Chapitre 5
Tout le monde, et surtout les malades et les blessés ne pouvaient pas prendre place à bord de la chaloupe des flibustiers remise en état de navigation. Le choix de ceux qui partiraient ou resteraient donna lieu à des débats de conscience dont Angélique devait, une fois de plus, assumer la direction.
Il était évident que Cantor, plié aux arts de navigation, devait prendre le commandement pour mener la barque à Gouldsboro. Les hommes, Stougton et Corwin, élevés sur les rivages, l'aideraient à la manœuvre et il était logique qu'ils partissent avec leur famille au complet. Leurs engagés, de plus, ne voulaient pas les quitter. Ils mourraient de peur sans leurs maîtres, ne sauraient plus que devenir au monde. Cela remplissait déjà la barque, et l'on ne pouvait envisager d'y allonger les malades nécessitant des soins. Angélique avait compris dès le premier instant qu'elle serait contrainte de demeurer près de ceux-ci, et jamais le sens de ses responsabilités ne lui avait autant coûté. Mais comment abandonner à leur sort des mourants, aussi bien l'énorme Patridge que les flibustiers empoisonnés par les abeilles, et son opéré miraculé. Cantor poussa des hauts cris. Il lui répugnait extrêmement de laisser sa mère en si misérable et dangereuse compagnie.
– Tu te rends pourtant bien compte, lui dit-elle, qu'on ne peut prendre aucun malade. Ils gêneraient la manœuvre, exigeraient des soins qu'on ne pourrait leur donner à bord, risqueraient de mourir en route.
– Eh bien ! Qu'ils restent ici avec le vieux Shapleigh qui les soignera.
– Shapleigh m'a dit qu'il partirait dans la forêt un de ces soirs très proches, et qu'il ne peut retarder son voyage à cause de la lune. Je crois surtout qu'il ne tient pas à demeurer en tête-à-tête avec cette canaille des Caraïbes...
– Et vous-même, ne courez-vous pas de grands dangers en leur compagnie ?
– Je sais me défendre. Et d'ailleurs, ils sont malades comme des bêtes.
– Pas tous. Il y en a un qui reprend bon pied, bon œil et dont le regard ne me dit rien qui vaille.
– Eh bien ! Voici la solution. Tu vas prendre celui-là à ton bord, Corwin et Stougton le surveilleront jusqu'à ce que vous ayez pu vous en débarrasser dans une quelconque île de la baie de Casco. Ensuite, vous cinglerez au plus vite vers Gouldsboro. Et, avec un bon vent, il se peut que je te voie revenir sur Le Rochelais d'ici moins de huit jours. Il ne peut m'arriver rien de bien grave d'ici là...
Elle voulait s'en persuader, et Cantor finit par admettre qu'il n'y avait pas d'autre solution à envisager.
Plus vite on lèverait la voile, plus vite on se retrouverait tous en famille, à l'abri des murs de Gouldsboro, qui apparaissait à leurs yeux comme le havre de paix et la fin de toutes les inquiétudes. À Gouldsboro, il y avait des armes, des richesses, des hommes, des navires...
Ils n'étaient maintenant plus que huit à la pointe du cap, sur la Maquoit Bay. Depuis deux jours, la barque des flibustiers, dûment gréée de ses voiles et gouvernée avec maîtrise par Cantor, s'était glissée hors de la crique et, penchée comme une mouette sous le vent, s'était faufilée derrière les dernières îles.
Elle emportait donc les familles Corwin et Stougton, leurs engagés, la petite Rose-Ann et l'un des flibustiers le moins malade, dont on essaierait de se débarrasser sur une des îles à la première occasion. Il avait longuement parlé dans son jargon avec ses compagnons, avant de partir.
Le petit Sammy Corwin, mal guéri de ses brûlures, était resté ainsi que le révérend Thomas, trop faible, et miss Pidgeon avait voulu demeurer aux côtés de son pasteur. Adhémar avait hésité à s'embarquer aussi, mais sa peur de la mer et des Anglais avait prévalu et, tout calcul fait, il avait préféré rester près d'Angélique, dont il se disait que, pour des raisons diaboliques ou non, elle devait avoir un certain pouvoir de protection. Angélique l'employait à chercher du bois, de l'eau, des coquillages ou à éventer les malades que tourmentaient les moustiques. En fait, la chaloupe n'aurait pu embarquer une personne de plus et il avait fallu la sauvage impudence de Wolverines le glouton, se précipitant comme une grosse loutre dans le sillage de Cantor, pour qu'on lui trouvât une place à bord.
Angélique se sentait liée à la geignante carcasse de son opéré qui s'obstinait à survivre et qui se nommait Aristide Beaumarchand, comme l'en avait informé l'un de ses amis. « Ni beau ni bon marchand, je parierais, avait dit Angélique en haussant les épaules. Tête-de-Bois ou Ventre-Ouvert, voilà qui lui va mieux. »
Ce matin-là, le révérend Patridge ouvrit les yeux, dit que c'était dimanche, et demanda la Bible afin de préparer son sermon. On crut qu'il délirait sous les effets de la fièvre, on voulut le calmer, mais il tempêta et répéta si énergiquement qu'on était dimanche, le jour du Seigneur, qu'il fallut bien se rendre à l'évidence : on était dimanche. Une semaine s'était écoulée depuis l'attaque du petit village anglais. Et Angélique gardait l'espoir que des navires de Joffrey de Peyrac croisaient encore à l'embouchure du Kennebec. Cantor aurait peut-être la chance d'en rencontrer un. Un bon, solide et grand vaisseau, protégé de gros canons, où sur la mer libre on pourrait se reposer et revenir en toute paix chez soi.
Quel bonheur !
Mais deux jours déjà et rien ne paraissait à l'horizon.
D'une voix chevrotante, Élizabeth Pidgeon lisait la Bible au pasteur. L'écoutaient aussi, d'un air soupçonneux et rogue, les deux boucaniers malades. Ceux-là, il fallait bien les soigner, mais l'on n'était guère pressé de les voir reprendre des forces. Le troisième, le plus grand et le plus solide, allait du chevet de Ventre-Ouvert à celui de ses deux autres camarades couchés dans la cabane et tenait avec eux de longs conciliabules dans un sabir assez inaudible. Son allure dolente des premiers jours se raffermissait. Il était gigantesque, lourd et inquiétant.
– Surveille-le, disait Angélique à Adhémar. Sinon, il va réussir à récupérer un de ses couteaux et nous le planter dans le dos.
Il montrait une sollicitude sincère pour l'opéré.
– C'est mon frère, disait-il.
– Vous ne vous ressemblez guère, constata Angélique, comparant la taille d'ogre de l'un à la silhouette malingre qui se devinait sous les couvertures.
– Nous sommes frères de la Côte. Nous avons échangé nos sangs et nos profits depuis près de quinze ans.
Et, avec un sourire hideux dans son visage déformé par les piqûres d'abeilles :
– C'est p't'être ben pour ça que je ne vous égorgerai point... Parce que vous avez sauvé Aristide...
Il lui fallait veiller la nuit. Elle avait tendu au-dessus du blessé une toile, moins pour le protéger du soleil que l'arbre tamisait que de la rosée nocturne, ou des pluies subites qui parfois tombaient, ou même des volées d'embruns, que le vent à marée haute apportait jusqu'à eux.
Elle le veillait, tenace, attentive, surprise de voie la guérison s'installer dans ce corps condamné, et si passionnante était la réussite entrevue qu'à certains moments elle aimait presque ce pauvre Aristide.
Le soir même de l'intervention, il avait ouvert les yeux, réclamé du tabac et un grog « avec un citron entier... que tu m'éplucheras, Hyacinthe... ».
S'il n'avait pas eu son grog et son citron, qu'elle remplaçait par du bouillon de poissons bien passé, il n'en reprenait pas moins vie à toute allure.
Et le fameux dimanche survenu, où déjà le pasteur Thomas avait commencé de ressusciter...
– Je vais vous aider à vous asseoir, dit Angélique au blessé.
– M'asseoir, tu veux ma mort ?
– Non, il faut faire circuler votre sang pour qu'il n'épaississe pas. Et je vous interdis de me tutoyer, maintenant que vous êtes hors de danger.
– Ah ! Non ! Mais quelle femme !
– Venez m'aider, vous, le boucher des Côtes.
À deux, ils le saisirent sous les bras, le hissèrent et le soutinrent dans la position assise. Il était blême et couvert de sueur.
– Du brandy ! Du brandy !...
– Adhémar, apporte le flacon.
Quand il eut bu, il parut mieux ; elle l'accota contre un tas de sacs recouverts de peaux de bêtes et le considéra longuement avec satisfaction.
– Et voilà, Tête-de-Bois ! Il ne vous reste plus qu'à p... et ch... comme tout le monde, et vous êtes un homme sauvé.
– À la bonne heure, vous, fit-il, au moins vous avez votre franc-parler... Z'ont raison ceux qui racontent que vous êtes sortie de la cuisse du Diable... Parce que c'est vrai, ça !
Il essuya son front moite. Elle lui avait rasé sa barbe pleine de vermine et il avait désormais l'aspect inoffensif d'un petit épicier malmené par sa femme et ses créanciers.
– J'suis plus rien à côté de Barbe d'Or, gémissait-il. Voilà l'affaire...
Elle l'aida à s'étendre de nouveau, et plus tard quand il se fut reposé :
– Parlons un peu de ce Barbe d'Or, reprit-elle, et de ceux qui disent que je suis sortie de la cuisse du Diable.
– Oh ! Moi, je n'y suis pour rien, se défendit-il.
– Savez-vous donc qui je suis ?
– Pas très bien, mais Barbe d'Or le sait, lui. Vous êtes la Française de Gouldsboro qu'on dit sorcière, liée à un magicien qui fabrique de l'or avec des coquillages.
– Et pourquoi pas avec du rhum ! fit Angélique gravement. Ça vous arrangerait, hein ?
– Voilà en tout cas ce que jaspinent les marins que nous avons rencontrés dans la Baie Française. Entre marins, on doit se faire confiance.
– Des marins comme vous sont plutôt des forbans. D'abord, les marins n'emploient pas votre jargon.
– Parlez alors pour nous deux si vous voulez, dit le Ventre-Ouvert d'un air digne et offensé, mais pas pour Barbe d'Or. C'est un Monsieur, lui, pardon !... Et de plus le meilleur marin qu'on puisse rencontrer autour du globe. Vous pouvez me croire quand je vous le dis, parce que, à part ça, vous avez vu comme il nous a traités, c't'enfant d'salaud, en nous débarquant, en nous abandonnant comme des « marrons » ; pour ainsi dire sans vivres et sans armes dans ce pays de sauvages. Il disait qu'on déshonorait son vaisseau.
Le Portugais, un peu désenflé, qui se trouvait dans les parages, approuva :
– Oui, ça, Barbe d'Or, je le connais depuis plus longtemps que toi, chef, depuis Goa et les Indes. Je me suis brouillé avec lui à cause de cette histoire de Gouldsboro, mais je regretterai toujours.
Angélique passait et repassait ses doigts dans ses cheveux. Le vent les rabattait sur ses yeux et elle ne cessait de les repousser.
Elle essayait de rassembler ses idées, mais ce vent étourdissant l'embrouillait et elle n'arrivait pas à nouer deux raisonnements ensemble.
– Voulez-vous dire que vous saviez qui j'étais et que j'étais là, quand Barbe d'Or vous a laissés dans la crique ?
– Non, ça, on ne le savait pas, fit Beaumarchand. Ça, c'est le hasard. Le hasard qui fait le clin d'œil aux braves gars comme nous quand ils sont dans la m... C'est pas la première fois que le hasard vient nous tirer de là par la dernière mèche du crâne, pas vrai, Hyacinthe ?
– Mais comment avez-vous su que j'étais là ? insista-t-elle, impatiente.
– Bédame ! quand on s'est aperçu qu'il y avait du monde sur la falaise, on s'est rapproché, on a écouté et quand on a compris que c'était vous, la Française de Gouldsboro, la comtesse de Peyrac, vous qui étiez là avec une bande d'English, alors, vrai, on croyait que notre chance était venue.
– Pourquoi donc, votre chance ?
– Bédame ! Barbe d'Or disait qu'il avait des ordres pour le comte et la comtesse de Peyrac, qu'il fallait le tuer, lui, et la capturer, elle...
– Rien que cela ?... et des ordres de qui ?
Le cœur d'Angélique faisait des bonds dans sa poitrine. Son ivrogne avait ceci d'intéressant que, bavard comme une pie et toujours entre deux lampées d'alcool, il parlait à tort et à travers.