Chapitre 10 Où L’on Fait De Singulières Découvertes
Quand Morosini revint à une conscience à peu près claire, il était dans une obscurité mouvante et plutôt mal en point. Sa tête lui faisait d’autant plus mal qu’un bâillon serré sur sa bouche y maintenait le sang. Son corps n’était guère plus confortable : ficelé comme un salami, il glissait, tressautait et se cognait contre une caisse à chaque secousse du véhicule qui devait être une fourgonnette bringuebalant sur un chemin où les ornières ne manquaient pas.
Essayant d’aligner une idée après l’autre, le prisonnier conclut que sa situation n’avait rien d’enviable. Quant au destin qu’on lui réservait, il n’était pas impossible qu’il soit définitif... Où l’emmenait-on ? ... D’après le sol sur lequel roulait l’engin on avait quitté la ville, mais dans quelle direction ?
Il fut assez vite renseigné quand, par-dessus le bruit du moteur, il reconnut la voix de Ladislas :
– N’allons pas trop loin avec la voiture ! Vous savez que les falaises sont dangereuses...
– Je les connais mieux que vous, grogna l’homme qui aurait dû être en train de dormir. Et je sais où m’arrêter pour ne pas avoir à le porter trop longtemps. Il est lourd, le bougre !
Eh bien voilà, pensa Morosini sur le mode lugubre, ces deux lascars vont tout simplement me flanquer à la mer d’une hauteur qui ne pardonnera pas...
Il n’avait jamais eu peur de la mort qu’il avait souvent vue de près pendant la guerre et, au fond, mourir comme ça ou autrement lui était égal, mais la fin qui l’attendait choquait son sens de l’élégance : être jeté comme un vulgaire sac d’ordures le contrariait, comme d’ailleurs l’idée de quitter une existence plutôt passionnante.
– Là, fit le chauffeur. Ça devrait aller ! Dépêchons-nous, il ne faudrait pas tomber sur une patrouille de douaniers.
Quand on ouvrit les portes arrière pour le tirer dehors, Aldo vit que la nuit était plus claire. Surtout moins brumeuse : la marée sans doute qui, en descendant, avait un peu nettoyé la côte. Par instant, l’éclat blanc d’un phare balayait un nuage attardé. L’ange gardien du Polonais l’empoigna par les cordes qui le liaient et le jeta à terre sans autre précaution, ce qui, en dépit de son courage, lui arracha un gémissement de douleur. A sa surprise, Ladislas protesta :
– C’est peut-être inutile de le faire souffrir ?
– Il ne souffrira plus longtemps. Allez, cœur sensible ! Prenez-lui les pieds !
Aldo sentit qu’on l’enlevait de terre et qu’on se mettait en marche. Pensant qu’il n’avait plus grand-chose à attendre de ce monde, il dit mentalement une prière, ouvrit les yeux et regarda le ciel dont il espérait qu’il l’atteindrait bientôt. Il était sombre, sans étoiles. Un digne ciel anglais aussi peu encourageant que possible, alors que mourir sous celui de Venise, tendre et velouté, eût été si doux ! Une bouffée de joie, cependant, la pensée qu’il allait sans doute retrouver sa mère était très consolante...
Soudain, son ascension mystique se trouva cassée net. Une voix venait de crier :
– Posez-le doucement et levez les mains en l’air ! Au moindre geste suspect, je tire. Et je tire juste !
Théobald ! Par Dieu sait quel miracle, il avait réussi à suivre ses ravisseurs et, du coup, Aldo mordit de nouveau à belles dents au cœur juteux de la vie. La reprise de contact fut tout de même un peu rude car, au lieu de le remettre à terre avec quelques précautions, les deux sacripants le laissèrent tomber avec un ensemble parfait. Heureusement, l’herbe était encore épaisse et il y atterrit sans trop de mal. Pendant ce temps, l’inconnu venait de faire feu mais Théobald tira presque simultanément. Il y eut un cri de douleur, puis aussitôt, la voix affolée de Ladislas :
– Filons !
Ils détalèrent sans demander leur reste. Le pinceau lumineux du phare permit à Morosini de les apercevoir tandis qu’ils se précipitaient vers la camionnette mais cette fois, ce fut Ladislas qui se mit au volant. L’autre soutenait l’une de ses épaules qui devait lui faire mal. De Théobald aucune trace. Sans doute s’était-il jeté à terre avant de tirer. La voiture effectua une marche arrière précipitée, fit demi-tour. Les phares s’allumèrent et bientôt de ce qui avait failli être le char funèbre de Morosini, on ne vit plus qu’un feu rouge vite avalé par l’obscurité.
La vague inquiétude touchant le sort de son compagnon fut vite effacée : le faisceau d’une lampe électrique se promenait sur la falaise. Pour l’aider, il se mit à gémir et quelques secondes plus tard, Théobald s’agenouillait près de lui.
– Pas trop de mal ?
– Hon, hon émit le paquet ficelé.
Le fidèle valet eut vite fait d’enlever le bâillon et le rescapé aspira une grande bouffée d’air frais.
– Je vous dois la vie, mon vieux ! soupira-t-il tandis que Théobald s’activait à trancher ses liens et à frictionner ses membres endoloris. Comment avez-vous fait ?
– J’ai entendu un cri et j’ai pensé que c’était vous. Alors j’ai escaladé à mon tour et j’ai pu voir ces gens vous ficeler et vous bâillonner. L’un a parlé des falaises de Beachy Head et comme je pensais bien qu’ils n’allaient pas vous y porter sur leur dos, je suis allé vers le garage et j’ai attendu la sortie d’une voiture pour m’accrocher à l’arrière...
– C’était plutôt risqué, non ?
– J’ai déjà fait ça plusieurs fois. Si j’avais raté mon coup j’aurais tiré dans les pneus mais c’était encore plus risqué : je ne sais pas combien ils sont dans cette maison et s’ils m’étaient tombés dessus on pouvait y passer l’un et l’autre.
– Moi je n’ai vu que ces deux-là ! Ouille ! Je suis rouillé comme une vieille ferraille... ajouta Aldo en éprouvant l’élasticité de ses bras et de ses jambes.
– Vous allez pouvoir marcher jusqu’à la ville ?
– Il faudra bien. Allons-y !
Soutenu par son sauveur, il entreprit de redescendre vers Eastbourne dont les luxueuses constructions blanches commençaient à se révéler dans le petit jour mais, en arrivant aux premières maisons, la tête d’Aldo lui tournait et il dut s’asseoir sur un muret.
– Vous n’auriez pas, par hasard, quelque chose d’un peu fort dans vos poches ?
– Non, hélas ! Et je le regrette. Même que c’est bien la première fois ! Mais je vais aller frapper à l’une de ces maisons pour obtenir de l’aide.
Il n’avait pas fini de parler que la porte d’un cottage s’ouvrait pour livrer passage à un policeman qui achevait d’ajuster son casque. Il eut vite repéré les deux hommes et les rejoignit.
– Puis-je vous aider, gentlemen ? Vous n’avez pas l’air bien.
– Votre aide sera la bienvenue, soupira Aldo après un bref coup d’œil d’avertissement à Théobald. Hier soir, je me promenais dans ces magnifiques falaises et il m’est arrivé un accident : je suis tombé dans une crevasse. Je m’y suis plus ou moins assommé et j’y suis resté jusqu’à ce que mon secrétaire, inquiet de ne pas me voir rentrer à l’hôtel, se mette à ma recherche et réussisse à me retrouver.
– Sûr que nos falaises sont belles mais c’était une grave imprudence de vous y aventurer, surtout le soir ! fit l’homme d’un ton important qui conforta Morosini dans sa conviction que mieux valait ne rien révéler de son aventure à ce policier local capable de le jeter en prison pour avoir pénétré sans permission dans une riche demeure. Il ajoutait d’ailleurs avec une pointe de soupçon : une drôle d’idée de se promener hier soir ! Faisait pas si beau. Et vous m’avez l’air étranger !
– Je le suis ! Prince Morosini, de Venise, pour vous servir ! Et je suis aussi un incurable romantique ! J’adore les terres du bout du monde au crépuscule. C’est excellent pour les peines de cœur...
Il était certain que le policeman comprendrait ce genre de langage. Effectivement, il embraya :
– Vous n’auriez pas eu dans l’idée de vous suicider ? !
– Dans ce cas, je ne me serais sûrement pas raté. Elles sont parfaites pour ça, vos falaises. Écoutez, sergent, tout ce que je voudrais c’est quelque chose de chaud ou quelque chose de fort, puis rentrer à l’hôtel me changer avant de regagner Londres.
– Bon. Écoutez, vous allez venir chez moi !
Mrs. Potter vous fera un bon thé pendant que j’irai vous chercher une voiture. Vous êtes à quel hôtel ?
– Le Terminus. J’ai pris le premier qui m’est tombé sous la main en sortant de la gare.
– Pour un prince vous auriez pu trouver mieux. Nous avons ici les meilleurs du pays, vous savez : le Cavendish, le Grand, le Burlington...
Pensant qu’il allait avoir droit à la liste de tous les hôtels ainsi qu’à une description détaillée des charmes d’Eastbourne, Aldo fit semblant de se trouver mal. Ce qui lui valut quelques claques avant d’être traîné entre ses deux compagnons jusqu’à la maisonnette du sergent Potter où une jeune femme qui ressemblait à une pomme d’api se fit un plaisir de réconforter un si bel homme possesseur d’une si belle voix et qui s’adressait à elle comme à une lady.
Cependant, et en dépit de son air un peu épais, son époux était peut-être moins bête et surtout plus curieux qu’il n’en avait l’air. Quand la voiture de police qu’il était allé chercher l’emmena vers le Terminus en compagnie de ses rescapés, il posa une nouvelle question traduisant que, dans son esprit, quelque chose n’était pas clair.
– Si j’ai bien compris, vous êtes venu juste pour faire un tour sur les falaises, avec un secrétaire, et maintenant vous repartez ?
– Je sais que ça peut paraître bizarre mais la promenade romantique faisait partie d’un tout. Voyez-vous, je suis étranger mais la vie anglaise me plaît et j’ai beaucoup entendu vanter le charme d’Eastbourne. J’ai voulu constater par moi-même. Il se peut, en effet, que je songe à acheter... ou à louer pour la prochaine saison estivale...
– Je comprends ! Mais vous aimeriez quel genre de maison ? Un cottage comme le mien ?
La voiture roulait sur Grand Parade. Une idée vint à Aldo qui fit un peu traîner sa réponse jusqu’à ce qu’il aperçoive une façade qu’il n’était pas près d’oublier.
– Le vôtre est charmant, dit-il enfin, mais il me faut quelque chose de plus vaste afin de pouvoir inviter des amis. Je compte recevoir beaucoup et je verrais bien... tenez ! Une maison comme celle-là ! Elle serait parfaite.
D’abord suffoqué, le sergent Potter éclata d’un bon gros rire :
– Ah ben en effet ! Vous n’êtes pas difficile, dites donc ? Seulement, celle-là, elle n’est ni à vendre ni à louer.
– Vous êtes sûr ? fit Morosini jouant les naïfs incrédules. Peut-être en y mettant le prix ?
– Vous pourriez offrir des millions, c’est impossible ! Sachez, sir, ajouta-t-il en prenant un air de tête superbe, que cette villa appartient à Sa Grâce la duchesse de Danvers...
– Hum, hum ! évidemment ! fit Aldo en se raclant la gorge pour cacher sa surprise. Dans ces conditions, il vaudra mieux que je cherche ailleurs.
Quelques heures plus tard, assis auprès du feu dans l’un des deux grands fauteuils de cuir noir de leur salon à Chelsea, Adalbert écoutait son ami affalé dans l’autre lui faire le récit de son étonnante odyssée sans songer un instant à dissimuler son étonnement.
– La maison de la duchesse servant d’asile à l’assassin supposé de Ferrals dont on sait qu’elle l’aimait beaucoup mais surtout qu’il l’aidait à conserver un train de vie normal pour son rang ? C’est une histoire de fous !
– J’ai retourné la question dans tous les sens pendant mon voyage de retour et j’en suis venu à penser que ce n’est peut-être pas insensé. Si j’ai bien compris les propos des deux hommes qui ont failli me tuer, Ladislas attendait un bateau pour s’embarquer à destination de la Pologne avec une livraison d’armes. Tu me suis ?
– Pas à pas. Il est certain qu’une aussi aristocratique demeure est une planque idéale pour un trafic clandestin, même si ça paraît un peu difficile à avaler.
– Ce n’est pas mon avis. Sir Eric vendait des armes au grand jour. Du moins en principe. C’était, si j’ose dire, la partie visible de l’iceberg mais je suis persuadé qu’une grande partie de ses affaires se traitait sous le manteau, que la duchesse l’y aidait – consciemment ou non d’ailleurs...
– Que veux-tu dire ?
– Qu’elle me paraît un peu trop sotte pour mener à bien des affaires aussi délicates. En revanche, quelque chose m’est revenu à la mémoire quand les deux hommes ont parlé d’un certain Simpson qu’il convenait de consulter au plus vite.
– Tu le connais ?
– Disons que je l’ai déjà vu : chez lady Danvers justement. C’est son maître d’hôtel...
Armé du plateau de café, Théobald, aussi frais que s’il avait passé une bonne nuit dans son lit au lieu de courir les falaises, fit son entrée et entendit la fin de la phrase.
– Si je peux me permettre, dit-il, et d’après ce que monsieur le prince a bien voulu m’apprendre dans le train, je serais tenté de penser que Sa Grâce n’est au courant de rien et qu’elle ignore tout de ce qui se passe chez elle...
– Ça ne te paraît pas un peu gros ? émit Vidal-Pellicorne en s’emparant de sa tasse fumante pour la promener sous son nez avec gourmandise. L’argent qu’elle recevait, elle devait bien savoir d’où il venait ?
– Jusqu’à présent, sans doute. Mais... pourquoi ce Simpson n’aurait-il pas jugé bon de poursuivre un commerce fort lucratif, maintenant que sir Eric Ferrals a disparu ? dit Théobald.
– Je serais un peu de l’avis de Théobald, reprit Morosini. Resterait à savoir à qui nos clandestins s’adressent pour se fournir.
– Ça, il n’y a guère que Sutton qui pourrait le dire. Et encore ! Tu penses bien que les rouages d’une affaire comme celle-là doivent être infiniment complexes et délicats... En tout cas, conclut Adalbert, une chose est certaine : il faut que tu ailles tout raconter à Warren !
– Je sais. J’y pense depuis ce matin mais je n’en ai pas le droit. J’ai promis à Anielka de ne pas prévenir la police.
– Ça, c’est la meilleure ! Et qu’est-ce que tu en aurais fait de ton Ladislas si tu avais réussi à l’extraire de la villa et à l’emmener avec toi ?
– Il dit qu’il n’est pour rien dans le meurtre.
– C’est peut-être vrai. Reste à savoir qui tu veux croire, lui ou elle, et surtout qui tu désires sauver. Anielka elle-même, à moins d’être devenue stupide, doit savoir que si tu réussissais à attraper ce garçon, il te faudrait bien le livrer.
– Oui, mais à condition que ce soit moi qui le prenne et pas une escouade de policiers.
– Afin qu’il n’ait pas l’air d’avoir été dénoncé par elle ? Subtile distinction ! grogna Adalbert. Seulement maintenant, avec l’entrée en scène de la duchesse, les choses vont trop loin ! Songe qu’en gardant le silence tu risques la complicité dans une affaire de trafic d’armes dont tu ne sais pas où elle pourra te mener. Quelques dizaines d’années à Pentonville ou à Dartmoor, ça te plairait ?
Aldo réfléchit un instant puis essaya de changer le sujet de la conversation afin de se donner encore un peu de temps.
– Au fait et toi ? Ton excursion à Whitechapel a-t-elle donné des résultats ?
– N’essaie pas de noyer le poisson ! J’ai des choses à te raconter mais ça attendra ce soir... Tu vas chez le Super ou je dois y aller à ta place ?
– Non, soupira Morosini, je vais y aller. Il vaut mieux que ce soit moi étant donné que je peux décrire l’ennemi. J’espère seulement que je pourrai obtenir qu’il agisse avec discrétion et, au besoin, fasse appel à moi quand on aura une chance d’arrêter le Polonais. Il pourrait me faire cette faveur : avec ce que je lui apporte il devrait être content...
C’était faire preuve d’une grande candeur et les espoirs de Morosini, une fois à Scotland Yard, s’écroulèrent plus vite que les murs de Jéricho sous la trompette de Josué. Le ptérodactyle se montra modérément heureux de revoir le prince-antiquaire mais quand celui-ci entreprit de lui raconter son aventure balnéaire, il passa sans transition d’une indifférence polie à une sorte de transe et prit son vol à travers le bureau en battant furieusement des ailes.
– Comment ? s’écria-t-il. Vous avez recueilli des informations de cette importance et vous me les apportez seulement maintenant, alors que vous avez tout gâché ? Savez-vous que je pourrais vous arrêter pour obstruction à l’action de la police ?
– Ça vous avancerait à quoi ? fit Aldo sans se démonter. Puis-je vous rappeler que les informations en question m’ont été confiées sous le sceau du secret par lady Ferrals afin que je me charge personnellement d’appréhender – c’est bien comme ça que l’on dit ? – son ancien amoureux et de telle sorte qu’elle ne puisse être accusée de l’avoir...
– ... donné et donc de risquer la vengeance de ses amis anarchistes, récita Warren d’un ton excédé. Je connais l’antienne. Et à présent, vos scrupules vous ont abandonné ?
– Pas vraiment, mais dès l’instant où je me trouvais confronté à une affaire de trafic d’armes intéressant peut-être la sûreté de l’État et mettant en cause une personnalité proche de la Couronne, j’ai considéré que je n’avais plus le droit de me taire...
– C’est encore heureux !
Le superintendant revint s’asseoir à son bureau, prit un bloc de papier et dévissa son stylo.
– Alors, si vous le voulez bien on reprend tout à zéro. Et en détail !
– Vous... vous n’appelez pas votre secrétaire pour prendre ma déposition ?
– Nous devons agir dans la discrétion, n’est-ce pas ? aboya Warren. Alors je vais écrire moi-même et ensuite, je verrai comment on pourra essayer de préserver le secret imbécile que cette jeune idiote exige de vous !
Soulagé d’un grand poids, Aldo reprit son récit en s’efforçant d’être aussi précis que possible et sans rien omettre. Pendant un assez long moment, on n’entendit plus que sa voix assourdie et le grincement de la plume sur le papier...
Quand ce fut fini et tandis que Warren relisait ce qu’il venait d’écrire, Morosini, après une courte hésitation, demanda :
– M’accorderez-vous une faveur ?
– Laquelle ?
– Celle de m’avertir lorsque vous saurez où se trouve Wosinski afin que je puisse le prendre moi-même. Je ne vous empêche pas de protéger les arrières mais laissez-moi l’honneur d’achever seul ce que j’ai commencé à Eastbourne...
Les yeux ronds et jaunes du ptérodactyle se fixèrent sur le visage crispé de son visiteur.
– Maintenant qu’il vous connaît, ce serait une grave imprudence. Il n’hésitera pas à vous tirer dessus. Vous avez envie de risquer votre vie ?
– Sans hésiter. Je veux remplir la mission qui m’a été confiée. Même si c’est à ce prix. Je me tiens dès à présent à votre entière disposition.
Le policier ne répondit pas, jaugeant l’homme qui lui faisait face. Finalement, il referma son stylo et le jeta devant lui parmi ses papiers.
– Je n’ai jamais douté que vous ne soyez un homme de cœur et je comprends votre dilemme. Aussi, je vous promets de tout faire pour vous donner satisfaction mais à la condition, bien sûr, qu’en vous laissant agir, nous ne risquions pas de faire échouer l’opération. Naturellement, il faudra obéir strictement – et il appuya sur le mot – aux ordres que je vous donnerai.
– Vous avez ma parole.
Quelqu’un frappa à la porte et, sans attendre de réponse, l’inspecteur Pointer pénétra dans le bureau de son chef, vint se pencher à son oreille et lui parla bas. Il s’agissait sans doute d’une nouvelle importante car le superintendant tressaillit, mais il écarta du geste son subordonné.
– Nous verrons ça plus tard ! J’en finis avec le prince.
– Je n’arrive pas à comprendre comment cela a pu se produire, sir ! La surveillance était sans défaut, pourtant...
– Laissez-moi pour le moment, Pointer ! Je vous rappellerai.
À regret, l’inspecteur s’en alla. Morosini se disposa à l’imiter. Warren, lui, ne bougeait pas. Il semblait perdu dans une rêverie profonde tandis que ses longs doigts pianotaient sur le bras de son fauteuil. Soudain, il déclara :
– Nous n’allons pas pouvoir garder cela secret bien longtemps, alors autant vous l’apprendre : Yuan Chang s’est pendu dans sa prison avec un cordon de soie jaune.
– Pendu ? souffla Morosini abasourdi. Mais ne disiez-vous pas l’autre soir que vous ne réussiriez pas à le garder sous clef très longtemps ? Alors pourquoi se tuer ? Il ne risquait pas la peine de mort.
– Et pourtant il y est venu de lui-même. Enfin presque...
– Que voulez-vous dire ? Il ne se serait pas donné la mort volontairement ?
– C’est un peu ça. Je dirais que c’est un suicide sur ordre. Connaissez-vous la Chine, prince Morosini ?
– Non. Je connais son art, sa culture mais je n’y suis jamais allé.
– Sa culture ? Savez-vous quelque chose des anciens usages impériaux ? En particulier de ce que l’on désignait sous le terme de « cadeaux précieux » ? Non ? ... Alors j’explique : lorsque l’empereur avait à se plaindre de l’un quelconque de ses sujets de haut rang ou de ses dignitaires et qu’en raison des services rendus il ne souhaitait pas l’envoyer au bourreau, il lui faisait parvenir ce qu’on appelait les « cadeaux précieux » : une cordelette de soie jaune – couleur impériale ! – un sachet de soie contenant du poison et un poignard. Cela signifiait qu’il lui laissait le choix de sa mort...
– Et, s’il choisissait la vie ?
– Impossible ! c’était alors l’exécution immédiate. Dans le cas qui nous occupe, je pense que Yuan Chang n’a pas eu le choix : tout ce que l’on a dû réussir à lui faire parvenir c’est le cordon, dans une miche de pain ou Dieu sait quoi. Il n’en a pas moins obéi... comme doit le faire tout mandarin. Ce qu’il était à n’en pas douter !
– Attendez, attendez ! contesta Morosini. Vous dites qu’il a obéi. Mais à qui ? Vous parlez d’une coutume impériale, mais la Chine est en révolution depuis quelques années. C’est Sun Yat Sen le maître et je ne pense pas qu’il se soucie de ressusciter les empereurs mandchous !
– Avec la Chine, vous savez, il faut s’attendre à tout : à l’impossible, à l’inconcevable, à l’inconnaissable, au délirant mais surtout à des racines plongeant si profondément dans la nuit des temps qu’en dépit des labours et des sarclages, les plus solides demeurent toujours. Le pays vit sa révolution, oui ! Cependant le jeune empereur Pou Yi, aujourd’hui destitué, demeure toujours dans ses palais de la Cité interdite. Cela laisse supposer un certain nombre de fidèles disséminés à travers l’empire pulvérisé. Yuan Chang devait être de ceux-là. Bien qu’il habite Londres depuis des années, il n’en vient pas moins de Hong Kong où les conspirations s’épanouissent comme fleurs au soleil...
– Est-ce que son « suicide » change quelque chose pour vous, en dehors du fait que les chances de récupérer le diamant de Harrison s’amenuisent ?
Warren prit, sur sa table, une belle pipe en bruyère d’Ecosse qu’il se mit à bourrer d’un pouce rêveur avant de l’allumer et d’en tirer une longue bouffée qui parut le détendre.
– Bien entendu ! répondit-il enfin. Cela signifie que nous avons fait erreur en lui accordant trop de puissance, en imaginant qu’il œuvrait seul, en pieux collectionneur, à la recherche des trésors disparus. Force nous est à présent de constater qu’il n’était qu’une tête, celle pointée sur l’Angleterre, d’une des hydres implacables que l’on appelle triades et qui, pour atteindre leurs buts, élèvent le crime à la hauteur d’une institution. Tout leur est bon : trafic d’armes, de drogues, de femmes, d’esclaves, d’enfants même. Si vous voulez mon sentiment, je commence à regretter Yuan Chang. Avec lui, au moins, on savait à peu près où l’on en était. A présent nous allons naviguer dans le brouillard...
– Et lady Mary ? Va-t-elle, comme vous, naviguer dans le brouillard ?
– Je l’ignore. Si elle est persuadée que le diamant lui échappe, il se peut qu’elle abandonne.
– Ça m’étonnerait. Sous des dehors gracieux, elle ressemble assez à un bouledogue à qui l’on a pris son os. Elle ira jusqu’au bout de sa folie.
– De toute façon, elle demeurera sous surveillance... et tant mieux si elle me donne la joie de pouvoir un jour la jeter devant ses juges ! conclut Warren avec une intonation tellement sauvage que Morosini en eut froid dans le dos.
– Vous en faites une affaire personnelle ? s’étonna-t-il.
– Pour une fois, oui ! Elle a tué George Harrison aussi sûrement que si elle l’avait frappé elle-même. Sans sa cupidité, un homme de bien serait encore parmi nous.
La gravité du ton laissait entendre qu’en ce qui concernait Warren son jugement serait sans appel mais, après tout, Aldo n’éprouvait pas la moindre envie de plaider la cause de la nouvelle comtesse de Killrenan. D’autant moins qu’au cours d’une de ses nombreuses songeries il lui était arrivé de se demander si elle n’était pas aussi responsable de l’assassinat de sir Andrew. Pour une femme disposant de telles complicités, faire acheter à Port-Saïd un voleur doublé d’un tueur ne présentait peut-être pas d’immenses difficultés. Et il croyait se souvenir qu’elle voulait, après l’échec de sa visite au palais Morosini, se lancer dans le sillage du Robert-Bruce... Mais il garda pour lui ses réflexions. Il était temps, d’ailleurs, de se retirer. Il reprit son chapeau et ses gants laissés sur un siège.
– Je crois qu’à ce sujet je partage votre opinion et j’avoue qu’en ce moment j’aurais tendance à vous plaindre. On dirait que la haute société vous en veut personnellement : après lady Mary, la duchesse de Danvers...
– Vous avez raison, ce n’est pas un mince problème. Encore que je croie celle-ci trop sotte pour manigancer quoi que ce soit... A ce propos je compte sur vous pour garder tout cela secret.
– Vous n’en doutez pas, j’espère ?
– Non, mais je me méfie de ce journaliste de l’Evening Mail que notre ami archéologue voit assez souvent.
Aldo se mit à rire.
– Vous devriez savoir que Vidal-Pellicorne garde les yeux rivés sur la Vallée des Rois et les exploits de Mr. Carter. Grâce à Bertram Cootes, il apprend les nouvelles un peu plus vite. La duchesse ne les intéresse ni l’un ni l’autre...
– Pourvu que ça dure ! ... A bientôt peut-être... On dit qu’il suffit de parler du loup pour en voir la queue. En rentrant à Chelsea, Aldo tomba presque dans les bras de Bertram qui dévalait l’escalier à toute allure en fredonnant une vieille chanson galloise. Reconnaissant l’arrivant, il lui offrit des excuses volubiles avec un sourire rayonnant, lui saisit les deux mains qu’il serra avec une affection inattendue et se précipita au-dehors dans un envol d’imperméable usagé découvrant un complet de cheviotte avachi, en criant :
– La vie est belle ! Vous ne pouvez pas savoir ce que la vie peut être belle quelquefois !
Aldo n’essaya même pas de démêler si c’était là du Shakespeare ou du Bertram. L’ayant vu disparaître dans la brume du soir, il rejoignit Vidal-Pellicorne qu’il trouva occupé à faire une réussite. Voyant entrer son ami, Adalbert leva les yeux.
– Alors ? Le ptérodactyle ne t’a pas dévoré ?
– Il a bien essayé mais nous sommes finalement parvenus à un accord. Dis-moi, je viens de rencontrer Bertram en pleine liesse. Un vrai feu follet ! Que lui est-il arrivé ? Un héritage ?
– Disons qu’il a hérité de cinquante livres que je viens de lui donner à titre de gratification, de remerciement et d’incitation au silence. Pour quelque temps encore tout au moins...
– Cinquante livres ! Tu es généreux.
– Ça les vaut, crois-moi ! C’est grâce à lui si j’ai pu recouper une nouvelle piste de la Rose. Beaucoup plus proche de nous, cette fois, puisqu’elle s’achève dans les premières années du siècle.
– Parce qu’elle s’achève aussi, celle-là ? Le contraire m’aurait étonné. Mais dis-moi, tu n’as pas révélé à ce journaliste que la pierre volée chez Harrison était un faux ?
– Pour qui me prends-tu ? Il croit toujours à notre version officielle mais comme il n’a pas grand-chose à mettre sous sa plume ces temps dernier vu qu’on ne lui laisse toujours que les chiens écrasés, l’idée lui est venue d’écrire des papiers pour en faire peut-être un bouquin en racontant des histoires de pierres bizarres ; le tout, bien sûr, tournant autour de la disparition de la Rose. Il est donc venu me voir pour savoir ce qu’au cours de ma longue vie d’archéologue j’ai pu apprendre sur des bijoux étranges, apparus soudain dans des endroits inattendus. Son projet n’est pas bête et j’ai voulu savoir d’où il le sortait. C’est alors qu’il m’a parlé de son ami Lévi, un tailleur juif de Whitechapel chez qui il a pris ses habitudes.
Au souvenir du complet de cheviotte avachi dont le journaliste était paré tout à l’heure, Aldo ne peut s’empêcher de rire.
– Un tailleur ? Bertram Cootes ? J’aurais juré qu’il s’habillait dans une friperie.
Vidal-Pellicorne darda sur son ami un regard sévère.
– Quand on est aussi élégant que toi, on se montre un peu plus charitable ! Bertram se débrouille comme il peut. Quant à l’histoire que lui et son tailleur m’ont racontée, elle ne prête pas à rire. Elle est excitante, sans doute, mais plutôt terrifiante.
– Tu n’exagères pas un peu ? Les histoires terrifiantes de Whitechapel c’était il y a une quarantaine d’années, au temps de Jack l’Éventreur...
Les yeux bleus d’Adalbert, soudain graves, se plantèrent dans ceux de son ami tandis que ses mains bouleversaient les cartes étalées sur la table.
– Tu vas avoir la surprise de ta vie comme je l’ai eue moi-même, mais ce fameux diamant, cette pierre royale qu’ont maniée tant de gens illustres, a bel et bien roulé jusqu’aux ruisseaux sanglants où le monstre sans visage abandonnait ses victimes. J’en ai la certitude !
– Quoi ? Tu as rêvé ?
– Oh non ! D’ailleurs, tu vas pouvoir en juger. Hier soir, j’ai convaincu Bertram de m’emmener là-bas en lui promettant une jolie gratification s’il décidait son copain à partager avec moi ses souvenirs de ce qu’il appelle « la pierre juive ».
– La pierre juive ? Et ce serait...
– Écoute plutôt ! Dans la nuit du 29 septembre 1888, vers une heure du matin, un colporteur polonais – et juif ! – entra avec sa carriole dans la cour du Club éducatif des travailleurs étrangers qui se trouvait dans Berner Street. Soudain, son cheval fit un écart et, en dirigeant sa lanterne vers le sol, le colporteur découvrit le corps d’une femme égorgée.
En même temps, dans l’obscurité de la cour, il aperçut une silhouette sombre qui s’enfuyait. D’abord paralysé de terreur, il voulut crier sans y parvenir et se laissa tomber à genoux près du cadavre qui était encore chaud. C’est alors qu’il vit, près de sa main, quelque chose de brillant : une sorte de caillou taché de boue. Il le ramassa, le mit dans sa poche et réussit enfin à appeler au secours. Un instant plus tard, les gens qui étaient encore au club accouraient, bientôt rejoints par la police. On réconforta le colporteur à moitié mort de peur : ce crime, en effet, était le troisième commis par l’Éventreur, bien que la victime n’ait pas été éventrée, l’arrivée de la carriole ayant mis l’assassin en fuite. La nouvelle victime s’appelait Elizabeth Stride : c’était une veuve d’une quarantaine d’années venue à la prostitution depuis l’internement et la mort en prison de son mari, mais qui avait connu des jours meilleurs... Oublions-la ! Rentré chez lui après avoir passé un bon moment au poste de police, le colporteur se souvint de sa trouvaille, la tira de sa poche et entreprit de la nettoyer. Bien qu’il n’eût jamais vu de diamant poli et non taillé et que sa culture fût des plus sommaires, il comprit que cette pierre n’était pas comme les autres. L’idée lui vint de la rapporter à la police mais comme il n’avait pas pensé à la donner tout de suite, il eut peur des conséquences de son geste tardif et préféra soumettre le problème à son voisin, le rabbin Eliphas Lévi, qui était un peu son parent.
C’était un homme pieux, sage, prudent et en qui l’on pouvait avoir toute confiance.
Le rabbin commença par approuver le colporteur d’être venu à lui. Puisqu’il avait commis l’imprudence de ramasser quelque chose sur les lieux du crime et de n’en pas parler, mieux valait continuer dans cette voie. Depuis le début du cauchemar que l’on vivait à Whitechapel, la police agissait trop souvent avec brutalité et sans trop de discernement. Ainsi, l’imagination collective des gens du quartier ayant fait surgir, pour l’un des meurtres précédents, la vague silhouette d’un homme en tablier de cuir, un malheureux cordonnier juif polonais nommé John Pizer s’était vu arrêter tandis qu’un début de pogrom commençait à attaquer ses proches. Heureusement, il avait un alibi et on l’avait relâché. Eliphas Lévi, qui avait senti le vent du boulet, ne tenait nullement à ce que cela recommence. Le mieux était de se taire mais, afin que son voisin ne se sentît pas lésé, il lui proposa de lui confier le caillou afin de l’étudier et, en attendant, lui remit un peu d’argent.
Resté seul, le rabbin examina la pierre avec grand soin. Il s’était toujours intéressé à la minéralogie et possédait un petit équipement parmi lequel figurait une loupe. Il eut vite fait de discerner sur la face la plus plate du cabochon une minuscule étoile de David. Dès lors, pensant qu’il tenait entre ses mains un objet sacré et cela d’autant plus qu’il connaissait la légende du pectoral perdu, il en fit son plus cher trésor, se souciant peu de sa valeur marchande, persuadé qu’il lui venait du fond des âges. Prudent, néanmoins, il enferma la pierre dans un coffret solide et n’en parla à personne à la seule exception de ses deux fils quand ils furent en âge de comprendre. L’un d’eux est Ebenezer, le tailleur...
– Magnifique ! s’écria Morosini enthousiasmé. Nous n’avons plus qu’à convaincre ce brave homme de nous la vendre. J’admets que ce sera un peu difficile, mais si on lui dit que le pectoral existe toujours et qu’il en a besoin...
– Si tu me laissais finir ? grogna l’archéologue. Si le diamant était encore à Whitechapel j’aurais commencé par te le dire... seulement il n’y est plus. Il y a une dizaine d’années, le rabbin et son fils aîné, destiné lui aussi à la voie religieuse, furent assassinés par une nuit d’hiver bien noire. Et le coffret disparut...
– Oh non ! gémit Aldo découragé. Je commence à croire que nous n’arriverons jamais à retrouver ce foutu diamant ! Il est possédé du Diable !
– C’est un peu mon sentiment. Veux-tu que je te dise ? Si on y parvient, on se dépêchera de le faire passer à Simon pour qu’il le remette à sa place. Cette pierre me dégoûte et me fait peur : il y a trop de sang dessus !
– Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est ce qu’elle faisait avec une prostituée de bas étage.
– Va savoir ! Son mari, dont la disparition l’a jetée sur le trottoir, était un voleur. Il avait pu se la procurer Dieu sait où.
– Avec un héritage pareil, cette Elizabeth Stride aurait préféré le ruisseau à une confortable existence ? Elle pouvait la vendre.
– Difficilement ! Elle devait avoir compris que son mari ne l’avait pas trouvée en se promenant dans Hyde Park. Et puis, ce vieux diamant poli n’est pas une pierre très séduisante. Elle en ignorait sans doute la valeur et peut-être même y voyait-elle un souvenir qu’elle devait porter sur elle. L’assassin a eu juste le temps de l’égorger et de déchirer sa robe... La pierre s’est évadée, voilà tout !
– Il est certain que les explications les plus simples sont souvent les meilleures, soupira Aldo. Cependant, on peut rêver. Et si l’Éventreur cherchait la pierre ?
– Ce n’est plus du rêve, c’est du délire ! fit Adalbert en haussant les épaules...
– Je ne sais pas si tu l’as entendu dire, mais ce criminel hors pair ne serait autre que le duc de Clarence, petit-fils de la reine Victoria, mort en 1892 mais dont on chuchote qu’il est encore vivant, interné dans une maison de fous où on le soigne d’une syphilis inguérissable...
– D’où sors-tu ça ?
– C’est lord Killrenan qui avait raconté cette version à ma mère. Une version à laquelle il croyait : il est étrange qu’après avoir tenté d’impliquer les Juifs dans cette abomination, on ait arrêté brusquement les recherches...
Théobald vint annoncer que le dîner était servi et les deux amis passèrent à table en se contentant de se laver les mains, ni l’un ni l’autre n’ayant envie de faire toilette.
Tandis qu’ils dégustaient la bisque de homard, Morosini garda un silence plein de réflexions, mais quand il eut vidé son assiette, il revint aux meurtres de Whitechapel.
– Le tailleur de Bertram n’a-t-il aucune idée sur l’assassin de son père et de son frère ?
– Peut-être, mais il s’est refermé comme une huître lorsque j’ai posé cette question. Je croirais volontiers qu’il a peur...
– De quoi, mon Dieu ?
– De la police. Lorsque l’on a découvert le corps des deux hommes, il n’a osé formuler aucune accusation : il aurait fallu pour cela parler de « la pierre juive » et il était sûr d’être inculpé de recel, de vol peut-être... La police telle que nous la connaissons – les bureaux et les grands hommes de Scotland Yard ! – n’a rien à voir avec celle qui opère dans les quartiers misérables. Là où les étrangers, les Juifs surtout, sont en majorité.
– A propos de Juifs et dans le récit que tu m’as fait, il était question de Polonais. Il y en a tellement là-bas ?
– Il paraît mais, étant donné les circonstances, on ne m’a guère parlé d’eux. En résumé, je pense qu’on y trouve un assez bel échantillonnage de toute l’Europe centrale. Tu penses à quoi ?
– Qu’un Polonais reste un Polonais même s’il n’est pas né dans un ghetto et que les fils d’Israël ont toujours pratiqué l’hospitalité. À l’heure qu’il est, Wosinski n’est plus à Eastbourne. Il doit se cacher ailleurs...
– S’il attend un bateau, ce doit être quelque part sur la côte. Pourquoi veux-tu qu’il aille se fourrer dans le bourbier de Whitechapel ?
– Tes paroles, mon frère, sont empreintes de sagesse et de logique, déclama Morosini. Pourtant, j’ai très envie d’aller faire un tour là-bas. Crois-tu pouvoir retrouver le tailleur nommé Ebenezer Lévi ?
– Oui, bien sûr, mais n’es-tu pas en train de tout mélanger ?
– En aucune façon. On peut toujours espérer faire d’une pierre deux coups. On ira demain, si tu es d’accord, parce que pour ce soir...
Oubliant tout décorum, Aldo s’étira et bâilla. Depuis son sauvetage sur les falaises de Beachy Head, la journée avait été longue et, à l’exception de deux petites heures dans le train, il n’avait pas dormi depuis la veille. La fatigue commençait à peser sur lui. Aussi son bâillement s’acheva-t-il en grimace.
– Décidément je vieillis ! constata-t-il. Avant la guerre j’aurais pu passer trois jours sans dormir et rester frais comme l’œil. C’est une chose à laquelle on devrait penser avant de s’intéresser à une fille de vingt ans...
– De toute façon, la marche nuptiale n’est pas près de retentir pour elle et toi. Alors, passe une bonne nuit et n’y pense plus ! fit Adalbert avec un demi-sourire narquois. On ira demain dans la journée : ça fera plus naturel.
Le temps n’avait aucun effet sur l’activité commerciale de Whitechapel. Le taxi qui emmenait les deux hommes se frayait un chemin précautionneux au milieu de la foule qui encombrait la rue rétrécie par les tréteaux des étalages volants accolés aux boutiques. Des vendeurs juifs en manches de chemise braillaient à qui mieux mieux, proclamant l’excellence de leur marchandise. Linge grossier, vêtements plus ou moins usagés, chaussures, bottes de mer, chapeaux, gilets fantaisie, montres, étoffes, tout s’offrait, tout se vendait. Des femmes, crottées jusqu’aux épaules, affublées de casquettes d’homme et serrant autour d’elles des châles troués discutaient les prix en yiddish, ne s’interrompant que pour rappeler près d’elles des gamins sales qui tentaient de prendre le large. Juste le temps d’administrer une taloche et l’on reprenait le marchandage.
L’échoppe du tailleur se trouvait devant une petite synagogue mais le taxi ne s’y arrêta pas. Adalbert lui indiqua une place située à une centaine de mètres et lui recommanda de les attendre après lui avoir remis une partie de la course et promis un bon pourboire.
Lorsque les deux hommes arrivèrent devant la boutique, ils constatèrent qu’elle était fermée au cadenas et qu’aucun signe de vie ne se montrait au-delà de la vitrine à petits carreaux. Ni d’ailleurs à l’étage où le tailleur avait son logement.
– Où a-t-il pu passer ? marmotta Vidal-Pellicorne en tournant sur lui-même comme il arrive quand on se trouve devant une porte close et que l’on espère voir apparaître le propriétaire.
Ce qui parut, ce fut une grosse femme qui revenait du marché en traînant après elle un lourd cabas débordant de poireaux et de choux.
– Vous vouliez voir le tailleur, gentlemen ? demanda-t-elle avec un large sourire.
– Oui, répondit Aldo. Nous avons entendu vanter son habileté.
Le regard appréciateur de la femme détailla les vêtements des visiteurs.
– C’est pourtant guère votre genre, constata-t-elle, mais après tout c’est votre affaire. Seulement, pour aujourd’hui, vous perdez votre temps parce qu’Ebenezer Lévi n’est pas là. Je suis sa voisine et je l’ai vu partir ce matin avec un sac de voyage.
– Si vous êtes sa voisine, il ne vous a rien dit ?
– Rien du tout. Il est pas très causant vous savez ? Autrefois je lui faisais son ménage et puis on a eu des mots. Alors maintenant, il se débrouille tout seul.
– Puisque vous avez l’air de le connaître, vous n’auriez pas une idée de l’endroit où il a pu se rendre ?
– Pas la moindre ! Pour autant que je le sache il est seul au monde et on ne le voit jamais aller nulle part.
– Une maison à la campagne peut-être ? La femme manqua s’étrangler de rire.
– Vous croyez que les gens de Whitechapel ont les moyens de s’offrir ça ? Non, gentlemen, je ne peux rien vous dire de plus... Ah si, il avait l’air très pressé !
– Eh bien, nous reviendrons dans quelques jours, soupira Morosini en tirant quelques pièces de sa poche sous l’œil intéressé de la voisine qui accepta volontiers.
– Ça m’étonnerait qu’il soit longtemps absent, reprit-elle. Si vous voulez que je vous prévienne de son retour, laissez-moi votre adresse.
– Non, c’est inutile. Nous repasserons à l’occasion...
Ayant salué la voisine, ils rebroussèrent chemin pour rejoindre leur taxi.
– Bizarre ! commenta Vidal-Pellicorne. On dirait que notre homme a pris peur.
– Oui, ça ressemble assez à une fuite. Et l’autre soir, il n’a fait aucune difficulté pour te raconter l’histoire de sa pierre juive ?
– Non. Il avait même l’air assez content d’en parler. Un peu comme un gamin qui connaît une belle légende et trouve plaisir à la répéter.
– Une belle légende avec un double meurtre à la clef ?
– Oh tu sais, les Juifs ont tellement l’habitude du malheur ! Il a commencé à prendre peur quand je l’ai un peu poussé dans ses retranchements pour savoir si, à l’époque du vol, il n’avait soupçonné personne...
– C’est ça qui est extraordinaire ! Une affaire vieille de dix ans ! Dans ces conditions, pourquoi a-t-il raconté ça à Bertram Cootes ?
– Il ne roule pas sur l’or et un peu d’argent, c’est toujours bon à prendre. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Il serait peut-être profitable de faire rechercher le tailleur par Scotland Yard ? proposa Aldo.
– Ce pauvre type a eu assez d’embêtements comme ça et Warren en a déjà suffisamment sur les bras avec le faux diamant et l’affaire Ferrals. Il n’y a qu’à attendre : Ebenezer finira peut-être par revenir...
Le taxi venait de prendre le chemin du retour, tout aussi encombré, ce qui obligeait le chauffeur à rouler au pas, quand Aldo, soudain, saisit le bras de son ami.
– Regarde les deux hommes qui sont arrêtés devant le magasin d’épicerie.
– L’un avec un manteau noir et l’autre avec un manteau gris et une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils ?
– Oui. Examine bien le manteau gris : tu le connais.
Une dispute entre deux marchands venait d’obliger la voiture à s’arrêter, ce qui permit à Adalbert de mieux considérer le personnage lancé dans une conversation animée. Il dit enfin :
– On dirait... oui, c’est notre vieil ami le comte Solmanski. Quant à l’autre...
– Je l’ai déjà vu avec lui l’autre soir : c’est le curé de l’église polonaise de Shadwell. Quant à ce qu’ils font là, en plein quartier juif, je n’en sais pas plus que toi, mais pourquoi ne pas nous dégourdir les jambes ?
Aldo se disposait à payer le taxi avant de descendre quand Adalbert l’arrêta du geste. Solmanski et son compagnon venaient de se mettre en marche pour rejoindre une voiture rangée dans une ruelle transversale. Ils y montèrent et le véhicule démarra. La dispute étant enfin terminée, le taxi reprit sa route peu après.
– Suivez cette voiture sans trop vous faire remarquer, ordonna l’archéologue.
Mais la filature se révéla décevante : le Polonais ramenait seulement son compatriote à son église après quoi il se fit conduire au Claridge. Aldo et Adalbert rentrèrent chez eux en se promettant d’essayer d’en savoir un peu plus sur les agissements du père d’Anielka.
Une surprise désagréable les y attendait : en quelques phrases brèves, le superintendant Warren leur apprit que le procès de lady Ferrals était fixé au lundi 10 décembre, de nouvelles charges étant intervenues contre la jeune femme.