Chapitre 7 Lisa
Aldo Morosini vécut les trois jours qui suivirent dans un marasme déprimant. Ayant fait tout ce qu’il pouvait pour aider Anielka, il aurait dû s’en remettre, comme le lui avait conseillé Simon Aronov, au talent de Scotland Yard, à la conscience des autorités judiciaires et même à Dieu, mais c’était impossible. Il avait peur pour la jeune femme et, à cette peur, il mesurait le pouvoir qu’elle possédait encore sur lui. Il ne croyait plus à l’amour qu’elle prétendait lui porter puisqu’elle était redevenue la maîtresse de Wosinski, mais il avait assez de hauteur d’âme pour s’estimer satisfait s’il pouvait lui rendre sa liberté. Son esprit, à lui, s’en trouverait allégé d’un grand poids, lui permettant ainsi de mieux seconder Vidal-Pellicorne dans leur tâche commune à la recherche de la Rose. Mais dans l’état actuel de l’affaire c’était impossible : Anielka le hantait et il en était d’autant plus malheureux.
Les deux entretiens qu’il eut avec sir Desmond n’arrangèrent rien, lui procurant seulement l’amère satisfaction de parler d’elle, encore que l’avocat se montrât soucieux de l’état d’esprit de sa cliente bien plus que de sa santé. Selon lui, elle se serait beaucoup mieux porté si elle avait mangé davantage.
– Elle ne fait pas la grève de la faim ? s’inquiéta Morosini.
– Pas tout à fait, mais c’est chez elle une attitude délibérée. Elle cherche à s’affaiblir pour avoir la paix. Tant qu’elle est à l’infirmerie, personne n’est autorisé à la visiter, sauf moi pour les besoins de sa défense. Je peux vous dire qu’elle se referme comme une huître au seul nom de Ladislas.
– Elle l’aime à ce point ?
– Je croirais plutôt qu’elle a peur. Sa gardienne a trouvé dans son lit un billet rédigé en polonais la menaçant de mort si elle parlait.
– Et le père ? Que fait-il ? Que dit-il ?
– Il ne décolère pas. C’est surtout à cause de lui, je crois, qu’elle a choisi d’être malade et de faire ainsi interdire les visites. Dès qu’il la voyait c’était pour la passer au gril. Il est persuadé qu’elle sait où se cache Wosinski et il la harcèle.
– Et vous ? Qu’en pensez-vous ?
– Que Solmanski n’a pas tort et qu’elle cache quelque chose.
C’était aussi l’avis d’Adalbert, avec cette nuance qu’il estimait inutile de tarabuster la jeune femme. On pouvait faire confiance à Scotland Yard et à Warren, bien déterminé à mettre la main sur le Polonais.
– S’il pouvait même s’emparer du groupe qui terrorise ta petite amie, ce n’en serait que mieux : elle pourrait au moins respirer ! Mais je te déconseille de te lancer dans cette chasse en solitaire.
L’archéologue avait fait amende honorable pour l’histoire de l’armoire frigorifique et, depuis, il considérait son ami avec un respect nouveau. Cela n’était pas pour déplaire à Morosini qui, relevant un nez arrogant et couvrant Adalbert d’un œil bleu étincelant, susurra :
– Tu n’aurais pas le cœur de m’abandonner ? J’ai toujours cru que nous étions plus ou moins associés.
– Dans l’affaire du diamant, mais moi je ne me suis jamais enrôlé dans le corps des chevaliers servants de la ravissante Anielka.
– Je veux bien admettre que je t’ai un peu laissé tomber ces jours-ci, mais, je ne sais pas pourquoi, il me semble que ces deux affaires sont liées. A propos, où en es-tu ?
– J’avance, j’avance ! Je crois que Simon a raison en prétendant que la Rose n’a jamais quitté l’Angleterre. Le duc de Saint Albans l’a bien héritée de sa mère mais ne l’a pas transmise à son descendant. Par une sorte de miracle dû à mon ami Barclay, l’archéologue, j’ai relevé sa piste au début du XIXe siècle. Elle aurait été offerte en toute innocence par le prince Régent à sa maîtresse favorite, Mrs. Fitzherbert. Après, c’est de nouveau le noir complet. Mais ce résultat m’a mis en appétit et je ne désespère pas de percer ce nouveau mystère. Curieux comme ce joyau royal semble avoir pris plaisir à élire domicile chez les « reines de la main gauche » ! Et à propos de domicile, que penserais-tu de déménager ? J’en ai un peu assez de la vie d’hôtel. Sans compter qu’étant donné nos activités plus ou moins... régulières nous aurions davantage les coudées franches.
La proposition n’enchanta pas Morosini. Outre qu’il avait toujours aimé l’atmosphère impeccable des hôtels de Cesar Ritz, il ne voyait pas de raison valable à un emménagement dans un domicile inconnu et peu à son goût, avec l’obligation de trouver du personnel et tous les petits inconvénients que cela présentait.
– Ce serait valable si nous devions rester des mois en Angleterre mais en ce qui me concerne, il faudra que je me résigne à regagner Venise. J’ai une maison de commerce à faire marcher. Quant à l’affaire du faux diamant, Warren en fait son affaire personnelle et c’est normal. Nous l’avons prévenu : à lui de protéger lord Desmond et de mettre la jolie Mary et Yuan Chang hors d’état de nuire. Après tout, nous cherchons le vrai diamant. Pas le faux.
– Tu n’as pas l’intention de partir avant le procès ? Tu seras peut-être témoin, tu sais ?
– Je n’ai pas envie de m’éloigner. A ton avis, on va juger dans combien de temps ?
– Peut-être pas avant janvier. Je me suis renseigné. Encore faut-il s’estimer satisfait : s’il s’agissait d’une pairesse d’Angleterre cela demanderait beaucoup plus de temps parce qu’il faudrait réunir le Parlement, mais pour l’épouse d’un simple baronnet, même célèbre, on va un peu plus vite. Quant aux recherches pour retrouver la Rose, j’ai peur qu’il n’y en ait pour un moment puisque le pétard préparé par Simon nous a explosé à la figure. Alors, moi, je cherche un logis, je fais venir mon fidèle Théobald flanqué au besoin de son jumeau et je serai comme un coq en pâte. Sans compter qu’à eux deux, ils représentent une force non négligeable en cas de problème.
Aldo retourna l’idée pendant quelques instants. Elle n’était pas si mauvaise puisqu’elle présentait l’avantage de diminuer leurs dépenses tout en protégeant davantage leur liberté.
– D’accord ! déclara-t-il. Mais je reste encore ici quelques jours parce que j’attends Guy Buteau avec le bijou dont j’ai parlé à lady Ribblesdale. Et puis, je ne te cache pas que Kledermann m’intrigue. Voilà un banquier de classe internationale, brassant d’énormes affaires, et qui s’attarde à Londres où il n’a pas l’air de s’amuser beaucoup. Pourquoi ?
– Il te l’a dit : il attend que la Rose reparaisse parce qu’il tient à l’acheter. Tu connais mieux que moi la passion des grands collectionneurs.
– Possible ! N’empêche que j’éprouve la bizarre impression qu’il m’observe.
Vidal-Pellicorne partit d’un éclat de rire :
– Il a pour ça quelques bonnes raisons : tu aurais pu épouser sa fille et tu as été l’amant de sa femme. Reste à savoir auquel des deux il s’intéresse.
– A aucun j’espère et surtout pas au second ! Non, je pencherais plutôt pour l’expert en pierres anciennes. Quand nous sommes ensemble nous ne parlons jamais d’autre chose.
– Eh bien voilà ! Ceci explique cela. Je vais écrire à Théobald puis me mettre à la recherche d’un appartement convenable.
Tandis que son ami quittait l’hôtel d’un pas allègre en sifflotant un air de Phi-Phi, une opérette qui faisait fureur à Paris depuis la fin de la guerre, Aldo choisit de remonter chez lui. La sacro-sainte heure du thé approchait et des habitués arrivaient. Ayant aperçu de derrière la plante verte où il s’abritait la duchesse de Danvers et lady Ribblesdale – toque de violettes de Parme et capeline de velours noir soutachée d’or ! -, il demeura caché jusqu’à ce qu’elles aient rejoint la jeune maîtresse de cérémonie et se dirigea vers l’ascenseur. Il n’avait aucune envie de potiner. En outre, l’ex-Mrs. Astor recommençait à l’agacer : elle ne cessait de l’appeler au téléphone sous les prétextes les plus divers, mais en réalité pour savoir si ce qu’elle attendait n’arrivait pas. Aussi Aldo était-il partagé entre la hâte de voir arriver Buteau et le regret d’avoir parlé du diadème de sa vieille amie Soranzo...
Mais s’il pensait jouir en toute quiétude du calme du petit salon qu’il partageait avec Adalbert, il se trompait. Il n’était pas plutôt installé près d’une fenêtre donnant sur les frondaisons roussies de Green Park que le téléphone sonna. Au bout du fil, la voix onctueuse, quasi épiscopale, du chef de la réception l’informa qu’une jeune dame venait d’arriver et le demandait. Il s’agissait de miss Van Zelden et...
– Je descends ! s’écria-t-il en reposant l’appareil pour se précipiter au-dehors, talonné par une soudaine inquiétude qui pouvait se résumer en une seule question : qu’est-ce que Mina, sa secrétaire, venait faire à Londres quand il attendait Guy Buteau ? Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à celui-ci ! Depuis qu’il l’avait retrouvé à Paris dans un état proche de la misère, Aldo veillait sur son ancien précepteur avec une affection quasi filiale.
Mais c’était bien Mina. Quand il arriva dans le hall, il la vit tout de suite dans cet appareil vestimentaire que son patron n’était pas encore parvenu à lui faire abandonner : tailleur grisâtre en forme de sac à peine éclairé par un chemisier en piqué blanc, chaussures à talons plats, chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux larges lunettes à verres brillants et laissant à peine dépasser le bas du chignon sévère disciplinant une chevelure rousse qui, mieux traitée, n’eût sans doute pas manqué de beauté. Un vaste cache-poussière se drapait vaguement autour de la longue silhouette informe.
Le soupir résigné de Morosini se changea soudain en un reniflement de colère à la vue du spectacle qu’il découvrait : planté devant Mina mais à moitié plié en deux, Moritz Kledermann riait à s’en faire éclater la rate. Mina, consternée, s’efforçait de le calmer sans y parvenir. C’était intolérable ! Aldo fonça sur le banquier qu’il empoigna par le bras.
– Vous n’avez pas honte de vous moquer ainsi de cette pauvre fille ? Je vous croyais un homme du monde mais en vérité vous vous conduisez d’une manière indigne ! Et vous, Mina, pourquoi restez-vous là ? Venez avec moi et dites-moi ce qui se passe. J’attendais M. Buteau.
– On a dû le conduire à l’hôpital San Zanipolo avec une crise d’appendicite. Je vous rassure : ça s’est bien passé mais il fallait que quelqu’un vienne...
Au bord des larmes, elle se laissait entraîner vers un fauteuil mais Kledermann, que leur bref dialogue semblait avoir calmé, les suivit aussitôt et même se glissa entre eux :
– Un instant ! Je veux des explications, commença-t-il.
– Vous avez assez ri ? fit Aldo méprisant. Si quelqu’un a des comptes à demander, c’est plutôt moi : je vous trouve en train de vous moquer de ma secrétaire et vous devriez vous estimer heureux que je ne vous aie pas cassé la figure, mais ça ne va pas tarder si vous ne nous laissez pas tranquilles ! Mina vient d’effectuer un long voyage et elle a besoin de repos.
– Mina ? Mina comment, s’il vous plaît ? fit le banquier goguenard.
– Je ne vois pas en quoi ça vous regarde, mais enfin... Mina Van Zelden. Mademoiselle est hollandaise. Gela vous suffit ?
Sans doute nageait-on en plein surréalisme car soudain, Kledermann eut l’air très malheureux.
– Que tu aies pris un nom d’emprunt, je peux le comprendre, mais que tu oses renier ton pays c’est impardonnable ! Toi, tu as honte d’être Suissesse ? Et d’abord retire ces lunettes ridicules. Je veux voir tes yeux.
La jeune fille obéit mais les tint baissés, ne sachant plus que faire et affreusement gênée.
– C’est mieux, mais je veux que tu me regardes pour m’expliquer comment il se fait que je te trouve auprès de cet homme à qui l’on a un jour fait l’honneur d’offrir ta main et qui n’a même pas voulu te voir ?
Du coup, Mina se rebiffa.
– C’est justement pour cela que j’ai voulu le connaître et que je me suis arrangée pour qu’il ne puisse établir aucun rapprochement avec ce que je suis en réalité ! En outre, je ne vous ai jamais caché que j’adorais Venise, que je voulais y vivre. Alors je me suis arrangée pour rencontrer le prince. Surtout quand j’ai appris quel métier passionnant il faisait !
– Et tu espérais quoi ? Le séduire ? Accoutrée comme te voilà ? C’est grotesque !
– Mais c’est parce qu’il n’a jamais été question de séduction que j’ai choisi cette apparence. Surtout quand je me suis rendu compte que les femmes lui couraient après.
– En ce cas, pourquoi n’es-tu pas repartie ?
– Je ne sais pas... Ou plutôt si. J’ai voulu voir à quoi il ressemblait et j’ai été bien punie de ma curiosité parce que je suis tombée amoureuse. Pas de lui ! De sa maison, des gens qui y vivent et qui sont adorables ! ... Oh, Père, pourquoi a-t-il fallu que vous soyez ici aujourd’hui ?
– Dites-moi, tous les deux, vous ne croyez pas que c’est à présent mon tour de parler ? s’écria Morosini que la stupeur avait réduit au silence. Vous êtes là à vous jeter je ne sais quels griefs incompréhensibles à la tête et moi je reste comme un benêt à vous écouter ! J’ai droit à des explications ! Alors, si vous le voulez bien, allons nous asseoir là-bas, dans ce bosquet d’aspidistras, et causons ! J’ai l’impression de me trouver chez des fous. Ou alors je vais le devenir.
Les deux autres le suivirent et l’on s’installa autour d’une table dont un valet s’approcha pour demander si l’on souhaitait prendre quelque chose.
– Bonne idée ! approuva Morosini. Donnez-moi une fine à l’eau... mais sans eau. Et vous Mina ? Un chocolat ?
– Je m’appelle Lisa !
– Je ne veux pas le savoir ! Un chocolat, mon ami. Il est excellent ici et mademoiselle adore ça.
– Elle est au moins restée suissesse de ce côté-là ! soupira Kledermann. C’est consolant ! Je prendrai la même chose que le prince !
– Parfait ! Alors voyons maintenant où nous en sommes ! ... Si j’ai bien interprété votre échange de propos, vous seriez, ma chère Mina...
– J’ai déjà dit que je m’appelais Lisa !
– Et moi je ne veux pas vous connaître sous ce nom. Mademoiselle Kledermann m’est tout à fait étrangère. En revanche, j’avais beaucoup d’estime et d’amitié pour Mina Van Zelden. Mon entourage aussi. Alors souffrez que pour un temps encore, nous restions ce que nous étions l’un pour l’autre il y a seulement dix minutes ! C’est-à-dire un patron et sa... parfaite secrétaire ! Vous devriez l’utiliser, Kledermann ! Elle est au-dessus de tout éloge ! Un peu revêche parfois mais tellement efficace !
De nouveau les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes et, bien qu’il s’efforçât de détourner la tête, Morosini ne put s’empêcher de les admirer. Seigneur ! Ils avaient la couleur exacte des violettes ! Deux lacs sombres et veloutés bordés de cils aussi épais que des roseaux ! Du fond de sa mémoire s’éleva soudain la voix de Mme de Sommières, sa très sage et très perspicace grand-tante. Elle avait dit : « Même si tu t’obstines à ne pas voir en elle une femme, c’en est une malgré tout. À vingt-deux ans elle a aussi le droit de rêver ! » Tante Amélie avait suggéré que Mina pouvait être amoureuse de lui mais là elle se trompait : on venait de lui signifier ce qui retenait chez lui la fille du richissime banquier zurichois : le charme de sa demeure et de ses serviteurs joint à celui, tout-puissant, de Venise...
– Allons, ne pleurez pas ! dit-il. Emprunter une identité fictive n’est pas un si grand crime. Même si je m’en trouve blessé.
– Vous venez de dire que vous aviez de l’estime et de l’amitié pour moi, murmura Mina. Cela veut-il dire que vous n’en éprouvez plus à présent que vous savez la vérité ?
– Quelle vérité ? Vous avez voulu voir quel homme j’étais et vous en avez conclu avec satisfaction que vous aviez affaire à un coureur de jupons qui ne vous inspirait pas le moindre regret mais qui était amusant à regarder s’agiter. Une espèce d’insecte curieux ! Pendant ce temps-là, moi je vous donnais ma confiance. Alors, ce qu’il en reste, je suis incapable de vous le dire. Il me faut au moins une bonne nuit pour savoir au juste où j’en suis. Mais avant de nous quitter nous devons en finir avec nos affaires : vous avez ce que j’ai demandé à M. Buteau ?
Elle fit oui de la tête et se pencha pour prendre à ses pieds le nécessaire de cuir qu’elle y avait posé.
– Ne l’ouvrez pas ici ! Je vous dois des remerciements pour avoir accompli ce voyage en si dangereuse compagnie. Vous devinez sans doute que, mis au courant de l’accident survenu à mon ami Guy, je ne vous aurais pas permis de prendre sa place. Ce genre de transport est trop dangereux pour une jeune fille.
– Je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas fait ! dit Mina retrouvant soudain son aplomb et ses réactions habituelles. Il n’y a pas si longtemps que j’ai porté de Paris à Venise un bijou aussi important sinon plus...
– Lequel ? ne put s’empêcher de demander Kledermann que cette partie de la discussion intéressait de plus en plus. Encore un joyau royal ?
– Un, ça ne vous regarde pas, grogna Morosini, et deux personne n’a jamais parlé ici de joyau royal.
– Allons donc ! fit le banquier. Croyez-vous que j’ignore ce qu’il y a là-dedans ? ajouta-t-il en désignant le sac de sa fille. Vous vous apprêtez à vendre une pièce chargée d’histoire à une créature à moitié folle chez qui elle se sentira aussi mal que possible ! Y avez-vous réfléchi sérieusement ? Le Miroir du Portugal sur la tête d’une fille du corned-beef, des cacahuètes ou de je ne sais quelle délirante production américaine ?
– Incroyable ! s’écria Morosini. Où diable êtes-vous allé chercher tout ça ?
Les yeux de Kledermann se plissèrent.
– Dans le jardin d’hiver de la duchesse, mon cher ! Caché derrière un buisson de gardénias où je m’étais retiré pour fumer un cigare, j’ai eu le privilège de suivre votre conversation avec la redoutable Ava. Je jure que je ne l’ai pas fait exprès !
– Tout comme votre fille n’a pas fait exprès, elle non plus, de venir m’espionner à domicile ? C’est un tic familial ?
– Disons un concours de circonstances ! Allons, Morosini, soyez beau joueur ! Montrez-moi le Miroir !
– Ne l’appelez pas comme ça ! Je n’en suis pas sur !
– Moi je le serai ! N’oubliez pas que je possède déjà deux de ses frères Mazarins. Pour celui-ci je suis prêt à faire des folies et, sans savoir le prix que vous allez en demander, je le double !
– Vous êtes fou ?
– Quand il s’agit de pierres ? Toujours. D’ailleurs vous vous éviterez des palabres difficiles. Ces Américaines ont la fâcheuse habitude de marchander comme des usuriers. Celle-là, croyez-moi, vous fera baisser votre prix ! Pensez à votre vieille amie !
– Vous ne me connaissez pas.
– Peut-être, mais vous êtes un gentilhomme. Elle pas ! En outre, je peux vous assurer que je garderai le secret, ce qui est douteux chez cette femme... et que le diamant trouvera chez moi un cadre digne de lui. Alors, vous me le montrez ?
– Pas ici en tout cas ! Mina...
Il n’eut pas le temps de poursuivre. Soudain rouge de colère, celle-ci venait de se lever brusquement, repoussait le plateau sans trop se soucier des dégâts, posait sa mallette sur la table, l’ouvrait, en tirait un paquet enveloppé de papier ordinaire et soigneusement ficelé qu’elle jeta sur les genoux de Morosini.
– Vos bijoux ! Vos sacrés bijoux ! ... Il n’y a que ça qui compte pour vous deux, n’est-ce pas ? Alors je vous laisse en leur compagnie ! Et je vous salue bien !
Avant que les deux hommes n’aient pu réagir, elle avait refermé le bagage et quitté la table en courant, faisant voler derrière elle son vaste cache-poussière. Aldo voulut s’élancer à sa poursuite mais Kledermann le retint.
– C’est inutile ! En admettant que vous la rattrapiez – ce qui m’étonnerait car elle court comme Atalante et doit avoir déjà investi un taxi ! – vous ne la ferez pas changer d’avis. Je sais de quoi je parle : c’est ma fille et elle est aussi têtue que moi !
– Mais enfin vous la laissez partir comme ça, sans savoir où elle va et dans une ville qu’elle ne connaît pas ?
– Lisa connaît Londres comme sa poche ! Elle y a des amis. Quant à savoir où elle va, bien malin qui en serait capable. Une chose est certaine : ni vous ni moi ne sommes près de la revoir, conclut le banquier avec une tranquillité toute helvétique mais que Morosini jugea insupportable.
– Et c’est tout l’effet que ça vous fait ? C’est monstrueux ! Cette pauvre enfant risque de manquer d’argent et je me sens responsable ! Sans compter que je lui en dois, de l’argent...
Kledermann tapota d’un doigt apaisant la main de son compagnon :
– Ne vous souciez pas de ça ! Ma fille possède un fortune personnelle dont elle a la jouissance depuis sa majorité. Elle la tient de sa mère, une comtesse autrichienne qui était une femme adorable mais de petite santé.
– Une comtesse autrichienne riche ? C’est difficile à croire : le pays est ruiné depuis la guerre, tout comme l’Allemagne.
– Le pays est peut-être ruiné mais il existe encore des particuliers fortunés. Les Adlerstein sont de ceux-là. Alors ne vous tourmentez pas pour Lisa !
– Vous êtes un drôle de père ! Il y a environ un an et demi que votre fille travaille pour moi et je ne crois pas qu’elle ait quitté Venise depuis ce temps. Vous ne la voyez jamais ?
Une ou deux petites rides qui se formèrent sur le front de Kledermann apprirent à son interlocuteur qu’il se faisait peut-être plus de souci qu’il ne voulait l’admettre. Cependant sa voix était toujours aussi unie quand il répondit :
– Non. Elle ne vient plus à la maison depuis qu’après votre refus – que je comprends d’ailleurs et qui, somme toute, vous faisait honneur ! – j’ai voulu lui présenter un autre parti. Vénitien lui aussi puisqu’elle est folle de cette ville, et celui-là était consentant. Lisa lui a ri au nez, puis elle a plié bagages. Cet incident coïncidait d’ailleurs avec une prise de bec avec ma seconde femme. Elles ne se sont jamais entendues, et je crois qu’elles se détestent.
Cela, Aldo voulait bien le croire. Il connaissait suffisamment Dianora pour l’imaginer dans son rôle de marâtre : elle n’avait certainement fait aucun effort pour se concilier une fille dont la présence au foyer paternel la vieillissait.
– Mais au fait, reprit Kledermann, j’aimerais que vous m’appreniez comment Lisa s’y est prise pour entrer chez vous.
Morosini raconta alors comment ils avaient lié connaissance dans le rio dei Mendicanti où la jeune fille était tombée en reculant pour mieux admirer la statue du Colleone alors qui lui-même sortait de la messe de mariage d’un de ses amis à SS. Giovanni e Paolo.
– C’était un simple incident ! conclut-il.
– Ne croyez pas cela ! fit le banquier en riant. Quand Lisa veut quelque chose elle s’arrange pour l’obtenir. Or, elle souhaitait, vous l’avez entendu, connaître l’homme qui n’avait pas voulu d’elle et elle a dû se livrer à une enquête minutieuse. Soyez certain que votre accident n’a rien eu de fortuit. Il était programmé, comme disent les Américains.
– Mais enfin, elle risquait de se noyer puisqu’elle ne sait pas nager ?
– Elle nage mieux qu’une truite ! A quinze ans, elle traversait déjà le lac de Zurich. Je vous dis qu’elle avait tout réglé d’avance. La fausse identité et les faux papiers aussi, bien sûr ! Et je suis certain que vous avez perdu une assistante de valeur ! Maintenant... peut-être retournera-t-elle chez vous ?
– Ça m’étonnerait. Et de toute façon, je ne veux plus la garder dans ces conditions. Gomme tout bon Vénitien j’aime les mascarades, mais pas chez moi ! J’ai besoin d’avoir une absolue confiance dans mes collaborateurs. Ce qui ne veut pas dire que je ne la regretterai pas ! Voulez-vous, à présent, que nous en finissions avec ceci ? ajouta-t-il en prenant le paquet abandonné par la jeune fille.
– Avec plaisir !
Dans les minutes qui suivirent, Aldo oublia un peu ses tourments. Gomme toujours lorsqu’il lui était donné de contempler des pierres parfaites. Le diadème de la comtesse Soranzo était une pièce ravissante composée de nœuds de diamants retenant des branchettes fleuries ordonnancées harmonieusement autour d’une superbe pierre taillée en table formant le cœur d’une marguerite de perles et de diamants. Quant à Kledermann, il délirait presque.
– Magnifique ! Splendide ! Une parure de reine ! De vraie reine j’entends, et qui a dû briller sur des fronts illustres ! Ma tête à couper qu’il s’agit bien du Miroir du Portugal ! Il faut que vous me le vendiez !
– Et que vais-je dire à lady Ribblesdale ?
– Mais... qu’il a déjà trouvé preneur, que votre amie renonce à s’en défaire... Que sais-je ? Notre Américaine ne saura jamais qu’il est chez moi. Ma femme elle-même l’ignorera. Ce sera le plus sûr moyen d’avoir la paix, ajouta-t-il avec un sourire.
Sans cela, elle ne cesserait de me harceler pour que je lui permette de le porter. Et j’ai le malheur d’être beaucoup trop faible avec elle... Voulez-vous à présent me donner un prix ?
Depuis qu’ils étaient remontés dans son appartement, Aldo réfléchissait. Sa brutale séparation d’avec Mina – arriverait-il à l’appeler Lisa ? — le mettait dans une situation difficile, puisque Guy Buteau se trouvait encore à l’hôpital. Il allait falloir rentrer à Venise pour veiller lui-même à sa maison d’antiquités, régler les affaires courantes – grâce à Dieu, sa secrétaire enfuie n’était pas femme à laisser du désordre derrière elle ! – et aussi assister à deux ventes annoncées pour la fin du mois, l’une à Milan, l’autre à Florence... Tout cela lui laissait peu de temps pour une discussion de « marchand de tapis » avec lady Ribblesdale. Et puis l’idée de voir le diadème gagner l’une des principales collections européennes lui souriait assez. Ce serait plus réconfortant que de le voir naviguant dans les salons sur la chevelure ondée d’une beauté déjà un peu sur le retour... En fait, sa décision était prise depuis un moment.
L’affaire fut rapidement conclue. Non seulement Kledermann ne discuta pas le prix demandé, mais, ainsi qu’il l’avait annoncé, il l’augmenta. En vérité, Dianora n’exagérait pas quand elle affirmait que son Moritz était un seigneur. Il en apportait la preuve flagrante et, en imaginant la joie qui serait bientôt celle de Maria Soranzo, Morosini se sentait un peu moins désolé d’être obligé de partir.
Car, pour la première fois de sa vie, Aldo n’était pas ravi de devoir rentrer. Jusqu’à présent chaque retour à la maison lui causait une joie profonde. Il adorait sa ville, son palais et ceux qui l’habitaient, l’atmosphère de Venise, sa population vive, colorée et cependant si digne. Rien à voir avec Londres qu’il n’aimait pas beaucoup. Et pourtant...
Kledermann, lui aussi, allait partir mais dans une disposition d’esprit différente : il avait ce qu’il voulait et la brièveté de son entrevue avec une fille qu’il n’avait pas rencontrée depuis deux ans ne semblait pas le traumatiser outre mesure. Il résumait l’événement en deux petites phrases : « Lisa est comme ça. Il est inutile de se mettre en travers du chemin qu’elle a choisi. » L’important devait être, pour ce Suisse calme et pondéré, qu’elle soit en bonne santé et satisfaite de son sort !
Les deux hommes se quittèrent dans les meilleurs termes. Aldo fut invité avec une cordialité paisible à visiter la grande demeure des Kledermann à Zurich.
– Ma femme, que vous avez dû rencontrer quand elle était vénitienne, sera ravie de vous recevoir et de parler d’autrefois avec vous, assura le banquier avec la bienheureuse innocente d’un mari qui connaît mal son épouse.
Aldo, bien sûr, promit de venir mais en se jurant bien de n’en rien faire. Il ne doutait pas un instant des bonnes dispositions de Dianora à son égard mais tenait surtout à vivre désormais aussi loin d’elle que possible.
Libéré de son visiteur et du diadème Soranzo, Aldo écrivit à lady Ribblesdale un de ces mensonges qui constituent le fondement de toute société dite civilisée : il y faisait état de difficultés inattendues rencontrées auprès du possesseur du diadème qui le mettaient dans l’obligation de regagner Venise au plus vite pour essayer de dénouer la situation. Ajoutant à cela quelques compliments aussi discrets que bien choisis, le scripteur estima non sans satisfaction qu’il venait de terminer une affaire assez mal engagée et qu’avec un peu d’adresse, il n’entendrait plus guère parler de l’ex-Mrs. Astor.
Il achevait de clore ce petit chef-d’œuvre quand Adalbert, le visage rose et l’œil animé, portant avec lui les senteurs humides du dehors, effectua son entrée. L’archéologue était d’une humeur charmante : il venait de dénicher à Chelsea, sur Cheyne Walk, une charmante maison ancienne pourvue d’un atelier qui avait abrité jusqu’à sa mort le peintre Dante Gabriel Rossetti.
– J’ai pensé que tu te trouverais bien dans les murs d’un artiste d’origine italienne et, tu verras, nous y serons comme des coqs en pâte dès que Théobald aura pris possession des lieux !
– Je n’en doute pas un instant. Malheureusement tu en profiteras seul : moi je rentre !
Et de raconter l’événement qui venait de bouleverser ses projets pour le renvoyer s’occuper platement de sa maison de commerce.
– Sans compter, soupira Vidal-Pellicorne, que tu vas devoir te trouver une autre secrétaire. C’est facile chez toi ?
– Oh non ! Quant à espérer une autre Mina, cela relève de l’impossible ! Imagine : elle parlait quatre langues, connaissait l’histoire de l’art aussi bien que moi et reconnaissait une tourmaline d’une améthyste. Et puis ordonnée, drôle, pleine d’humour sous ses dehors épineux. L’entendre rire était un vrai plaisir. Peut-être parce que c’était assez rare... Où veux-tu que je retrouve une perle pareille ?
Tandis qu’Aldo parlait, Adalbert le considérait avec un vague sourire tandis que son œil s’arrondissait.
– Ça paraît difficile mais pourquoi n’essaierais-tu pas de la rattraper ? Elle est peut-être repartie pour Venise, puisque, à ce qu’il paraît, c’est par amour pour la Sérénissime qu’elle est venue chez toi ? Il doit bien y avoir des objets auxquels elle tient et qu’elle veut récupérer ? Puisque tu dois partir, tente ta chance !
– Serait-ce vraiment une chance ? Maintenant que j’ai appris qui elle est, nos relations ne seraient plus les mêmes. Le jeu est faussé et mieux vaut que j’en prenne mon parti... Ce qui me désole c’est que je n’ai aucune idée de la date de mon retour.
– Dès que ton Buteau sera d’aplomb, voyons ! Avec ou sans secrétaire, il arrivera bien à s’en tirer : tu ne diriges pas une usine. Quelques semaines tout au plus et tu seras là. Pour l’instant, je peux me débrouiller seul avec nos recherches...
– Je sais que je peux compter sur toi, mais ça m’ennuie de manquer de parole à Simon Aronov.
– Tant qu’on n’aura pas découvert la véritable Rose d’York, tu n’as rien à te reprocher. À la vérité, je croirais plutôt que ça t’embête de t’éloigner de Brixton Jail...
– Oui. J’ai fini par comprendre que je n’ai pas grand-chose à attendre d’Anielka puisque je n’arriverai jamais à savoir qui elle aime au juste, mais j’aurais tellement voulu l’aider à sortir de ce mauvais pas !
– Sur ce plan-là aussi j’essaierai de te remplacer. Je vais m’arranger pour nouer de bonnes relations avec son avocat et je te tiendrai au courant.
– Je t’en remercie, mais au cas où ce maudit Ladislas croiserait ton chemin, tu ne le reconnaîtrais pas puisque tu ne l’as jamais vu. Moi il ne m’échapperait pas. Et puis il y a aussi l’affaire Yuan Chang-lady Mary que j’aurais aimé suivre de près...
– ... et pourquoi donc pas tout le boulot de Scotland Yard ? Cette histoire-là ne nous concerne plus, mon fils ! Quant à ton Anielka, elle ne va pas passer en jugement la semaine prochaine. Alors va faire tes bagages ! Pendant ce temps-là, j’appellerai la réception pour tes réservations de trains et de bateau. Plus vite tu seras chez toi, mieux ça vaudra !
Adalbert mettait dans ses injonctions un tel entrain que Morosini, vexé, ne put s’empêcher de remarquer :
– Ma parole, je vais finir par croire que tu es content de te débarrasser de moi !
– Ben voyons ! Si tu veux la vérité, je serai content de ne plus t’entendre te lamenter sans raison valable. En outre... Je ne désespère pas, si tu te dépêches un peu, de voir la chance te donner un petit coup de pouce en te faisant retrouver ta Mina dans le train ou sur le bateau. Parce que si tu veux mon opinion, ce qui t’embête le plus, c’est de l’avoir perdue...
– Tu es fou ?
– Pas du tout. Que tu le veuilles ou non, et même si c’est uniquement pour ton confort, tu y tiens. Alors, si tu parvenais à la rejoindre, mets ton orgueil dans ta poche et tâche de t’entendre avec elle. Parce que c’est, je crois, la meilleure manière pour toi de revenir rapidement !
Le lendemain, Aldo prenait place dans le boat-train qui allait, via Douvres, lui permettre de gagner Calais et Paris où il ne ferait qu’une brève escale avant d’embarquer sur le Simplon-Orient-Express. Il n’aurait même pas la consolation d’aller déjeuner chez tante Amélie. À cette époque de l’année, elle devait voyager quelque part en Europe.
Il avait refusé qu’Adalbert l’accompagne. Il détestait les adieux sur un quai où les minutes, selon le cas, semblent trop brèves ou interminables.
Et puis entre hommes c’était plutôt ridicule, et la vue de Vidal-Pellicorne agitant un mouchoir tandis que le convoi s’ébranlerait ne serait d’aucun effet sur la morosité d’une humeur que la perspective d’un voyage n’arrangerait pas. Il faisait, en plus, un temps affreux : pluie et vent mélangés, la Manche allait être au mieux de sa forme pour secouer les estomacs des passagers.
Aldo s’en tira sans trop de dommage. Arrivé à Paris, il enregistra ses bagages à la gare de Lyon puis, libre de son temps comme de ses mains, se fit conduire en taxi rue Alfred-de-Vigny où, comme il le pensait, il ne trouva que Cyprien, le vieux maître d’hôtel : madame la marquise et Mlle du Plan-Crépin voyageaient en Italie.
– Avec un peu de chance, je les trouverai chez moi ! fit Morosini réconforté par cette idée.
En attendant, il fit un peu de toilette, passa un coup de téléphone à son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme, et prit rendez-vous avec lui pour déjeuner. On se retrouverait à midi et demi au restaurant Albert, l’une des meilleures tables de Paris qui tenait ses assises aux Champs-Elysées, en face du Claridge.
L’automne parisien se révélant plus clément que celui de Londres, le voyageur se fit déposer place de la Concorde dans l’intention de remonter à pied la plus belle avenue du monde. Il pensait pouvoir savourer en paix les jeux d’un soleil adouci sur les frondaisons rousses des grands arbres. Il aimait s’arrêter près des manèges où les enfants, montés sur des chevaux de bois, essayaient d’attraper au passage des anneaux de fer avec une tige assez semblable à une alène de cordonnier : celui qui en enlevait le plus au bout de quelques tours gagnait l’estime générale et un sucre d’orge. Mais ce matin-là il n’y avait presque personne : la grisaille anglaise avait dû voyager dans le même bateau que Morosini car le ciel se voila soudain, le vent se leva et la pluie se mit à tomber. Ce que voyant, il prit sa course en direction du restaurant où il arriva en avance.
La salle était encore vide, mais un maître d’hôtel déférent conduisit l’arrivant à la table réservée par M. Vaux brun en l’informant que « monsieur Albert » serait heureux de venir le saluer un peu plus tard. Morosini n’était pas inconnu dans cette maison où il s’était rendu à plusieurs reprises lors de ses voyages à Paris. Quant à « monsieur Albert », qui serait un jour le célèbre maître d’hôtel de Maxim’s, c’était un Suisse de Thun qui avait conquis ses grades dans divers palaces et restaurants de luxe avant d’ouvrir sa propre maison et de devenir le meilleur hôte de Paris.
Il venait de faire son apparition et se disposait à rejoindre la table où Morosini lisait un journal pour tuer le temps quand la porte à tambour s’ouvrit, livrant passage à une jeune femme grande et mince, très élégante dans un ensemble de velours vert foncé garni de renard aussi roux, mais moins doré, que la masse brillante des cheveux sur lesquels un petit tricorne de même velours était posé cavalièrement.
– Albert, s’écria l’arrivante, j’espère que vous ne me refuserez pas l’hospitalité ! C’est horriblement vulgaire d’arriver en avance mais j’ai été surprise par la pluie en sortant de chez Guerlain et j’ai pensé que je serais aussi bien chez vous pour attendre mon cousin Gaspard.
– Mademoiselle Lisa ? s’écriait déjà Albert Blazer en se précipitant vers l’arrivante pour la débarrasser des menus paquets noués de faveurs qui l’encombraient. Mais quel plaisir trop rare ! Voilà au moins... oh, oui... au moins deux ans que je ne vous ai vue ! Puis-je demander ce que vous étiez devenue ?
– Oh, pas grand-chose ! J’ai voyagé ici et là... Je ne suis d’ailleurs que de passage à Paris pour y faire des achats !
– Pas encore mariée ?
– Oh non, Dieu m’en garde ! J’espère que vous allez m’installer dans un coin tranquille ! Il y a toujours tellement de monde, chez vous...
– Mais bien sûr. Veuillez me suivre ! Je vais vous mettre dans la rotonde. C’est l’endroit où je place mes clients préférés.
Et il se dirigea droit vers une table proche de celle occupée par un Morosini qui, ne sachant trop quelle contenance prendre, hésitait entre se cacher derrière son journal ou s’avancer vers elle. Si Albert ne l’avait appelée Lisa, il eût hésité à reconnaître l’ex-Mina dans cette jolie femme portant avec tant de grâce une évidente création de grand couturier. Le visage était le même, et pourtant si différent ! Les taches de rousseur étaient toujours présentes sur le petit nez droit mais aucun verre un peu trop brillant ne dissimulait l’éclat des prunelles violettes sous la frange épaisse des cils foncés par un maquillage aussi léger que celui accentuant les contours de la bouche rieuse. Le décolleté de la robe révélait un long cou mince jusque-là toujours raccourci par des chemisiers à col haut et des vestes engonçantes. C’était en vérité à n’y pas croire ! Qu’est-ce qui avait bien pu pousser cette charmante créature à s’affubler de la sorte pendant près de deux années ?
Il choisit de se lever et d’aller la saluer. En le reconnaissant elle pâlit, eut un mouvement de recul.
– Mettez-moi ailleurs, Albert ! Plus près de l’entrée...
Elle tournait déjà les talons quand Aldo la rejoignit.
– Je vous en prie, ne partez pas ! C’est moi qui m’en irai mais accordez-moi quelques instants d’entretien ! Il me semble... que c’est nécessaire. Que nous nous les devons tous deux ! ... Vous voulez bien nous laisser seuls un moment, Albert ? Je vais conduire mademoiselle Kledermann à sa table, ajouta-t-il à l’adresse du Suisse médusé par la soudaineté de l’événement.
– Bien sûr, monsieur le prince... si toutefois mademoiselle Kledermann y consent.
La jeune fille n’hésita que deux ou trois secondes.
– Pourquoi pas ? Finissons-en puisque personne n’est encore arrivé ! Ensuite, il n’y a aucune raison pour vous priver de déjeuner. Il suffira qu’Albert nous éloigne !
Elle s’installa, ouvrant plus largement le col de fourrure de son manteau, et dégagea un parfum frais et léger, vrai parfum de jeune fille que le nez sensible d’Aldo identifia. C’était « Après l’ondée » et, en l’occurrence, de circonstance... Pendant un moment, il resta là, à contempler sa voisine en silence.
– Eh bien ? s’impatienta-t-elle. Qu’avez-vous à me dire ?
– Pas grand-chose dans l’instant présent. Je vous regarde et j’essaie de comprendre...
– De comprendre quoi ?
– Comment vous avez pu avoir l’affreux courage de vous ensevelir vivante sous les défroques incroyables que vous nous avez imposées.
– C’était indispensable pour atteindre le but que je me proposais ; c’est-à-dire vous connaître de l’intérieur et surtout m’introduire dans ce magnifique palais Morosini, l’un des plus beaux de Venise et celui qui me séduisait le plus ! Je voulais y entrer, je voulais y vivre... et puis voir de près un homme qui, ruiné, avait préféré travailler que conclure un mariage avantageux. Une sorte d’oiseau rare !
– J’entends bien, mais pourquoi le déguisement ? Pourquoi n’avoir pas machiné une rencontre sous un faux nom ? Vous aviez tout pour me séduire, ajouta-t-il avec beaucoup de douceur. Une douceur que d’ailleurs elle refusa.
– Pour obtenir quoi ? Devenir l’une de vos maîtresses ?
– Vous m’en avez vu beaucoup ?
– Non, mais j’ai eu connaissance d’une ou deux aventures : l’une ici, l’autre à Milan. Elles n’ont pas duré bien longtemps et aucune n’est venue vivre au palais. Or c’est cela que je voulais : m’intégrer à ses murs anciens, m’imprégner de leur atmosphère chargée d’histoire, être à l’écoute de ce qu’ils racontent. Ce n’était possible qu’en devenant ce que j’ai choisi d’être : une secrétaire quelconque, bien terne mais intelligente et capable. Le genre de personnage dont on a peine à se séparer. Et j’ai été payée des petits inconvénients qu’il a fallu subir. Il y a d’abord eu Cecina. Chaleureuse, généreuse, à la fois volcan et corne d’abondance. Irrésistible ! Et puis le majestueux Zaccaria, et Zian le gondolier et les chambrières jumelles... Votre cousine aussi avec sa passion de la musique et des beaux objets... Au fond je dois vous dire merci. J’ai été heureuse chez vous.
– Alors revenez ! Pourquoi tout casser ? Reprenez votre place. Vous serez différente, bien sûr, mais...
D’un geste vif, la main de Morosini venait d’emprisonner celle de sa compagne mais elle la retira aussitôt et coupa :
– Non. Ce n’est plus possible. On en ferait des gorges chaudes et cela je ne le supporterais pas. D’ailleurs... je ne serais peut-être plus restée bien longtemps...
– Pourquoi ? Vous en aviez assez de ce déguisement ?
– Non, mais travailler auprès d’un célibataire est une chose qui se transforme dès qu’il s’agit d’un homme marié.
– Où avez-vous pris que j’allais convoler ? N’y songiez-vous pas ce printemps lorsque je suis venue vous rejoindre chez Mme de Sommières ? Vous étiez très amoureux de cette comtesse polonaise.
– "N’ai-je pas assisté à son mariage ?
– Si, mais avec une arrière-pensée. Et il ne reste plus grand-chose aujourd’hui de cette union !
– Il ne reste même rien. Lady Ferrals est en prison, en grand danger d’être...
– Exécutée pour meurtre. Je sais. Depuis que vous êtes parti je me suis procuré les journaux anglais. Vous devez être très malheureux ? Cela explique pourquoi vous essayez de me convaincre de revenir : mon départ vous a obligé à quitter l’Angleterre, ce dont vous n’aviez aucune envie, admettez-le.
– C’est vrai. J’en conviens. Outre la situation de lady Ferrals, d’autres intérêts m’y retenaient.
Pour la première fois elle eut pour lui un sourire, mais plein d’ironie.
– Le fameux diamant du Téméraire qui a été volé sous votre nez et malheureusement au prix d’une vie humaine ? Ne me dites pas que vous attendez qu’il réapparaisse ?
– Pourquoi pas ? Les gens de Scotland Yard gardent confiance. Ils ont même une piste. Alors pourquoi ne pas espérer ? De toute façon, mon ami Vidal-Pellicorne reste sur place. Il me tiendra au courant.
– Alors, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! ... Je crois qu’à présent il est temps de nous quitter ! Je suppose que vous attendez M. Vauxbrun ?
– En effet. Et vous ?
– Mon cousin Gaspard Grindel. Il dirige la succursale française de la banque Kledermann et c’est un bon ami…
Lisa se détourna, laissant ainsi entendre que l’entretien était terminé. Pourtant, Morosini éprouvait une curieuse difficulté à s’éloigner. Il n’est pas facile d’effacer deux ans de vie commune et de confiante collaboration. Il voulut gagner encore quelques minutes.
– Est-il indiscret de vous demander quels sont vos projets ?
– Je n’en ai aucune idée.
– Pourrez-vous... oublier Venise ?
Elle éclata d’un petit rire léger, pétillant de gaieté et horriblement moqueur.
– Est-ce une manière détournée de me demander si je pourrai vous oublier ? ... Je crois, oui ! Pour Venise, bien sûr, ce sera plus difficile. Dans l’immédiat, je vais aller y réfléchir à Vienne, chez ma grand-mère. Ah ! Voilà Gaspard qui arrive !
Le tambour venait de lâcher une sorte de dieu nordique, blond et gris, arborant un sourire ravi, qu’Aldo jugea antipathique. Voyant sa cousine en conversation avec un inconnu, il marqua un temps d’arrêt en fronçant le sourcil, mais Lisa l’appelait du geste. Elle fit les présentations, annonçant Morosini comme un « ami rencontré à Venise » pendant son dernier séjour, après quoi elle tendit la main à ce dernier qui s’inclina mais fut bien obligé de regagner sa propre table.
D’ailleurs, au même moment, Gilles Vauxbrun, Napoléon sur le retour habillé à Savile Row, fonçait droit sur lui après avoir serré au passage la main d’Albert Blazer. Mais, tandis qu’il approchait, son regard demeurait attaché à Lisa dont le box était séparé de celui d’Aldo par un buisson de plantes fleuries.
– Y aurait-il une Parisienne que je ne connaisse pas encore ? chuchota-t-il la mine gourmande. Elle est ravissante et tu devrais me présenter.
– Un elle est Suissesse et deux tu la connais.
– Moi ? Je m’en souviendrais.
– Je veux dire que tu l’as connue, bougonna Morosini. Quand elle s’appelait Mina Van Zelden et qu’elle était ma secrétaire...
– Quoi ?
– Tu as très bien entendu. C’est ma Mina que tu vois là habillée par Madeleine Vionnet ou Jean Patou et qui est en train de se faire embrasser par cette armoire blonde ! Il faut te dire que, de son vrai nom, elle s’appelle Lisa Kledermann, qu’elle est la fille...
– Du banquier collectionneur ?
– Tu as tout bon ! A présent si tu veux que je te raconte l’histoire, dépêche-toi de m’offrir à boire ! J’en ai le plus grand besoin !
Tandis qu’Aldo faisait à son ami le récit des dernières quarante-huit heures, la salle s’emplissait de monde : hommes politiques saluant le président du conseil, Raymond Poincaré, qui venait de prendre place à une table avec deux secrétaires d’État, certains accompagnés d’une femme en vue, notamment la cantatrice Marthe Chenal et la poétesse Anna de Noailles venue avec une cour d’admirateurs, l’écrivain Henry Bordeaux, le poète Paul Géraldy. D’autres plus anonymes, mais arborant sur le visage cet air épanoui de qui s’apprête à faire un bon déjeuner. Le bruit des conversations isola bientôt Gilles et Aldo, empêchant ce dernier d’entendre ce que se disaient Mina et son cousin.
Ceux-ci ne s’attardèrent pas. Ils partirent les premiers, salués par Albert et suivis des yeux par Aldo qui ne put se défendre d’un petit pincement au cœur quand les vitres tournoyantes de la porte avalèrent la jolie fille en velours vert qu’il ne reverrait peut-être jamais. Posant son couvert sur son assiette encore à demi pleine, il alluma une cigarette, figé dans la contemplation de cette porte où il ne passait plus personne. A son tour, Vauxbrun cessa de disséquer son perdreau aux choux.
– Tu es toujours amoureux de ta Polonaise ? demanda-t-il.
– Je crois... oui, dit-il distraitement.
Du geste, l’antiquaire fit signe au serveur de remplir les verres.
– Après tout c’est ton affaire, conclut-il avant d’entamer un autre sujet de conversation.
Pourtant quand, le soir venu et un peu avant huit heures et demie, Aldo s’embarqua, au quai 7, dans l’Orient-Express qui allait le ramener à Venise, il n’était pas encore parvenu à dégager son esprit de celle qui ne serait plus jamais Mina. Il avait l’impression désagréable qu’on venait de lui voler quelque chose.