Chapitre 11 Le procès


C’est par une rare matinée ensoleillée que s’ouvrit le procès d’Anielka. Aussi Aldo et Adalbert choisirent-ils de passer par les berges de la Tamise pour gagner le lieu où allait se dérouler le drame, Central Criminal Court, plus connu sous le nom d’Old Bailey, afin de profiter d’un moment d’exceptionnelle douceur avant de plonger dans les ténèbres d’une affaire qui se présentait de plus en plus mal.

En dépit de recherches minutieuses, la police n’avait pas réussi à mettre la main sur Ladislas Wosinski, peut-être sorti du pays à présent. De leur côté, les deux amis s’étaient partagé la filature du comte Solmanski et du prêtre polonais sans parvenir au moindre résultat : l’abbé menait la vie la plus austère comme la plus régulière ; quant au père de l’accusée, il avait promené ses suiveurs dans les quelques églises catholiques de Londres où il faisait de longues prières et dépensait une fortune en cierges mais sans jamais retourner à Shadwell.

Il les conduisit aussi à la prison, à l’ambassade polonaise et chez certains membres éminents de son personnel, chez la duchesse de Danvers et, bien entendu chez sir Desmond... Toujours vêtu de noir, il était l’image même du père douloureux.

Le temps était superbe : un vent frais envoyait de petits nuages blancs se pourchasser à travers le ciel bleu, cependant qu’un escadron de mouettes se livrait à une activité frénétique, tournoyant au-dessus de Temple Gardens avant de piquer droit vers le fleuve... C’était un spectacle apaisant pour le cœur, pourtant vint le moment où il fallut bien se résoudre à lui tourner le dos.

Old Bailey apparaissait comme un imposant bâtiment datant des débuts du siècle et qui, avec sa tour et son dôme, ressemblait un peu à la cathédrale Saint Paul. A cette différence qu’une grande statue de la Justice régnait sur la coupole grise. Une statue qu’Aldo considéra d’un œil dubitatif : les tribunaux britanniques avec leur appareil d’un autre âge lui semblaient aussi peu rassurants que possible. L’intérieur ne lui parut pas plus encourageant.

Les hautes fenêtres derrière lesquelles l’azur du ciel faisait des clins d’œil souriants éclairaient une vaste salle habillée de boiseries sombres dont le point d’orgue était le fauteuil du juge placé sous un haut-relief représentant l’épée de justice pointée vers les armes d’Angleterre. Le juge, sir Edward Collins, allait siéger là, au-dessus de divers juristes, pour arbitrer le combat qu’accusation et défense se livreraient dans un moment.

Les us et coutumes du système judiciaire britannique différaient beaucoup de ceux des continentaux. Un procès, en Grande-Bretagne, n’était pas une enquête pour déterminer ce qui s’était passé – enquête au cours de laquelle le juge est une sorte d’inquisiteur, le rôle de l’avocat se trouvant assez réduit – mais bien un affrontement, une espèce de match entre l’avocat de la Couronne représentant le ministère public et celui de la défense dont le juge est supposé être l’arbitre impartial et imperturbable. La question, alors, n’est pas de savoir si l’accusé est coupable mais si le ministère public a suffisamment prouvé qu’il l’était. À charge pour le défenseur de se montrer plus convaincant aux yeux des douze jurés.

La disposition intérieure différait beaucoup elle aussi : face au juge, la loge de l’accusé à laquelle on accédait par un petit escalier venant du sous-sol. A droite et perpendiculairement à celle-ci, quelques rangées d’avocats en toge noire, col à rabats et petite perruque blanchâtre à rouleaux serrés perchée au sommet du crâne. Accusation et défense y tenaient le premier rang, leurs représentants se contentant de se lever pour intervenir. Enfin, de l’autre côté de la salle, sur la même ligne que l’espèce de chaire à prêcher où se succéderaient les témoins, le jury qu’aucun magistrat n’accompagnerait au moment des débats et qui devrait statuer sur sa seule conscience. Le public avait accès aux galeries supérieures, style poulailler de théâtre, les divers témoins occupant des sièges placés derrière l’accusé avec les amis des deux parties.

Gomme il ne s’agissait pas d’un procès ordinaire mais d’une affaire intéressant la haute société, le public, trié sur le volet, était admis sur présentation de tickets délivrés par les « shérifs » chargés du maintien de l’ordre. Quant au banc de la presse, il regorgeait et, à la surprise de ses compagnons d’aventure, Bertram Cootes, proprement vêtu pour une fois, y avait pris place, arborant une mine triomphante.

Lord Desmond Killrenan ayant averti Morosini qu’il l’appellerait peut-être à la barre, celui-ci trouva place, avec Adalbert, dans les rangs des privilégiés, proche voisin de la duchesse de Danvers qui arborait ce jour-là une toque de tulle et de velours noirs ressemblant assez à un nid de cigognes et sans doute fort gênante pour les gens assis derrière. Elle accueillit les deux amis avec une sorte de soulagement.

– L’angoisse me tient la gorge nouée, confia-t-elle à Aldo, mais je vais me sentir un peu mieux de vous savoir auprès de moi. Etre obligée de témoigner est une terrible épreuve...

– Vous avez tort de vous tourmenter ainsi : le juge et les avocats seront pleins d’égards envers vous... Lord Desmond est votre ami...

– Sans doute, mais sir John Dixon, l’avocat de la Couronne, ne me porte pas dans son cœur. Il a toujours trouvé scandaleuse mon amitié pour ce pauvre Eric et ne s’en est jamais caché. Je sais que notre justice oblige les avocats à une parfaite politesse et même à une grande courtoisie, mais j’en connais qui savent dissimuler là-dessous des phrases, des allusions... fort désagréables !

– Allons, rassurez-vous ! Je suis certain que tout se passera bien.

– Dieu vous entende ! Vous croyez que sir Desmond ira jusqu’à appeler Anielka à la barre des témoins ?

Cela aussi était un des droits de la législation anglaise : l’accusé pouvait être entendu en tant que témoin, ce qui permettait à son avocat de l’interroger directement. Ce contre-interrogatoire pouvait se révéler bénéfique ou désastreux selon les cas... et la tête de l’accusé.

– Je l’espère ! murmura Morosini pensant à la jeunesse et à la beauté de la jeune femme : si le jury se montrait sensible et compréhensif, cette comparution l’influencerait peut-être favorablement.

L’entrée du juge mit la salle debout. Drapé de pourpre et d’hermine, son long visage encadré d’une vaste perruque XVIIe siècle ressemblant assez à un châle frisé, sir Edward Collins fit son entrée et gagna son fauteuil surélevé dans un silence quasi religieux. Dès qu’il fut installé, un juriste annonça l’ouverture du procès intitulé « Le roi contre lady Ferrals », curieuse formule qui aurait pu être celle d’un duel, à cette différence près que l’un des adversaire ne se trouvait pas là en personne. Aussitôt après retentit l’ordre :

– Faites entrer l’accusée !

Toutes les têtes se haussèrent et, à la galerie, le public se pencha pour mieux voir. Aldo, quant à lui, sentit son cœur se serrer en pensant que peut-être, dans deux ou trois jours, le juge se coifferait d’une toque noire ainsi qu’il en était coutume lorsqu’il devait prononcer une sentence de mort.

Lorsque, flanquée de deux gardiennes, Anielka émergea des ombres de l’escalier dans la lumière des hautes fenêtres, un murmure passa sur la foule comme une risée sur l’eau et là-haut, sur son trône, sir Edward Collins ajusta un lorgnon sur son nez afin de mieux la voir. Jamais, en effet, même au jour fastueux de son mariage, la jeune Polonaise n’avait été plus blonde, plus ravissante, plus fragile et plus touchante que dans ce tailleur de crêpe romain noir, sans autre ornement que l’éclat de ses cheveux et de son teint qui faisait de sa mince silhouette la sombre tige d’une fleur d’or...

– Quel dommage ! murmura la duchesse. Elle vient d’avoir vingt ans et regardez où elle en est...

Aldo ne répondit pas. L’avocat de la Couronne lisait l’acte d’accusation.

– Anielka-Maria-Elwiga Ferrals, vous êtes accusée d’avoir assassiné votre époux, sir Eric Ferrals, au soir du 15 septembre 1922. Etes-vous coupable ou non coupable ?

– Non coupable.

La voix de la jeune femme était calme, claire et ferme, en accord parfait avec son maintien plein de modestie et de dignité. Elle avait regardé son accusateur droit dans les yeux sans insolence, mais avec une assurance qui parut lui plaire, car l’ombre d’un sourire flotta sur ses lèvres.

On ne pouvait rêver personnages, plus différents que sir John Dixon et sir Desmond. L’un grand et maigre avec un visage taillé à coups de serpe qu’animait un regard brun particulièrement vif ; l’autre plus trapu, plus enveloppé, donnant une impression de force ramassée. Sous la perruque encore moins seyante pour lui que pour les autres, il ressemblait assez à un bouledogue mais, en considérant son regard d’un gris terne possédant la dureté du granit, on sentait que, les crocs plantés dans un adversaire, il ne devait pas lâcher prise facilement. Pour l’instant la parole était au premier : c’était à lui d’ouvrir le feu.

Sir John Dixon exposa l’affaire en commençant par retracer rapidement les relations entre le défunt et sa jeune épouse depuis le début de leur mariage, insistant tout de même sur une disproportion d’âge peu favorable à l’éclosion d’un grand amour chez une fille de dix-neuf ans. Instantanément sir Desmond intervint.

– Mon distingué confrère devrait posséder suffisamment d’expérience pour savoir que, dans un couple, une grande différence d’âge ne représente pas un empêchement majeur à l’éclosion de l’amour. La personnalité de sir Eric Ferrals... j’oserais même dire son charme pouvaient séduire une jeune fille.

– Nous en viendrons tout à l’heure à interroger lady Ferrals sur la nature exacte de ses sentiments envers son époux. Pour l’instant je souhaite en venir à la soirée du drame où, après avoir bu un whisky soda dans lequel il avait dilué un sachet de poudre antimigraine offert par sa femme, sir Eric a trouvé la mort en quelques instants...

Il fit un bref récit de cette dernière soirée sans s’appesantir sur les détails et, pour avoir un tableau plus complet, pria « Sa Grâce la duchesse de Danvers » de bien vouloir prendre place à la barre des témoins.

– Mon Dieu, gémit celle-ci. C’est déjà mon tour ?

Ce ne fut pas un succès, loin de là. Apparue d’abord dans le box avec une majesté qui impressionna le public tenté un instant de croire qu’elle était peut-être bien la reine Mary en personne, lady Danvers perdit aussitôt tous ses moyens. Nerveuse, au bord des larmes, la noble dame eut toutes les peines du monde à lire la formule du serment. Quant à son récit de la soirée, il fut si confus, si bredouillant que le juge se lança à son secours.

– Je vous en prie, remettez-vous, Votre Grâce ! Nous comprenons fort bien votre émotion à vous trouver ici et je pense qu’il eût été préférable de ne pas vous faire intervenir si tôt. Peut-être, ajouta-t-il avec un regard sévère en direction de l’avocat de la Couronne, devrions-nous remettre cette audition à plus tard, lorsque Sa Grâce se sentira mieux ?

La reconnaissance de la malheureuse fut touchante.

– Oh merci, mylord ! exhala-t-elle en tamponnant ses yeux à travers le grillage de sa voilette tandis que sir John s’inclinait en silence et que la défense approuvait avec un demi-sourire sardonique traduisant bien sa satisfaction. Son adversaire avait voulu frapper un grand coup sur l’imagination des jurés en appelant d’entrée une si haute dame, mais comme cette initiative se révélait désastreuse il n’en était pas mécontent. Aussi fut-ce d’un front serein qu’il entendit appeler l’inspecteur Pointer qui s’était livré aux premières constatations.

En homme habitué à ce genre de situation, celui-ci fit une déposition brève et précise de ce qu’il avait trouvé, dans la nuit du 15 septembre en arrivant chez les Ferrals : l’affolement du personnel, les larmes des deux dames et la colère du secrétaire n’hésitant pas à accuser de meurtre la femme de son patron. Comme il s’agissait en quelque sorte d’un état des lieux, sir Desmond ne jugea pas utile de se livrer à un contre-interrogatoire. Il allait avoir mieux à faire avec celui qui allait suivre puisque, justement, sir John Dixon appelait John Sutton.

Dans son complet de serge noire sans autre éclairage que la chemise blanche, le secrétaire parut plus grand qu’il ne l’était, plus mince et si visiblement en deuil qu’Aldo le jugea ostentatoire. Sous ses cheveux blonds et plaqués, son visage était très pâle.

– S’il entend incarner la statue du Commandeur, c’est réussi ! chuchota Vidal-Pellicorne. On ne fait pas plus sinistre !

– Il est là pour demander une tête, tu ne voudrais pas qu’il ait l’air guilleret...

Morosini s’interrompit. Prenant la Bible d’une main, Sutton, sans un regard au texte placé là à l’intention des témoins, prêtait serment les yeux fixés droit devant lui : il avait dû l’apprendre par cœur.

– Je jure par Dieu Tout-Puissant d’apporter ici un témoignage fidèle et de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité...

La voix calme de sir John Dixon lui fit écho.

– Vous vous appelez John-Thomas Sutton, né à Exeter le 17 mai 1899 et, depuis trois ans, vous exerciez les fonctions de secrétaire particulier auprès de sir Eric Ferrals.

– En effet...

– Au soir de sa mort, vous vous trouviez dans son cabinet de travail en compagnie de votre patron, de son épouse et de Sa Grâce la duchesse de Danvers. A quelle occasion, cette réunion ?

– Rien de plus extraordinaire que boire un verre avant d’aller dîner. Sir Eric m’avait prié de retenir une table au Trocadero. Il aimait particulièrement la cuisine et l’atmosphère de ce restaurant et il n’était pas rare qu’il y aille prendre un repas avec lady Ferrals... Parfois il conviait Sa Grâce à se joindre à eux.

– Et vous ? Il ne vous invitait jamais ?

– Si, mais je l’accompagnais plus volontiers quand il était seul ou avec un autre homme.

– Pourquoi cela ?

– Lady Ferrals ne m’aimait guère et, de mon côté, je lui rendais cette... inimitié. Il le savait.

– Il le savait... et cependant l’idée ne lui était pas venue de se séparer de vous ?

Un éclair de colère brilla dans les yeux du jeune homme.

– Pourquoi l’aurait-il fait ? Je l’ai connu bien avant qu’il n’épouse la comtesse Solmanska. Nous étions... assez proches et, d’autre part, mon travail lui convenait. Je crois pouvoir affirmer qu’il avait toute confiance en moi.

– Je n’en doute pas un instant, mais est-ce que cet antagonisme entre son épouse et vous ne le contrariait pas ?

– Il m’est arrivé de penser qu’il s’en amusait. « Vous êtes tout simplement jaloux, mon petit John, disait-il parfois, mais cela vous passera avec le temps... »

– Et... c’était vrai ?

– Que j’étais jaloux ? Oui, monsieur. J’ai toujours considéré ce mariage comme une erreur parce qu’il le perturbait. Même dans les affaires. Le cerveau de sir Eric n’était plus cette belle mécanique fonctionnant à la perfection qui faisait l’admiration de tous, même de ses concurrents. J’en prends pour preuve qu’il buvait... davantage.

– Et cela vous inquiétait ?

– Un peu, je l’avoue. J’étais et je demeure très attaché à sir Eric parce que je lui dois beaucoup.

– Est-ce la raison pour laquelle, dès que Scotland Yard est apparu sur les lieux du meurtre, vous n’avez pas hésité à en charger lady Ferrals ?

– En partie, oui, mais ce n’est pas la seule raison. Depuis quelques semaines, lady Ferrals avait convaincu son époux de prendre l’un de ses compatriotes comme valet.

– De chambre ?

– Non. Un valet simplement : nous en avons quatre sous les ordres du maître d’hôtel. Il servait à table, entre autres...

– Il vous a sans doute déplu ? Mais, je vous en prie, poursuivez !

– A première vue, il n’y avait aucune raison pour qu’il me déplaise : il accomplissait son service avec soin et discrétion ; sa tenue était sans reproches et il parlait parfaitement notre langue. Peut-être n’aurais-je conçu aucun soupçon si le hasard ne m’avait mis en face d’une réalité déplaisante. Ce soir-là, sir Eric dînait chez le Lord-Maire et je m’étais rendu au théâtre. Lady Ferrals était seule à la maison... du moins je le croyais car, en rentrant sur le tard et en évitant de faire du bruit, j’ai vu ce Stanislas...

– Un instant. Comment s’appelait-il au juste ?

– Il avait été engagé sous le nom de Stanislas Razocki mais j’ai appris par la suite que ce n’était pas son vrai nom. Il s’appelle...

– Ladislas Wosinski, dit l’avocat de la Couronne après consultation d’une de ses notes. Poursuivez, s’il vous plaît !

– Qu’il s’appelle comme il veut, c’est de peu d’importance. Ce qui en a, c’est que je l’aie vu se glisser hors de la chambre de lady Ferrals en compagnie de lady Ferrals elle-même dans une tenue inconvenante pour quiconque. À plus forte raison pour un valet...

– Vous savez bien que pour une grande dame, un valet n’est pas un homme, fit sir John avec un demi-sourire.

– Au baiser passionné qu’ils ont échangé, je peux vous assurer qu’elle le considérait tout à fait comme un homme. Il y a mieux encore...

Le brouhaha qui secoua la salle lui coupa la parole et le juge frappa sur son bureau.

– Nous ne sommes pas au théâtre. Je prie la salle de faire silence. Veuillez continuer, monsieur Sutton. Qu’avez-vous de mieux à nous apprendre ?

– Ceci, mylord : quatre jours avant la mort de sir Eric j’ai entendu lady Ferrals dire à cet homme : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi, toi le premier... »

– Il est certain que c’est étrange, dit sir John, mais plus étrange encore que lady Ferrals se soit exprimée en anglais. Sa langue maternelle eût été plus sûre.

– Peut-être et j’avoue en avoir été surpris moi-même, pourtant les choses se sont passées ainsi. À partir de ce moment, j’ai eu la conviction que quelque chose menaçait sir Eric, mais sachant quel amour insensé il portait à cette femme j’ai choisi de ne pas l’avertir. J’espérais parvenir à lui ouvrir les yeux sans être obligé de parler. Quand je l’ai vu tomber, je n’ai pas douté un seul instant : les deux amants venaient de le tuer devant moi.

– Pourquoi ? Parce que vous aviez vu lady Ferrals donner un médicament à son mari ?

– Bien entendu...

– C’était faire preuve de peu d’intelligence, il suffisait de faire analyser le sachet...

– Seulement on ne l’a pas retrouvé. Quelque main diligente a dû le jeter au feu allumé dans la cheminée. Sans doute celle de ce valet polonais qui, d’ailleurs, s’est enfui avant l’arrivée de la police.

– J’entends bien, j’entends bien. Pourtant, si l’on demeure dans l’incertitude touchant le contenu du sachet, la présence de poison a été détectée dans les glaçons de l’armoire frigorifique installée par sir Eric dans son bureau. Une... fantaisie qu’il s’était offerte et dont il gardait toujours la clef afin d’être seul à bénéficier d’une glace dont il était sûr qu’elle était faite d’eau pure...

– Je sais. J’étais présent lorsqu’on a découvert ce nouvel indice. Il faut croire que quelqu’un avait pu se procurer cette clef ou en faire exécuter une semblable.

– Quelqu’un ? À qui pensez-vous ? À lady Ferrals ?

– Elle ou son complice. De toute manière, si elle commandé. Elle est une meurtrière, j’en suis persuadé.

– C’est ce que nous devrons établir et, dans ce but, j’aimerais que la Cour entende à présent...

Sir Desmond bondit hors de son siège.

– Un instant, sir John ! Si vous en avez fini avec ce témoin c’est à moi qu’il appartient. Ou bien prétendez-vous m’ôter le droit de contre-interrogatoire ?

– Nullement, mais... Le juge intervint alors.

– Pas de mais, sir John ! Ou bien comptez-vous remettre en cause les us et coutumes de ce tribunal ? Le témoin est à vous, sir Desmond !

– Merci, mylord ! Monsieur Sutton, vous avez admis tout à l’heure que vous étiez jaloux. Était-ce uniquement de l’influence prise par lady Ferrals sur son époux et que vous jugiez néfaste, ou bien s’y ajoutait-il un sentiment plus trouble ?

– Lorsqu’on déteste une personne, il est difficile de démêler ce qui est trouble de ce qui ne l’est pas...

– N’ergotons pas, si vous le voulez bien ! Lady Ferrals est très jeune. Elle a, si je compte bien, trois ans de moins que vous. En outre il est inutile, je crois, de souligner sa beauté : même dans cette Cour elle est évidente pour tous. Etes-vous bien sûr de n’être pas amoureux d’elle, auquel cas votre jalousie prendrait une tout autre couleur ?

– Non. Je ne l’ai jamais aimée, mais je reconnais volontiers l’avoir désirée...

– ... au point de vous être comporté envers elle comme un soudard avec une fille publique, l’entraînant dans des coins sombres pour essayer de la violenter...

– Ça ne tient pas debout, monsieur ! Si coins sombres il y a dans la maison de sir Eric, ils sont beaucoup trop exposés aux regards pour y entreprendre un viol. J’imagine que c’est une entreprise difficile... et plutôt bruyante si l’on ne bâillonne pas l’intéressée...

– J’admets que vous n’avez sans doute pas eu le loisir d’aller jusque-là. Lady Ferrals s’est plainte qu’à plusieurs reprises vous ayez tenté de la caresser, de l’embrasser...

– Je l’admets. Pourquoi me serais-je gêné, ajouta le jeune homme avec insolence, dès l’instant où elle accordait de telles privautés à un domestique ?

– C’est votre point de vue, pas le mien. Une chose est certaine : durant le dernier mois, vous avez passé beaucoup de temps à épier lady Ferrals en dépit du fait que vous la poursuiviez de vos assiduités. Votre travail... si satisfaisant n’en souffrait-il pas ?

– En aucune façon ! J’ai surveillé lady Ferrals et son valet mais je n’ai pas passé mon temps derrière eux. Je vous l’ai dit : je désirais faire en sorte que sir Eric découvre lui-même quel genre de femme il avait épousée. Mais dans les derniers temps, elle et son amant faisaient preuve de prudence.

– Bien. A présent, monsieur Sutton, nous allons examiner un autre point de votre situation auprès de sir Eric. Vous travailliez bien, vous aviez sa confiance et, en retour, vous lui aviez voué une sorte de culte, une... affection dépassant de beaucoup les sentiments habituels d’un employé envers son patron...

– C’est vrai. J’aimais profondément sir Eric. La loi s’y oppose-t-elle ?

– Nullement ! Il semble d’ailleurs que vous ayez été payé de retour. Dans son dernier testament dont sa femme est la bénéficiaire, sir Eric vous lègue une somme de... cent mille livres ! Une somme énorme si j’en crois la réaction du public...

Celui-ci, en effet, venait d’émettre un « oh ! » à la fois admiratif et stupéfait.

– Je crois avoir dit qu’il m’appréciait, dit calmement Sutton, et il m’est arrivé de penser qu’il me portait une certaine affection.

– Une certaine affection ? Mais il devait vous adorer pour vous faire un cadeau pareil. Qui ne vous surprend pas, d’ailleurs, on le notera ! Alors moi je me pose une question : vous occupiez une situation agréable sans doute, mais sachant quelle fortune vous tomberait dans les mains à sa mort vous avez fort bien pu être tenté d’en avancer l’heure. Après tout, c’est vous qui vous trouviez le plus souvent dans son bureau, auprès de lui... Subtiliser un instant une petite clef assez simple pour en prendre l’empreinte vous était facile et... Ce fut au tour de sir John d’intervenir.

– Je proteste, mylord ! Mon distingué confrère est en train de faire du roman et tente d’influencer le témoin...

Mais le juge n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche.

– Avec votre permission, mylord, je répondrai moi-même à sir Desmond. J’ai juré de dire la vérité et je vais la dire tout entière. Oui, j’aimais sir Eric et il me rendait mes sentiments ! C’est assez naturel, n’est-ce pas, puisqu’il était mon père !

De nouveau la rumeur du public emplit la salle et l’avocat fut un instant désarçonné. Ses yeux se rétrécirent jusqu’à n’être plus qu’une mince fente grise comme une feuille d’ardoise. À son banc, la presse s’activa.

– Votre père ? Où avez-vous pris cela ?

– Il me l’a appris lui-même. Mieux, il me l’a écrit. J’ai de quoi le prouver largement...

– Comment se fait-il, alors, qu’il ne vous ait pas reconnu ?

– Par respect pour la réputation de ma mère et l’honneur de celui qui devenait mon père. Ils sont morts tous deux à présent... et j’ai juré de dire la vérité. Vous comprenez maintenant pourquoi je l’aimais ? Il ne m’a pas donné son nom mais il ne m’a jamais abandonné. Il a veillé sur moi de loin. J’ai eu les meilleures écoles, Eton, Oxford... lorsque j’ai été diplômé, il m’a pris avec lui...

Sir Desmond tira de sa poche un vaste mouchoir blanc et en épongea les gouttes de sueur qui sourdaient de sa perruque. Il ne s’attendait évidemment pas à cette péripétie qui bouleversait le public et cherchait une parade. Pour s’en donner le temps, il demanda :

– Pouvez-vous nous en apprendre davantage ?

– Sir Desmond, rappela le juge avec une ferme sévérité, vous n’avez pas à poursuivre votre interrogatoire dans une direction qui n’intéresse pas cette affaire. Les raisons pour lesquelles la naissance de ce jeune homme est demeurée secrète ne regardent personne. Je pense que ce serait aller contre les intentions de sir Eric Ferrals de les étaler. À présent, vous pouvez reprendre.

– Pour le moment je n’ai plus de questions, mylord.

John Sutton salua la Cour, le jury, et se retira. À aucun moment son regard n’avait effleuré la tête blonde de l’accusée.

– Eh bien, chuchota Adalbert, voilà du nouveau ! Curieuse famille que celle de ce pauvre Ferrals !

– J’ai bien peur que ça n’arrange pas les affaires d’Anielka, répondit Aldo. Un secrétaire dépité, aigri, haineux pouvait se manipuler, mais un fils ! L’impression a dû être forte sur le jury...

– On verra bien. Attendons la suite !

La suite, ce fut l’interrogatoire du maître d’hôtel et de Wanda. Le premier, Soames, apparut comme le modèle du serviteur discret qui refuse de laisser monter jusqu’à sa grandeur les potins de cuisine.

Aussi ignora-t-il délibérément les relations de lady Ferrals avec le valet polonais.

– Cet homme faisait bien son travail, il était poli et discret. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. D’autre part, ignorant tout de la langue polonaise, il m’était impossible de savoir ce que milady lui disait lorsqu’elle s’adressait à lui.

Interrogé sur les relations entre ses patrons, il se borna à déclarer qu’il y avait, certes, des frictions, des moments tendus mais que ce n’était pas étonnant dans un couple formé d’êtres aussi différents. Quant à la scène violente du dernier soir, il n’en avait rien su.

– Ce qui se passe dans les chambres se situe au niveau des caméristes. Pas au mien !

– Un serviteur modèle ! murmura Morosini. Il ne voit rien, n’entend rien et ne dit rien. On aurait aussi bien pu se passer de lui...

– Wanda sera sûrement plus intéressante. Seulement, Wanda, c’était pour plus tard. Ayant tiré sa montre de son flot de pourpre et d’hermine, sir Edward Collins déclara que l’heure du lunch étant arrivée, une interruption de séance lui semblait souhaitable. Les débats reprendraient à quatorze heures trente.

Heureux d’échapper un temps à l’atmosphère pesante du tribunal, les deux amis choisirent d’aller se restaurer au grill du Savoy. Toujours galant, Aldo proposa d’y emmener lady Danvers mais, après sa pénible prestation, celle-ci avait obtenu d’aller prendre quelque repos. On ne put la retrouver.

En revanche, la sortie du public leur réservait une surprise dont ils se seraient bien passés. Dans le grand hall d’Old Bailey, ils furent rejoints par lady Ribblesdale qui, sans autre préambule, se pendit au bras d’Aldo.

– J’ai été agréablement surprise de vous voir dans la salle, mon petit prince, s’écria-t-elle. J’ignorais que vous étiez revenu. Comment se fait-il que vous ne soyez pas déjà venu me voir ? Je suppose que vous avez rapporté ce que vous m’aviez promis ?

– Je n’ai rien promis, lady Ribblesdale, fit-il en s’efforçant de cacher le déplaisir que lui causaient cette rencontre et cette manie que cette femme avait de l’appeler son petit prince, et c’est heureux car je n’ai rien rapporté non plus. J’avais d’ailleurs l’intention de vous écrire à ce sujet.

Elle s’arrêta net et lâcha son bras pour mieux le fusiller de son regard noir :

– Qu’est-ce que vous venez de dire ? Je n’aurai pas mon diamant historique ?

– Non. À mon grand regret croyez-le, mais lorsque je suis arrivé à Venise sa propriétaire venait de mourir et ses héritiers ne veulent vendre à aucun prix. Il faut les comprendre : voilà des années qu’ils attendent que cette pierre leur tombe dans les mains. J’en suis désolé mais je suis revenu bredouille.

– Bredouille ? ... Qu’est-ce que c’est ?

– Une expression usitée par les chasseurs lorsqu’ils rentrent sans rapporter de gibier. Il vous reste à espérer que Scotland Yard retrouvera bientôt la Rose d’York !

– Peuh ! ... Des incapables ! En ce genre d’affaires, l’enquête devrait être confiée à des femmes. Les bijoux, nous avons un sens particulier pour les dénicher. Nous les... comment dire ? Nous les sentons. Oui, c’est ça, nous les sentons.

– Comme les cochons sentent les truffes ? marmotta Vidal-Pellicorne trop bas pour être entendu.

D’ailleurs, Ava se lançait dans un grand discours sur les étonnantes capacités féminines sans lesquelles ces malheureux hommes ne seraient rien.

– Regardez ma fille ! Elle est toujours en Egypte et je suis certaine que si ce Carter a découvert la tombe de Tou... enfin de ce pharaon, c’est parce qu’Alice était auprès de lui. Le fluide, vous comprenez ?

Seigneur ! pensa Aldo. Si elle le lance sur l’égyptologie, Adal va l’inviter à déjeuner !

Il fut vite rassuré. Tout au contraire, l’archéologue félicita l’heureuse mère de ce jeune génie mais la pria de bien vouloir les excuser : ils étaient attendus pour le lunch.

– Aucune importance ! Nous nous reverrons plus tard ! Mon intention est d’assister au procès jusqu’au bout. Je n’ai encore jamais entendu prononcer une sentence de mort. Ça doit être très excitant...

– Quelle femme impossible ! gronda Morosini lorsqu’ils se furent un peu éloignés. Cette affaire est déjà suffisamment pénible sans qu’il faille encore supporter ces hyènes de salon qui flairent la mort !

– Elle et ses pareilles seront déçues, il faut l’espérer.

– Mais tu n’y crois guère ? Je suis un peu comme toi : les choses ne tournent pas à mon idée...

– C’était seulement la première audience. Rien n’est encore joué.

Pourtant, à mesure que passait le temps, l’espoir alla s’amenuisant. Plusieurs domestiques furent appelés à la barre. Aucun ne chargea Anielka mais à travers leurs témoignages l’atmosphère de mésentente entre les deux époux se faisait plus présente, plus étouffante, en dépit des efforts de sir Desmond qui déployait une extraordinaire énergie. Ce fut pis encore lorsque Sally Penkowski, l’amie d’enfance de Bertram Cootes, fut appelée à témoigner. Aldo comprit alors que les nouvelles charges recueillies contre lady Ferrals, c’était elle qui les apportait.

Ce que Sally avait à dire tenait en peu de mots : une semaine environ avant la mort de sir Eric, elle avait surpris sa maîtresse dans le cabinet de travail. Celle-ci avait ouvert le faux panneau de bibliothèque et se penchait sur la porte de l’armoire frigorifique.

– Était-elle en train de l’ouvrir... ou d’essayer de l’ouvrir ? demanda sir John Dixon.

– C’est ce qu’il m’a semblé mais, quand elle s’est aperçue de ma présence, elle s’est redressée, a refermé le panneau avec un haussement d’épaules et s’est retirée.

– Semblait-elle gênée ?

– Pas vraiment. Elle avait même un petit sourire.

– Miséricorde ! gémit Aldo. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

Sir Desmond, en prenant possession du témoin, se chargea de la réponse.

– Je ne vois pas pourquoi on attache tant d’importance à ce témoignage. Lady Ferrals était chez elle dans toutes les pièces de cette maison et il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’elle ait eu la curiosité d’essayer d’ouvrir ce qui était le jouet préféré de son époux. Sa présence dans le bureau n’a donc rien de surprenant. En revanche, c’est la vôtre, Sally Penkowski, que je trouve curieuse. Vous êtes l’une des femmes de chambre de Grosvenor Square. Comme ce titre l’indique, vous vous occupez des chambres et plus particulièrement du service de lady Ferrals. J’aimerais savoir ce que vous veniez faire dans le cabinet de sir Eric. C’est le département des valets.

Sous la cloche de feutre marron enfoncée jusqu’à ses yeux bleus, Sally – une assez jolie fille d’ailleurs ! – devint très rouge. Elle tordait ses gants entre ses mains, hésitant à répondre.

– Eh bien ? insista l’avocat. Dois-je en conclure que vous espionniez votre maîtresse et, en ce cas, il va falloir nous expliquer pourquoi. Si je m’en tiens au début de votre déposition, elle s’est toujours montrée gentille avec vous ?

– C’est vrai. Et je... je ne l’espionnais pas, je le jure !

– Vous avez déjà juré une fois. Alors que faisiez-vous ?

– Je... je cherchais Stanislas...

– Celui, tout au moins, que vous connaissiez sous ce nom ? Pourquoi ?

Nouvelle hésitation de Sally qui, finalement, se décida :

– Eh bien... j’avoue que j’avais beaucoup de sympathie pour lui... et même de l’amitié...

– Et même un peu plus ?

– Je... je ne sais pas mais il faut comprendre : c’est un Polonais, comme moi...

– Vous n’êtes pas polonaise. Votre mère était galloise.

– Chez nous ça ne comptait pas ! Seul, le père comptait qui nous avait appris à aimer la Pologne et à parler sa langue. Voyant arriver un compatriote, j’ai été heureuse de pouvoir parler avec lui. Oh, il ne faisait pas très attention à moi. J’ai bien vu qu’il était d’une condition supérieure au travail qu’on lui avait donné... Toujours est-il que je cherchais les occasions de le rencontrer...

– Si c’était pour parler polonais vous aviez aussi Wanda, la femme de chambre particulière de lady Ferrals ?

– Oh, ce n’était pas facile de causer avec elle. Miss Wanda n’aimait pas cela et se montrait plutôt sévère. Stanislas, ce n’était pas pareil...

– On s’en doute : c’était un homme et même un jeune homme. Devons-nous comprendre qu’en pénétrant chez sir Eric, ce jour-là, vous espériez le rencontrer ? C’est pour le moins bizarre.

– Pas du tout ! protesta Sally soudain vexée. Je remontais des cuisines où j’étais allée reporter le plateau de milady... et boire une tasse de thé quand j’ai vu la porte du bureau ouverte ; j’ai entendu du bruit...

– La contemplation d’une porte n’a rien de bruyant.

– Non... mais il m’avait semblé apercevoir la silhouette de Stanislas. Alors je suis entrée... Je n’ai rien de plus à dire !

– Il faudra bien nous en contenter. Je vous remercie.

La jeune Penkowski allait se retirer quand s’éleva la voix calme d’Anielka.

– Cette fille ment ! J’ignore dans quel but, mais elle ne m’a jamais rencontrée dans l’appartement de mon époux.

Le juge prit la parole :

– Vous infirmez cette déclaration ?

– Tout à fait. D’ailleurs l’invraisemblance de ce qu’elle vient de dire devrait être évidente.

– Comment cela ?

– Pour n’importe quelle maîtresse de maison tout au moins. Ainsi, alors que je me trouve dans la bibliothèque, je vois entrer cette fille et je me contente de sortir... comment a-t-elle dit ? ... avec un petit sourire ? En vérité cette histoire est risible : c’est elle qui aurait dû sortir après que je lui aurais demandé ce qu’elle cherchait là où elle n’avait que faire. Ainsi aurait agi n’importe quelle femme de mon rang en face d’une domestique...

Un murmure typiquement féminin mais approbateur parcourut la salle. Le juge le laissa mourir avant de prendre la parole :

– Que s’est-il passé alors ?

– Rien du tout, mylord, puisque ce n’est pas moi qu’elle a vue... mais bien celui qu’elle désirait rencontrer.

– Et qui n’est pas là pour trancher la question ! fit sir John.

– Ce n’est pas ma faute ! dit Anielka.

– En êtes-vous bien certaine ? Depuis votre arrestation, vous n’avez cessé d’assurer que vous croyiez à l’innocence de votre compatriote, même après une fuite cependant suspecte.

– Cet homme possédait de faux papiers. Il est normal qu’il ait eu peur d’un interrogatoire. De toute façon, il ne s’agit pas pour l’instant d’établir sa culpabilité ou la mienne, mais bien de savoir qui Sally Penkowski a vu dans le cabinet de travail. Et ce n’était pas moi !

Avec la permission du juge, la jeune camériste fut remise sur la sellette par sir Desmond, mais il fut impossible de l’amener à changer quoi que ce soit dans son témoignage.

– J’ai juré sur le livre saint, dit-elle, et je ne veux pas aller en enfer pour avoir menti ! Je n’ai dit que la vérité !

Ce fut la dernière audition. Après la sortie de Sally, sir Desmond ayant remarqué l’extrême pâleur de sa cliente, demanda que l’on veuille bien surseoir à la suite des débats. Le juge se rangea volontiers à son avis. On reprendrait le lendemain à dix heures. L’accusée quitta son box pour regagner sa prison tandis que la salle se vidait lentement.

Pensant que l’atmosphère paisible de leur demeure ferait tous les biens du monde à Aldo après cette rude journée, Adalbert voulut l’entraîner mais celui-ci résista.

– Un instant ! J’aimerais dire un mot au jeune Bertram...

– Qu’est-ce que tu espères ?

– Je voudrais qu’il me parle un peu de son amie Sally. C’est bien son amie d’enfance ?

– Oui, mais que veux-tu en tirer ?

– On verra bien !

Il ne fut pas très facile d’arraisonner Cootes qui se ruait hors du tribunal avec l’ardeur d’un voilier qui prend le vent mais, outre une poigne solide, Morosini détenait des arguments plutôt sensibilisants.

– Venez donc dîner avec nous, cher ami, dit-il au journaliste en refermant sur son bras des doigts d’acier. Ensuite, si je suis content de vous, vous pourriez l’être aussi de moi. A moins que la perspective d’une vingtaine de livres dans votre poche ne vous soit indifférente ?

– J’aimerais bien mais... j’ai un papier à téléphoner à mon journal... Vous comprenez, Peter Larke est malade et je le remplace. Une veine !

– Nous avons le téléphone... et de quoi écrire ! Sans compter un vénérable whisky !

– Bon, je vous suis ! « L’espérance d’une joie est presque égale à la joie qu’elle donne... » Richard II, acte... mais si vous me faites rater mon article j’en veux davantage !

– Si vous êtes raisonnable, vous ne raterez rien ! Durant le trajet en voiture, Aldo n’ouvrit pas la bouche mais à peine installé au salon, il attaqua tandis qu’Adalbert remplissait les verres.

– Cette Sally Penkowski est bien votre amie ?

– Nous nous connaissons depuis l’enfance mais...

– Est-ce qu’elle aime l’argent ?

– Comme tout le monde, je pense, mais vous savez, « l’or est pour l’âme des hommes un... ».

– Abandonnez Shakespeare ou je ne vous donne pas un penny ! À votre avis, combien faudrait-il lui donner pour qu’elle change son témoignage ?

– Changer son témoignage ? s’écria Adalbert. Mais c’est impossible, voyons ! Tu es fou !

– Pas du tout ! Je ne sais pas quel but elle poursuit mais je suis persuadé que cette fille ment et que c’est lady Ferrals qui dit vrai ! Quant à changer ses propos, c’est l’enfance de l’art pour une femme : une crise de repentir, des regrets sincères et comme explication le désir effréné de libérer de tout soupçon celui qu’elle aime. Car il est évident qu’elle aime Ladislas. Et je ne suis pas loin de penser que c’est la véritable explication d’un témoignage aussi abracadabrant...

– Tu as peut-être raison, soupira Vidal-Pellicorne mais, si c’est le cas, elle ne se laissera pas acheter.

– Même pour mille livres ? L’importance de la somme fit sursauter les deux hommes qui écoutaient Morosini. Puis Adalbert protesta :

– J’avais raison : tu es fou !

– Peut-être mais je veux la sauver, tu m’entends ? Je veux la sauver à tout prix. Alors Bertram, mon bon, vous allez filer voir votre petite amie. Voilà votre argent à vous. Si vous savez vous montrer convaincant vous en aurez encore...

Mais quand le journaliste revint, une heure plus tard, il était tout déconfit :

– Rien à faire ! dit-il sobrement. Sally déteste lady Ferrals en qui elle voit une rivale. Une condamnation ferait son bonheur.

– Et toi, grogna Adalbert en pointant sur son ami un doigt accusateur, tu risques à présent de te retrouver sur la paille humide des cachots pour tentative de corruption de témoin...

– Non, coupa Bertram, et cela pour deux raisons. Sally ignore de qui j’étais le messager et... je lui ai fait cadeau des vingt livres...

– Vous avez bien fait ! Il ne me reste plus qu’à vous les rendre...

– Merci bien ! Maintenant je file m’occuper de mon article. À demain !

Cette nuit-là, Aldo ne dormit guère. Assailli de craintes que le silence nocturne amplifiait, il s’attarda au salon, fumant cigarette sur cigarette, affalé dans l’un des fauteuils ou arpentant le tapis de long en large. Big Ben avait sonné deux heures depuis longtemps quand il alla se jeter sur son lit. Pour sa part, Adalbert était allé se coucher sans états d’âme.

Le lendemain, en se rendant au palais de justice après avoir avalé force tasses de café, Aldo se sentait d’humeur noire tandis qu’Adalbert gardait un silence prudent. Cependant, au bout d’un moment, celui-ci ne put se retenir plus longtemps.

– Tu n’as pas remarqué quelque chose de bizarre hier ?

– Où ça ? À Old Bailey ?

– Oui. Pas un instant je n’ai aperçu le comte Solmanski. Comment se fait-il qu’il n’assiste pas au procès de sa fille ?

– Ce doit être une rude épreuve pour cet homme sensible, ironisa Morosini. Il doit préférer brûler des cierges et prier... à moins qu’il ne se désintéresse du sort de sa fille coupable d’avoir fait cavalier seul sans attendre ses directives ?

– Peut-être. On verra bien s’il est là aujourd’hui.

Mais ils eurent beau scruter la salle une fois les portes refermées, il leur fut impossible d’y détecter le visage sévère et le monocle de celui qu’ils cherchaient.

Anielka n’avait pas dû beaucoup dormir elle non plus. Son visage était plus pâle que la veille et ses beaux yeux cernés. Elle n’en était que plus touchante mais l’impression de fragilité accrue qu’elle donnait fit frémir Aldo.

Le premier témoin appelé fut Wanda. Son apparition dans la chaire des dépositions n’eut rien de rassurant. Vêtue de noir mais agitant par précaution un mouchoir blanc aussi vaste qu’un drapeau de parlementaire en temps de guerre, elle était l’image même de la désolation. Et, de fait, quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour se lancer dans une apologie passionnée de sa « petite colombe » appuyée sur un solide fond de dénigrement du défunt Eric Ferrals. Ce qui, évidemment, était la dernière chose à faire.

– Seigneur, pria Aldo entre ses dents, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge...

– Ça tu peux le dire, chuchota Adalbert. Regarde un peu sir Desmond ! Je n’aurais pas cru qu’un homme puisse transpirer à ce point !

Ce fut pis encore lorsque l’avocat de la Couronne entama le chapitre Ladislas. Wanda, alors, devint lyrique : elle conta les attendrissantes et virginales amours de sa maîtresse et d’une sorte de héros de la liberté polonaise sorti tout cru de son imagination, décrivit sa colère et son désespoir en la découvrant mariée à un homme ayant fait sa fortune avec la mort des autres, son besoin de l’aider, de la protéger...

– Je veux bien vous croire, coupa sir John, mais j’aimerais savoir s’il était son amant.

– Sûrement pas ! fit Wanda catégorique. Je ne vois pas quand cela aurait pu se faire : j’étais avec elle toute la journée !

– Et la nuit ? Est-ce que vous dormez bien ? Un sourire béat s’épanouit sur le large visage.

– Oh oui, Votre Honneur, très bien ! Je vous remercie, j’ai un sommeil de bébé !

La salle éclata de rire et le juge lui-même se permit un vague sourire. Sir John se contenta de hausser les épaules.

– Bien. Dans ce cas continuons ! Si je vous entends bien, ce Ladislas ne pouvait que haïr sir Eric puisqu’à vous entendre il rendait sa jeune femme malheureuse. Avez-vous une idée de la façon dont il entendait la protéger ?

– Je crois qu’il voulait l’enlever pour la ramener au pays, mais les choses ont mal tourné et je pense qu’il s’est vu obligé de tuer ce mauvais mari !

– ... après quoi, son coup fait, il disparaît sans laisser d’adresse en abandonnant celle qu’il aime à la justice ? Ça ne vous paraît pas un peu anormal tout ça ?

– Si, et je ne cesse de prier Dieu et la Vierge de Czestochowa de le ramener afin qu’il puisse apporter toute la lumière et libérer celle qu’il aime tant ! Mais peut-être est-il malade ? Peut-être lui est-il arrivé quelque chose...

– Peut-être est-il reparti pour la Pologne ?

– Non. Je n’en crois rien ! O Ladislas Wosinski, où que tu sois, tu dois m’entendre ! Celle qui est ici court un grand danger et si tu ne venais pas tu manquerais à toutes les lois de la chevalerie, de l’amour, de la générosité. Tu offenserais le Dieu tout-puissant...

Partie comme elle était, il fallut la faire taire. Sir Desmond, découragé, renonça au contre-interrogatoire mais demanda que sa cliente soit appelée à la barre. Il était temps de remettre les pieds sur terre.

En dépit de son évidente lassitude, Anielka prêta serment d’une voix ferme et posa sur ceux qui allaient l’interroger un regard calme où s’attardait même une lueur amusée.

– Lady Ferrals, commença son avocat, êtes-vous d’accord avec la déposition que nous venons d’entendre ?

– Si étrange que cela puisse paraître, je suis d’accord en partie. Je veux dire qu’il y a beaucoup de vrai dans les propos de Wanda bien qu’elle ait exprimé sa vérité à elle...

– Que voulez-vous dire ?

– Que Wanda ne changera jamais. Qu’elle garde et gardera sans doute jusqu’à son dernier jour une âme simple et bonne, fortement attachée à notre terre natale mais aussi à ses rêves. Quand elle dit que j’ai aimé Ladislas Wosinski, avant mon mariage, c’est la vérité pure et j’ai souffert de devoir obéir à mon père en épousant sir Eric. Mais cet amour n’existait plus lorsqu’il est venu vers moi dans Hyde Park où je faisais à cheval ma promenade quotidienne.

– Gela signifie qu’il n’était plus question d’amour ?

– Pensez-vous qu’il puisse encore en être question lorsque celui que vous avez aimé se change en maître chanteur ? Ladislas a exigé d’entrer au service de mon époux. Si je ne l’aidais pas, il lui ferait parvenir les lettres que j’avais eu l’imprudence de lui écrire lorsque nous étions tous deux à Varsovie.

– Compromettantes à ce point ?

– Terriblement quand on considère le caractère violent de mon défunt époux et surtout sa jalousie. Ce que j’écrivais reflétait trop bien ce que j’étais pour Ladislas avant de me marier : sa maîtresse. Mais ce... détail, Wanda ne l’a jamais su. Elle est incapable de comprendre que l’ardeur de la jeunesse puisse entraîner à de vraies folies. Surtout moi qu’elle appelle si volontiers sa « petite colombe »...

– Cependant, lors de votre mariage, votre époux a dû s’apercevoir que...

– Que je n’étais plus vierge ? lança la jeune femme avec sa façon bien personnelle de dire les choses crûment. Non, il ne s’est aperçu de rien parce que la consommation de mon mariage, qui a d’ailleurs eu lieu la veille de la cérémonie religieuse, n’était rien d’autre qu’un viol. Sir Eric était si pressé de me faire sienne qu’il m’a forcée en dépit de ma résistance. Me croyant pure, ces lettres eussent été désastreuses pour la suite de notre vie commune.

– Vous teniez tant à le garder pour époux en dépit de sa conduite brutale ?

– Mais oui. Il s’était racheté depuis en risquant sa vie pour me tirer des griffes des auteurs de mon enlèvement au soir de mes noces. Je ne pense pas qu’il faille vous raconter cela ?

– Non. Les journaux d’ici, relayant la presse française, en ont beaucoup parlé. Donc vous ne haïssiez pas sir Eric ?

– En aucune façon. Il savait se montrer charmant et il m’adorait...

– Voudriez-vous, en ce cas, expliquer la phrase surprise par Mr. Sutton ? C’était... Il prit un papier posé devant lui et lut : « Si tu veux que je t’aide, il faut d’abord que je sois libre. Aide-moi d’abord, toi le premier... »

– Il n’y a rien à expliquer. Mr. Sutton a inventé ces mots comme il a inventé mes relations adultères avec Ladislas.

– Tout est faux ?

– Tout. Gomment aurais-je pu m’abandonner à un homme qui faisait peser sur moi une terrible menace, qui m’a obligée à lui remettre une partie de mes bijoux et qui, même, m’avait menacée de mort s’il lui arrivait quelque chose de fâcheux pendant ou après son séjour chez nous ? Il parlait de ses compagnons cachés, de leur impitoyable détermination. Il me faisait peur, voilà tout. Ladislas ne se serait pas risqué à cela. J’étais très surveillée et mon époux l’aurait tué sans hésitation. Mr. Sutton a tout inventé et je comprends maintenant pourquoi. Apprendre qu’il est mon beau-fils ne me cause aucune joie, mais à travers ce que nous avons entendu hier, bien des choses concernant la mort de mon mari pourraient s’expliquer, à commencer par la disparition du sachet ayant prétendument contenu de la strychnine...

Le juge, à cet instant, intervint :

– Puis-je vous rappeler, lady Ferrals, que Mr. Sutton a déposé sous la foi du serment ? Tout comme vous-même ?

– Il est évident que l’un des deux ment, se hâta de répondre sir Desmond. Et je sais bien qui. C’est à moi que va revenir l’honneur de confondre celui dont la douleur excessive m’est apparue comme suspecte depuis le début de cette affaire...

– Je proteste, mylord ! s’écria l’avocat de la Couronne. Mon distingué confrère n’a pas le droit...

– J’allais l’en informer moi-même, sir John ! Les dernières paroles de sir Desmond ne seront pas inscrites au rôle et le jury n’a pas à en tenir compte ! Revenons à vous, lady Ferrals ! Vous maintenez que, depuis son arrivée à Grosvenor Square, vous n’avez jamais entretenu de relations... intimes avec Ladislas Wosinski ?

– Jamais, mylord ! Je le répète, il ne restait rien de nos amours passées et c’est seulement par crainte que j’ai accepté de le faire entrer au service de mon mari.

– Bien. Reprenez, sir Desmond !

– Merci, mylord ! Lady Ferrals, si vous nous parliez de ce que Wosinski espérait obtenir en se glissant sous l’habit d’un valet ? Je pense qu’il a dû vous en informer.

– En effet. Il voulait de l’argent mais surtout des armes. Il est bien évident que je ne pouvais lui en fournir, mais il espérait parvenir à surprendre certains renseignements concernant les fournisseurs de mon époux et peut-être certaines filières. Pardonnez-moi, je ne suis guère au courant de ce genre d’affaires... ni d’aucune autre d’ailleurs. Aussi, j’ai espéré obtenir qu’il s’éloigne en lui offrant quelques-uns de mes bijoux. J’en possédais beaucoup, mon époux s’étant toujours montré généreux envers moi...

– Nous voulons bien le croire mais en agissant ainsi, ne preniez-vous pas un risque sérieux ? Gomment auriez-vous expliqué à sir Eric la disparition de ces pièces représentant certainement une grande valeur ?

– Je vous avoue que je n’y songeais pas. J’avais tellement peur ! Ladislas me terrifiait...

– Et Sutton ? Vous n’en aviez pas peur ?

– Non. Je savais le remettre à sa place. Je ne perdais pas l’espoir de m’en débarrasser un jour, puisque j’ignorais qui il était.

– Et si vous l’aviez su, qu’auriez-vous fait ? Les yeux d’Anielka s’emplirent de larmes et elle tordit entre ses mains le mouchoir qu’elle venait de prendre dans sa manche.

– Je n’en ai aucune idée... Peut-être me serais-je enfuie. L’idée m’en était déjà venue. Mon père et mon frère se trouvaient en Amérique. Lorsque mon époux est mort, je songeais à demander la permission de les rejoindre à l’occasion du mariage de mon frère. J’étouffais dans notre maison entre les menaces de Ladislas, les entreprises sournoises de John Sutton et... il faut bien le dire... les exigences incessantes d’un mari qui à certains moments semblait devenir fou.

– Il vous aimait trop ?

– On peut le dire ainsi.

– Aviez-vous fait part à quelqu’un de ce désir d’évasion ?

– Non. Pas même à Wanda qui m’est cependant dévouée. Pourtant, au soir du drame, j’étais décidée à lui en parler à notre retour du Trocadero. J’avais subi un moment auparavant une scène pénible... sur laquelle Mr. Sutton s’est appuyé pour étayer son accusation.

– En effet. Il vous aurait entendu dire : « Il faudra que cela finisse. Je ne vous supporte plus ! ... »

– Je ne vois pas comment il aurait pu m’entendre à moins d’être caché sous mon lit ou derrière les rideaux. Cette scène a eu lieu toutes portes closes et ma chambre est vaste. En outre, je n’ai jamais prononcé cette phrase...

– Sir Desmond, intervint le juge, ne pensez-vous pas qu’il serait bon d’entendre à nouveau Mr. Sutton ? Il semble que nous nous engagions dans un chemin de plus en plus obscur tant il est difficile de trancher entre lady Ferrals et son accusateur.

– Je ne demande pas mieux, mylord. Encore que je voie mal ce que nous pourrions obtenir en fait d’éclaircissement...

– Si sir John est d’accord, je pencherais volontiers... allons, que se passe-t-il encore ?

L’un des shérifs d’Old Bailey venait d’entrer avec une évidente agitation. Il se dirigeait vers l’avocat de la Couronne mais, s’entendant interpeller, il s’immobilisa au milieu de la salle.

– Avec votre permission, mylord, le chef superintendant Warren demande à être entendu par la Cour. Sur-le-champ !

Le juge réussit l’exploit de hausser un sourcil plus haut que l’autre.

– Sur-le-champ ? Peste ! Il doit y avoir urgence... Priez donc le chef superintendant de venir jusqu’ici !

Warren, plus ptérodactyle que jamais avec sa mine des mauvais jours, fit une entrée quasi sensationnelle qui mit debout la moitié de la salle et la totalité des galeries. Il commença par prier la Cour de bien vouloir excuser une intrusion aussi peu protocolaire, mais l’information qu’il apportait lui semblait de nature à ne souffrir aucun délai.

– La police de Whitechapel vient de nous avertir qu’alertée par un coup de téléphone anonyme, elle a découvert le corps de Ladislas Wosinski qui s’est donné la mort par pendaison.

La rumeur soudaine du public fut dominée par un cri de femme :

– Non ! Oh non ! Ce n’est pas possible !

On dut emporter Sally Penkowski, prise d’une véritable crise de nerfs, ce qui ajouta à l’émotion générale. Sur le rappel à l’ordre énergique du juge, un profond silence s’ensuivit. Dans le box des témoins, Anielka, plus pâle que jamais, ressemblait à une statue de cire. Chacun retenait son souffle. Ce fut sir Edward Collins qui reprit l’initiative :

– Un suicide ?

– Il semble bien, mylord. On a trouvé cette lettre sur la table de la chambre. Elle est adressée à Scotland Yard.

– Puis-je en prendre connaissance ?

Le juge chaussa ses lunettes et parcourut le message au milieu d’un nouveau silence. Il déclara :

– Mesdames et messieurs du jury, je vais vous donner connaissance de cette lettre qui apporte à ce procès un élément d’une grande importance. Écoutez plutôt : elle est rédigée en anglais.

« Avant de quitter ce monde où j’ai failli à tous mes devoirs envers celle que j’aime comme envers mes frères d’armes, je tiens à déclarer que la mort de sir Eric Ferrals, survenue au soir du 15 septembre dernier, n’est imputable qu’à moi seul. C’est moi qui ai versé la strychnine dans le récipient où se forme la glace dans l’armoire frigorifique dont j’ai pu, sans difficulté, faire exécuter une clef d’après un moulage à la cire. Pris à mon propre piège, je me suis aperçu que je ne supportais plus de voir souffrir lady Ferrals du fait de son époux et du fait de mes insistances personnelles. Je ne regrette pas d’avoir tué sir Éric – l’homme ne méritait pas de vivre – et pas davantage de quitter une vie qui ne me fut guère favorable. J’emporte au moins la certitude de mettre un terme au cauchemar que vit ma bien-aimée. Que Dieu et elle veuillent bien me pardonner ! »

Sa lecture achevée, le juge agita un instant la lettre en s’adressant à Warren :

– Auriez-vous une raison de croire que cette lettre ne soit pas de la main du défunt ?

– Aucune, mylord ! Nous avons trouvé quelques papiers écrits en polonais et que nous faisons traduire en ce moment. Ils sont bien de la même main...

– Rien non plus permettant de croire que l’on ait pu... aider cet homme à se suicider ?

– Le corps ne porte aucune trace de violence.

– Dans ce cas...

– Eh bien ! murmura Vidal-Pellicorne, voilà de la belle littérature ! Qu’en penses-tu ?

– Rien ! Je suis désorienté : cela ressemble assez peu à l’homme que j’ai rencontré l’autre soir. Qu’a-t-il pu se passer pour amener une si tragique volte-face ?

– On pourrait dire que les voies de Dieu sont impénétrables. Le comte Solmanski va sûrement attribuer ce miracle à ses prières. Il doit être en ce moment en pleine action de grâce !

– Il n’en a pas l’air, dit Morosini. Tu peux le voir d’ici : il est au quatrième rang sur notre gauche.

– Il est là ? Je ne l’ai pas vu arriver.

– Moi si. C’était pendant l’espèce de confusion qui a précédé l’arrivée de Warren...

Le comte se tenait très droit sur son banc, ses yeux trop pâles fixés sur sa fille qui pleurait sans retenue. Sur l’ordre du juge, l’une des gardiennes vint la chercher et la ramena dans son box où sa collègue et elle-même s’efforcèrent de la réconforter.

La fin de l’audience fut ce qu’elle devait être. Sir Desmond demanda que l’accusation abandonne la cause. A quoi sir John Dixon consentit avec grâce après consultation du jury dont le chef se rangea à l’avis général.

Il ne restait plus au juge qu’à prononcer la relaxe de lady Ferrals que l’on ramena au sous-sol au milieu d’un brouhaha indescriptible. Une demi-heure plus tard, soutenue par son père, elle s’engouffrait dans une Rolls noire dont le chauffeur eut toutes les peines du monde à fendre la foule dense qui se pressait à la sortie d’Old Bailey. Mêlés aux inconnus et aux photographes de presse, Morosini et Vidal-Pellicorne assistèrent à ce départ qui ne ressemblait pas vraiment à un triomphe. Sauf peut-être pour Solmanski dont le profil hautain était apparu un instant derrière la glace de la voiture.

– Le voilà content ! remarqua Adalbert. Et surtout riche ! Sa fille va pouvoir toucher un superbe héritage...

– Vous pouvez me faire confiance pour lui mettre des bâtons dans les roues, fit près des deux hommes la voix de John Sutton. Je suis toujours en charge des affaires et des secrets de mon père... Il faudra compter avec moi !

– Admettez-vous enfin que vous vous êtes trompé en l’accusant ? demanda Aldo.

– En aucune façon. Ce que j’ai vu et entendu, je l’ai vu et entendu. Je suis toujours certain que c’est elle la meurtrière. Et j’arriverai bien à le prouver un jour.

Il disparut dans la foule, suivi des yeux par Adalbert qui semblait soucieux :

– Je suis un peu comme lui, confia-t-il. Ce suicide trop opportun ne me satisfait pas. Et toi ?

– Tu es bien un fouilleur de nécropole, fit Aldo avec sa bonne humeur retrouvée. Gesse donc de chercher la petite bête ! J’ai toujours cru Anielka innocente et maintenant elle est libre ! Viens ! On va fêter ça !

Les deux hommes s’éloignèrent. Autour d’eux, la foule se dispersait.

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