Deuxième partie

LE SANG DE LA ROSE

Automne 1922

Chapitre 8 Un appel au secours...


L’odeur suave du café de Cecina emplissait le salon des Laques où Aldo achevait de déjeuner en compagnie de sa cousine Adriana. Comme toujours, le repas avait été une réussite : heureuse de retrouver un maître qu’elle appelait toujours son « petit », la cuisinière des Morosini donnait libre cours à son talent inspiré, et ses plats comme son café venaient d’atteindre au sublime. Pourtant Morosini n’arrivait pas à éprouver l’euphorie que lui procurait habituellement la bonne chère. Tout en remuant dans une minuscule tasse de porcelaine française l’onctueux breuvage, il gardait sur sa cousine un œil chargé d’un orage qui, du gris-bleu, le faisait passer au vert : pour la première fois, Adriana refusait de lui rendre service.

La veille, il s’était rendu à l’Ospedale San Zanipolo dans l’espoir d’en ramener Guy Buteau, opéré maintenant depuis une dizaine de jours, mais le chirurgien avait émis le désir de garder son malade quarante-huit heures de plus pour certaines vérifications : tout irait bien ensuite si l’ancien précepteur acceptait de se montrer raisonnable et de vivre une convalescence de trois bonnes semaines avant de reprendre une activité normale.

Cela ne faisait pas du tout l’affaire de Morosini qui allait devoir fermer sa maison pour se rendre aux deux ventes importantes annoncées à Milan et à Florence à quelques jours d’intervalle. Cependant, il s’était bien gardé de montrer son souci à son ami Guy déjà suffisamment désolé. Le départ de Mina lui avait donné un choc et, sachant d’expérience quel travail attentif exigeait l’un des magasins d’antiquités les plus fameux d’Europe, il s’était inquiété.

– Comment allez-vous vous y prendre, Aldo ? Il y a les deux vacations où je devais me rendre, et puis nous avons aussi le señor Montaldo qui nous arrive de Carthagène pour la parure mongole que nous avons achetée il y a trois mois...

– Ne vous tourmentez pas ! Je vais faire appel à ma cousine Adriana. Ce ne sera pas la première fois qu’elle gardera la boutique et elle saura très bien s’arranger du señor Montaldo. Elle le séduira et arrivera peut-être même à lui vendre d’autres pièces.

Ce bel optimisme ne dura guère : juste le temps de se mettre à table avec Adriana. Dès les premiers mots, celle-ci arrêta son cousin.

– Désolée, Aldo, mais je pars pour Rome après-demain !

– Pour Rome ? Ne me dis pas que tu vas rejoindre la troupe des thuriféraires du signor Mussolini ?

Dans les derniers jours d’octobre 1922, l’Italie vivait une transformation profonde, rendue nécessaire par l’état d’anarchie dans lequel le pays vivait depuis la guerre, un état devant lequel le roi Victor-Emmanuel III se trouvait dépassé. Des anciens combattants réduits à la misère et au chômage, une petite bourgeoisie ruinée par la chute de la monnaie et une agitation ouvrière sans cesse grandissante faisaient lever à l’horizon le spectre du bolchevisme. Un homme, alors, était apparu, un instituteur fils de paysans romagnols et devenu journaliste, un ancien combattant en qui s’était ancrée l’idée qu’une nation armée et mobilisée représenterait le meilleur exemple pour une communauté démocratique. Et, le 23 mars 1919, Benito Mussolini fondait à Milan les premiers « faisceaux » de combat, composés d’anciens soldats pourvus d’aspirations plutôt antinomiques où tentaient de se rejoindre le nationalisme pur et dur et un vague socialisme républicain. L’uniforme de ces « fascistes » était la chemise et le calot noirs, leur arme préférée la violence, et pourtant devant eux les foules se levaient en masse, avides d’un ordre oublié depuis longtemps et animées d’une brûlante envie de voir l’Italie, si affaiblie, se relever pour retrouver l’éclat perdu et la puissance de la Rome antique.

Au congrès de Naples, celui qui se faisait appeler le Duce se sentit assez fort pour réclamer la dissolution de la Chambre et sa propre participation au pouvoir. Ensuite, il organisa la marche sur Rome (27-29 octobre 1922). Le roi, peut-être, aurait pu stopper l’avancée de ces furieux trop populaires, mais il aurait fallu faire donner l’armée, proclamer l’état de siège, et Victor-Emmanuel s’y refusa. Le 30 octobre, il demandait à Mussolini de former le nouveau gouvernement et le Romagnol troqua sa chemise noire pour la jaquette, le pantalon rayé et le chapeau haut de forme.

Naturellement, les intellectuels, de gauche ou moins à gauche, les hommes de pensée libre, l’Église et les classes élevées de la société ne voyaient pas sans une certaine inquiétude le pouvoir tomber aux mains de gens dont il n’était pas difficile d’imaginer qu’ils comptaient instaurer une dictature aussi rude peut-être que celle des Soviets. Pourtant ils étaient assez nombreux, par patriotisme et regrets de la grandeur passée, à accorder le bénéfice du doute à ce Mussolini qui se voulait sorti vivant d’une légende césarienne. Cependant, Mussolini jouait sans faiblir le jeu de la légalité. On put voir ses milices se rendre en cortège au Quirinal pour y rendre hommage au roi puis déposer une couronne au monument du Soldat inconnu, enfin assister en l’église Santa Maria degli Angeli, avec le nouveau gouvernement, à une messe de requiem que présidaient le roi et la reine. Oui, tout cela était beau, noble, pompeux, grandiloquent même, et le prince Morosini n’aimait pas la grandiloquence. Pas plus que le faciès brutal, vulgaire et arrogant, du nouveau maître. Déjà on parlait d’émeutes jugulées dans le sang, d’étudiants emprisonnés, malmenés, de descentes d’une police parallèle qui, trop sûre d’un pouvoir qu’elle voulait total, dressait des listes, établissait des fiches pour mieux surveiller ceux qui feraient mine de respirer sur un autre rythme.

Et puis, Aldo croyait encore entendre, au fond de sa mémoire, la voix grave de Simon Aronov dans les souterrains de Varsovie : « Sachez qu’un ordre noir va bientôt se lever sur l’Europe, une antichevalerie, la négation forcenée des plus nobles valeurs humaines. Il sera, il est déjà l’ennemi juré de mon peuple qui aura tout à craindre de lui... à moins qu’Israël ne puisse renaître à temps pour l’éviter... » Gomment ne pas croire à une similitude, à une étrange prémonition du gardien du pectoral ? Alors, sans même le connaître, il savait qu’il détestait ce Mussolini parce que d’instinct il s’en méfiait.

Le sarcasme contenu dans sa dernière phrase fit ouvrir de grands yeux surpris à la comtesse Orseolo.

– Ne me dis pas qu’à cet instant où il rassemble le pays tu lui es déjà hostile, Aldo ? Que vous n’ayez aucune affinité, je n’en doute guère, mais c’est le but poursuivi qu’il faut voir. Cet homme ne veut que la grandeur de l’Italie. C’est un patriote, comme toi. Il s’est bien battu, comme toi.

– Moi, je me suis battu contre l’ennui dans mon nid d’aigle autrichien où j’étais prisonnier ! Remarque : j’admets volontiers que l’Italie était en train de se dissoudre, de s’écrouler sous les coups de la corruption et des appétits communistes, qu’il était grand temps qu’un homme se lève pour tenter de remettre un peu d’ordre dans notre pagaille. Mais je n’ai pas l’impression que celui-ci soit le bon. Ce que j’apprends de ses méthodes ne m’inspire pas confiance.

– Tu y viendras, crois-moi ! J’ai des amis qui le connaissent et crient au génie. Cependant, si je vais à Rome ce n’est pas pour le voir ou tenter de l’approcher : c’est pour Spiridion.

– Ton valet de chambre ?

– Je dirais plutôt mon majordome. Il possède – je ne sais si je te l’ai dit – une voix admirable mais qui a besoin d’être travaillée, amplifiée, menée à sa perfection. Il a un grand avenir devant lui et je me dois de l’aider à réussir. J’ai obtenu pour lui une audition chez le maestro Scarpini et, naturellement, je l’emmène. Si Scarpini s’intéresse à lui, Spiridion pourra espérer chanter sur les plus grandes scènes lyriques et moi j’aurai le bonheur d’avoir découvert une nouvelle étoile.

L’enthousiasme un peu délirant qu’elle manifestait déplut à Morosini qui ne put résister au malin plaisir de jeter de l’eau sur ce feu trop brûlant à son gré :

– Et les leçons, qui va les payer ? Il ne doit pas les donner, ton Scarpini ?

– Non, bien sûr, c’est moi qui vais m’en charger.

– Tu en as les moyens ?

– Ne t’en soucie pas. Grâce à toi et... à certains placements judicieux, je n’ai plus de problèmes d’argent. Je peux sans me gêner préparer l’avenir de Spiridion. Il me le rendra d’ailleurs au centuple.

– A condition que ça marche ! Les très grandes voix sont rares, même chez nous. Tu risques de faire un sérieux trou dans ton budget et c’est pourquoi tu ferais peut-être bien de reconsidérer ma proposition d’assistante. Ton voyage à Rome ne me paraît pas un obstacle infranchissable : tu emmènes ton Grec, tu le présentes. Si on s’intéresse à lui tu le laisses, et s’il essuie un échec tu le ramènes en attendant une autre occasion et voilà tout ! Je te paierai, tu sais ?

Adriana arrangea la voilette qui enrobait son minuscule chapeau, lissa ses gants, croisa et décroisa ses jambes toujours fort belles, et finalement sourit d’un air un peu gêné.

– Je te connais trop pour en douter et j’aimerais pouvoir t’aider, mais pour l’instant c’est impossible. Je ne peux pas laisser Spiridion seul à Rome : il n’y connaît personne ; il serait perdu...

– Ce n’est pas un gamin et il n’a pas la tête de quelqu’un qui se perd facilement ! grogna Morosini évoquant le profil de médaille, l’air arrogant et la silhouette musclée du Corfiote. Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ?

– Non. Outre que tu ne le connais pas, tu as toujours eu, pour lui, un préjugé défavorable. En réalité, quand je m’éloigne de lui il ne fait que des sottises, tout comme un enfant. Et comme je suis certaine du jugement de Scarpini, je compte rester là-bas un mois ou deux.

Une brusque colère s’empara de Morosini.

– Ne me dis pas que tu vas vivre avec lui ? Ou alors c’est que tu as perdu la tête, lança-t-il avec brutalité. Tu es ma cousine. Nous sommes du même sang par les hommes et tu vas t’acoquiner avec un domestique ? Ne t’imagine pas que je te laisserai agir !

S’il pensait la blesser, il se trompait. Elle se contenta d’éclater de rire, mais d’un rire, à vrai dire, un peu forcé.

– Ne sois pas stupide, Aldo ! Je n’habiterai pas avec lui, encore que je ne voie pas en quoi ce serait choquant : voilà plusieurs années qu’il vit sous mon toit sans que personne y trouve à redire. Où irions-nous s’il fallait loger ses serviteurs à deux ou trois kilomètres de chez soi ? Mais j’admets que dès l’instant où il n’appartient plus à ma maison, certaines distances doivent s’établir... Si Scarpini ne peut le loger, je lui trouverai une pension et quant à moi, je compte sur l’hospitalité de mes cousins Torlonia. Ils sont férus de musique, surtout de bel canto, et...

Elle continuait à parler, un peu sur le ton de quelqu’un récitant une leçon, enfilant des paroles, des phrases, des raisons qu’Aldo écoutait à peine, uniquement sensible à l’espèce de jubilation que ce flot verbal trahissait : visiblement, la sage comtesse Orseolo exultait à la pensée des jours heureux qu’elle allait couler à Rome auprès de ce garçon, trop beau, trop jeune, mais à qui – Morosini l’aurait juré ! – l’attachait un autre sentiment que l’amour de la musique.

Un peu agacé, il coupa court à la conversation en s’excusant d’un rendez-vous chez son notaire. Il se leva, escorta sa cousine jusqu’à la gondole qui l’attendait, l’embrassa en lui souhaitant bon voyage.

– Donne de tes nouvelles de temps en temps ! lança-t-il.

Et il rentra chez lui, beaucoup plus mécontent qu’il ne voulait se l’avouer. À quelle femme se fier, mon Dieu, si le parangon des veuves de Venise, Adriana l’exemplaire avec sa beauté un peu sévère de madone contemplative, aux abords de la cinquantaine se mettait à courir le guilledou comme n’importe quelle créature ?

Comme il aimait bien sa cousine, il se reprocha ce jugement téméraire et, rencontrant dans le vestibule la personne olympienne mais surtout le regard interrogateur de son fidèle Zaccaria, il haussa les épaules, grimaça un sourire et soupira :

– Eh bien voilà ! Il faut que je m’arrange autrement pour trouver une aide à M. Buteau quand il pourra reprendre son travail ! Notre contessa part pour Rome où elle séjournera plus d’un mois.

Il n’eut pas le temps d’ajouter autre chose et le maître d’hôtel pas davantage : une voix furieuse faisait résonner les échos de la vaste salle.

– Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour voir, de mes yeux, un scandale comme celui-là ! Il faut que donna Adriana soit devenue folle ! Madona Santissima ! Qui aurait pu croire à pareille conduite de la part d’une si grande dame !

Telle une frégate entrant au port sous grand pavois, Cecina, les oripeaux multicolores dont elle se vêtait le plus volontiers mal contenus par le tablier blanc amidonné tendu sur sa vaste personne, les rubans de sa coiffe volant au vent de sa colère, venait de surgir du « cortile » menant tout droit à sa cuisine. Zaccaria, son époux, tenta bien de l’attraper au vol mais elle le repoussa d’une main vigoureuse et vint se planter devant Aldo en clamant :

– Et toi, prince Morosini, toi son cousin, tu vas laisser faire ça ?

Il était inutile de demander ce qu’elle entendait par « ça ». Cecina, reconnue comme la meilleure cuisinière de Venise, était une puissance pourvue d’un service de renseignements qui lui permettait de savoir tout ce qui se passait dans la ville sans bouger du palais Morosini.

– Tu devrais te calmer, ma Cecina, fit Aldo en s’efforçant à la désinvolture. Et surtout ne pas trop écouter tes cancanières favorites. Elles interprètent tout de travers et je crois que c’est le cas : donna Adriana s’en va passer quelques jours à Rome afin de confier son valet à un célèbre maître de chant...

– Son valet ? ricana la grosse Napolitaine. Tu veux dire son amant !

– Cecina ! fit Morosini avec sévérité. Je te savais bavarde, mais pas mauvaise langue. Où as-tu été pêcher ça ?

– Je n’ai pas eu besoin d’aller le pêcher. Tout Venise en parle. Si je te dis qu’elle couche avec son Spiridion c’est parce que sa pauvre vieille Ginevra est venue ce matin pleurer dans mon tablier. Sachant que donna Adriana déjeunait ici, elle espérait que toi, au moins, tu réussirais à l’empêcher de faire cette... cette... indécence ! Et toi, tout ce que tu as trouvé à lui dire c’est « Bon voyage ! » sans même chercher un instant à la retenir !

– Je n’ai aucun moyen de la retenir ! Elle est veuve, libre, majeure...

– Ça oui... et depuis un moment ! Je te garantis bien que ta pauvre mère, notre sainte princesse Isabelle, aurait su dire ce qu’il fallait et ce qu’il fallait c’était ceci : une femme de cinquante ans et un godelureau de trente ça ne va pas ensemble... même si ça s’entend très bien au lit !

– Mais enfin, s’emporta Morosini, tu ne peux pas toi non plus croire une chose pareille ? Fais un peu la part du feu : Ginevra est vieille, jalouse de l’influence prise par ce garçon au demeurant antipathique, mais de là à clamer qu’il est son amant il y a une marge. Elle n’a tout de même pas tenu la chandelle ?

– La chandelle non, mais elle a vu ! clama Cecina d’un ton dramatique appuyé d’un mouvement de bras accusateur. Elle a vu, te dis-je, celle qu’elle appelait sa petite Madone, dans les bras de l’Amalécite comme elle dit. C’était une nuit où ses rhumatismes l’empêchaient de dormir, la pauvre vieille ! Elle est descendue à la cuisine pour se faire chauffer du lait. Il était très tard et Ginevra pensait que tout le monde dormait. Seulement, en passant devant la porte, sans doute mal fermée, de donna Adriana, elle a vu un peu de lumière et, surtout, elle a entendu des bruits... bizarres. Des soupirs, des gémissements... Un peu inquiète parce que la contessa pouvait très bien être malade, elle a poussé la porte...

– ... et jeté un coup d’œil ? fit Aldo narquois. Et de pure curiosité car je ne crois pas un instant à son inquiétude. Si les bruits qu’elle entendait étaient ce que j’imagine, ils n’ont aucun rapport avec la douleur. Et tu le sais très bien !

– Bien sûr que je le sais ! Quoi qu’il en soit, elle n’a pas eu besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre ce qu’ils faisaient. Ça lui a donné un tel coup qu’elle est partie en courant !

– En dépit des rhumatismes ? Une guérison miraculeuse en quelque sorte ! ironisa Morosini, retenant mal sa colère parce qu’il ne mettait pas en doute un seul instant le rapport de la vieille Ginevra, une de ces fidèles servantes à l’ancienne mode qui se dévouent corps et âme à ceux qu’elles servent, et qui connaissait Adriana depuis le berceau.

– C’est pas bien de rire de ça ! protesta Cecina. La pauvre, elle n’a pas osé remonter dans sa chambre. Elle est restée dans sa cuisine jusqu’à l’heure de la première messe à Santa Maria Formosa où elle est allée verser toutes les larmes de son corps. Et aujourd’hui, on l’abandonne dans cette grande baraque où elle va mourir de peur, à coup sûr, en pensant que sa chère maîtresse est en train de se damner à Rome !

– Il n’y a pas d’autre gardienne ? Cette pauvre Ginevra ne devait plus pouvoir faire grand-chose dans la maison.

– Pour le ménage, une femme venait chaque matin mais donna Adriana l’a remerciée. On a tout mis sous housse et les pièces de réception sont fermées. Ginevra aura assez avec la cuisine et sa chambre...

Aldo n’écoutait déjà plus. Tournant les talons, il gagna son cabinet de travail, décrocha le téléphone et demanda le numéro de sa cousine en espérant ne pas tomber sur l’Amalécite. Par chance, ce fut Adriana qui répondit. Un peu essoufflée d’avoir sans doute grimpé quatre à quatre son magnifique escalier gothique.

– Dis-moi, Adriana, quand pars-tu ?

– Je croyais te l’avoir dit. Après-demain.

– Et tu laisses ton palais sans autre gardienne que cette malheureuse Ginevra qui tient à peine sur ses jambes ? Elle est bien vieille pour une tâche si rude : il y a encore pas mal de belles choses chez toi...

Il y eut un silence qui s’anima bientôt de la respiration un peu oppressée de la comtesse.

– Je n’ai pas les moyens de prendre du personnel supplémentaire. Aussi allons-nous nous contenter de tout fermer le mieux possible et de nous en remettre à la grâce de Dieu.

– C’est un peu facile et tu ferais mieux de me dire la vérité : il te coûte une fortune, ton Spiridion ! Et moi je n’aime pas ça...

– C’est parce que tu ne le connais pas. C’est un brave cœur et je t’assure que tout me sera rendu...

– Au centuple, tu l’as déjà dit, et s’il ne te rend rien tu te retrouveras ruinée. Alors tâche au moins de protéger ce qui te reste. Ça existe, les cambrioleurs, même à Venise.

Au bout du fil, Adriana commençait à s’énerver.

– Mais enfin, que veux-tu que je fasse ? Je pars dans quelques heures et je n’ai plus le temps de prendre d’autres dispositions. Je vais dire à Ginevra qu’elle essaie de faire venir l’un de ses neveux de Mestre, mais si on ne le paie pas...

– Tu ne paieras rien du tout ! Préviens Ginevra que, dès ton départ, j’enverrai Zian coucher chez toi. En même temps, Zaccaria va essayer de trouver une compagne pour la pauvre vieille. Quant à l’argent, ne te tourmente pas. Tu me rembourseras quand Spiridion le Magnifique aura fait couler sur toi un flot d’or. Et ne me remercie pas sinon tu vas entendre des choses désagréables.

Cecina l’avait suivi et elle écoutait depuis le seuil de la porte. Il lui jeta un regard noir.

– Tu es satisfaite comme ça ?

– Oui. C’est déjà beaucoup mieux et je vais cesser de me tourmenter pour Ginevra, mais est-ce que tu as dit la vérité ?

– Quelle vérité ?

– Tu as vraiment l’intention d’aller la chercher si elle reste trop longtemps là-bas ?

– Bien entendu ! Je n’ai pas envie que l’honneur de la famille serve à épousseter les planches sur lesquelles le Grec est censé triompher, ni, surtout, que cette folle se ruine pour lui !

– C’est déjà fait en grande partie ! Demain, quand Zian ira s’installer, va donc faire un tour à la Cà Orseolo. D’après Ginevra, tu auras des surprises...

– Je n’ai pas coutume d’aller fouiller chez les gens dès qu’ils ont le dos tourné... Ah non ! Pas de protestations ! Pour l’instant, je vais chez maître Massaria voir s’il ne pourrait pas me trouver une secrétaire convenable.

– Pourquoi pas « un » secrétaire ? Les garçons travaillent mieux que les filles, en général, et ne cherchent pas à faire les yeux doux à leur patron.

– Mina ne m’a jamais fait les yeux doux.

– Non, et elle a eu tort parce que c’était quelqu’un de bien. Tu aurais dû l’épouser !

Morosini se contenta, en fait de réponse, d’un haussement d’épaules, préférant garder pour lui ses pensées. Épouser Mina avec ses tailleurs en forme de cornets de frite, son allure de quakeresse mâtinée d’institutrice, ses cheveux tellement tirés qu’ils semblaient peints sur son crâne et ses énormes lunettes ? Ridicule ! Il est vrai que si elle avait été différente il ne l’aurait pas engagée et c’eût été dommage ! Quelle collaboratrice hors pair elle avait été ! Il n’avait pas fini de la regretter...

Presque aussitôt, l’image fagotée de la fausse Hollandaise s’effaça sous l’impulsion d’une autre : une éclatante jeune femme en velours vert dont les yeux ressemblaient à de larges violettes surgissant d’une jeune et tendre mousse. Celle-là, oui, il aurait peut-être eu l’idée d’en faire sa femme. Seulement elle ne voulait pas de lui. Le jugement sévère qu’elle avait proféré à Londres ne laissait guère de doute à ce sujet : il n’était pour elle qu’un irrécupérable coureur de jupons et rien ne la ferait changer d’avis. En admettant qu’il en eût envie...

– Ce qui n’est pas le cas ! fit-il à haute voix tandis qu’il enfilait un imperméable et se coiffait d’une casquette. Il est grand temps de classer cette affaire et de passer à autre chose !

Sur ces fortes paroles, il sortit dans le vent et la pluie qui depuis quelques jours s’abattaient sur

Venise, noyant ses toits roses et ses campaniles avec une obstination digne d’un automne londonien. Dédaignant son motoscaffo et sa gondole, d’ailleurs bâchés, il gagna par les rues le Rialto près duquel se trouvait l’étude de son notaire, maître Massaria. Celui-là même qui, au jour de son retour de la guerre, était venu lui offrir, afin de le sauver de la ruine, un mariage avec une inconnue, une jeune Zurichoise, fille d’un banquier collectionneur, qui s’était mis en tête de s’intégrer à Venise comme une pierre dans un mur pour la seule raison qu’elle aimait cette ville.

Drapé dans sa fierté, campé sur son honneur qui renâclait devant un mariage d’argent, Morosini avait refusé net. Et ne le regrettait toujours pas, puisque cette prise de position avait incité Lisa à devenir Mina pour voir de près à quoi ressemblait un si curieux personnage. Telle qu’il la connaissait à présent, elle l’eût sans doute méprisé s’il avait accepté. Quel couple, alors, auraient-ils formé ?

Ce fut ce qu’un moment plus tard il expliquait au vieil ami qui l’écoutait sagement, les coudes appuyés à son vieux fauteuil de cuir noir et les mains jointes par le bout des doigts, la mine grave mais avec, au fond des yeux, une étincelle amusée et certains tressaillements de barbiche qui pouvaient bien cacher une envie de rire.

– Alors je suis venu vous demander deux choses, conclut-il sur un soupir. D’abord si vous étiez au courant de la mascarade montée par Mlle Kledermann ?

La gravité vola en éclats tandis que le notaire sursautait :

– Moi ? Au courant ? Jamais de la vie ! Je connais assez bien, je crois, Moritz Kledermann et, sachant à la fois votre qualité et vos difficultés d’alors, nous avions formé ce projet sans trop entrer dans les détails. Il avait pris votre refus comme il devait être pris : avec estime et compréhension, et tout s’est arrêté là.

– Et elle, vous ne l’aviez jamais vue ?

– L’occasion ne m’en a pas été donnée, sinon vous pensez bien que je l’aurais reconnue, même sous son déguisement. Quelle autre question voulez-vous me poser ?

– Ce n’est pas une question, c’est un service que je viens vous demander : j’ai besoin de quelqu’un pour remplacer... Mina, et j’ai pensé que vous seriez le plus qualifié pour cela. Il me faut, bien sûr, quelqu’un de confiance...

– Votre profession ne rend pas la chose facile. Il est vrai qu’une fois M. Buteau rétabli, il pourra se charger de former cette nouvelle collaboratrice...

– Je n’aurais rien contre un garçon. Et même je me demande si, à la limite, ce ne serait pas préférable.

– Pourquoi pas ? ... J’ai un jeune clerc passionné d’histoire et d’art, bien plus que de droit, et je me demande s’il ne ferait pas votre affaire. Seulement il est absent pour le moment, ayant dû se rendre en Sicile pour une affaire de famille.

– Un Sicilien ? Quelle horreur ! Vous me voyez affublé d’un mafioso ? fit Morosini en riant.

– N’ayez crainte ! Il s’agit de l’héritage d’une tante qui vivait à Palerme mais c’est un Vénitien de bonne souche. Il sera peut-être difficile de convaincre son père, un de mes confrères qui souhaite que le garçon lui succède. Bah, après tout, ce ne serait peut-être que pour un temps et votre réputation professionnelle sera pour lui une garantie. Voulez-vous que nous essayions ? Je pense qu’il sera là dans une dizaine de jours.

Aldo retint une grimace. Dix jours, c’était une éternité, alors qu’il devait se rendre à Milan le surlendemain, mais puisqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, il fermerait boutique jusqu’à son retour et voilà tout.

– Nous verrons quand il reviendra. Pardonnez-moi de vous avoir pris une partie de votre temps, ajouta-t-il en constatant que le téléphone avait sonné au moins trois fois dans l’étude sans que maître Massaria répondît.

– Pas du tout ! Vous savez combien j’aime bavarder avec vous. Gela me rappelle le temps où notre chère princesse Isabelle faisait appel à moi. Un temps vraiment heureux... ajouta-t-il avec un soupir qui traduisait toute la nostalgie, toute la mélancolie d’un amour qui n’avait jamais osé dire son nom...

– Pour elle aussi, assura Aldo gentiment. Je sais qu’elle appréciait beaucoup les instants que vous passiez auprès d’elle...

Ce fut magique. L’aimable visage dont un lorgnon chevauchait le nez arrondi s’illumina comme si une soudaine lumière venait l’éclairer de l’intérieur. Le vieil et fidèle amoureux d’Isabelle Morosini allait vivre durant des semaines, des mois peut-être, sur ce bonheur qu’il venait de lui donner. Content de lui, Aldo prit congé, mais au moment où il allait quitter son cabinet, maître Massaria le retint d’une main posée sur son bras.

– Pardonnez ma curiosité mais j’aimerais savoir ! Je connaissais assez bien votre secrétaire et je me demande comment elle est sous son aspect véritable. Y a-t-il... une grande différence ?

Sous son arcade sourcilière touffue l’œil du notaire pétillait de curiosité amicale, à laquelle Aldo répondit par un sourire impertinent :

– Une très grande différence ! Assez pour me donner quelques regrets, si c’est ce que vous voulez savoir, mais il est trop tard pour l’un comme pour l’autre. À bientôt ! ...

En dépit de ce qu’il avait dit à Cecina, Aldo, le lendemain, accompagna Zian quand il alla prendre son poste chez la comtesse Orseolo. Bien que sa mission fût transitoire et qu’il dût y passer les nuits, le gondolier des Morosini ne voulait pas s’installer sans que son maître et la vieille Ginevra eussent effectué une sorte d’état des lieux.

Ce n’était pas inutile. Le salon de musique où se tenait habituellement Adriana, si agréable avec ses soieries feuille-morte et ses juponnages de tables rondes en velours turquoise, n’avait pas changé depuis la dernière visite d’Aldo. En revanche, à peine fut-on entré dans le petit salon voisin que Ginevra, d’un bras vengeur dans le meilleur style Cecina, désigna un grand miroir ovale entouré d’un cadre d’or un peu terni, beau sans doute mais XIXe siècle et plutôt banal, installé à la place d’une superbe glace vénitienne du XVIE siècle. Manquait également un ancien fanal de galère, sous lequel le père d’Adriana s’installait pour écrire quand il se tenait dans cette pièce servant à la fois de bureau et de bibliothèque.

A cette vue, Aldo sentit la moutarde lui monter au nez.

– Il y a longtemps que ces objets sont partis ?

– Deux mois, répondit la vieille servante. Il fallait de l’argent pour le voyage à Rome et les leçons du misérable ! Il est en train de la ruiner, Excellenza, et quand il aura fini, il la jettera comme une paire de chaussettes usées... ajouta-t-elle en crachant par terre comme une chatte furieuse.

– Si je peux l’empêcher, soyez certaine qu’il n’y arrivera pas. C’est son antiquaire milanais qui est venu chercher ça ? Ce... Sylvio Brusconi ?

– Oui. Ça s’est passé la nuit, ce mauvais coup !

Morosini commençait à se sentir inquiet. Il fallait qu’Adriana éprouvât un sentiment de culpabilité pour agir de cette façon. Jusque-là, et comme il savait qu’elle pratiquait un peu la brocante mondaine, il l’y avait aidée, au besoin en lui prêtant de l’argent, mais s’agissant de pièces de cette importance, elle n’aurait pas manqué de s’adresser à lui. Qu’elle eût été rechercher Brusconi grâce à qui elle s’était procuré de l’argent pendant la guerre pour survivre était plus que significatif : son Spiridion la tenait et même la tenait bien. Elle devait être folle de lui. À son âge c’était plus que dangereux !

Comme Ginevra s’était mise à pleurer en se laissant choir sur le bord d’un siège, il posa sur son épaule une main ferme et apaisante.

– Je regrette de n’avoir pas su cela plus tôt, mais consolez-vous, je me rends à Milan ce soir. Demain je verrai Brusconi. Peut-être pourrai-je racheter le miroir et le fanal.

– Oh, ne vous donnez pas cette peine, don Aldo ! Si vous les lui rendez, elle les revendra huit jours après.

– Aussi ne les lui rendrai-je pas. Tout au moins tant qu’elle n’aura pas recouvré la raison. Ayez confiance, Ginevra ! Et tâchez de bien vous entendre avec Zian. C’est un gentil garçon...

Trois jours plus tard, Morosini revenait de Milan plutôt satisfait : non seulement il avait emporté certaines enchères importantes, mais il avait réussi à arracher les dépouilles d’Adriana à son confrère Brusconi, un homme qu’il n’aimait pas, bien qu’il fût obligé de lui reconnaître une certaine honnêteté : c’était un malin, sachant manier à merveille les gens à court d’argent, mais il ne les truandait pas. Avec un homme de la force de Morosini, il n’était pas question de jouer au plus fin : il savait la valeur des choses. En outre, le Vénitien disposait d’atouts importants : sa grande mine, son charme personnel et son titre de prince. Brusconi sut se contenter d’un bénéfice infime en espérant un éventuel retour d’ascenseur dans un avenir incertain.

Aldo était donc très content, mais il le fut plus encore devant la surprise qui l’attendait : sa grand-tante, la marquise de Sommières, était arrivée la veille, flanquée de son inséparable Marie-Angéline du Plan-Crépin, et l’on pouvait entendre Cecina bramer le grand air de Norma depuis le Grand Canal.

Il trouva la vieille dame et son satellite dans le salon des Laques où Zaccaria leur servait dévotement du Champagne bien qu’il ne fût guère plus de cinq heures de l’après-midi, mais le vin des rois était le seul breuvage que supportât la marquise en dehors de son café au lait du matin, et il n’était pas question de lui servir autre chose aux repas ou à l’heure du thé, « cette insupportable tisane que les Anglais vous déversent à pleins seaux à n’importe quelle heure de la journée ».

– Te voilà enfin ? s’écria la marquise en l’attirant sur son vaste giron tout scintillant de longs sautoirs d’or, de perles et de pierres fines. Nous commencions à désespérer de te rejoindre un jour !

– Ne renversez pas les rôles, tante Amélie ! Quand je suis passé chez vous en revenant d’Angleterre, votre Cyprien m’a dit que vous « voyagiez en Italie » sans trop préciser où...

– Il en aurait été bien incapable ! car nous avons fait beaucoup de chemin. Souviens-toi que tu devais te rendre, en septembre, en Angleterre. Nous sommes donc allées, Plan-Crépin et moi, nous embêter ferme chez lady Winchester mais comme tu n’étais nulle part, ni au Ritz ni ailleurs, nous sommes parties pour Venise... où nous avons appris que toi tu venais de partir pour l’Angleterre. Comme, selon Mina et M. Buteau, tu n’étais pas censé y rester plus de quinze jours ou trois semaines, nous avons passé vingt-quatre heures au Danieli avant d’aller faire notre petit tour de péninsule. Nous avons séjourné à Florence, à Sienne, à Pérouse et enfin à Rome que nous avons eu la douleur de voir envahie par une horde de fourmis noires que nous avons trouvées profondément antipathiques. Elles ont même prétendu contrôler notre identité sous prétexte que nous étions des étrangères ! Peut-on concevoir chose pareille ? Les clients de l’hôtel Quirinal... et les autres étaient scandalisés, se demandant même à quoi pensait le roi pour s’en remettre à ce Mussolini !

– Je crois qu’il n’avait pas le choix ! soupira Aldo. L’Italie vivait dans un grand désordre depuis la guerre et la menace bolchevique, mais je me demande si cet ordre-là lui conviendra longtemps.

– Il conviendra à ceux qu’il enrichira ! Et, crois-moi, il y en aura pas mal. Pour en revenir à nous, Marie-Angéline et moi, nous nous sommes donc hâtées de prendre le premier train pour Venise... d’où tu avais encore disparu.

– Heureusement que, cette fois, vous avez eu la bonne idée de m’attendre. Vous n’imaginez pas à quel point votre présence me fait plaisir ! J’espère que vous allez rester quelque temps même si novembre n’est pas le mois le plus agréable avec les grandes marées qui nous ramènent souvent l’acqua alta

Marie-Angéline, que l’on n’avait pas encore entendue, émit un soupir ravi :

– J’avoue que ça me plairait beaucoup ! Traverser la piazza San Marco sur des petits ponts de planches qui tiennent lieu de trottoirs doit être une expérience très amusante.

– J’ai toujours pensé, Plan-Crépin, que vous nourrissiez secrètement un goût pervers pour l’aventure ! soupira la marquise. Au fait, Aldo, ton ami Buteau a été ramené ce matin de l’hôpital. Il n’a pas une mine bien fameuse mais je pense que dans quelques jours il n’y paraîtra plus : Cecina est aux petits soins pour lui.

– Je vais monter me changer mais, avant, je passerai par sa chambre.

Il était écrit, cependant, que Morosini ne gagnerait pas ses appartements de sitôt. Il traversait le vestibule en direction de l’escalier quand Zian sur-

git de la gondole qu’il avait tout juste pris le temps d’amarrer. Il semblait hors de lui et les nouvelles qu’il apportait justifiaient son émotion.

– Le palais Orseolo a été cambriolé ! jeta-t-il sans autre préambule. Quand je suis arrivé pour prendre mon service de nuit, j’ai trouvé Ginevra en larmes entourée de trois ou quatre commères du quartier qui se lamentaient. Il y avait aussi deux carabiniers qui essayaient de démêler quelque chose dans ce concert de clameurs mais moi j’ai tout de suite compris : on a brisé les vitrines où étaient l’argenterie d’une part et des petits bijoux précieux d’autre part. Je vous en prie, Excellenza, venez ! Ils sont capables de m’arrêter, ces hommes de police.

– Allons-y ! Ça s’est passé quand, à ton avis ?

– Dans la journée, bien sûr, pendant l’une des interminables stations que la vieille Ginevra fait à l’église. Elle y va au moins trois fois par jour.

– Et personne n’a rien vu ?

– Vous savez bien qu’il y a un mur de jardin en face du palais. En tout cas une chose est certaine : aucune serrure n’a été forcée à part celles des meubles. À croire que les voleurs possédaient les clefs...

Zian n’exagérait pas. Il régnait chez Adriana une atmosphère de fin du monde, au milieu de laquelle s’agitait le commissaire Salviati, essayant d’obtenir un peu de calme. Il accueillit l’arrivée de Morosini avec un visible soulagement, d’autant que cette apparition détourna sur elle l’attention des pleureuses : Ginevra transformée en fontaine se traîna à genoux pour se pendre à sa main et le supplier de mettre fin aux méfaits de l’Amalécite. Reprise en chœur par ses compagnes.

– Heureux de vous voir, prince ! exhala Salviati. Vous arriverez peut-être à tirer quelque chose de ces folles. Et à m’apprendre qui est cet Amalécite.

– Je suis là pour ça, mais si vous voulez un bon conseil, envoyez donc Ginevra et ses amies se préparer un café à la cuisine et nous en préparer un par la même occasion.

Ce qui fut dit fut fait. Débarrassés de la horde, les deux hommes parcoururent les différentes pièces du palais devant lequel veillaient à présent deux carabiniers. En quelques mots, Aldo avait résumé la situation, identifié le mystérieux Amalécite, parlé de l’absence de sa cousine et des raisons altruistes qui la motivaient. La passion de la comtesse Orseolo pour la musique était connue du Tout-Venise et permettait de jeter un voile pudique sur la réalité de ses relations avec son trop séduisant valet.

Aldo expliqua aussi comment il avait chargé Zian de veiller sur la tranquillité nocturne de la vieille femme et de la maison, sans imaginer un seul instant que le pillage pourrait se produire en plein jour.

– Qui aurait pu penser ça ? Ginevra sortait plusieurs fois par jour, surtout pour aller à l’église...

– À heures fixes ?

– À peu près, oui. Son temps se trouvait rythmé par les divers offices : messe matinale, vêpres, complies, que sais-je encore ? Je n’ai jamais été très ferré sur la question, ajouta-t-il avec un sourire d’excuses.

– Moi non plus, fit le commissaire, mais des habitudes aussi régulières ont pu être observées facilement. Je suppose qu’elle emportait les clefs ?

– Oui. Zian attendait son retour de la messe puis vaquait à ses propres occupations. Gomme je ne l’emploie pas à plein temps, il utilise ses talents au service des clients du Danieli : il possède sa propre gondole.

– Il habite chez vous ?

– Oui, et cela depuis des années. Il n’est pas marié et j’en réponds comme de moi-même. Sinon je ne l’aurais pas proposé à donna Adriana.

– J’en suis persuadé. Le plus étonnant, c’est que l’on soit entré sans difficulté : pas d’escalade de mur, un peu trop voyante sans doute de jour, pas de bris de serrures ! À croire que ces gens avaient les clefs...

– Et personne n’a rien vu ?

– Si. Vers quatre heures, une voisine qui étendait du linge à sa fenêtre a remarqué une petite barge de charbonnier arrêtée devant le palais. Elle allait rentrer chez elle quand elle a vu deux hommes y revenir, portant sur leurs dos des piles de sacs à bois et à charbon qu’ils avaient dû vider.

– Ou plutôt remplir. J’imagine qu’à l’aller ils portaient chacun un sac contenant l’un du bois et l’autre des sacs vides. Il faudra vérifier à la cuisine. Ensuite ils se sont mis à l’œuvre et il est assez enfantin de faire croire qu’on porte des sacs de jute vides s’ils sont empilés à la diable et pas trop bien pliés. Ces deux-là sont les coupables.

– On va chercher de ce côté-là, bien entendu, cependant ça m’étonnerait qu’on trouve quelque chose. Je connais ceux qui se livrent à ce commerce, ce sont de braves gens...

– Mais le meilleur entrepreneur du monde peut toujours embaucher un élément douteux. D’autant que ces gens pouvaient venir de Mestre... D’autre part, si je peux me permettre de vous donner un conseil, signor Commissario, c’est d’essayer d’en connaître un peu plus sur celui que Ginevra appelle l’Amalécite : ce Spiridion Mélas, Corfiote évadé des prisons turques et recueilli « mourant de faim sur la plage du Lido ». Je cite mes auteurs, puisque c’est à peu près tout ce que j’en sais.

– Vous pensez que la comtesse Orseolo, entraînée par sa charité bien connue et par son amour de la musique, pourrait avoir introduit chez elle un loup d’une espèce particulière ?

– Exactement ! fit Aldo d’un air de doux émerveillement. C’est une vraie joie d’être si bien compris.

Le petit Salviati se rengorgea, content d’être apprécié à sa juste valeur par un homme de l’importance du prince Morosini.

– Merci. De votre côté, prince, soyez sûr que mon enquête ira au fond des choses. Voulez-vous que nous passions au premier étage ?

– Avec plaisir. Je doute, bien sûr, que ma cousine ait commis la folie de laisser ses bijoux derrière elle à moins de les avoir confiés à un coffre de banque, mais il y a là-haut beaucoup d’objets jolis et précieux.

La chambre d’Adriana, si féminine et presque virginale avec ses draperies blanches et bleues, avait reçu la visite des voleurs. La coiffeuse était vide : plus de brosses ni de bougeoirs en vermeil, plus de napperons en dentelles anciennes, plus aucun de ces mille riens fragiles et très chers qui fleurissent si joliment la chambre d’une grande dame doublée d’une jolie femme. Les petits tiroirs de marqueterie gisaient sur le tapis et les deux têtes d’anges de Titien qui veillaient jusque-là de chaque côté du lit brillaient par leur absence : de format réduit, ces deux tableaux étaient des plus faciles à emporter.

Cependant, quelque chose intrigua Morosini : le plus beau meuble de la pièce était un cabinet du XVIe siècle florentin fait d’ébène, d’ivoire, de nacre et d’écaille rehaussé d’or. Aldo le connaissait bien : il venait du palais Morosini et Adriana, qui l’avait reçu en cadeau de mariage du prince Enrico, père d’Aldo, l’avait apporté avec elle. Il ne fermait pas à clef mais au moyen d’un secret que le prince-antiquaire n’ignorait pas. Or, ce magnifique objet était intact : il ne portait les traces d’aucune tentative d’ouverture et moins encore de brutalité. Comme si une consigne était passée : surtout ne pas y toucher, ne rien faire qui pût en diminuer la valeur ! D’autant qu’avec ce qu’ils avaient récolté, les malandrins possédaient de quoi réaliser une belle somme d’argent, même au prix des receleurs.

Profitant de ce que Salviati entreprenait, à l’autre bout de la chambre, un examen soigneux de la coiffeuse – placée entre deux fenêtres – puis d’une commode, il enfila ses gants, appuya sur une feuille d’ivoire : les deux battants s’ouvrirent, découvrant une multitude de petits tiroirs et une niche dorée servant de cadre à une statuette de Minerve, en ivoire casquée d’or, dont Adriana prétendait faire son emblème. Ce qui arracha une grimace ironique à son cousin. La folle comtesse, aux prises avec le démon de midi, n’avait pas dû contempler cette belle image depuis longtemps et, surtout, devait fermer les portes du cabinet quand elle recevait son amant dans son lit... Quel gâchis, en vérité ! Et quelle stupidité ! ... L’amour, il le savait d’expérience, pouvait faire commettre des sottises, mais à ce point c’était beaucoup !

Mettant de côté son habituelle discrétion, il ouvrit les tiroirs l’un après l’autre. Ils contenaient des babioles : chapelet de première communion, médailles, cachets aux armes, lettres anciennes dont il se garda de dénouer les rubans pâlis par le temps. Sur certaines, il reconnut sa propre écriture.

Quelques papiers de famille aussi. Le tout sans grand intérêt.

Il allait refermer quand son œil vif décela, presque sous le socle de la statuette, un coin de papier un peu jauni qui dépassait, et il se souvint que la niche, elle aussi, avait un secret.

Un coup d’œil du côté du commissaire lui apprit qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Un autre policier venait de le rejoindre, muni du matériel à relever les empreintes digitales. Alors, poussé par une irrésistible curiosité, Aldo ôta Minerve, poussa la planchette où elle s’appuyait et qui, mal fermée, laissait passer le menu rectangle, plongea la main dans l’ouverture, en tira un paquet de lettres qu’il fit disparaître dans la poche de son imperméable avant de tout remettre en place, mais il s’abstint de refermer le cabinet : de toute façon, Salviati voudrait l’ouvrir et il venait vers lui.

– Superbe, ce meuble ! commenta le commissaire. Gomment avez-vous fait pour l’ouvrir ?

– C’est mon métier, sourit Morosini. En tant qu’antiquaire, j’ai beaucoup étudié ce type de meubles qui portaient jadis à travers l’Europe le renom de nos ébénistes. En outre, il se trouve que celui-ci vient de chez moi : cadeau de noces offert par mes parents !

Il laissa Salviati ausculter les tiroirs, poussa même la complaisance jusqu’à faire jouer la cachette défendue par Minerve avec une sorte de plaisir pervers. Peut-être à cause de ces quelques papiers qui, dans sa poche, lui brûlaient les doigts. Rien d’important, ne fut trouvé et le policier respecta pieusement les liasses nouées de satin bleu.

Rentré chez lui, Morosini remit au dîner le récit de ce qui venait de se passer et gagna sa chambre pour y prendre le bain que le cher Zaccaria lui avait préparé. Contrairement à son habitude, il ne s’y attarda guère. Il enfila un peignoir en éponge épaisse et regagna sa chambre où Zaccaria avait disposé sur le lit la chemise et le smoking dont son maître allait se vêtir comme chaque soir, surtout quand il y avait des hôtes au palais. Les autres soirs, il allait plus volontiers s’asseoir à la grande table de la cuisine pour bavarder avec Cecina. Guy Buteau à la clinique et Mina disparue, les divers salons où selon l’humeur on disposait la table, de préférence à l’immense « sala da pranzo » taillée pour des banquets, lui semblaient encore trop vastes. Comme dans son enfance, Aldo éprouvait de soudains besoins de chaleur et cette chaleur nul ne savait mieux la dispenser que Cecina.

Un coup d’œil à la pendule lui apprit qu’il lui restait encore trois bons quarts d’heure avant de descendre rejoindre ses invitées.

– Tu peux me laisser, dit-il à Zaccaria. Je m’habillerai dans un moment. J’ai envie de quelques instants de repos.

– Est-ce que vous n’irez pas voir M. Buteau ? Il attendait votre retour avec tant d’impatience !

– Seigneur !

Avec cette histoire, il avait oublié son ami !

– Va lui dire que je me décrasse et que je passerai chez lui avant de descendre. Il doit garder la chambre encore combien de temps ?

– Le docteur Licci pense qu’à la fin de la semaine, il pourra risquer sa cicatrice toute neuve dans les escaliers sans trop en souffrir.

– On l’y aidera et au besoin on le portera. Il doit s’ennuyer à périr... Va vite ! Va lui dire que je viens !

À peine Zaccaria éclipsé, Aldo alla prendre le petit paquet qu’il avait, en entrant, jeté dans le tiroir de son ancien bureau de jeune homme, s’installa dans un fauteuil et commença à lire. Il faillit s’arrêter dès les premières lignes : c’étaient des lettres d’amour, datant des deux dernières années de la guerre. Il ne se reconnaissait pas le droit de violer ainsi l’intimité de sa cousine. Pourtant il continua, poussé par quelque chose de plus fort qu’une banale curiosité, atteignant même à une espèce de fascination.

Cela tenait au ton des lettres. Écrites d’une grande écriture autoritaire, elles émanaient sans doute d’un amant passionné mais aussi d’un maître. Au fil des phrases, Aldo éprouvait la bizarre impression d’assister à la montée d’une emprise toujours plus impérieuse. Le mystérieux R. – il n’y avait aucune autre signature – évoquait avec la passion que lui inspirait sa maîtresse certaine cause à laquelle il se dévouait.

Les lettres, dont aucune enveloppe n’avait été conservée, indiquaient différentes villes de Suisse : Genève, Lausanne, Interlaken et surtout Locarno où, semblait-il, l’amour d’Adriana et de R. était éclos. La dernière, datée d’août 1918, provenait de cette ville. Elle était plus sibylline encore, plus autoritaire aussi : « Le temps est venu ; la guerre va s’achever et il reviendra. Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera. Il n’est auprès de toi que pour cela... R. »

Avec l’impression que le plafond à caissons de sa chambre venait de s’abattre sur sa tête, Aldo resta de longues minutes immobile, la lettre pendant au bout de son bras, avec l’affreuse sensation que l’un des cercles infernaux du Dante venait de s’ouvrir devant lui. Il découvrait, chez cette Adriana qu’il aimait comme une sœur aînée au point d’avoir un instant caressé l’idée d’un délicieux inceste, une vie cachée, secrète, charnelle et fleurant le soufre. Qu’était cette cause à laquelle on lui demandait de se dévouer en lui laissant espérer une ardente compensation ? Et quelle était cette tâche qu’il était temps d’accomplir ? Qui était ce R. ? D’où sortait au juste le trop beau Spiridion que l’on n’avait pas découvert par hasard sur la plage du Lido ? L’amant caché l’avait envoyé et il semblait qu’à présent il eût pris sa place dans le lit d’Adriana. Pourquoi pas sur ordre ? Pourquoi, en effet, R. ne s’en serait-il pas servi autant pour amener la comtesse à ce qu’il souhaitait que pour se débarrasser d’une maîtresse devenue peut-être encombrante ? Il était étonnant, en effet, que la dernière lettre soit vieille de quatre ans.

Les questions affluaient, toutes sans réponse. Ou presque. Morosini n’aimait pas la concordance entre les leçons romaines du Corfiote tellement suspect à présent et l’éclatement du « fascio » mussolinien auquel Adriana ne paraissait pas hostile. Se pouvait-il que la fameuse « cause » fût celle-là et, en ce cas, en quoi consistait le service qu’elle attendait de la comtesse Orseolo ? La première chose était d’essayer de découvrir qui pouvait être R., l’homme auquel Adriana semblait avoir juré d’appartenir corps et âme...

Avec une initiale on n’allait pas bien loin, mais le personnage qui aimait tant la Suisse devait appartenir à l’une ou l’autre de ces cellules révolutionnaires que les remous de leurs pays respectifs obligeaient à y chercher refuge...

Le tintement d’une cloche, celle du dîner, arracha Morosini à son amère songerie, le précipita sur sa chemise puis dans son habit de soirée dont il noua la cravate un peu n’importe comment. Il n’avait pas vu passer le temps et il lui restait à peine une minute à consacrer à Guy Buteau.

Chaussant ses escarpins vernis tout en marchant, ce qui représentait un exercice difficile, il se rua hors de sa chambre afin de se rendre chez son ancien précepteur... qu’il rencontra au seuil, appuyé sur une canne, un peu pâle mais tiré à quatre épingles.

– Guy ! s’écria-t-il. Vous n’êtes pas fou ? Vous devriez être au lit.

– J’en ai plus qu’assez du lit, mon cher Aldo ! Et puis, ajouta-t-il avec le sourire chaleureux et un peu timide qui rappelait si fort le jeune éducateur frais émoulu de sa Bourgogne natale auquel on avait confié un gamin à instruire, quelque chose me disait que vous aviez besoin de moi...

– J’ai surtout besoin que vous soyez en bonne santé ! Gomment avez-vous fait pour vous lever, vous habiller ?

– Zaccaria m’a donné un coup de main. J’en ai profité pour réclamer mon couvert à table. La présence de Mme la marquise de Sommières, de Mlle Marie-Angéline et de vous-même va faire merveille pour me remettre tout à fait. Surtout si l’on y ajoute une vieille bouteille de mes chers hospices de Beaune !

– Vous aurez la cave entière si vous voulez ! C’est fou ce que je suis heureux de vous retrouver ! s’écria Morosini. Mais vous allez prendre mon bras.

Et ce fut appuyés l’un sur l’autre que les deux hommes rejoignirent dans le salon des Laques les moires quasi épiscopales de Mme de Sommières, le crêpe de Chine gris nuage de Marie-Angéline et l’explosion joyeuse d’un bouchon de Champagne.

En dépit de ses soucis qu’il se garda bien d’étaler, Aldo prit un vif plaisir à ce dîner familial animé par la verve caustique de tante Amélie. D’autant qu’il y avait beaucoup à dire. On parla bien sûr du meurtre d’Eric Ferrals, de l’accusation pesant sur sa femme et plus encore peut-être de l’étonnante transformation de Mina Van Zelden, austère Hollandaise, en fille de milliardaire suisse.

– Tu me reconnaîtras un certain flair, fit la marquise. Ne t’avais-je pas dit que, si j’étais toi, j’essaierais de gratter cette carapace un rien trop sévère pour voir ce qu’il y avait en dessous ?

– Que n’avez-vous été plus explicite ! soupira Aldo. Vous m’auriez évité bien des tourments, et surtout de me retrouver dans une situation difficile.

– Je ne vois pas ce que j’aurais pu ajouter. C’était à toi de te montrer plus perspicace dès l’instant où je t’avais fait connaître mes impressions...

– Je peux prendre ma part de reproches, dit M. Buteau. J’avoue qu’elle m’intriguait car, à force de la regarder, j’avais fini par conclure qu’une jolie fille se cachait sous ce harnachement invraisemblable et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi elle s’affublait de la sorte. Alors que tant de laides rêvent de devenir belles, Mina... permettez-moi de l’appeler encore comme ça... faisait tout son possible pour être terne, effacée, quasi invisible.

– Elle y était fort bien arrivée avec moi ! Dès l’instant où j’ai compris qu’elle ne changerait pas en dépit de mes conseils, j’ai cessé de la voir. En revanche, elle était bigrement présente et j’avais en elle une confiance absolue. Sans compter ses très profondes connaissances en matière d’art et d’antiquités. Jamais je ne retrouverai son équivalent ! Elle savait dater un bijou et ne confondait pas une porcelaine de Rouen décor pagode avec une vraie chinoise...

Mlle du Plan-Crépin cessa un instant d’égratigner de sa cuillère sa portion d’œufs brouillés aux truffes blanches et, relevant son long nez, eut un petit sourire entendu :

– Ça, c’est l’enfance de l’art, déclara-t-elle avec une autorité inattendue. Il suffit de connaître les signatures, les formes, les couleurs, les matières aussi. Lorsque j’étais enfant, mon cher papa qui était passionné d’antiquités m’emmenait volontiers dans les ventes. Il m’a aussi beaucoup instruite et fait lire nombre d’ouvrages. Je peux l’avouer maintenant, mais s’il n’avait été inconcevable pour une jeune fille de notre monde d’ouvrir boutique... et aussi, bien entendu, si j’avais possédé les fonds nécessaires, j’aurais aimé être antiquaire.

Le bruit d’un couvert reposé sur une assiette fit tourner les têtes vers la marquise qui considérait sa lectrice avec stupeur.

– Vous m’avez caché ça, Plan-Crépin ? Pourquoi donc ?

– Je ne pensais pas que ce détail pût être de quelque intérêt pour nous, répondit la vieille fille qui ne s’adressait à sa cousine et employeuse qu’à la première personne du pluriel. Ce n’est qu’un violon d’Ingres, mais j’éprouve un vif plaisir à visiter un musée...

– Plus que moi ! J’ai toujours trouvé ces dépotoirs d’art plutôt ennuyeux...

– Il est dommage que vous passiez seulement quelques jours ici, Marie-Angéline, dit Aldo en souriant. Je vous aurais peut-être demandé votre assistance. Il est vrai que vous n’êtes pas secrétaire...

– Elle est la mienne et c’est déjà pas mal, bougonna Mme de Sommières. J’ai horreur d’écrire et elle me débarrasse des paperasses. On faisait du bon travail au couvent des Oiseaux ! On lui a même appris l’anglais et l’italien...

– Si l’on y ajoute votre aptitude aux prouesses aériennes, on peut dire que vous avez reçu une éducation très complète ! fit Aldo en riant. J’ai presque envie de vous demander un coup de main, ajouta-t-il plus sérieusement en reculant sa chaise pour mieux considérer la demoiselle. Maître Massaria aura peut-être quelqu’un à me proposer mais pas avant trois semaines. Êtes-vous si pressée de repartir, tante Amélie ?

– Pas du tout. Tu sais que j’adore Venise, cette maison et ceux qui l’habitent. Vois donc ce que tu peux faire avec ce phénomène. Cela permettra à notre ami Buteau de se reposer encore un peu.

– Pas trop de repos ! protesta celui-ci. Dès l’instant où je ne me déplace pas, je peux recevoir des clients et si Mlle Marie-Angéline veut bien se débattre, sous la direction d’Aldo, avec les chinoiseries du secrétariat, nous arriverons à un assez bon résultat !

– D’autant qu’en dehors de cette vente à Florence, je n’ai pas l’intention de m’absenter. Je vais écrire à ma cousine pour l’informer de ce qui s’est passé chez elle. À elle de voir si elle veut revenir ou pas.

– Est-ce que tu ne devrais pas retourner à Londres ? dit tante Amélie.

L’œil soudain assombri, Aldo demanda à Zaccaria de remplir les verres.

– Il faudra que j’y retourne mais je pense que rien ne presse. On n’a pas besoin de moi, ajouta-t-il avec un rien d’amertume.

Or, la lettre arriva le lendemain...

Elle venait de Londres. Sur l’enveloppe, la suscription d’une écriture maladroite portant seulement : « Monsieur le prince Aldo Morosini. Venise. Italie. »

À l’intérieur, quelques phrases signées d’Anielka : « Je confie ce billet à Wanda pour qu’elle vous l’envoie selon mes directives. Il faut que vous veniez, Aldo ! Il faut que vous veniez à mon secours parce que j’ai peur à présent. Très peur ! Et c’est peut-être mon père qui m’effraie le plus parce que je le crois en train de devenir fou. Et moi, je me sens abandonnée, surtout de Ladislas que l’on n’arrive pas à retrouver. Maître Saint Albans m’a dit ce que vous avez fait pour moi et qui n’a hélas servi à rien. Et puis vous êtes parti. Vous seul pouvez me sauver de cette horrible alternative : la potence ou la vengeance des compagnons de Ladislas ! Il n’y a pas si longtemps vous disiez que vous m’aimiez... »

Sans un mot, Aldo tendit le billet à tante Amélie. Elle le lui rendit avec un sourire et un haussement d’épaules :

– Eh bien, soupira-t-elle, je crois que nous pouvons nous préparer à hiverner ici, Plan-Crépin et moi, car je ne vois pas comment tu pourrais t’empêcher d’enfourcher ton fougueux destrier pour voler au secours de la beauté en danger ! Ce que je vois moins encore, c’est comment tu vas pouvoir t’y prendre.

– Je n’en sais rien, mais elle me le dira peut-être. Nous sommes persuadés, son avocat et moi, qu’elle n’a pas dit toute la vérité.

– Et puis, c’est si agréable de pouvoir appeler au secours un paladin tel que toi ! Fais attention où tu vas mettre les pieds, mon garçon. Je n’aimais pas ce malheureux Ferrals et je t’avoue que je n’aime guère plus sa ravissante et si jeune épouse, mais s’il lui arrivait malheur sans que tu aies tout tenté pour la sauver, tu te le reprocherais ta vie durant et il n’y aurait plus pour toi de bonheur possible. Alors va ! Plan-Crépin – qui va être ravie – et moi-même allons jouer les divinités domestiques en t’attendant. Après tout c’est peut-être amusant, l’antiquité ! ...

Pour toute réponse, il la prit dans ses bras et l’embrassa avec toute la tendresse qu’elle avait su lui inspirer. Cette espèce de bénédiction qu’elle lui donnait, c’était un peu comme si sa mère elle-même venait de la tracer sur lui.

Grâce à Dieu on était jeudi, l’un des trois jours où l’Orient-Express touchait Venise en direction de Paris et même de Calais. Aldo avait juste le temps d’envoyer Zaccaria lui retenir un sleeping, de régler quelques affaires avec Guy et de préparer ses bagages. Quant aux lettres mystérieuses d’Adriana, il remit leur étude à plus tard et les rangea dans son coffre-fort, à l’exception de la dernière qui était aussi la plus intrigante, et qu’il fourra dans son portefeuille.

A quinze heures précises, le grand express transeuropéen quittait la gare de Santa Lucia...


Загрузка...