Chapitre 6
Peyrac souriant écoutait d'une oreille, les yeux fixés sur Angélique, séduit une fois de plus par les côtés divers de sa nature féminine ; il se souvenait que, jadis, à Toulouse, elle avait, d'un sourire et de quelques mots, enchaîné à son service ses propres amis les plus jaloux, et désormais ils se seraient fait tuer pour elle. Il retrouvait, mûris par une expérience de femme, son esprit vif et enjoué, son inégalable élégance des gestes, le charme de ses réparties. Soudain, il l'évoqua, telle qu'elle était l'an passé lorsqu'elle avait abordé avec lui ces contrées, après cet étrange voyage du Gouldsboro où ils s'étaient reconnus et retrouvés. Elle avait alors de grands regards pathétiques, des attitudes de femme traquée. Un halo de malheur semblait l'auréoler.
Voici qu'en moins d'une année elle avait retrouvé sa gaieté, son allant de femme heureuse. C'était l'œuvre de l'amour et du bonheur, malgré les épreuves de l'hiver, son œuvre à lui !
Il l'avait fait renaître à elle-même. Et comme il croisait son regard il lui dédia un sourire de tendresse possessive.
La petite Anglaise, muette et pâle parmi tous ces personnages exubérants, promenait ses regards de l'un à l'autre.
Le baron de Saint-Castine racontait comment le marquis d'Urville, commandant de Gouldsboro, aidé des Huguenots de La Rochelle, avait tenu tête aux deux navires du pirate Barbe d'Or. Finalement, ce qui avait décidé de la victoire, ç'avait été de bonnes salves de canon à boulets rougis. Le feu s'étant déclaré dans ses entreponts, le bandit s'était retiré derrière les îles. Depuis, il paraissait se tenir coi, mais il fallait rester en alerte. Le comte demanda si les deux navires qu'il attendait, l'un de Boston, l'autre, le Gouldsboro, revenant d'Europe, ne s'étaient pas encore présentés. Mais il était trop tôt dans la saison. Quant au petit « yacht » bostonien qui avait déposé les hommes de Kurt Ritz à l'embouchure du Kennebec, il avait été obligé de batailler avec ledit Barbe d'Or et avait regagné le port, très abîmé.
– Voici un dommage que ce brigand va me payer au centuple, déclara Joffrey de Peyrac. Il ne perd rien pour attendre. Et s'il ne me rend pas mon Suisse vivant, c'est sa peau à lui que j'aurai. Je le pourchasserai jusqu'aux antipodes.
Défour annonça que la Baie Française était infestée de cette canaille de pirates ou de flibustiers des mers chaudes. Sachant qu'à l'été les nations du Nord, françaises et anglaises, recevaient des navires d'Europe chargés de marchandises, ils venaient rôder par là pour les arraisonner, avec moins de risques que les galions espagnols. Sans compter que cela attirait vers l'Acadie les navires de guerre anglais, requis pour protéger leurs flottes de pêche de Boston ou de Virginie.
– Sans compter, monsieur le comte, que ces Anglais n'ont rien à faire dans la Baie Française et se croient tout permis.
Il ajouta que, se trouvant sur le point d'entreprendre un voyage de commerce le long de la côte, il lui était venu une idée.
– Vous m'avez si bien ravitaillé l'an dernier, monsieur de Peyrac, alors que j'étais sur le point de mourir de faim faute de réserves, qu'en passant à l'embouchure de la rivière Saint-Jean j'ai raflé les six soldats de la garnison du petit fort Sainte-Marie, et je les ai amenés pour les mettre à votre disposition.
– C'est donc à vous, Défour, que nous devons la présence de ce jocrisse en uniforme, Adhémar ? s'étonna le baron.
Le concessionnaire acadien se défendit :
– Celui-là, on me l'a imposé par force. Il paraît que, depuis Montréal et Québec, le Lac Supérieur et la Baie des Chaleurs, tout le monde se le repasse pour s'en débarrasser. Mais les autres sont de forts gaillards et qui savent se battre.
Peyrac riait, enchanté.
– Je vous remercie, Défour. Je ne dédaigne pas la présence de quelques bons tireurs, mais qu'ont dit de votre rapt M. de Wauvenart et le chevalier de Grandrivière ?
– Ils étaient à Jemseg. On attend par là-bas la visite du gouverneur de l'Acadie, M. de Villedavray. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai entrepris ma randonnée à travers la Baie, c'est plus prudent. Mes frères se chargeront de recevoir ce gêneur, conclut-il avec de grands éclats goguenards.
– Mais pourquoi n'avez-vous pas déposé vos militaires à Gouldsboro ? demanda Castine.
– La tempête m'a drossé jusqu'aux îles Matinicus, répondit l'autre avec simplicité. Après quoi, un brouillard m'a tenu dans la suie complète pendant quatre jours. J'ai donc préféré continuer à me diriger vers l'ouest. La passe de Gouldsboro n'est pas facile à franchir. J'aurais pu tomber sur Barbe d'Or. Mais vous voyez qu'on finit toujours par se rejoindre.
Peyrac se leva pour aller voir les soldats, et ses compagnons le suivirent.
*****
Angélique demeura dans la salle ombreuse. Le vin d'Espagne était délicieux mais un peu étourdissant. Rose-Ann avait bu de la bière. Elle avait faim. À peine Angélique et sa pupille avaient-elles échangé leurs impressions quant à la nécessité pour elles de se remplir l'estomac qu'un aimable vieillard surgit devant elles et déposa sur la table des assiettes garnies de grandes tartines de pain chaud recouvertes de raisiné de bleuets, ces sortes d'airelles que les Français appellent myrtilles et qui en Amérique couvrent d'immenses espaces. D'un sourire, il les encouragea à se restaurer. Il portait une petite barbiche blanche et il y avait un grand air de bonté sur son visage. Vêtu avec austérité d'un pourpoint noir et de hauts-de-chausses bouffant au-dessus des genoux et d'une forme un peu ancienne, son col blanc et plissé rappelait à Angélique la tenue commune que portait son grand-père au temps où la fraise tuyautée était encore de mode. Il leur annonça qu'il se nommait Josué Pilgrim. Lorsque la petite Rose-Ann se fut rassasiée, il s'assit près d'elle et l'interrogea amicalement, en anglais.
Il parut fort ému lorsqu'elle lui dit que ses parents se nommaient William et étaient originaires de Biddeford-Sébago. Il annonça à Angélique que les propres grands-parents de Rose-Ann se trouvaient à moins de 30 miles de là, sur la rivière Androscoggi. En un lieu nommé par les Indiens Newehewanik, c'est-à-dire terre de printemps, ils avaient fondé une dizaine d'années auparavant un établissement, aujourd'hui prospère, qui répondait, en anglais, au nom commun de Brunschwick-Falls. C'étaient des gens entreprenants que ces William. Toujours à s'en aller plus loin à l'intérieur des terres. Déjà, John William, le fils, avait quitté Biddeford, une riche colonie sur la Baie, pour aller fonder un autre Biddeford sur le lac Sébago. On savait maintenant ce qu'il leur en avait coûté puisqu'ils avaient été emmenés captifs au Canada, bien que les villages de la côte ne fussent pas plus en sécurité lorsque la marée rouge des Indiens déferlait des bois sur les Anglais, mais l'on pouvait toujours, lorsqu'on était sur les rivages, s'enfuir dans les îles.
Mais lui, Josué, comprenait des gens comme ces William, car il n'avait jamais aimé la morue et l'agitation de la mer. Il préférait les reflets des fleuves et des lacs sous les arbres et la chair des dindons sauvages.
Lui-même avait dix ans lorsque avec son père, marchand de Plymouth, au cap Cod, il était venu fonder cet établissement de Houssnock. C'est pourquoi on l'appelait Josué Pilgrim. Car sa colonie était celle des pères pèlerins, et tout enfant il avait débarqué d'un navire appelé le Mayflower, sur une terre déserte où la moitié d'entre eux étaient morts dès le premier hiver. Ayant débité ce récit d'une voix mesurée et un peu doctorale, le vieil homme alla chercher quelque chose sur une étagère et revint avec une plume d'oie, une corne à encre et une fine écorce de bouleau semblable à une feuille de parchemin sur laquelle il se mit à tracer des signes. C'était un plan pour se rendre à l'établissement anglais, où demeuraient le vieux Benjamin William et sa femme Sarah, les grands-parents de Rose-Ann. Il expliqua ensuite à Angélique qu'en traversant jusqu'à la rive droite du Kennebec et en marchant vers l'est on y arrivait en moins d'une journée.
– C'est providentiel, s'écria-t-elle.
Leur intention, à son mari et à elle, avait toujours été de ramener la fillette parmi les siens, mais l'entreprise présentait des difficultés. Allant à Gouldsboro, c'est-à-dire vers l'est, ils s'éloignaient dans la direction opposée au peuplement anglo-saxon. La région où ils se trouvaient en ce moment, le Maine pour les Anglais, l'Acadie pour les Français, était en fait une région frontalière dont le Kennebec marquait la très mouvante limite, un no man's land sans maîtres ni lois.
La Providence voulait que la famille de leur protégée se trouvât à moins de dix lieues de Houssnock...