Chapitre 7

Il y avait là, en sus du ministre et de Miss Pidgeon, du soldat français Adhémar et de la petite

Rose-Ann, toute la famille du maître de céans, Samuel Corwin, sa femme et ses trois enfants, ses aides, deux jeunes engagés, une servante, un voisin, le vieux Jos Caxter, le couple Stougton avec leur bébé, également en visite de voisinage à la bergerie au moment où l'attaque avait eu lieu.

Ni pleurs ni lamentations. Les laboureurs avaient acquis par force le sang guerrier. Les femmes déjà, s'étant saisies des écouvillons de poils noirs, nettoyaient les canons des fusils décrochés de leur place au-dessus de l'âtre.

Samuel Corwin avait le canon de son arme dans l'une des multiples meurtrières dont la maison était truffée, à la mode de toutes les maisons de Nouvelle-Angleterre, et surtout de celles des premiers temps. Par un autre trou, on guettait de l'œil au-dehors. Ainsi, ils avaient vu la comtesse de Peyrac, la Française, abattre l'Indien lancé à sa poursuite. Ils lui jetèrent un regard prompt et sombre : elle apportait des armes. Elle était, comme les autres, efficace, diligente. Le ministre avait jeté sur un banc sa redingote. En bras de chemise, il préparait des charges de poudre, les lèvres troussées sur ses dents carnassières. Il attendait qu'une arme fût disponible pour lui. Angélique lui passa le mousquet de Maupertuis, prit celui d'Adhémar qui tremblait comme une feuille.

Un des enfants se mit à pleurer. On le fit taire à voix basse. Les alentours étaient silencieux. On percevait seulement ce bruit lointain comme la rumeur de la mer qui par instants s'enflait, la rumeur du massacre. Puis il y eut de sourdes détonations et Angélique pensa aux petits canons de l'église fortifiée. Il fallait donc espérer qu'une partie des habitants avait réussi à se réfugier dans son enceinte.

– L'Éternel protégera les siens, grommela le pasteur, car ils forment son armée.

Derechef, quelqu'un lui fit signe, violemment, de se taire. Sur le chemin passait une petite escouade d'Indiens qui couraient en tenant des torches en main. Ils semblaient venir du ravin et ne s'arrêtèrent pas. Un enfant pleura de nouveau. Prise d'une idée subite, Angélique alla à l'une des grandes chaudières vides qui devait servir à la cuisson des fromages. Elle dit à Rose-Ann de se dissimuler là-dedans avec trois des plus petits enfants. Ils seraient comme dans un nid. Il ne fallait pas bouger.

Elle referma à demi le couvercle. Les enfants, dans cette cachette, s'affoleraient moins et ne risqueraient pas d'être bousculés par les combattants.

Elle revint à son poste d'observation.

Des Indiens se tenaient devant la barrière. Ils avaient remarqué le cadavre d'un des leurs, couché en travers du chemin.

Ils étaient quatre et discutaient, regardant en direction de la maison. Dans la pénombre rougie du soir, leurs visages « matachiés » de peintures de guerre étaient horribles à voir, et Angélique, serrée au coude à coude avec ces hommes blancs menacés, sentit la terreur de l'Indien qui l'envahissait tandis que sa chair se hérissait. Les Indiens poussèrent la barrière et s'avancèrent à travers la cour de ferme, un peu penchés, fauves animaux, félins, entourés de mystère et d'horreur.

– Fire !7 dit à mi-voix Corwin.

La salve tonna.

Lorsque le nuage se dissipa, trois des Abénakis se débattaient à terre dans les convulsions de l'agonie ; un autre s'enfuyait.

Puis ce fut la ruée. Les sauvages venaient du ravin, par-derrière. Comme une marée envahissante qui semblait surgir de partout, les corps bruns se multipliaient, mêlant leurs clameurs au fracas des détonations.

Dans la bergerie, les assiégés, automatiquement, tiraient, passaient les armes aux femmes, attrapaient un mousquet rechargé, tandis que l'écouvillon balayait le canon brûlant, qu'une main fébrile renversait la poire à poudre, rabattait le loquet du fusil, avec un bruit sec, qui scandait le roulement de la fusillade, et le grondement démoniaque des cris au-dehors. La fumée piquait les gorges sèches, la sueur ruisselant sur les visages avec une saveur amère au coin des lèvres entrouvertes qui laissaient passer un souffle rauque. Angélique rejeta son mousquet de côté. Plus de munitions ! Elle prit ses pistolets, les chargea, emplit ses poches de balles de petit calibre, s'en fourra plein la bouche afin d'en avoir plus rapidement à portée, fixant sa corne à poudre et sa boîte d'amorces turques à sa ceinture, afin, là aussi, de ne pas perdre un geste.

Le toit craqua. Dans le fond de la pièce, un Indien dégringola. Il tomba près du pasteur Patridge, qui l'assomma d'un coup de crosse. Mais un autre sauvage suivait, qui abattit son casse-tête sur le crâne pourtant solide du révérend Thomas. Celui-ci fléchit les genoux. Le sauvage lui attrapa la chevelure et lui entaillait le front d'une large estafilade quand il reçut en pleine poitrine la décharge du pistolet d'Angélique.

Devant l'envahissement des Indiens par le toit, les Anglais reculèrent vers l'angle de la grosse cheminée. Angélique renversa la grande table de gros bois et, la poussant contre l'encoignure, en fit un rempart derrière lequel ils se rassemblèrent tous. Où trouva-t-elle la poigne suffisante pour accomplir cela ? Elle se le demanderait plus tard. Mais la fureur du combat lui donnait des forces surhumaines car il s'y mêlait une véritable rage à la pensée qu'elle s'était fait piéger bêtement dans ce village de colons étrangers, et qu'elle risquait d'y laisser sa vie. Retranchés maintenant, les paysans continuaient de tirer dans deux directions : le fond de la pièce où les assiégeants sautaient du toit, et la porte qui cédait sous les coups de hache. Ce fut un véritable carnage et peu s'en fallut que par ce tir à la convergence serrée la victoire restât aux Blancs obstinés et pourvus d'armes à feu.

Mais les colons tiraient leurs dernières balles. Une hache lancée atteignit Corwin au défaut de l'épaule et il s'effondra avec un cri.

Se tortillant comme un serpent, un Indien se glissait entre le mur et le bord de la table et, saisissant une femme par sa jupe, la tirait à lui. Elle se débattit comme un diable et laissa tomber la corne à poudre qu'elle tenait.

Par-dessus le rebord de la table, le vieux Carter assommait tout autour de lui, à coups de crosse. Comme il levait les bras pour laisser retomber encore une fois son arme, la lame aiguë d'un poignard sournois se glissa entre ses côtes. Il bascula, plié en deux, pantin de son aux bras ballants.

Soudain, tel un baladin qui ferait un tour, quelqu'un du fond de la pièce bondit, passa pardessus les têtes, les jambes ouvertes comme un danseur, retomba de l'autre côté de la table parmi les Anglais, et même derrière eux.

C'était le Sagamore Piksarett, chef des Patsuikett et le plus grand guerrier de l'Acadie. Angélique entendit derrière elle son ricanement, et une main violente s'abattit sur sa nuque.

– Tu es ma captive, dit la voix du Patsuikett avec triomphe.

Angélique lâcha ses armes, désormais inutiles, et s'agrippa des deux mains aux longs cheveux ensachés dans des pattes de renard de l'Indien.

Parce qu'elle le connaissait, parce que son visage de rongeur aux yeux malicieux lui était familier, elle cessa d'être effrayée et même de les considérer, lui et sa horde, comme des ennemis. C'était des Indiens Abénakis et elle connaissait leur langage, elle connaissait les arcanes de leurs pensées primitives et subtiles. Vivement, elle se détourna pour rejeter les deux balles qui lui restaient dans la bouche.

– C'est pour me capturer que vous avez pris le village ? cria-t-elle au sauvage en se cramponnant à ses cheveux. C'est la Robe Noire qui vous en a donné l'ordre ?...

Et un tel éclair jaillit de son regard vert qu'il en demeura figé. Ce n'était pas la première fois que le Sagamore Piksarett et la femme du Haut-Kennebec se rencontraient. Désignée à lui comme ennemie ! Mais quelle femme avait jamais osé le saisir ainsi par les tresses d'honneur et le regarder avec une telle hardiesse alors que la mort planait sur elle. Jadis, elle s'était déjà dressée entre lui et l'Iroquois avec le même regard. Elle ne connaissait pas la peur.

– Tu es ma captive, répéta-t-il d'un ton farouche.

– Je veux bien être ta captive, mais tu ne me tueras pas et tu ne me livreras pas à la Robe Noire parce que je suis française et que je t'ai donné mon manteau pour envelopper les ossements de tes ancêtres.

Autour d'eux, les cris et les convulsions du combat continuaient, atteignaient le paroxysme. C'était maintenant le corps à corps. Puis ce fut la fin. Et les cris de rage, d'horreur et de défense s'éteignirent peu à peu, faisant place à un silence haletant d'où monta bientôt le concert dolent des gémissements des blessés.

Carter avait été scalpé, mais les autres Européens étaient vivants car les Abénakis cherchaient surtout à s'assurer du butin par leur capture. Le révérend Patridge, dégagé du monceau de cadavres sous lequel il avait été enseveli, se tenait titubant, le visage nappé de sang, entre deux guerriers.

Un cri d'agonie s'éleva : « Au secours, madame, ou c'en est fait de moi ! »

C'était Adhémar, qu'on extrayait de dessous quelque meuble.

– Ne le tuez pas ! cria Angélique. Vous ne voyez donc pas que c'est un soldat français ?

Cela se voyait mal en effet.

Angélique vivait ces instants hors d'elle-même, hantée par l'idée fixe de se tirer de ce guêpier où elle était venue si bêtement se jeter. L'absurdité tragique de la situation la mettait dans une colère qui intensifiait ses réflexes de défense.

Depuis quelques instants, une pensée la dominait. Elle connaissait les Indiens. Et c'est par là qu'elle échapperait au piège qui lui était tendu. Car c'étaient des fauves, mais les fauves peuvent être domptés. Dans le désert du Maghreb, Colin Paturel parlait aux lions et s'en faisait des complices...

Elle se rendait compte que la horde de Piksarett était à part des autres, et était venue pour l'assaut, d'une autre direction. De sorte que la bataille dont la bergerie avait été le théâtre restait encore à l'écart du reste du combat.

Piksarett hésitait. Certains mots d'Angélique l'avaient rendu perplexe. « Je suis française !... »

Car c'était l'Anglais qu'on lui avait enseigné à combattre. Et d'autre part il n'était pas capable d'oublier le don extraordinaire de ce manteau qu'elle lui avait fait pour ses ancêtres.

– Es-tu baptisée ? demanda-t-il.

– Mais oui, je le suis, s'écria-t-elle exaspérée.

Et elle fit le signe de la croix plusieurs fois en invoquant la Vierge Marie. Par la porte défoncée, Angélique crut apercevoir la silhouette d'un coureur de bois canadien qui lui parut familière. Elle s'élança, le reconnut, l'appela avec véhémence :

– Monsieur de l'Aubignière !

C'était Trois-Doigts de Trois-Rivières. Alerté, il revint sur ses pas. Pour la guerre, il dédaignait les armes des Blancs. Il tenait en main un tomahawk de bois poli et la petite hache indienne au tranchant aiguisé, et rouge de sang. Son regard bleu brillait dans son visage noirci par la poussière et le sang. Du sang encore sur ses vêtements de peau chamoisée et des scalps accrochés, passés d'un coup de main prompt à sa ceinture multicolore qui laissait s'écouler de longs filets pourpres.

Celui-là, comment l'atteindre, le circonvenir ?... C'était un chevalier incorruptible, guerrier de Dieu, l'esprit ailleurs, avec celui des Maudreuil, des Loménie, des Arreboust, tout occupé de son rêve de vengeance, de salut et de paradis...

Pourtant il la reconnut.

– Hé là ! Madame de Peyrac... Que faites-vous ici parmi ces damnés hérétiques ?... Ah ! Malheur sur vous !

Il entra dans la demeure ravagée où les Abénakis, ayant rassemblé leurs captifs, se livraient au pillage.

À son tour, elle le happa par les revers de son buffletin.

– La Robe Noire, cria-t-elle, je suis sûre d'avoir aperçu la Robe Noire sur la prairie avec son étendard... C'était le père d'Orgeval qui vous a conduits à l'attaque, n'est-ce pas ? Lui, savait me trouver dans ce village !...

Elle affirmait plus qu'elle n'interrogeait. Il la regardait, la bouche entrouverte, un peu ahuri. Il chercha une réponse, une excuse :

– Vous avez tué Pont-Briand, fit-il enfin, et vous bouleversez l'Acadie, vous et votre mari, par vos alliances. Il faut que nous ayons la main sur vous...

C'était donc cela.

Joffrey ! Joffrey !

On allait enlever, emmener prisonnière la femme du redoutable gentilhomme de Wapassou qui déjà régnait, par son influence extraordinaire, sur toute la terre d'Acadie. On l'emmènerait à Québec. On contraindrait Joffrey à travers elle. Elle ne le verrait plus.

– Maupertuis ? interrogea-t-elle, haletante.

– Nous les avons appréhendés, lui et son fils. Ils sont canadiens de Nouvelle-France. En un jour comme celui-ci ils devaient être avec leurs frères.

– Ont-ils participé à l'attaque avec vous ?

– Non ! Leur cas sera jugé à Québec. Ils ont servi les ennemis de la Nouvelle-France...

Comment le gagner ! Il était pur, intraitable, crédule, habile, avide, versatile, croyant aux miracles, aux saints, à la cause de Dieu et du roi de France, à la suprématie des jésuites. Une sorte d'archange saint Michel lui aussi. Il ne s'intéressait pas à elle. Il avait des ordres. Et aussi des fautes à racheter aux yeux des tout-puissants.

– Si vous croyez qu'après cela le comte de Peyrac, mon époux, va vous aider à vendre vos castors en Nouvelle-Angleterre, lui lança-t-elle, grinçant des dents. N'oubliez pas qu'il vous a avancé pour mille livres et vous a même promis une somme double s'il y avait bénéfice...

– Chut ! fit-il en pâlissant et en regardant autour de lui.

– Tirez-moi de ce mauvais pas ou je parlerai de vous sur la place publique de Québec.

– Entendons-nous, lui glissa-t-il à mi-voix, tout peut s'arranger encore. Nous sommes à l'écart du village. Je ne vous ai pas vue...

Et, tourné vers Piksarett :

– Laisse cette femme, Sagamore ! Elle n'est pas anglaise, et sa capture nous porterait malheur.

Piksarett étendit sa main rouge et huileuse et la posa sur l'épaule d'Angélique.

– Elle est ma captive, répéta-t-il d'un ton sans réplique.

– Soit, dit Angélique fébrile, je suis ta captive, je n'en disconviens pas. Tu peux me suivre où tu veux, je ne m'y opposerai pas. Mais tu ne m'emmèneras pas à Québec... que ferais-tu de moi là-bas ? « Ils » ne voudront pas me racheter puisque je suis déjà baptisée. Emmène-moi jusqu'à Gouldsboro, et là mon mari te paiera une belle rançon selon ta demande.

C'était une terrible partie de poker. Des fauves à dompter, à troubler, à persuader. Mais elle les connaissait. Les arguments les plus absurdes lui venaient aux lèvres, mais c'étaient ceux-là qui atteignaient les esprits furtifs, obscurs, qu'elle devait se concilier. Il n'était pas question de nier les droits de Piksarett sur elle. Il l'aurait plutôt abattue d'un coup de tomahawk immédiat pour les affirmer, mais elle le savait libre, capricieux, absolument indépendant de ses alliés canadiens et, privé de la gloire de gagner une âme au paradis de ses chers Français, puisqu'elle était baptisée, il hésitait, doutant maintenant de l'importance de sa capture. Il fallait le décider avant que d'autres Français qui savaient ce qu'ils voulaient gagner avec Mme de Peyrac, que le terrible jésuite lui-même, qui sait, apparussent au tournant du chemin. Et puisque l'Aubignière, par chance, était... complice.

Des brandons enflammés commencèrent à leur tomber sur la tête car, tandis qu'ils discutaient, les Abénakis de Piksarett, fourrant leurs torches méthodiquement un peu partout, avaient mis le feu à la bergerie.

– Venez ! Venez donc, les pressa Angélique en les poussant au-dehors.

Elle aida à se relever quelques-uns des Anglais blessés ou hébétés.

– Oh ! Mon Dieu, les enfants !...

Elle revint en arrière, souleva le couvercle de la grande chaudière et en sortit, l'un après l'autre, les moutards muets d'effroi. La découverte de cette cachette incongrue provoqua l'hilarité des Indiens présents. Ils se tordaient de rire en se tapant sur les cuisses et se montraient le spectacle du doigt.

La chaleur devenait intolérable.

Une poutre craqua et s'effondra à demi dans une gerbe d'étincelles. Toute la compagnie se transporta en courant au-dehors, dans la cour, enjambant cadavres et débris.

La vue des arbres proches, du ravin ombreux de la forêt, éperonna le désir de fuite irrésistible d'Angélique. Les instants étaient comptés.

– Laisse-moi partir vers la mer, Sagamore, dit-elle à Piksarett, ou tes ancêtres t'en voudront d'avoir si peu de considération pour moi. Eux, savent que mes génies particuliers ne méritent pas qu'on les traite avec mépris et légèreté. Tu commettrais une lourde erreur en me conduisant à Québec. En revanche, tu ne regretteras pas de venir avec moi.

Le visage crispé du grand Abénakis prouvait que son esprit était l'arène d'un débat fort confus. Angélique ne lui laissait pas le temps d'en débrouiller l'écheveau.

– Veillez à ce que l'on ne nous poursuive pas. Témoignez que je n'étais pas dans ce village, dit-elle à Trois-Doigts, lui aussi assez bousculé par les événements et l'autorité sans appel d'Angélique. Nous saurons vous en être reconnaissants. Mon fils Cantor, savez-vous où il est ? L'avez-vous capturé ?

– Je vous jure sur le Saint-Sacrement que nous ne l'avons point vu.

– En avant donc, dit-elle. Moi, je pars. Come on ! Come on !8

– Hé là ! s'écria Piksarett, voyant qu'elle rassemblait les Anglais survivants de la bergerie, ceux-là appartiennent à mes guerriers...

– Eh bien ! Qu'ils viennent aussi. Mais seulement les maîtres des captifs.

Trois grands escogriffes emplumés se précipitèrent avec des exclamations en avant, mais un ordre brutal de Piksarett suspendit leur élan.

Le temps pour Angélique d'attraper un enfant sur le bras, d'entraîner une femme avec elle, de pousser devant elle le colossal Thomas Patridge titubant et aveuglé par le sang.

– Adhémar, par ici ! Donne la main à ce petit garçon. Ne le lâche pas surtout. Courage, miss Pidgeon !

Elle dévalait la pente, tournant le dos au village détruit qui flambait, les entraînant vers la liberté comme jadis, comme toujours, à La Rochelle, en Poitou, et plus loin encore, dans la nuit de son enfance fuyant, fuyant devant elle avec un troupeau de déshérités qu'elle arrachait à la mort.

Et ce soir-là l'âme de la vieille Sarah était en elle tandis qu'elle plongeait sous les ramures, s'engouffrait dans le silence des arbres ténébreux avec les Anglais survivants de Brunschwick-Falls. Sur leurs traces s'étaient élancés Piksarett et les trois Indiens qui considéraient les Anglais comme leur appartenant. Ils les suivaient à longues foulées, mais sans les rejoindre et en conservant une certaine distance.

Ce n'était pas une poursuite.

Angélique le savait, le sentait et, à mesure qu'ils s'éloignaient tous du village maudit, les craignait moins, discernait qu'ils perdaient de leur tension guerrière et hystérique. Sa conduite était une énigme pour les Anglais, qui chaque fois qu'ils se retournaient geignaient que les sauvages les poursuivaient.

– Ne craignez rien, leur répondait Angélique, ils ne sont plus que quatre au lieu d'être cent. Et je suis avec vous. Ils ne vous feront plus de mal. Je les connais. Ne craignez rien. Marchez ! Marchez seulement.

Les pensées de Piksarett lui étaient alors aussi claires et nettes que si elle les avait elle-même formulées avec une cervelle sauvage.

Puéril, il aimait l'inédit, la nouveauté, l'insolite.

Superstitieux, les génies particuliers d'Angélique l'amusaient et l'effrayaient à la fois.

Intrigué, il marchait sur ses pas, calmait d'un mot ses guerriers impatients, curieux de savoir ce qui allait se passer maintenant, et de quelle sorte étaient ces esprits malins, fugaces et indomptables qu'il avait vu danser en étincelles vertes dans les yeux de la femme blanche. Plus loin, en contrebas, l'eau calme de la rivière Androscoggi brilla entre les branches. Des canots étaient échoués sur la rive.

Ils y montèrent et commencèrent à descendre le courant vers la mer.

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