Pellicorne. C’est une recherche à laquelle nous nous sommes livrés aussi, le prince Morosini et moi... par simple curiosité bien sûr. Sauriez-vous nous dire si le prince Régent l’avait donnée à sa maîtresse, Mrs. Fitzherbert, ainsi qu’on nous l’a assuré ?
– C’est exact. Ce qui l’est moins, c’est le terme que vous venez d’employer : Marie Fitzherbert était bel et bien l’épouse morganatique du prince qui, de ce fait, s’est retrouvé bigame quand il a épousé cette pauvre Caroline de Brunswick. Incontestablement, il l’a beaucoup aimée et la Rose lui a été donnée, entre autres présents, au temps de leurs amours. Le fait qu’il ne la lui ait jamais reprise, même lorsqu’il s’est séparé d’elle, plaide en faveur de la constance de ses sentiments.
– En bon Anglais, vous faites la part belle à votre souverain. C’est Marie Fitzherbert qui est partie, en 1811, après avoir essuyé un camouflet. Elle a même quitté l’Angleterre sans esprit de retour. Je penserais plutôt que « Georgie » n’a pas osé lui courir après pour récupérer le diamant.
– À moins qu’il l’ait tout simplement oublié une fois en possession des autres et fabuleux joyaux de la Couronne. Voilà donc Mrs. Fitzherbert en route pour le continent. Elle emmène avec elle une petite fille à qui elle s’est attachée : Minney Seymour. C’est celle-ci qui, mariée, a rapporté la pierre dans ce pays et l’a conservée presque jusqu’à sa mort. Elle lui fut volée, en effet, lors du cambriolage de sa demeure de Brook Street. Il y a un trou dans l’histoire à ce moment-là mais j’ai su, par la suite, qu’en 1888, un rabbin du quartier de Whitechapel la possédait. Dieu sait pourquoi, elle lui était apparue comme un objet sacré et il l’avait rebaptisée « la pierre juive ». Il l’a gardée assez longtemps et c’est seulement il y a dix ans que j’ai eu vent de sa présence chez lui...
– Par qui ? demanda Aldo.
– Un homme en qui j’avais toute confiance, qui était déjà au service de mon père et qui, passionné d’antiquités, possédait un flair de chien de chasse pour déterrer des objets introuvables. Je lui dois plusieurs objets de ma collection. C’est lui qui est venu me parler un jour de la pierre juive. La description correspondait si bien à ce que nous cherchions que je lui ai ouvert un large crédit pour l’acheter. Et c’est ce qu’il a fait...
– Il vous a dit qu’il l’avait achetée ? intervint Adalbert. Vous n’avez pas trouvé un peu bizarre qu’un rabbin accepte de vendre quelque chose de sacré ?
– Si, je l’avoue. D’autant que le rabbin et son fils aîné ont été assassinés à cette époque. Pas par moi en tout cas, ajouta Desmond en voyant se froncer les sourcils de ses invités. C’est le fils cadet, un certain Ebenezer, qui a négocié avec mon mandataire. Celui-ci m’a dit n’avoir jamais rencontré un personnage aussi avide. Ce type faisait métier de tailleur mais il n’aimait que l’argent. Je vous avoue que je me suis demandé, alors, si le parricide ce n’était pas lui, mais l’enquête de police l’a mis hors de cause.
Morosini et Vidal-Pellicorne échangèrent un coup d’œil, traversés qu’ils étaient par la même pensée comme cela leur arrivait assez souvent : le fils pouvait très bien avoir facilité le travail du ou des assassins payés avec l’argent de lord Desmond. Dix ans ayant passé et toujours assoiffé d’argent, il s’était laissé aller à parler de la « pierre juive » à des étrangers qui payaient. C’était une vieille histoire et, n’y ayant jamais été impliqué, il n’avait vu aucun inconvénient à gagner encore dessus, mais quelque chose était venu l’effrayer et il s’était enfui. Il y avait gros à parier qu’on ne le reverrait plus.
Partagé entre l’envie de jeter loin de lui le joyau tant de fois meurtrier et celle de le fourrer dans sa poche, Aldo alla le reposer sur son lit de velours.
– Sachant tout cela, est-ce que ce diamant ne vous fait pas horreur ? demanda-t-il les yeux encore fixés sur le tabernacle ouvert. Il ne vous vient pas à l’idée qu’il porte avec lui le malheur ?
Lord Desmond haussa les épaules.
– Vous êtes assez superstitieux, vous autres Latins. Moi, je ne me suis jamais laissé atteindre par de telles idées. Une bonne partie de nos châteaux gardent derrière leurs murs de sanglantes aventures, des meurtres générateurs d’âmes en peine et de fantômes. En outre, par ma profession, je côtoie souvent le crime. Cela endurcit, croyez-moi !
– Si j’étais vous, cependant, je me méfierais, reprit Aldo le regard toujours attaché au diamant et l’esprit tourné vers l’inquiétante épouse du lord. Peut-être était-il temps de faire entendre la vérité ?
– De quoi, mon Dieu ? Et que feriez-vous à ma place ?
– Je le vendrais. Pas en salle des ventes, bien sûr, pour ne pas ressusciter l’agitation que nous avons connue mais... à moi par exemple.
– A vous ? Est-ce que vous savez qu’il vaut très cher ?
– Je paierai le prix demandé. Quel qu’il soit ! Vous oubliez que je ne suis venu à Londres que pour enchérir chez Sotheby’s.
– Je n’oublie rien mais je ne vendrai pas. Si je vous fais partager mon secret c’est par pure sympathie et aussi pour vous éviter de perdre votre temps dans l’attente du retour d’un bijou faux. Vous devez bien penser qu’il ne peut être question pour moi de me séparer...
Il n’acheva pas sa phrase. Une exclamation d’Adalbert dirigea son regard et celui d’Aldo vers la porte secrète demeurée ouverte : debout dans l’encadrement, lady Mary frappée de stupeur considérait la scène inattendue qu’elle découvrait. Ses yeux clairs en survolèrent les personnages et le portrait avant de se fixer, intensément, sur le joyau qu’Aldo venait de remettre en place. Elle ressemblait tant à un fantôme que personne ne dit mot. Elle non plus d’ailleurs car elle ne voyait plus que la Rose.
D’un pas d’automate, elle marcha jusqu’à la pierre où la flamme des bougies allumait de scintillants reflets puis, d’un geste évoquant aussi bien la prière que la supplication, elle leva ses mains gantées pour la saisir en laissant tomber à terre le petit sac de daim noir, assorti à son manteau et à sa toque d’astrakan, qu’elle tenait. Instinctivement Adalbert se baissa pour le ramasser et le conserva.
Mary allait prendre le diamant quand la voix de son époux claqua :
– Laissez ça tranquille ! Je vous interdis d’y toucher !
Elle tourna vers lui un regard absent qui ne le voyait pas et qui s’en détourna aussitôt pour revenir à l’objet de sa convoitise.
– La Rose ! ... La Rose est ici ? Mais alors...
Soudain affolé, son regard chercha le sac abandonné un instant plus tôt mais, comprenant ce qu’il contenait, Adalbert venait de le faire disparaître dans sa poche. Elle n’eut pas le temps de fouiller les zones obscures du sol : avec un bruit sourd, le pan de mur se refermait. Quelqu’un venait de le rabattre de l’extérieur.
– Qu’est-ce que ça veut dire, gronda lord Desmond. Qui est là ? Qui avez-vous amené avec vous ? Et d’abord que faites-vous ici ? Vous deviez rester à Londres jusqu’à samedi...
Il avait saisi sa femme aux épaules et la secouait sans qu’elle opposât la moindre résistance. Aldo se jeta entre eux et obligea le mari à lâcher sa femme qui semblait perdue, en transe...
– Je crois que cette scène de ménage peut attendre, fit-il. Au moins jusqu’à ce que nous soyons sortis d’ici. Si toutefois c’est possible, ajouta-t-il en déposant lady Mary sur le fauteuil des contemplations où elle se laissa aller comme un linge mouillé.
– C’est possible ! Le mécanisme fonctionne dans les deux sens. Je ne suis pas fou...
À certains moments, Morosini en doutait un peu. Un instant plus tôt, par exemple, quand Mary avait voulu toucher la pierre, son regard furieux était celui d’un dément. Mais quand il leva le bras pour faire jouer la porte, il l’en empêcha.
– Pas si vite ! Ce point acquis, il convient peut-être de songer à ce qui se passe de l’autre côté. Vous l’avez dit vous-même, il y a quelqu’un. La porte ne s’est pas refermée toute seule... Il se pourrait qu’il y ait même plus de monde que vous ne pensez. Si vous sortez, vous risquez de vous faire tirer comme un lapin...
– C’est juste et c’est bien pour ça qu’il faut qu’elle parle ! s’écria Desmond en se retournant vers sa femme toujours inerte dans le fauteuil mais les yeux rivés au diamant. Vous avez amené du monde, Mary ? Qui sont ces gens ?
– Dans l’état de prostration où elle se trouve, elle est incapable de vous répondre, mais moi je le peux peut-être...
– Comment le pourriez-vous ? À moins d’être de mèche, ajouta l’avocat avec un rire désagréable.
– Quand nous serons sortis d’ici, il se pourrait que je vous flanque une correction pour ce mot-là, fit tranquillement Morosini. En attendant, il y a mieux à faire. Le superintendant Warren ne vous a-t-il pas mis en garde, il y a quelque temps, contre les agissements d’un certain Yuan Chang décidé à vous délester d’une collection qu’il considérait comme un pur produit du pillage de son pays ?
– Mais ce Yuan Chang est mort en prison. Et puis, je ne vois pas comment il pouvait espérer cambrioler ma maison et surtout ma chambre forte !
– C’est simple : il tenait votre femme en son pouvoir. Comment ? Ce serait un peu long à vous expliquer maintenant, ajouta-t-il avec un regard de pitié involontaire vers Mary à laquelle Adalbert s’efforçait de prodiguer quelques soins.
– Je veux bien le croire mais, je vous le répète, cet homme s’est pendu. Sans doute, mais sur ordre, et je croirais volontiers qu’il a laissé au moins un successeur... Et que ce successeur a obligé lady Mary à le conduire jusqu’ici où il n’est pas venu seul...
A cet instant, en effet, un fracas de verre brisé se fit entendre, puis un autre et encore un autre.
– Dieu tout-puissant ! s’écria lord Desmond. Ils sont en train de démolir mes vitrines ! ... Je ne les laisserai pas faire...
Se jetant sur le mur, il appuya sur un point indiscernable et le déclic se produisit, mais la porte ne fit que s’entrebâiller. Quelque chose ou quelqu’un devait en empêcher l’ouverture. En même temps, on entendit une voix gutturale lancer des ordres en chinois, sans doute une exhortation à se presser...
– Aidez-moi ! gronda Desmond. Il faut les empêcher de bloquer la porte sinon nous sommes tous morts. Personne au château ne connaît ce mécanisme.
– Pas même moi ! grinça lady Mary qu’à l’aide de quelques claques Adalbert réussissait à ranimer. Comment avez-vous pu me berner de la sorte ?
Personne ne lui répondit. Comprenant que le risque de périr étouffés dans ce réduit était sérieux, Aldo et Adalbert joignaient déjà leurs efforts à ceux du châtelain pour repousser le mur.
– Vous n’êtes pas armé, bien entendu ? demanda Morosini.
– Oh si ! Toujours quand je viens ici...
– Nous aussi ! émit la voix traînante d’Adalbert. Du coup l’autre s’indigna :
– Vous êtes venus chez moi avec des armes ?
– Bien entendu, reprit Aldo sans cesser de pousser. Depuis que le superintendant nous a fait savoir que des Asiatiques s’intéressaient de près à votre domaine, nous avons jugé plus prudent de ne pas nous y aventurer sans quelques précautions. On dirait que nous avons eu raison... Poussez plus fort, que diable ! Ce n’est pas le moment de discuter ! On dirait que le bruit s’éloigne.
— Ils doivent avoir fini ! gémit le collectionneur. Il faut les arrêter !
Un effort plus violent vint à bout de la résistance de la porte retenue par un amas de débris divers. Elle s’ouvrit si brusquement que les trois hommes se trouvèrent projetés en avant. Au même moment, deux coups de feu claquèrent, heureusement sans atteindre personne. On guettait leur sortie, mais ni Aldo ni Desmond précipités les premiers ne furent pris au dépourvu. À peine au sol, ils avaient mis revolver au poing et tiraient à leur tour.
La salle du trésor chinois offrait un désordre indescriptible. Ce n’étaient que verre brisé, vitrines abattues, cependant qu’une demi-douzaine d’hommes vêtus de noir et chargés de sacs se pressaient pour sortir, protégés par le feu du plus grand d’entre eux qui devait être le chef. Cela n’allait pas sans difficultés, car ils prétendaient passer la porte blindée tous ensemble. Comprenant que cette issue encombrée était une chance, Aldo visa soigneusement et abattit l’un des bandits juste au passage. Une autre balle, tirée par lord Killrenan, toucha à l’épaule le chef qui reculait vers la porte. Celui-ci lâcha un intraduisible juron et une balle, peut-être la dernière. Il y eut un cri derrière Aldo mais il ne se retourna pas. Fonçant à travers le caveau, il tomba sur l’homme au moment où il atteignait la sortie. Une lutte sauvage mais brève s’ensuivit. Les deux hommes étaient de force égale. Cependant, le Chinois réussit à glisser des mains de son adversaire qui, cramponné à lui, se laissa traîner jusqu’au bas de l’escalier où l’autre se débarrassa de lui d’un coup de pied. Étourdi, Aldo n’eut que le temps de voir son hôte bondir pardessus sa tête avec une agilité insoupçonnée et se lancer à la poursuite des pillards.
Il renonça à le suivre : l’important était que la chambre forte ne se soit pas refermée sur eux. D’ailleurs, il entendit bientôt des coups de feu accompagnés d’ordres de mettre les mains en l’air lancés en excellent anglais. Il eut alors un soupir de soulagement et s’offrit le luxe d’un sourire.
– On dirait que nous avons eu une excellente idée de prévenir Warren de notre départ et des circonstances de l’invitation, pensa-t-il.
Une brusque inquiétude effaça le bref instant de détente. Adalbert ! ... Pourquoi n’était-il pas auprès de lui ? Il se souvint alors du cri rauque entendu au moment où il s’élançait pour atteindre le chef et son cœur se serra. S’il était arrivé malheur à son ami... Mais dès qu’il pénétra de nouveau dans la salle, il l’aperçut agenouillé devant quelque chose qu’il ne vit pas tout de suite à cause de l’amas de ferraille et de verre.
– Tu es blessé ? cria-t-il en se frayant un passage.
– Non. Viens voir !
Le cri c’était Mary qui l’avait poussé et c’était le dernier. Elle gisait là, dans la vague noire de ses fourrures et dans une pose pleine de grâce, ses cheveux blonds échappés de la toque et répandus autour d’elle. La balle l’avait marquée, au front, d’un point rouge semblable à celui que portaient les femmes hindoues et, dans la mort, elle gardait un petit sourire. Peut-être parce qu’au creux de sa paume ouverte brillait le diamant pour la possession duquel elle était prête à tout sacrifier...
A son tour, Aldo mit un genou en terre, se pencha pour prendre la pierre qui venait de tuer une fois encore.
– N’y touche pas ! dit Adalbert en passant une main légère sur les yeux gris encore ouverts. J’ai déjà fait l’échange... Ce n’est pas la vraie...
Au-dehors, la police du comté, conduite par le colonel Courtney à la réquisition du superintendant Warren, et les domestiques du château s’assuraient des bandits et de leur chef, un certain Yuan Yen, le propre fils de feu Yuan Chang, tandis qu’à quelques pas des voitures, lord Desmond Killrenan ramassait fébrilement les sacs contenant son trésor, riant et pleurant tout à la fois sans s’occuper le moins du monde de ce qui se passait autour de lui. Il n’interrompit même pas son labeur quand Morosini vint lui dire que sa femme venait d’être tuée... Seuls comptaient les jades précieux qu’il avait failli perdre !
Renonçant à troubler sa félicité, Aldo se tourna vers Warren.
– Il est fou ?
– À mon avis, s’il ne l’est pas encore, cela ne saurait tarder...
La veille de leur départ pour Venise, les deux amis avaient invité Warren à dîner au Trocadero, mais il leur déclara sans ambages qu’il préférait de beaucoup déguster en toute tranquillité la cuisine de Théobald plutôt que subir à longueur de soirée les regards curieux, voire les indiscrétions d’un public encore secoué par les remous du procès Ferrals. Ce fut donc autour d’un admirable pâté truffé et d’un poulet Vallée d’Auge que l’on se retrouva pour commenter les derniers événements.
La mort tragique de lady Mary avait incité Scotland Yard, après consultation en haut lieu, à faire le silence sur son rôle dans l’assassinat du joaillier Harrison. La pierre volée avait été retrouvée près d’elle et l’on ne cherchait pas à savoir dans quelles circonstances elle pouvait se trouver là, mais l’honneur de la police était sauf et le roi, informé, venait de faire savoir qu’il s’opposait à ce qu’elle soit remise en vente : il n’y avait eu que trop de drames et de scandales ! La Rose d’York, rachetée par lui aux héritiers de Harrison, prendrait place à la Tour de Londres parmi les joyaux de la Couronne. Quant à l’existence d’un vrai et d’un faux diamants, elle n’était plus connue que de Morosini, de Vidal-Pellicorne et, bien entendu, de Simon Aronov, grâce à la précaution prise par Adalbert de refermer la petite pièce secrète de lord Desmond avant l’entrée en scène de la police. Rien à craindre du véritable propriétaire que sa raison déclinante venait de conduire dans une de ces cliniques psychiatriques de luxe, fort chères et peu connues du grand public, où il pourrait vivre entouré de ses jades bien-aimés jusqu’à ce qu’il guérisse – chose fort improbable ! – ou que Dieu se résigne à le rappeler à lui... Ses biens allaient être placés sous administration judiciaire.
– Old Bailey perd en lui un grand avocat, résuma Gordon Warren, ses mains réchauffant le cristal de son verre où remuait doucement une vieille fine couleur de caramel. J’espère qu’avant de partir, lady Ferrals aura pensé à lui payer ses gros honoraires...
– De toute façon, elle n’est pas partie bien loin, fit Aldo en se servant généreusement. Le Devon ce n’est pas le bout du monde...
Les yeux jaunes du ptérodactyle se rétrécirent au-dessus du verre dont il humait le parfum.
– Le Devon, non, mais quand on franchit l’océan Atlantique on peut déjà parler de longue distance...
– L’océan Atlantique ? Elle va en Amérique ?
– Faire la connaissance de sa belle-sœur. Ne me dites pas qu’elle ne vous a pas envoyé un coup de téléphone ou quelques lignes pour vous en avertir ? Ce ne serait pas gentil, étant donné la peine que vous vous êtes donnée.
Aldo chercha une cigarette et l’alluma d’une main dont ses compagnons purent constater qu’elle tremblait légèrement bien que la voix demeurât froide et calme.
– Et pourtant c’est ainsi. Vous me l’apprenez ! ... Oh, cela me peine un peu, bien sûr, mais soyez certain que je n’attendais aucune reconnaissance...
– Pas même un merci ? C’est une belle chose qu’être grand seigneur ! Servir une dame, comme les chevaliers d’autrefois, pour la seule beauté du geste, c’est plutôt rare !
– Ne vous payez pas ma tête, Warren ! Une chose m’intrigue pourtant : c’est cette hâte à quitter l’Angleterre. Rencontrer une belle-sœur toute neuve est bien, mais affronter la mer en décembre n’a rien d’agréable. Ne pouvait-elle attendre le printemps ?
– Il arrive que les tempêtes de printemps soient plus fortes qu’en hiver, remarqua Adalbert, mais... peut-être la hâte venait-elle du comte Solmanski ? Le Devon ne lui est-il pas apparu comme encore trop proche de Londres ? Surtout après le suicide de la jeune Sally ?
En effet, au lendemain de la libération de sa maîtresse, Sally Penkowski s’était donné la mort avec du véronal. Dans la lettre qu’elle laissait, la petite femme de chambre déclarait ne pouvoir survivre à Ladislas Wosinski qu’elle aimait profondément. Elle avouait aussi avoir fait un faux témoignage dans l’espoir de le libérer des poursuites de la police et en demandait pardon à Dieu. L’impression sur le public, amplifiée encore par les journaux, s’était révélée déplorable : lady Ferrals se trouvait certes innocentée, mais on commençait à voir en elle une de ces femmes fatales qui sèment la mort sur leur passage. Aldo lui-même en avait été impressionné.
– Vous n’êtes pas loin de la vérité, dit le superintendant en adressant un mince sourire à l’archéologue, mais moi, je serais tenté de croire que c’est du suicide du Polonais qu’il veut éloigner sa fille.
– Wanda aurait raison ? Elle l’aimait toujours ? émit Aldo avec au cœur un pincement désagréable.
– Ça, je n’en sais rien, mais je ne vous cache pas que cette mort si opportune me pose des questions. Oh, tout était en ordre dans la chambre de Whitechapel et la confession de ce garçon était de son écriture ; nous avons pu comparer. En outre, le corps ne portait aucun signe de sévices récents, et pourtant...
– Si vous aviez des doutes, dit Adalbert, pourquoi vous être précipité à Old Bailey ?
– Je n’avais pas de doute sur l’instant. C’est par la suite qu’ils me sont venus, à force de réfléchir. Et puis, peut-être parce que la présence du comte Solmanski dans le quartier m’a été signalée à deux ou trois reprises.
– Nous aussi nous l’y avons vu mais il était en compagnie d’un prêtre, ce qui n’a rien de bien inquiétant. De toute façon, je vois mal comment on vigoureux sans l’assommer ou l’anesthésier.
– Je ne le sais pas encore mais soyez sûrs que je trouverai ! Je suis comme les dogues de ce pays : quand je tiens quelque chose je ne le lâche pas.
– Encore faudrait-il établir la preuve de la culpabilité de Solmanski, fit Aldo. Gela dit, je crois capable de tout un homme qui a participé au pogrom de Nijni-Novgorod en 1882...
– D’où tenez-vous cela ?
Morosini eut un geste évasif qui interdisait qu’on l’interrogeât davantage sur ce point mais il ajouta :
– A cette époque, il ne s’appelait pas Solmanski mais Ortschakoff...
– Voilà qui est intéressant pour d’éventuelles recherches dans un quartier juif ! Vous n’en savez pas plus ?
– Non mais si vous arriviez à le mettre un jour hors d’état de nuire, je ne pleurerais pas et pas davantage certains de mes amis ! conclut-il en pensant à Simon Aronov.
– Dont je suis, affirma Vidal-Pellicorne.
Le superintendant avait fini son verre et en refusait un autre. Il se leva, tira sa montre.
– Il est temps que je vous laisse dormir. Vous partez toujours demain ?
– Oui. Demain soir nous serons en France, en route pour Venise.
– Reviendrez-vous ? demanda Warren après une légère hésitation.
– Pourquoi pas ? fit Adalbert. J’aime beaucoup cette maison et en outre je m’intéresse de près à ce qui va se passer prochainement autour du British Museum. Avant, j’irai peut-être faire un tour en Egypte mais je serais fort surpris que vous ne me revoyiez pas. Et quand on me voit, il est bien rare qu’on ne voie pas aussi Morosini !
Pour la première fois depuis qu’on le connaissait, un large sourire éclaira les traits austères du ptérodactyle.
– Revenez ! dit-il. Cela me fera plaisir.
Et il s’en fut après avoir échangé de vigoureuses poignées de main avec ceux qui avaient su devenir ses amis.
– Ai-je eu tort de lui parler de Solmanski comme je l’ai fait ? demanda Aldo qui avait soulevé un rideau pour le regarder partir.
– On n’a jamais tort de vouloir éliminer un ennemi aussi dangereux pour Simon et pour la mission que nous avons à remplir. Je ne déteste pas du tout l’idée d’avoir accroché aux basques de ce type un homme aussi coriace et aussi entêté que Warren... Ça ne peut que nous faciliter la vie par la suite.
– Sans doute, mais qu’en penserait Anielka ?
– Celle-là, plus tôt tu l’oublieras et mieux ce sera pour nous tous !
Sur ces fortes paroles, Adalbert s’octroya une nouvelle ration de fine Napoléon après avoir servi son ami.
– Trinquons à notre réussite ! Dès que nous serons en France nous expédierons ce maudit diamant à la banque suisse d’Aronov. J’ai hâte d’en être débarrassé.
Au matin du 24 décembre, Morosini et Vidal-Pellicorne débarquaient en gare de Santa Lucia après un voyage sans histoire. La Manche s’était montré accommodante et le confort de la Compagnie internationale des wagons-lits toujours irréprochable.
Adalbert était d’une humeur charmante. La perspective de passer les fêtes à Venise qu’il n’avait pas vue depuis longtemps l’enchantait, et plus encore peut-être celle d’habiter un moment l’un de ces magnifiques palais semi-aquatiques dont la splendeur l’avait fait rêver quand il était adolescent. L’idée que ce palais fût celui d’un ami le comblait.
– On se connaît depuis combien de temps ? avait-il demandé tandis qu’après l’arrêt de Mestre, le train parcourait lentement la digue qui sépare Venise de la terre ferme et que les voyageurs regardaient, aux fenêtres, la Sérénissime venir à eux dans la brume laiteuse de la matinée.
– Depuis le dernier printemps. Avril, je crois.
– Curieux ! Il me semble que c’est beaucoup plus vieux que ça. Que nous avons partagé la même enfance, ou les mêmes études et pourquoi pas la même famille. Quelques mois seulement et tu es devenu pour moi comme un frère !
Sachant que les attendrissements de son ami ne duraient pas longtemps et même qu’il lui arrivait de les regretter, Aldo posa une main ferme sur son épaule.
– J’éprouve la même impression ! murmura-t-il, mais il se hâta d’enchaîner : Regarde, les coupoles ont l’air de bulles de savon posées sur l’eau ! Nous aurons une belle journée.
Une fois descendus de leur wagon-lit, ils se hâtèrent vers la sortie, suivis de deux porteurs chargés de leurs bagages.
– J’ai demandé qu’on vienne nous chercher avec la gondole, dit Morosini. Pour ta première arrivée, j’ai pensé que tu l’aimerais mieux que le canot à moteur.
– Tu peux en être sûr ! Merci !
Sur la rive du Grand Canal comme dans la gare, il y avait foule. À cette heure s’y croisaient les voyageurs arrivant de Paris et ceux qui s’en allaient prendre l’express de Vienne. Cela créait une sorte de tohu-bohu et les deux hommes eurent quelque peine à gagner le bord de l’eau où Zaccaria, fidèle à ses traditions d’accueil, les attendait près de la gondole aux lions de bronze ailés stationnée non loin de l’embarcadère du vaporetto. Mais au lieu d’examiner la foule pour y démêler ceux qu’il venait chercher, le maître d’hôtel lui tournait le dos et ce fut Zian, coiffé de son plus beau chapeau à rubans, qui salua le premier le maître et son ami.
– Eh bien, Zaccaria ? appela Morosini. Ce n’est pas nous qui t’intéressons ?
L’époux de Cecina se retourna à peine. Encore fut-ce pour désigner le canot de l’hôtel Danieli qui s’approchait.
– Regardez ! dit-il.
À bord il n’y avait qu’une passagère : une jeune fille mince comme un lis et rousse comme une flamme dans un ensemble de velours vert et de renard que Morosini connaissait. Il n’y avait qu’une seule tête pour porter avec cette élégance insolente l’amusant tricorne qui lui mangeait un sourcil.
Sans plus s’occuper de ceux qui l’entouraient, Aldo s’élança et ce fut sa main qui s’offrit à la jeune fille pour l’aider à quitter le bateau. Elle lui sourit, sans la moindre surprise.
– J’ai appris que vous rentriez aujourd’hui, dit-elle, seulement je ne savais pas à quelle heure.
– Sinon vous vous seriez arrangée pour m’éviter ?
– Je n’en vois pas la raison... Hier, je suis passée au palais pour y reprendre quelques objets et embrasser Cecina. Ce fut une bonne surprise pour moi d’y trouver Mme de Sommières et Marie-Angéline qui m’a l’air de se débrouiller très bien...
– Vous étiez là depuis longtemps ?
– Non. Depuis deux jours. Comme vous le voyez, j’ai peu de bagages, ajouta l’ex-Mina en désignant la valise plate et la mallette en crocodile que l’employé du Danieli venait de sortir du bateau.
– Et vous repartez déjà ? Vous rentrez à Zurich ?
– Oh non ! Je vais à Vienne, passer Noël chez ma grand-mère... et je crois qu’il faut me presser si je ne veux pas être obligée de prendre le train au vol, ajouta-t-elle en consultant sa montre.
– Je vous accompagne ! décida Aldo en s’emparant des bagages, mais elle s’y opposa.
– Jamais de la vie ! C’est très gentil à vous, prince, mais vous devriez vous soucier davantage de vos compagnons... et ne pas trop user la patience de celles qui vous attendent in casa Morosini ! J’espère que vous passerez de bonnes fêtes et que l’année 1923 sera moins agitée que celle-ci !
Elle offrait une petite main gantée qu’il prit et garda dans la sienne.
– Est-ce que... Venise vous reverra ? demanda-t-il d’une voix qui lui parut tout à coup enrouée.
– Je ne sais pas... oh, sans doute ! On ne renonce pas si facilement à ses anciennes amours... Voulez-vous s’il vous plaît me rendre ma main ? Je peux difficilement partir sans elle, fit-elle avec un sourire qui corrigeait un peu la fermeté du ton.
Il fallut bien la lâcher.
– Au revoir... dit-elle en prenant sa trousse de voyage tandis qu’un porteur s’emparait de la valise. Puis, virant sur ses talons, elle se dirigea vers la gare. Aldo, alors, ne put s’empêcher de l’appeler :
– Lisa !
Elle s’arrêta, se retourna et agita sa main libre.
– Je n’ai plus le temps ! Joyeux Noël !
Un instant plus tard, elle avait disparu. Aldo restait figé sur place, l’esprit un peu vague. La voix traînante d’Adalbert le ramena sur terre.
– Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
– Tu n’as pas entendu ? Elle a dit « Joyeux Noël ! ».
– C’est un vœu aimable ! Il faut essayer de l’exaucer...
Pour sa part, Aldo, sans trop savoir pourquoi, en doutait un peu. Il se laissa cependant ramener vers la gondole...
Saint-Mandé, mars 1995.
Prochain épisode : L’OPALE DE SISSI.
[i] Le keep correspond au donjon français
[ii] Fleet Street est, à Londres, la rue où se trouvent tous les grands journaux.
[iii] Le nom Nouvelle Cour d'Ecosse vient d'un palais appartenant jadis aux rois d'Ecosse sur l'emplacement duquel la police s'est installée.
[iv] Ami du roi Edouard VII, William-Waldorf Astor, installé définitivement en Angleterre, avait été anobli par lui en 1916. Il a été la tige de la branche anglaise et le premier vicomte Astor of Hever. Il avait en effet acheté ce château qui vit naître Ann Boleyn. L'époux de Nancy Langhorne Shaw, qui fut en effet la première femme député, était le fils de cet Astor-là.
[v] Jusqu'à ce qu'il devienne le roi George VI, le duc d'York s'est appelé Albert de même que le prince de Galles, futur et temporaire Edouard VIII, s'appelait David.
[vi] Ce fut lady Airlie qui l'emporta : le 26 avril 1923, lady Elizabeth devenait duchesse d'York en épousant le futur George VI. Elle était la mère d’Elizabeth II, autrement dit reine-mère d'Angleterre.