Chapitre 8

– C'est dommage, soupira Angélique... Existe-t-il un homme plus charmant que ce baron de Saint-Castine ? Et j'aime tellement rencontrer des Français...

– Parce qu'ils vous font la cour ?...

Ils n'avaient pas sommeil et Joffrey soutenait le pas un peu chancelant d'Angélique le long de la rive.

Il s'arrêta et, posant sa main sur la joue d'Angélique, tourna vers lui son visage. Sous le clair de lune doré, elle était rose et animée et ses yeux vacillaient pleins d'étoiles. Il sourit, indulgent, tendre...

– Ils vous trouvent belle, mon amour, chuchota-t-il. Ils vous rendent hommage... J'aime les voir ainsi à vos pieds. Je ne suis pas trop jaloux. Ils savent que vous êtes de leur race, une Française, et ils en sont fiers. Et ils sont de la nôtre. Si loin que l'on nous chasse tous deux aux confins de la terre, si injustement que l'on nous sépare des nôtres, cela cependant demeurera toujours. Moi aussi, j'aime rencontrer mes frères les Français et lire dans leurs yeux sincères et hardis l'admiration que vous leur inspirez. C'est une race folle, je pense. Intraitable, et nous sommes de cette race, mon amour. Cela restera toujours !...

L'ombre très noire d'un saule était proche. Ils entrèrent d'un seul pas dans cette ombre, quittèrent la clarté crue de la lune pour l'obscurité propice et, la prenant contre lui, il l'embrassa doucement sur les lèvres. Le désir, leur désir familier et toujours surprenant, montait en eux, se mettait à vivre entre eux de sa vie chaude, brûlante et dévorante. Mais ils ne pouvaient s'attarder. L'aube bientôt poindrait. La forêt n'était pas discrète. Ils revinrent à pas lents.

Ils marchaient comme en rêve avec le désir entre eux qui les enrobait, avec ce secret, cette onde entre eux qui les animait, cette douleur délicate de l'élan suspendu qui ne voulait pas retomber, et qui nuançait leurs sourires échangés d'un regret, d'une complicité. Pour Angélique, la main de Joffrey posée légèrement contre sa hanche portait en elle toutes les promesses.

Et, pour lui, le mouvement de sa jambe qu'il sentait contre la sienne le ravissait jusqu'au tourment.

Ce serait pour plus tard.

Dans quelques jours, à Gouldsboro. Charme et saveur du plaisir différé. Les heures à venir seraient longues à passer. Toutes gonflées d'une attente...

De nouveau, ils échangèrent quelques mots avec les hommes en faction. Les abris dressés étaient pleins de dormeurs.

Angélique se sentait trop éveillée, elle préféra rester dehors. Elle s'assit seule au bord de l'eau, les genoux entre ses bras et le menton sur ses genoux. Les yeux d'Angélique erraient sur la nappe dorée du fleuve. Des écharpes de brume légère flottaient à la surface, en traînées évanescentes. Elle se sentait heureuse et pleine de vie frémissante et impatiente. Et tout avait une saveur qui la comblait. Comme elle aimait la certitude de l'amour, elle aimait aussi l'attente. C'était l'existence quotidienne qui décidait de leurs étreintes. Ils pouvaient se trouver contraints à vivre de longs jours sages tout occupés de travaux et de passions étrangères au plaisir, et puis, pour un regard, pour une inflexion tendre de voix, c'était la soudaine flambée, le vertige, le besoin avide de solitude à deux.

Alors, elle sombrait dans l'obscurité jalouse, elle chavirait dans ce qu'elle appelait pour elle seule « mes ténèbres d'or », elle se laissait aller à l'oubli saisissant du monde et de la vie même.

Ainsi leur vie amoureuse s'entremêlait si étroitement à la trame de leur existence qu'elle était tantôt comme le murmure souterrain d'un ruisseau, une mélodie imperceptible, tantôt comme un grand souffle de tempête dominant tout et les isolant au sein du monde, les asservissant à ses lois. Mais aussi les libérant de toutes les lois.

Cette vie amoureuse au fil des temps, des jours et des nuits, des mois et des saisons, c'était leur secret pour eux seuls, le ferment de leur joie irradiante, et elle le sentait brûler en elle sans cesse. C'était comme un poids doux au creux de ses reins, une sensation de défaillance dans la région du cœur, quelque chose qui occupait son être tel l'enfant dans le sein maternel, le mystère de l'esprit dans le tabernacle. L'amour...

Elle aspirait à retrouver Gouldsboro, un havre, comme Wapassou. Là-bas, il y avait un grand fort de bois sur la mer, et dans ce fort une pièce aux vastes proportions avec un grand lit couvert de fourrures. Elle y avait dormi avec lui. Elle y dormirait encore tandis que la tempête battrait à grandes gerbes d'écume contre le roc et que le vent hululerait dans les arbres penchés du promontoire. À l'abri de ce palais, dans les maisons rustiques mais solides des Huguenots, les lumières s'éteindraient une à une.

Au matin, tout serait pur et étincelant. Les îles brilleraient comme des joyaux dans le golfe. Elle irait se promener sur la plage avec des enfants à sa suite, elle flânerait dans le port nouveau, elle mangerait des homards à la saveur marine et délectable, des huîtres et des coquillages.

Et puis elle ouvrirait des coffres et rangerait les marchandises apportées par les navires, elle enfilerait des robes neuves et bruissantes et des parures, essaierait des coiffures nouvelles. À Gouldsboro, il y avait un grand miroir en pied serti de bronze vénitien. Dans son reflet, elle se retrouverait neuve aussi et quelle image lui apparaîtrait ? Une force si sereine l'habitait qu'elle ne craignait pas de se retrouver déchue. Elle serait autre simplement. Elle aurait pris ce visage, cette apparence que pendant tant d'années elle avait rêvés en vain. Un visage de femme heureuse, comblée.

Tout n'était-il pas miraculeux ? Moins d'un an auparavant, elle avait abordé en vacillant sur ces plages et elle était pleine de crainte. Raidie, amaigrie, livide, avec une sorte de tension et d'épuisement intérieurs, elle avait titubé sur la plage rose de Gouldsboro et peu s'en était fallu qu'elle tombât à genoux, comme expirante. Mais le bras de Joffrey de Peyrac l'avait soutenue. Tout un temps de luttes cruelles qu'avait affrontées sa jeunesse s'achevait là. Et comme elles lui semblaient lointaines aujourd'hui, ces quinze années où elle avait erré seule et portant sur ses épaules tout le poids de son existence. Aujourd'hui, elle se sentait plus jeune qu'alors parce que protégée et aimée.

Une allégresse d'enfant parfois illuminait son être et une immense confiance avait remplacé ce doute d'animal peureux et pourchassé, tapi au fond d'elle-même. Car, à l'instant de gravir la plage, un bras cher et robuste l'avait entourée. Et, depuis, il ne l'avait plus lâchée.

« Comme cela rend jeune d'être aimée, songea-t-elle, autrefois j'étais vieille. J'avais cent ans. J'étais toujours sur le qui-vive, armée, agressive. »

Aujourd'hui, lorsque la crainte l'effleurait, ce n'était plus avec la même angoisse vertigineuse, sans recours, qu'elle avait ressentie lorsqu'elle luttait contre le roi et des forces liguées et trop puissantes.

Celui à l'ombre duquel elle se reposait aujourd'hui était fort, lucide et prudent. Il prenait tout en charge sans émoi. Il était différent des autres. Mais il savait les atteindre et s'en faire des amis, et elle commençait à deviner que l'esprit d'un seul homme digne de ce nom peut porter les mondes. Car l'Esprit est plus fort que la matière.

Il triompherait de ses ennemis, de ceux tapis dans l'ombre, et qui refusaient son pouvoir. Si fort était-il qu'il les attirerait à lui par sa sagesse et son allant surprenants.

Le pays gagnerait la paix, les nations s'ordonneraient, les forêts seraient défrichées et des villes naîtraient, se peupleraient. Il resterait toujours assez de beauté sauvage pour ennoblir ces destinées nouvelles. Riche et admirable toujours serait le Nouveau Monde. Mais délivré des guerres stériles.

À demi engourdie par son rêve et le poids de la nuit grandiose, la pensée d'Angélique se vêtait de ce décor insolite autour d'elle, se drapait dans la passion contenue de la nature, s'accordait à la tension qui rôdait. Rien n'entamait sa secrète jubilation. L'odeur fade des festins guerriers pouvait flotter sur la forêt, le tambour battre au loin comme un cœur pressé et impatient, tout était simple. Elle se sentait concernée, mais aussi hors d'atteinte.

Contre la clarté blême de la nuit, du côté du sud-ouest, elle voyait se dresser et se balancer les trois mâts du petit navire flibustier qui avait jeté l'ancre au tournant de la rivière. De l'autre côté, en revanche, en amont, régnait une obscurité touffue, gorgée de brume et de fumées, qu'étoilait par intermittence la pointe rouge des feux indiens dans les wigwams. Un renard jappa. Une bête lourde mais souple se faufila dans les herbes auprès d'elle. C'était le glouton de Cantor. Un instant, elle entrevit la lueur de ses prunelles dilatées, à l'inconsciente férocité, qui paraissaient l'interroger.

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