Chapitre 2 Un drôle d’oiseau


Adalbert Vidal-Pellicorne serra la ceinture de son Burberry comme s’il voulait se couper en deux, releva le col, enfonça sa tête dans ses épaules et bougonna :

– Je n’aurais jamais pensé que ça coûtait si cher de devenir l’ami d’enfance d’un journaliste même quand ce n’est pas une vedette. Nous avons fait une demi-douzaine de pubs sans compter un dîner au Grenadier où il voulut absolument m’offrir – à mes frais bien sûr ! – le dîner que le duc de Wellington commandait pour ses officiers : bœuf à l’aie, pommes de terre en robe des champs avec beurre et raifort et, pour finir, une tarte aux pommes et aux mûres arrosée de crème. Sans compter des tonnes de bière. Qu’est-ce qu’il peut descendre, l’animal !

– S’il est intéressant je peux t’offrir une participation aux frais, ironisa Morosini. Ce serait justice.

– Oh, il est passionnant, à condition d’aimer Shakespeare. Il t’en sert une citation toutes les trente secondes mais on s’y fait. C’est un garçon aussi curieux que soiffard.

Les deux hommes descendaient Piccadilly en direction d’Old Bond Street où se trouvait le magasin du joaillier George Harrison. Il ne restait plus, en effet, que deux ou trois heures pour se faire présenter le diamant qui faisait couler tant d’encre : au début de l’après-midi un camion blindé gardé par une escouade de policiers devait le transférer chez Sotheby’s dans New Bond Street, c’est-à-dire quelques centaines de mètres plus loin, où il resterait jusqu’à la vente. L’événement était pour le surlendemain.

Le temps n’était guère propice à la promenade, cependant les rues connaissaient une grande animation : l’habituel crachin londonien était bien incapable de faire reculer des gens habitués depuis des siècles. Ils s’étaient munis de parapluies et les dômes de soie noire ondulaient à perte de vue comme un troupeau de moutons karakuls. Dédaignant cet accessoire qu’ils jugeaient encombrant, Aldo et son ami s’en tenaient à l’imperméable surmonté d’une casquette de bon faiseur.

– Et qu’est-ce qu’il sait, ton nouvel ami d’enfance ? demanda le premier. Au fait, comment s’appelle-t-il ?

– Bertram Cootes : il est reporter à l’Evening Mail. Évidemment il serait plutôt cantonné dans les chiens écrasés et c’est justice parce qu’il ressemble assez à un épagneul mais, fidèle à son modèle, il a de longues oreilles qui traînent partout. À dire vrai, ça a été un coup de chance de tomber sur lui.

– C’est arrivé comment ?

– Le hasard. Je buvais un verre dans un troquet de Fleet Street quand j’ai assisté à une petite explication entre le patron et Bertram. Il s’agissait, bien sûr, d’une ardoise un peu longuette et comme mon bonhomme était déjà éméché, l’explication s’emmêlait. C’est alors qu’est arrivé un troisième larron, un certain Peter dont j’ai compris assez vite qu’il travaillait lui aussi à l’Evening Mail mais dans les gros titres. Bertram, ayant encore soif, lui a demandé de lui avancer quelques pounds. L’autre a refusé sur un ton méprisant en traitant Bertram de pas grand-chose, alors celui-ci lui a dit qu’il avait tort de ne pas l’aider parce que, dans l’affaire Ferrals, il ne tarderait peut-être pas à lui damer le pion. Le Peter n’a fait que rigoler. Il a bu un coup, et dès qu’il est parti, je suis entré en scène. Je me suis présenté comme un confrère français attiré à Londres par la vente de Sotheby’s et j’ai fait comme si on s’était déjà rencontrés à Westminster, il y a quelques mois, à l’occasion du mariage de la princesse Mary avec le vicomte Lascelles. Tu penses bien que mon Bertram n’a jamais couvert, même de loin, un événement de cette importance mais il a été flatté. Là-dessus, j’ai effacé son ardoise et j’ai proposé d’aller dîner. D’où l’incursion chez Wellington... Et la suite que tu connais.

– Je ne connais rien du tout ! Ce journaliste sait-il vraiment quelque chose sur la mort de Ferrals ?

– C’est certain, mais ça n’a pas été facile de le lui faire lâcher. Même saoul comme toute la Pologne, Bertram Cootes s’est cramponné à son petit secret comme un chien à son os. Pour en venir à bout, je lui ai promis de lui refiler ce que je pourrais apprendre sur le diamant qui, bien sûr, ne le laisse pas indifférent. D’autant que les lettres anonymes continuent à pleuvoir sur son journal comme sur les autres. Seulement, cette fois, elles sont assorties de menaces : si le joyau n’est pas retiré de la vente, le sang coulera...

– Intéressant, ça aussi, mais...

Il s’interrompit. L’élégante artère simplement animée l’instant précédent était en train de se changer en une sorte de maelström. Le centre paraissait en être une boutique dont la discrétion et le sévère décor à l’ancienne, tout britanniques, ne parvenaient pas à masquer l’opulence : l’une des grandes joailleries d’Old Bond Street.

On entendit des cris auxquels répondirent presque aussitôt des sifflets de police. Tout le monde, bien entendu, se rua dans cette direction.

– Aucun doute, c’est la boutique de Harrison ! fit Morosini qui connaissait bien l’endroit pour y être venu à plusieurs reprises. Il a dû se passer quelque chose de grave.

Les deux hommes foncèrent sans trop se soucier d’écraser un pied, de froisser une côte au passage ou de soulever des protestations, mais le résultat en valut la peine et ils se retrouvèrent devant la porte barrée par la large poitrine d’un policeman :

– Je suis journaliste ! clama Adalbert en brandissant une carte de presse dont l’apparition surprit son compagnon.

– Fais-moi penser à te demander d’où tu sors ça, marmotta-t-il contre l’oreille de son ami, mais fausse ou pas la carte ne servit à rien.

– Je regrette, sir. On ne passe pas ! Les autorités arrivent d’un instant à l’autre.

– Que vous n’acceptiez pas la presse, je peux le comprendre, fit Aldo avec son sourire désarmant, mais je suis un ami de George Harrison et j’ai rendez-vous avec lui. Nous sommes confrères et...

– Désolé, sir ! C’est impossible !

– Laissez-moi au moins parler à miss Price, sa secrétaire !

– Non, sir. Vous ne verrez personne tant que Scotland Yard ne sera pas là.

– Dites-nous au moins ce qui s’est passé !

La figure de l’agent se ferma comme si l’on venait de lui faire une proposition malhonnête. Passant entre le bord de son casque et la tête de l’importun, son regard s’immobilisa pour se perdre dans les lointains houleux de la rue.

À cet instant, Morosini entendit quelqu’un chuchoter derrière son dos.

– Moi j’ai vu quelque chose, et comme vous m’avez donné un sacré bon tuyau en me conseillant d’aller chez Harrison vers onze heures, je vais vous dire ce qu’il en est.

Se retournant d’une pièce, Aldo découvrit Vidal-Pellicorne en conversation confidentielle avec un petit homme coiffé d’un feutre dégoulinant qu’il identifia comme étant le journaliste de l’Evening Mail.

Ce personnage réalisait l’exploit d’ériger, sur un corps replet, une longue figure d’épagneul mélancolique, les cheveux qu’il portait assez longs, « à l’artiste », ajoutant encore à la ressemblance. La seule chose qu’Adalbert n’avait pas mentionnée était qu’il s’agissait d’un jeune homme alors qu’Aldo imaginait un antique pilier de bar.

– Et qu’avez-vous vu, Bertram mon ami ? demanda l’archéologue. Vous pouvez parler sans crainte : voici le prince Morosini dont je vous ai déjà entretenu.

L’œil brun et vif du journaliste jaugea brièvement la fière silhouette du Vénitien tout en déclamant :

– « Pense avant de parler et pèse avant d’agir ! » cita-t-il en levant un doigt sentencieux avant de préciser : Polonius, dans Hamlet. Acte I, scène III ! Mais je pense qu’en effet je peux m’aventurer.

– Je t’avais prévenu qu’il emprunte au grand Will les trois quarts de ses discours, fit Adal. En attendant, je répète : qu’avez-vous vu ?

– Venez un peu par ici ! dit Bertram en les tirant à l’écart, ce qui fit le bonheur des autres curieux. Quand je suis arrivé, il y avait là deux voitures, noires toutes les deux : une digne Rolls-Royce un peu démodée mais fort bien tenue, et une grosse Daimler, beaucoup plus récente. Conduite par un chauffeur à peu près invisible. Et puis, tout d’un coup, j’ai vu sortir du magasin une vieille lady en grand deuil soutenue par une nurse. Elle courait aussi vite que le permettaient ses mauvaises jambes en poussant de petits cris inarticulés. Elle avait l’air terrifiée. La nurse aussi, d’ailleurs, mais elle gardait son sang-froid. Cette femme a pratiquement jeté sa patronne dans la Rolls sans laisser au chauffeur le temps d’ouvrir la portière, en lui criant de partir sur-le-champ. La voiture a démarré comme si elle avait le feu aux trousses. Attendez, ce n’est pas tout, ajouta-t-il en voyant les deux amis échanger un coup d’œil surpris. Quelques secondes plus tard, deux hommes sont sortis en courant. Des Asiatiques très bien habillés. Ils se sont rués dans la Daimler qui a démarré sur les chapeaux de roues tandis que dans la boutique on poussait des cris affreux. Ça a naturellement attiré les deux policemen qui arpentent le trottoir nuit et jour, et ils se sont engouffrés dans le magasin où j’ai voulu les suivre, mais on m’a refoulé en dépit du fait qu’en « toutes choses on est plus ardent à la poursuite qu’à... »

L’arrivée en trombe de deux voitures de police coupa court au Marchand de Venise, mais déjà Bertram Cootes enchaînait :

– Tenez ! Les voilà, les autorités, et pas des moindres ! Le chef superintendant Warren et son souffre-douleur habituel l’inspecteur Pointer. Les as de la Criminelle ! Je pensais à un vol mais il doit y avoir du sang ! Permettez ? Il faut que j’aille au boulot. On se retrouvera plus tard. Au Black Friars, par exemple. C’est dans...

Il s’insinua dans la foule plus dense que jamais.

– Aucune importance ! fit Adalbert. Je sais où c’est : il m’y a traîné cette nuit, même s’il ne s’en souvient pas. En tout cas, avec ce qu’il vient de nous raconter, il va damer le pion à ses confrères...

Morosini ne répondit pas : il regardait les deux policiers qui pénétraient dans le magasin. Tomber dans leurs pattes devait manquer de charme et c’est malheureusement ce qu’il était advenu à Anielka.

Au physique, Gordon Warren ressemblait à un oiseau préhistorique. Long, maigre et chauve, il en avait l’œil rond et jaune, le regard fixe et soupçonneux. Le vieux macfarlane d’un gris pisseux qui retombait de ses épaules osseuses comme les ailes membraneuses du ptérodactyle accentuait la ressemblance. Son visage rasé de près aux lèvres minces et dures ne plaidait guère en faveur d’une quelconque bénignité morale. Le superintendant se voulait d’ailleurs l’image même de la Loi, clairvoyante et inflexible.

Derrière cette impressionnante silhouette, l’inspecteur Jim Pointer passait presque inaperçu en dépit de sa carrure. Sa figure pourvue d’un menton en retrait et de longues incisives supérieures l’apparentait plutôt au lapin et, quand il déambulait à la suite de son chef comme à cet instant, ce dernier avait toujours l’air de revenir de la chasse.

Quand Warren ressortit seul du magasin, les curieux avaient été repoussés en arrière au bénéfice d’une escouade de journalistes accourus sur les talons de la police, mais Bertram Cootes se cramponnait courageusement au premier rang. La meute se jeta sur le superintendant en le bombardant de questions dont il apaisa rapidement la fureur d’un geste autoritaire :

– J’ai peu de choses à vous dire, messieurs de la presse, sinon que je ne veux pas vous voir vous mêler d’une enquête peut-être délicate...

– N’exagérez pas, Super ! lança quelqu’un. Vous nous avez déjà joué le tour avec le meurtre de sir Eric Ferrals. Avec vous, il n’y a jamais que des enquêtes délicates !

– Je n’ai pas le choix, Mr. Larke. Ce sont les circonstances qui décident. Sachez seulement ceci : Mr. Harrison vient d’être assassiné d’un coup de couteau et le diamant qui devait être confié à Sotheby’s cet après-midi a disparu. Nous vous en apprendrons plus dès que ce sera possible. Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

La dernière phrase s’adressait à Bertram qui, avec un beau courage, venait de s’accrocher à sa manche.

– Je... j’ai vu le... ou plutôt les assassins ! bafouilla-t-il au comble de l’excitation.

– Tiens donc ! Et qu’est-ce que vous faisiez là ?

– Rien, je... je passais.

– Alors, venez avec moi ! Et tâchez que votre discours soit clair !

Arrachant Cootes à ses confrères qui prétendaient sans doute le passer à la question, il le poussa dans sa voiture qui démarra aussitôt sous l’œil stupéfait de Peter Larke, l’homme qui la veille s’était montré si peu charitable.

– Eh bien, commenta Vidal-Pellicorne, si Bertram consent à boire un peu moins, sa carrière pourrait bien prendre un vrai départ. À propos, tu n’avais pas dit que tu connaissais Harrison ?

– Connaître c’est beaucoup dire. Je me suis trouvé en affaire avec lui à deux reprises. Sans l’avoir vu d’ailleurs, ce qui ne m’empêche pas de me rappeler le nom de sa secrétaire. Entre parenthèses j’aimerais fort causer un moment avec elle. Malheureusement je ne sais même pas à quoi elle ressemble.

– L’instant est mal choisi pour entrer en relations. D’ailleurs, on ne va pas pouvoir rester là bien longtemps...

La police, en effet, dispersait les curieux pendant que deux employés fermaient le magasin comme si la journée était achevée :

– Simon Aronov n’avait pas prévu ce drame ni l’entrée en scène de ces Asiatiques. Son piège tendu au véritable propriétaire du diamant était bien conçu mais, maintenant, je ne vois pas comment nous allons pouvoir le dénicher : la vente n’aura pas lieu et le silence va retomber, soupira Vidal-Pellicorne avec une mélancolie inhabituelle chez lui.

– À moins que ledit propriétaire ne soit l’instigateur du meurtre et qu’il ait payé ces hommes afin d’éliminer un concurrent qui avait l’air de le gêner, si j’en crois les lettres anonymes reçues par les journaux. Si tu veux mon avis, en cherchant la piste du faux joyau on a peut-être une chance de tomber sur le vrai.

– Il est possible que tu aies raison, pourtant il y a dans ce crime crapuleux quelque chose qui me gêne : cela ne colle pas avec les billets sans signature.

– Ils annoncent pourtant que le sang pourrait couler si l’on maintenait la séance chez Sotheby’s. Or le sang vient de couler, reprit Aldo.

– Oui, mais un peu trop tôt ! Ces menaces devaient viser l’éventuel acquéreur. C’était lui qu’il s’agissait d’intimider. Je me demande si nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui croit à l’authenticité du bijou mis en vente et qui a trouvé ce moyen radical de se le procurer sans bourse délier.

Cette fois, Morosini ne répondit pas. Adalbert pouvait bien avoir raison ou peut-être était-ce lui-même. De toute façon, ils se trouvaient à présent devant une impasse qui rendait difficile la poursuite de leur commune mission. Si l’assassin de

Harrison n’était pas rapidement démasqué et la pierre retrouvée, il faudrait peut-être reprendre contact avec le Boiteux, repartir même comme le feraient les riches amateurs que la vente avait attirés à Londres. Seulement Aldo savait qu’il ne pourrait s’y résigner. Sans doute parce que ce serait s’avouer vaincu et que cette idée lui était insupportable. Plus encore peut-être celle de rentrer à Venise en abandonnant Anielka à un sort dramatique. Si on ne parvenait pas à la tirer de là, elle risquait la corde. Or il l’avait trop aimée – et peut-être l’aimait-il encore ? – pour endurer la terrible évocation de sa jolie tête blonde disparaissant sous une cagoule avant que le sol ne se dérobe sous ses pieds...

– Pas besoin de demander si tu couves des idées noires ? marmotta Adalbert. C’est écrit en toutes lettres sur ta figure...

– Je ne le nierai pas mais, avec tout ça, tu ne m’as pas raconté ce que « Bertram mon ami » t’a appris sur l’affaire Ferrals ?

– On va en parler en déjeunant et en l’attendant. Si tu n’as rien contre les meilleurs welsh rarebits d’Angleterre, je t’emmène au Black Friars. Ce n’est pas un endroit désagréable et on fera d’une pierre deux coups.

Tout en parlant, il héla un taxi qui les mena dans le quartier du Temple où, entre Fleet Street et le pont toujours encombré de Black Friars, se trouvait l’établissement. En leur donnant rendez-vous là, Bertram avait fait preuve de jugeote car l’endroit était fréquenté aussi bien par le monde judiciaire que par celui de la presse. En outre, avec ses vieux bois patinés et ses cuivres brillants, le Black Friars était plutôt sympathique.

Aldo eut tout le loisir d’en apprécier le confort car ce fut seulement une fois installés dans une sorte de box habillé de cuir noir que son ami consentit enfin à livrer ses informations.

– Comme tu ne vas pas les trouver agréables, je préfère que tu sois bien assis pour les entendre.

Même s’il ne s’en rendait pas compte et s’obstinait à boire comme une éponge pour oublier ses déboires, le jeune Cootes était favorisé par la chance plus qu’il ne le croyait. C’est ainsi qu’en allant fouiner autour de la demeure des Ferrals, au lendemain du meurtre, il y avait rencontré la non moins jeune Sally Penkowski, son amie d’enfance qui était l’une des femmes de chambre de la maison. Nés dans la même rue de Cardiff, ils étaient enfants de la mine. Le père de Sally, un émigré polonais, avait pris femme au pays et fait souche. Il était mineur comme le père de Bertram et tous deux s’étaient trouvés victimes de la même catastrophe, ce qui avait achevé de dégoûter Bertram d’un métier dont, de toute façon, il ne voulait pas. Parti pour Londres avec l’idée d’être journaliste il avait fini par y arriver après bien des vicissitudes. Depuis des années il ne savait plus rien de Sally, jusqu’à ce matin où le hasard les avait remis face à face. Et c’était tout naturellement que la soubrette avait déversé le trop-plein de son cœur dans celui de son ancien camarade.

Ce n’était pas Ferrals qu’elle pleurait, mais la disparition de ce serviteur polonais qui était entré à Grosvenor Square deux mois plus tôt sur la recommandation de la maîtresse de maison. La malheureuse était tombée amoureuse de ce Stanislas Rasocki au premier coup d’œil tout en se rendant bien compte qu’elle n’avait aucune chance : il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre qu’il était épris de leur ravissante maîtresse.

– Ils se sont connus là-bas, en Pologne, avant le mariage de Milady, confia Sally à Bertram. Peut-être aussi qu’ils se sont aimés et qu’ils s’aimaient encore : plusieurs fois, je les ai entendus chuchoter ensemble quand ils se croyaient seuls et bien sûr, ils parlaient polonais, mais moi je comprenais tout. Elle lui demandait d’être patient, de ne rien faire qui pût compromettre sa cause et lui faire prendre, à elle, des risques inutiles. Oh, ça ne durait jamais longtemps et je ne saisissais pas tout parce qu’ils parlaient bas, mais ce qui me surprenait, c’est qu’elle s’adressait à lui en l’appelant Ladislas...

S’échappant de la main d’Aldo, le couteau tomba sur le sol avec un bruit clair mais sans qu’il parût s’en apercevoir. Ce fut Adalbert qui appela un serveur pour en obtenir un autre. Morosini, pour sa part, semblait changé en statue. Pour le rappeler à la réalité, l’archéologue lui tapota le bras :

– Je savais bien que ma petite révélation te ferait de l’effet, dit-il avec satisfaction. Tu avais raison sur toute la ligne, mon bon, quand tu demandais à lady Danvers si elle était sûre du prénom !

– Appelle ça un pressentiment si tu veux, mais quelque chose me disait qu’il ne pouvait s’agir que de ce garçon. Ce que j’aimerais savoir c’est comment Anielka l’a retrouvé et pourquoi elle a osé l’introduire chez son mari. Je commence à croire qu’elle est encore plus fausse que je ne l’imaginais...

L’appétit coupé, il repoussa son assiette, chercha une cigarette et l’alluma d’une main qui tremblait un peu.

– Allons, pas de jugement téméraire que tu risquerais de regretter par la suite ! dit Adalbert. En attendant, il faut que tu réveilles mes souvenirs ! Il me semble que tu m’as déjà parlé d’un personnage portant ce nom mais je t’avoue que j’ai un peu oublié. Qui est-il au juste ?

– Celui pour qui je l’ai empêchée de se suicider à deux reprises : dans le Nord-Express et, auparavant, dans les jardins de Wilanow. C’est là que je l’ai vue pour la première fois.

– Ah ! ça me revient ! L’étudiant pauvre et bien entendu nihiliste qu’elle désirait tant suivre au fond de sa misère... juste avant de tomber amoureuse d’un prince quadragénaire, vénitien et plutôt argenté ?

– C’est d’un goût, cette remarque ! grogna Aldo.

– Peut-être, mais ça dit bien ce que ça veut dire. Aux dernières nouvelles, c’est toi qu’elle aimait. Elle te l’a même écrit sur un billet qu’elle a eu l’audace de te glisser sous le nez de son mari. Alors, si nous partons du postulat qu’elle était sincère, je ne vois pas pourquoi elle aurait été s’encombrer d’un amour défunt. D’autant que nous sommes à Londres, pas à Varsovie. Ce n’est sûrement pas elle qui l’a fait venir...

Adalbert cessa de parler le temps d’ingurgiter la moitié de son verre de bière d’un air inspiré.

– Continue ! pressa Aldo. Tu penses qu’il est venu la relancer de son propre chef ?

– Bien entendu ! Souviens-toi des bribes de conversations surprises par Sally ! Anielka le suppliait de ne mettre en danger ni sa cause ni elle-même ! À coup sûr c’est lui qui est venu lui demander de l’aide ! Peut-être en la faisant chanter ? Tu ne sais pas tout de leurs relations.

– J’en conviens, mais je le vois mal accepter d’endosser une livrée de domestique. Ce type a un orgueil infernal.

– Les révolutionnaires sont tous comme ça ! Ils écrasent le bourgeois du haut de leur idéologie intransigeante mais dès qu’il s’agit de servir la Cause, ils sont prêts à faire n’importe quoi. Même à cirer les chaussures d’un capitaliste doublé d’un marchand d’armes comme l’était ce pauvre sir Eric.

– Tu penses qu’il l’a contrainte à l’introduire chez elle ?

– Je ne vois pas d’autre raison. Il a dû lui raconter Dieu sait quelle attendrissante histoire, réveillant les souvenirs, etc. Là-dessus, il tue le mari, prend la fuite et la laisse se débrouiller.

À mesure qu’Adalbert parlait, Aldo se sentait revivre. Tout semblait si clair maintenant ! À l’exception d’un détail :

– Alors, dis-moi un peu pourquoi elle s’est contentée de pleurer quand elle a su qu’il avait filé ? Mieux, elle a supplié les flics de le laisser tranquille en jurant qu’il n’y était pour rien et elle s’est laissé arrêter à sa place. Gela ne tient pas debout.

– Sauf si... je vois deux solutions : ou bien elle est sous le coup d’une menace grave si elle le charge, une menace qui lui fait préférer la prison, ou alors... elle est retombée sous son charme ; elle est de nouveau éprise de lui et elle espère s’en tirer en le laissant en dehors du coup. Ce qui impliquerait, évidemment – et tu voudras bien me pardonner ! – que le processus inverse s’est produit dans son petit cœur volage et que toi elle ne t’aime plus. À moins... ah c’est encore possible ! ... qu’elle ne vous aime tous les deux ! Il me semble t’avoir dit un jour qu’avec les femmes slaves, il fallait s’attendre à tout !

– Tu l’as dit, en effet. La répétition ne s’impose pas.

Morosini commanda un café et consulta sa montre :

– Il ne vient pas souvent, ton ami Bertram ! Si cela ne t’ennuie pas, je vais te laisser l’attendre. On n’a pas besoin d’être deux pour recueillir ses confidences... s’il y en a.

– Et toi, tu vas où ? Parce que, bien sûr, tu as une idée derrière la tête.

– Bien sûr. J’ai l’intention de me rendre à Scotland Yard pour y demander audience à Mr. Warren.

– Tu espères qu’il va te tenir au courant des derniers développements de son enquête ? Il n’a pas une tête à confidences, celui-là.

– Je ne lui en demanderai pas. Ce que je veux c’est l’autorisation de rendre visite à Anielka dans sa prison.

Vidal-Pellicorne réfléchit un instant puis hocha la tête :

– Pas une mauvaise idée ! Tout ce que tu risques c’est qu’il t’oppose un refus, mais si je peux me permettre un conseil, ne lui parle pas de l’affaire Harrison.

– Je ne suis pas idiot. Celle-là je te la laisse... momentanément. On se retrouve à l’hôtel.

En sortant du Black Friars, Aldo vit que le temps était encore plus détestable que tout à l’heure mais n’en décida pas moins de gagner sa destination à pied. La première moitié de la journée s’était montrée fertile en émotions et il éprouvait le besoin de marcher un peu. Enfonçant sa casquette sur sa tête et ses mains dans ses poches, il se mit en route à grandes enjambées rapides, se dirigeant vers le sévère bâtiment baptisé New Scotland Yard[iii]. Construit dans un sombre granit extrait des landes de Dartmoor, vers 1890, par les forçats du pénitencier voisin, le siège de la célèbre police britannique bâti dans le style baronial écossais en forme de tour percée de multiples fenêtres, ressemblait assez à un guetteur aux cent yeux braqués à jamais sur la ville, le port, le pays, l’empire... L’ensemble donnait le frisson, surtout si l’on savait que Scotland Yard abritait un musée des horreurs, le Black Museum, où s’alignait une riche collection de reliques criminelles.

Le sergent qui veillait au portail accueillit le visiteur et sa requête avec une certaine courtoisie, s’empara d’un téléphone intérieur pour savoir si l’on pouvait acheminer l’un et l’autre, et finalement les confia à l’un de ses hommes chargé de les conduire à destination. Le noble étranger avait beaucoup de chance : non seulement le superintendant Warren était là mais il consentait à le recevoir.

Dépouillé de son macfarlane à la Sherlock Holmes, Gordon Warren ressemblait moins à un ptérodactyle. Dans son costume gris fer, très bien coupé, il retrouvait une apparence plus conforme à sa réalité : celle d’un haut fonctionnaire conscient de ses responsabilités mais qui pouvait aussi se souvenir des us et coutumes d’un gentleman. La main qui désignait un siège au visiteur manquait peut-être de finesse mais elle indiquait la force et elle était soignée. De l’autre, il posa sur son bureau la carte de visite remise par Aldo à son introducteur :

– Le prince Morosini, de Venise ? ... Vous voudrez bien me pardonner, je suis peu au fait des usages continentaux. Comment dois-je vous appeler ? Altesse, Excellence ou...

– Rien de tout cela : simplement prince, monsieur ou sir, fit Aldo avec un demi-sourire. Croyez bien que je ne me suis pas permis de vous déranger pour débattre avec vous du protocole européen, monsieur le superintendant.

– Je vous en remercie. Vous souhaitez, m’a-t-on dit, me parler de l’affaire Ferrals ? Étiez-vous un ami de sir Eric ?

– Étant donné que j’ai eu le privilège d’être invité à son mariage, on peut présenter les choses de cette façon. En réalité, je suis surtout un ami de lady Ferrals que j’ai rencontrée en Pologne lorsqu’elle n’était encore que la fille du comte Solmanski...

L’attaque vint sans préavis, brutale en dépit de la voix paisible qui la lançait :

– Et, naturellement, vous êtes amoureux d’elle ?

Morosini encaissa sans broncher, s’offrant le luxe d’un sourire tandis que son regard soutenait celui du policier.

– C’est bien possible. Admettez qu’il est difficile d’être insensible à tant de grâce et de jeunesse. Surtout quand on est italien et à moitié français comme moi !

– Ce sont des impressions qu’un Britannique peut ressentir aussi. Sauf peut-être lorsqu’il est trop souvent confronté aux innombrables visages du crime. Vous êtes venu me dire, je pense, qu’elle n’est pas coupable, que je risque de porter le poids d’une erreur judiciaire...

– Rien de tout cela, coupa Aldo. Je suppose qu’un homme de votre expérience ne saurait envoyer en prison une femme de son âge – elle n’a pas vingt ans ! — et de sa qualité, sur un simple caprice...

– Merci de cette bonne opinion, fit Warren avec un petit salut ironique. En ce cas, que puis-je pour vous ?

– M’accorder la faveur de lui rendre visite à la prison. Je crois la connaître assez bien et il n’est pas impossible que j’en obtienne quelques éclaircissements sur ce qui s’est passé au moment de la mort de son époux.

– Oh, nous le savons : elle a offert à sir Eric un sachet d’antimigraine dont il a versé le contenu dans son verre de whisky, il a bu et il est mort. Ajoutons qu’une violente dispute l’avait opposée à son mari un moment auparavant.. Le ménage, d’ailleurs, marchait mal depuis quelques semaines...

– Ce qui m’aurait étonné c’est qu’il marche bien, étant donné la façon dont il a débuté, mais ne pensez-vous pas qu’il est insensé d’empoisonner un homme au vu et au su de tous ? Or, lady Ferrals n’est ni stupide ni insensée. Il me semble qu’avant de l’arrêter, vous auriez pu vous assurer d’abord de ce serviteur polonais qui, si mes renseignements sont exacts, a servi le whisky soda avant de disparaître si opportunément.

– J’ai bien l’intention de mettre la main dessus, encore que nous n’ayons pas trouvé trace de strychnine dans le flacon de whisky ni dans l’eau...

– S’il est un peu habile, ce garçon a très bien pu mettre le poison dans le verre en servant. Il ne peut pas être innocent. D’ailleurs, il faudrait savoir de quels moyens il a usé sur lady Ferrals pour s’introduire dans la place. N’oubliez pas que ce Ladislas est un nihiliste !

Sous leurs sourcils épais, les yeux jaunes du ptérodactyle s’arrondirent encore :

– Ladislas ? Son nom n’est pas Stanislas Rasocki ?

– Le nom de famille je l’ignore, mais le prénom est bien Ladislas.

– Vous commencez à m’intéresser, prince ! Dites m’en un peu plus et vous aurez peut-être votre entrevue.

Morosini raconta ce qu’il savait des relations passées d’Anielka et de son ancien soupirant. Warren, qui était retourné s’asseoir à son bureau, l’écoutait en tapotant un dossier du bout de son stylo. Finalement il lâcha :

– Gela explique sans doute pourquoi elle pleurait tant et refusait de l’accuser formellement. En ce cas, elle pourrait être complice ou même instigatrice. Ce qui est encore trop. Elle a d’ailleurs été arrêtée pour avoir « empoisonné ou fait empoisonner » son mari.

– J’espère que la suite de vos investigations vous prouvera qu’elle est innocente, mais comment se fait-il qu’à l’audience préliminaire, l’avocat n’ait pas obtenu la liberté provisoire ?

– Là, j’admets qu’elle n’a pas eu de chance. Elle était défendue par un blanc-bec uniquement soucieux de sa perruque et des plis de sa robe. Il a refermé sur elle les portes de Brixton.

– Un homme comme Eric Ferrals avait sûrement à sa disposition un maître du barreau ?

– En effet, mais sir Geoffrey Harden, qui est le maître en question, chasse le tigre chez le maharajah de Patiala. On a pris un de ses stagiaires, qui me paraît avoir plus de relations que de talent. Quand vous verrez lady Ferrals, conseillez-lui donc de prendre un autre défenseur ! Avec celui-là, la corde est au bout du voyage.

– Quand je la verrai ? Gela veut-il dire que vous me permettez...

– Oui. Vous pourrez aller demain à la prison. Voilà un laissez-passer, ajouta Warren en tendant un papier où il venait d’écrire quelques mots. Mais j’espère que si vous apprenez un fait important ou même mineur vous me ferez la grâce de venir m’en informer.

– Je vous le promets. Tout ce que je désire, c’est la tirer de là parce que je suis certain de son innocence... A ce propos d’ailleurs, puis-je vous demander un conseil ?

– Allez-y !

– En l’absence de sir Geoffrey Harden, à qui confieriez-vous la défense d’un être... cher ?

Pour la première fois, Morosini entendit rire le ptérodactyle. Un rire franc et sonore qui le rendait presque sympathique.

– Je ne suis pas certain, dit-il, d’être bien dans mon rôle en fournissant un adversaire coriace à l’avocat de la Couronne mais je crois que je m’adresserais à sir Desmond Saint Albans. Il est rusé comme un renard ; c’est une vraie teigne mais il connaît les lois et la jurisprudence sur le bout du doigt et ses diatribes au couteau font souvent plus d’effet sur un jury que les plus belles envolées lyriques. Si quelqu’un est capable de terroriser des jurés c’est bien lui. J’ajoute qu’il est très cher, sans doute parce qu’il est très riche, mais je suppose que la veuve de sir Eric a les moyens de le payer. C’est en déclarant dans sa péroraison que sa cliente était disposée à verser n’importe quelle caution, même très importante, que le blanc-bec a réussi l’exploit de l’envoyer à Brixton. Le juge a été persuadé qu’elle filerait par le premier bateau.

– Je connais un peu sir Desmond, soupira Morosini à qui le nom avait causé un petit choc désagréable. J’ai assisté ces jours derniers à l’enterrement de son oncle, le comte de Killrenan dont il hérite le titre.

– ... et la fortune, ce qui doit le combler de joie. Gomme tous les collectionneurs, il a de gros besoins... Mais à propos de collections, je vous ai déjà vu, vous. N’étiez-vous pas, tout à l’heure, devant le magasin de ce pauvre Harrison ?

Cet homme, décidément, possédait de bons yeux mais, au fond, pensa Aldo, il ne risquait rien à lui répondre même s’il y avait, dans sa voix, une ombre de soupçon. La déformation professionnelle, sans doute ?

– Je ne pensais pas avoir été remarqué, fit-il avec un sourire. En effet, je me rendais chez Mr. Harrison avec l’un de mes amis, un archéologue français qui s’intéresse presque autant que moi aux vieilles pierres. Et il se trouve qu’en la matière je suis expert. Aussi souhaitions-nous examiner le fameux diamant avant qu’il ne gagne la salle des ventes. Malheureusement, quand nous sommes arrivés, le crime avait eu lieu et nous n’avons rien trouvé de mieux à faire que nous mêler aux badauds pour essayer d’en savoir un peu plus. Et je ne vous cache pas que je brûle de vous poser, à mon tour, une ou deux questions.

– Vous aviez l’intention d’assister à la vente ?

– Bien entendu... et peut-être d’enchérir.

– Peste ! ricana Warren. Vous êtes donc bien riche ?

– Disons que je le suis raisonnablement. En revanche, j’ai quelques clients fortunés qui seraient disposés à payer très cher une pièce de cette importance.

– Puisque vous êtes de la partie, vous n’ignorez cependant pas que certains prétendent qu’il s’agit d’un faux. L’avalanche de lettres reçues par les journaux...

– C’est la raison pour laquelle je désirais l’examiner moi-même, fit Morosini. Pure curiosité d’ailleurs ! Mon opinion était déjà faite, bien assise sur la réputation de Mr. Harrison : un joaillier de sa valeur ne saurait être trompé par un faux grossier, ajouta-t-il vertueusement.

Il éprouvait un plaisir pervers à chanter, en face d’un haut fonctionnaire de police, l’authenticité d’une pierre dont il savait parfaitement qu’elle était fausse. De son côté le superintendant parut découvrir les charmes d’un grand cartonnier vert foncé qu’il caressa en lui offrant un tendre sourire.

– Je n’en doute pas un instant, fit-il d’une voix soudain soyeuse. Les meurtriers non plus n’en doutaient pas. Quant à moi, je ne désespère pas de mettre la main sur eux dans un délai assez court pour que la vente puisse avoir lieu. Ce sont des Asiatiques et il se trouve que nous en connaissons un grand nombre. Les ordres sont donnés : aucun « Jaune » n’est autorisé à quitter le pays jusqu’à nouvel ordre.

– Vous employez les grands moyens !

– Pourquoi pas puisque j’ai tous les pouvoirs ? Le roi lui-même souhaite que l’affaire soit menée rondement. Ne s’agit-il pas d’un joyau qui, au XVe siècle, relevait de la Couronne ?

– Tous mes vœux seront avec vous... mais ne me confieriez-vous pas comment les choses se sont passées ? Ces hommes sont-ils entrés en force ?

Gordon Warren se résolut enfin à abandonner son classeur après l’avoir tapoté d’un geste encourageant :

– Un malheureux concours de circonstances ! soupira-t-il. Ce matin, Harrison devait recevoir la vieille lady Buckingham qui lui avait demandé une présentation particulière d’une gemme qui appartenait jadis à son ancêtre, le fameux et fastueux duc de Buckingham dont l’amour pour une reine de France nous aurait valu une guerre supplémentaire sans le coup de couteau de Felton. C’est une dame très âgée qui vit cloîtrée dans sa demeure, ne recevant jamais personne et gardée par des domestiques presque aussi vieux qu’elle. Il était impossible de refuser ce qu’elle demandait et Harrison répondit qu’il la recevrait avec joie. C’est pendant qu’elle admirait le diamant dans le bureau du joaillier que deux hommes masqués et armés ont fait irruption. Ils ont jeté la vieille dame dehors avant d’abattre Harrison et de s’enfuir avec leur butin.

– Vous croyez aux concours de circonstances, vous ?

Cette fois, les yeux du superintendant s’arrondirent plus que de raison.

– Vous ne soupçonnez tout de même pas lady Buckingham d’être complice de ces gens ? J’ai naturellement envoyé Pointer chez elle pour prendre sa déposition mais elle a dû s’aliter et se trouve dans un tel état qu’il eût été barbare de lui arracher une parole. C’est sa suivante, qui l’accompagnait d’ailleurs chez Harrison, qui a répondu... À présent, prince, je crains de ne pouvoir vous accorder plus de temps. Avec deux affaires de cette importance sur les bras, vous devez vous douter que j’ai beaucoup à faire. Mais je vous reverrai volontiers... si vous avez quelque chose à m’apprendre.

– Je l’espère sincèrement. Merci de m’avoir reçu.

En quittant Scotland Yard, Morosini hésita sur qu’il devait faire. Rentrer à l’hôtel ne le tentait guère : Adalbert ne serait sans doute pas encore de retour. Mais l’envie lui vint d’aller respirer l’air ambiant du côté de la maison du crime. Il héla un taxi et se fit conduire à Grosvenor Square.

– Quel numéro ? demanda le chauffeur.

– Je n’en sais rien mais peut-être connaissez-vous la demeure de sir Eric Ferrals ?

– Bien entendu. Dès l’instant où un crime a été commis, la maison la plus anonyme devient célèbre.

Situé au cœur du très noble quartier de Mayfair, Grosvenor Square abritait plusieurs ambassades et quelques grandes demeures aristocratiques bâties le plus souvent dans le style géorgien. Elles avaient été construites au siècle précédent dans ce lieu proche de Buckingham Palace par les nobles qui étaient au service du souverain.

– Nous y voilà ! dit le chauffeur, et désignant l’une des plus imposantes bâtisses devant laquelle un autre taxi était en train de s’arrêter : Vous voulez descendre, ou bien attendre que celui-là soit parti ?

– Je préfère attendre...

En effet, un homme en costume de voyage surgissait du véhicule avec tant d’impétuosité qu’il atterrit presque sur les pieds de l’un des deux policemen commis à la surveillance de l’hôtel particulier et qui, les mains au dos, en arpentaient le trottoir d’un pas solide et lent. Aldo reconnut aussitôt le comte Solmanski. Tout juste arrivé des États-Unis. Il le vit parlementer un moment avec les gardiens, exhiber quelque chose qui devait être un passeport et, finalement, escalader l’escalier menant au porche à colonnes dont la porte lui fut ouverte peu après mais, comme le taxi qui l’avait amené ne bougeait pas, l’observateur en conclut qu’il s’agissait d’une visite et que le père d’Anielka ne comptait pas s’attarder. Dans les circonstances actuelles, il devait être un peu délicat pour un parent de la supposée meurtrière de s’installer chez l’assassiné.

Prévenant une question de son chauffeur, Morosini déclara qu’il patienterait. Cela dura une bonne dizaine de minutes. Après quoi Solmanski ressortit brusquement. L’observateur put voir qu’il était très rouge et faisait des efforts pour retrouver son calme. Sans doute venait-il de piquer une violente colère. Un moment il resta là, debout en haut des marches, reprenant peu à peu sa respiration. Enfin, il logea son monocle dans son orbite puis, assurant son chapeau sur sa tête, descendit vers le taxi-cab qui démarra aussitôt.

– Suivez cette voiture ! ordonna Morosini.

La poursuite fut courte. Juste le temps de faire le tour de Grosvenor Square et de s’engager dans Brook Street où l’on s’arrêta finalement devant l’hôtel Claridge.

– Que faisons-nous à présent ? demanda le chauffeur de Morosini.

Morosini hésita. Il avait envie de descendre, de suivre le comte pour s’assurer qu’il allait bien élire domicile dans ce palace, mais c’était inutile : des bagagistes déchargeaient déjà la voiture qui l’avait amené. De toute évidence, le dangereux personnage ne bougerait guère tant qu’Anielka ne serait pas hors de cause ou son procès jugé.

Dangereux, certes, il l’était, ce Russe affublé des dépouilles d’un noble Polonais expédié par ses soins au fond de la Sibérie ! La mise en garde de Simon Aronov avait été sans nuance quand, dans le cimetière San Michele à Venise il avait révélé à Morosini la vérité sur son plus mortel adversaire. Ennemi juré des fils d’Israël, Fédor Ortschakoff, bourreau sadique du pogrom de Nijni-Novgorod en 1882, cherchait à récupérer par tous les moyens les pierres du pectoral et le joyau lui-même, autant par passion de l’argent que par haine de Simon Aronov, l’homme qui osait mener le combat contre lui et ses inquiétants amis que le Boiteux appelait l’Ordre noir.

Jusqu’à présent, le faux Solmanski restait encore dans l’ignorance du rôle joué par Morosini dans la quête des pierres disparues : il ne voyait en lui que le dernier propriétaire du saphir parti à la recherche du trésor familial envolé. Un spécialiste des bijoux anciens sans doute, mais peu redoutable et paralysé par l’amour que lui inspirait sa ravissante fille... Cependant Aronov s’était montré formel : si Aldo s’interposait encore entre lui et d’autres pierres manquantes, Solmanski n’hésiterait pas à entourer son nom d’un crayon rouge sur la liste de ceux qu’il convenait d’abattre.

Une perspective qui ne troublait en rien le prince-antiquaire. Le danger ne l’avait jamais fait reculer et, en outre, il ne doutait pas que l’aventurier n’eût commandité sinon exécuté l’assassinat de la princesse Isabelle, sa mère. Et comme il n’était

pas l’homme des menées souterraines, plus tôt les couteaux seraient tirés et mieux cela vaudrait.

Pour l’instant, la situation du comte permettait à Morosini d’être simple observateur et c’était une bonne chose. Il était inutile d’aller se pavaner sous le nez de l’ennemi plus ou moins paralysé par le meurtre de son gendre.

Aussi, le laissant à son installation, alluma-t-il une cigarette et se fit-il reconduire au Ritz.

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