Chapitre 12

Il ouvrit la bouche et dit :

– C'est stupéfiant ! Vous êtes encore plus belle que je n'en avais gardé le souvenir.

« Et pourtant, continuait-il, ce souvenir, Dieu sait qu'il a hanté ma vie !

Angélique secoua la tête, niant l'aveu.

– Il n'y a pas grand miracle à être plus belle aujourd'hui que la pauvre épave que j'étais alors... Et mes cheveux ont blanchi, regardez.

Il hocha la tête.

– Je me souviens... Ils ont commencé à blanchir sur les routes du désert... Trop de douleurs... Trop de souffrances endurées... Pauvre petite ! Pauvre enfant courageuse...

Elle reconnaissait sa voix au léger accent paysan et dans le timbre bas cette nuance de câlinerie paternelle qui la troublait tant naguère. Elle voulait à toutes forces écarter le trouble et ne parvenait plus à trouver les mots qu'il fallait.

Et le geste qu'elle eut alors d'effleurer son front de sa main avec une grâce un peu souffrante pour écarter sa chevelure lumineuse le fit soupirer profondément. Angélique aurait voulu donner à l'incident plus de légèreté, parler, plaisanter. Il lui semblait que le regard de Colin Paturel pénétrait en elle et la captait toute, la paralysait. Il avait toujours été grave et ne riait pas volontiers. Il semblait aujourd'hui encore plus grave, avec une pesante impassibilité qui dissimulait peut-être tristesse et ruse.

– Ainsi donc, vous savez que je suis l'épouse du comte de Peyrac ? reprit-elle pour combler le silence.

– Certes, je le sais... C'est pour cela que je suis ici. Pour vous capturer, car j'ai un compte à régler avec le seigneur de Gouldsboro.

Un sourire effleura ses traits, donnant tout à coup à sa rude physionomie une franche douceur.

– Mais dire que je m'attendais à vous retrouver sous son nom serait mentir, fit-il en l'imitant. Et vous êtes là, vous, le rêve de mes jours et de mes nuits depuis tant d'années.

Angélique perdait pied. Elle s'apercevait que ces derniers jours, passés à l'extrême pointe d'une presqu'île battue par les vents dans une attente stérile, avaient épuisé sa résistance et elle se trouvait livrée sans défense à une épreuve... Une épreuve... insurmontable !

– Mais vous êtes Barbe d'Or, s'exclama-t-elle comme se défendant d'elle-même. Vous n'êtes plus Colin Paturel... Vous êtes devenu un criminel.

– Non, mais non, en voilà une idée ! fit-il, surpris.

Il restait paisible.

– Je suis corsaire au nom du roi, et j'ai de bonnes lettres de courses contresignées.

– Est-ce vrai que vous avez fait tirer sur les moines à la prise de Portobello ?

– Oh ! Cela, c'est une autre histoire ! Ils avaient été envoyés au-devant de nous par le gouverneur. Ils pensaient justement nous amener à composition par leurs patenôtres, mais la traîtrise est toujours la traîtrise, qu'elle se déguise ou non en robe de bure. Nous étions venus pour vaincre l'Espagnol. Nous l'avons vaincu. Les Espagnols ne sont pas d'une espèce comme la nôtre, gens du Nord. Ils ne seront jamais comme nous. Ils ont trop de sang maure dans les veines... Oh ! et puis ce n'est pas tout... Leur cruauté au nom du Christ, j'exècre cela. Le jour où nous avons fait marcher les moines, il y avait dix bûchers qui brûlaient sur les collines, que ces pieux religieux avaient donné l'ordre d'allumer : des autodafés en sacrifice pour la victoire, avec des centaines d'Indiens dessus, qui avaient refusé de travailler à l'or ou de se convertir...

« Plus cruels que les Maures et plus rapaces que des chrétiens, voilà ce que sont les Espagnols. Un effrayant mélange d'âpreté au gain et de fanatisme... Non, je n'ai pas de remords d'avoir fait marcher les moines en bouclier à Portobello. C'est vrai, il faut que je vous le confesse, ma jolie, je ne suis plus un bon chrétien comme jadis... Lorsque j'eus quitté Ceuta sur Le Bonnaventure, j'ai d'abord été aux Indes orientales.

« J'ai eu l'occasion de sauver la fille du grand Mogol que des pirates avaient capturée, et cela m'a beaucoup enrichi, par la reconnaissance que m'a témoignée ce grand prince d'Asie. Alors, par les îles du Pacifique, je me suis rendu au Pérou, puis en Nouvelle-Grenade, enfin dans les Antilles, et, après avoir guerroyé avec le grand capitaine anglais Morgan contre les Espagnols – j'étais avec lui à Panama – je l'ai suivi à l'île de la Jamaïque, dont il est gouverneur. Avec ce que m'avait donné le grand Mogol et le butin gagné j'ai armé un navire pour des expéditions de courses. C'était l'an dernier. Oui, je le reconnais, après le Maroc j'ai cessé d'être un bon chrétien. Je ne pouvais plus prier que la Sainte Vierge parce que c'était une femme et qu'elle me faisait rêver à vous. Je sais que cela aussi n'est pas bien, mais je sentais que le cœur de la Vierge est indulgent aux pauvres hommes, qu'elle comprend tout et particulièrement ces choses-là. C'est pourquoi, dès que j'ai été le maître d'un navire, je l'ai nommé Le Cœur de Marie.

Il ôta posément ses gants de cuir et tendit vers elle, sur la table, ses deux mains nues, paumes ouvertes.

« Voyez, dit-il, les reconnaissez-vous, les marques des clous ? Elles sont toujours là...

De son visage qu'elle fixait, elle abaissa son regard, reconnut les marques violacées de la crucifixion. Un jour, à Meknès, le sultan Moulay Ismaël l'avait fait clouer au bois de la Porte Neuve, à l'entrée de la ville. S'il n'en était pas mort, c'est que rien ne pouvait abattre Colin Paturel, le roi des Esclaves.

– Il fut un temps où, parmi les gens de mer, on commençait à m'appeler le Crucifié, reprit-il. J'ai dit que je tuerais quiconque me nommerait ainsi, et je me suis fait faire des gants. Car je savais que d'un tel surnom béni j'étais indigne. Mais je ne suis pas non plus un criminel. Seulement un homme de mer qui, à force de combats... et de rapines, a pu devenir son seul maître... Gagner la liberté, quoi. Nous seuls pouvons comprendre que c'est plus que la vie.

Il avait parlé longtemps.

Et le cœur d'Angélique commençait à se calmer et elle lui était reconnaissante de lui permettre de se ressaisir. La chaleur extérieure lui semblait moins pénible.

– Son seul maître, répéta-t-il. Après douze années d'esclavage, et tant d'autres de servitude sous les ordres de capitaines qui ne valaient pas la corde pour les pendre, voilà qui peut réjouir le cœur d'un homme.

Ses mains s'approchèrent des mains d'Angélique, les enveloppant mais sans les saisir.

– Te souviens-tu, dit-il, te souviens-tu de Miquenez ?

Elle fit non de la tête et retira ses deux mains, les gardant contre elle dans un geste de refus.

– Non, je ne me souviens presque plus, je ne veux pas me souvenir. Tout est différent maintenant. Nous voici sur une autre terre, Colin, et je suis l'épouse du comte de Peyrac...

– Oui, oui, je sais, fit-il avec le même petit sourire, vous me l'avez déjà dit. Mais elle voyait bien que, pour lui, cette affirmation ne signifiait rien, qu'elle serait toujours à ses yeux l'esclave solitaire et pourchassée qu'il avait prise naguère sous sa protection, la compagne d'évasion, l'enfant chérie du désert qu'il avait portée sur son échine, et celle qu'il avait prise à même le sol pierreux du Rif pour goûter en elle les plus étonnantes délices de l'amour.

Et brusquement elle se souvint qu'elle avait porté un enfant de Colin en son sein, et quelque chose la traversa, poignant comme la douleur qui l'avait transpercée lorsque ce fruit s'était détaché d'elle.

Ses paupières s'abaissèrent et sa tête malgré elle se renversa à demi, tandis qu'elle revoyait la course folle du carrosse qui l'emmenait, prisonnière du roi, sur les routes de France, puis l'accident, le choc atroce, la douleur, puis le sang qui s'était mis à couler... Elle était alors abandonnée de tous ; dans une brusque réminiscence, elle se demanda, hagarde, comment elle avait pu s'échapper de cette tenaille écrasante de l'ostracisme du roi de France et recommencer une seconde existence. Cela paraissait insensé. L'homme qui l'observait vit passer, comme en transparence sur ce visage bouleversant de femme, le reflet de douleurs et de détresses jamais révélées... jamais avouées. De ces douleurs secrètes des femmes qu'elles gardent pour elles, car les hommes ne peuvent pas comprendre...

Dans la lumière du soleil qui rosissait, le visage doré d'Angélique avec l'ombre allongée de ses cils sur ses joues, d'une beauté supra-terrestre, lui rendait le souvenir merveilleux dont ces jours et ces nuits avaient été hantés, celui de la femme endormie contre lui, ou expirant de volupté entre ses bras.

Se dressant à demi, d'un seul élan, il se pencha vers elle.

– Qu'y a-t-il, mon agneau ? Es-tu malade ?

La voix sourde, altérée de Colin, si semblable au passé, la traversait de nouveau de part en part, mais, cette fois, c'était un mouvement plus doux, comme aurait pu être celui d'un enfant se retournant en elle, et elle reconnaissait le trouble, la douce onde du désir charnel que la présence de cet homme lui inspirait malgré elle.

– Je suis si fatiguée, murmura-t-elle. Tous ces jours à attendre sur la côte, à soigner cette crapule... comment s'appelle-t-il donc déjà ?

Et, nerveusement, elle passait les paumes de ses mains sur son front, ses joues, en évitant de le regarder.

Il se leva tout à fait, contourna la table, se tint debout devant elle. Il lui paraissait énorme, sous ce plafond bas. La carrure d'Hercule, tout en os et muscles du plus robuste esclave de Moulay Ismaël, s'était étoffée de chair au cours de ses années de navigation, et cela conférait à ce géant, que nul n'avait pu abattre ou courber, une impressionnante stature, des épaules carrées, un cou rond et fort, un front de taureau et une poitrine large comme un bouclier.

– Repose-toi, dit-il doucement, je vais te faire apporter des rafraîchissements. Il faut te reposer. Tout ira mieux ensuite. Nous causerons.

Il gardait ce ton calme et assuré qui apaisait, dénouait l'angoisse. Mais elle sentit qu'il avait pris à son endroit une résolution implacable et elle lui jeta un regard presque suppliant. Il frémit et ses mâchoires se crispèrent.

Elle espérait qu'il partirait. Mais voici qu'il s'agenouillait. Sur sa cheville, elle connut l'emprise d'une main trop chaude, à laquelle rien ne pouvait lui permettre d'échapper. Des doigts repoussaient le bord de sa robe vers le genou nu.

Il découvrait la jambe d'une tendre blancheur nacrée, sur laquelle se tordait le sillon bleuâtre de la cicatrice ancienne.

– Elle est là, s'écria-t-il avec un transport contenu, elle est toujours là, elle aussi, la marque du serpent.

Penché, brusquement il posa avec ferveur ses lèvres sur la chair meurtrie. Presque aussitôt il la lâchait et, lui jetant un regard dévorant, il s'éloignait enfin. Elle restait seule, mais la brûlure du baiser sur l'ancienne blessure faite jadis par le couteau de Colin pour la sauver de la morsure du serpent demeurait. Et sur sa cheville persistait, comme un bracelet de fer, l'étreinte de ses doigts. Elle les vit inscrits en traces rose-rouge qui s'effaçaient lentement. Il avait toujours été ainsi ; cet homme, ce doux, ce pacifiste, ce généreux ne connaissait pas sa force ! Il meurtrissait souvent, sans le vouloir, sous l'empire de l'émotion, et en amour il l'avait parfois effrayée et fait gémir, tant elle se sentait entre ses bras une chose faible et fragile qu'il eût pu briser par mégarde. Devant les manifestations de sa violence inconsciente, il suppliait :

« Pardonne-moi... je suis une brute, n'est-ce pas ? Dis-le-moi, mais dis-le donc ! »... et elle riait :

« Mais non, n'as-tu pas senti que tu me rendais heureuse... »

Un tremblement violent secoua Angélique et elle se mit à marcher de long en large à travers l'étroite cabine, sans parvenir à dominer son malaise. La chaleur était odieuse et la lumière du soir devenait orangée, sulfureuse.

Sa robe collait à ses omoplates et elle éprouvait jusqu'à l'impatience le besoin de changer de linge, de laisser couler sur elle une eau fraîche.

Surprise le matin par les pirates, au réveil, ils l'avaient capturée pieds nus. C'était pieds nus qu'elle était descendue vers la plage où l'attendait Barbe d'Or – Oh ! Quelle force avait eue son étreinte ! – et c'est encore pieds nus qu'elle marchait en ce moment sur le plancher de bois. Elle alla à la fenêtre, secoua sa chevelure pour goûter un peu de brise marine. Mais l'air demeurait morne et lourd. Il apportait un relent de brai fondu. Les matelots continuaient de radouber, de colmater... Avec une sensation d'accablement, elle pensa au hasard qui avait ramené vers elle un amant du passé dont elle ignorait qu'il eût laissé en son cœur un si vif souvenir. Et comme dans un sursaut, de nouveau en elle se répandait l'onde doucereuse à l'évocation de sa voix basse : « Qu'y a-t-il, mon agneau ? Es-tu malade ?... »

Des mots simples, mais qui l'avaient toujours atteinte au plus profond d'elle-même. Comme sa possession primitive, mais entière, si puissante qu'elle la subissait plutôt qu'elle ne pouvait la partager.

Lui revenaient, comme une vague retombant sur elle et lui faisant perdre le souffle, l'élan, l'ardeur du géant normand, le libérant de sa retenue, lorsque son regard à elle disait : Oui. Lui revenaient, dans tout son corps, des sensations oubliées, les insolites voluptés de ces étreintes du désert.

Il était toujours terriblement impatient de la posséder. Il la voulait tout de suite. Il la couchait sur le sable et entrait en elle aussitôt. Sans un mot d'amour, sans une caresse. Et pourtant jamais elle n'avait été blessée de son comportement. Chaque fois, elle avait ressenti dans la poussée de ses reins puissants, dans cet envahissement inexorable, l'élan d'une force prodigieuse, mais sereine, généreuse, un don immense, quasi mystique, de tout l'être engagé. Insoucieux d'elle peut-être, mais non de l'acte.

Un célébrant perdu d'amour, célébrant l'offrande, l'union, le bonheur des hommes sur la terre. Était-ce sacrilège de penser que Colin Paturel faisait l'amour comme il faisait toutes choses, avec foi, piété, force et violence ?...

Étreintes dont il lui semblait parfois qu'elle allait mourir, trop faible dans son corps épuisé par les privations pour en supporter les transports et pour y répondre, et qui cependant lui avaient enseigné les jouissances pathétiques de la soumission, la saveur de n'être rien, plus rien que cette coupe offerte où il s'abreuvait, que cet instrument de chair suscitant sa joie, que ce corps, enfin, ce corps femelle, abandonné, oublié sous lui, mais d'où il tirait de si complètes extases.

Abnégation, abdication dont surgissait soudain la récompense, en un éclair imprévisible, à cet instant où chavirait en elle la conscience, lorsque l'assaut viril parvenait à ses fins et l'arrachait au néant, la ramenait à la vie avec un cri d'éveil, un cri de renaissance, de renouveau jailli de tout son être que tordait le spasme essentiel.

De cette irrépressible convulsion elle gardait la souvenance d'une onde éblouissante se répandant comme un torrent à travers sa chair à demi morte et pourtant capable encore du plaisir qui engendre la vie.

Comme le bourgeon soudain éclate à la lumière du printemps. À cet élan de ses entrailles elle reconnaissait la force de la vie.

« Ah ! je suis vivante, je suis vivante », se répétait-elle alors. Par son rut aveugle, il semblait qu'il l'eût arrachée au sommeil de la mort où elle sombrait, et son sang circulait plus vif, et du précieux miracle elle s'émerveillait, les yeux grands ouverts sur la face de Colin, toute proche, aux prunelles bleues et limpides comme de l'eau fraîche, à la bouche d'ombre entre les poils de la barbe dorée et dont le souffle haletant l'effleurait doucement.

Oui, Colin ne lui avait pas simplement sauvé la vie : il lui avait redonné la vie et la joie de vivre et non de survivre seulement. C'était essentiellement grâce à lui qu'elle avait eu le courage et la force de retrouver son mari et ses enfants.

Ah ! Pourquoi fallait-il aujourd'hui que le mouvement de la mer et le bruit des courants, tandis que la marée haute s'engouffrait dans les pertuis, ramenassent avec tant de force les visions du passé ? Dans les bois de Wapassou, elle eût oublié Colin.

« Il faut que je sorte de là », se dit-elle, en proie à la panique. Elle courut jusqu'à la porte et essaya de l'ouvrir. Mais la porte était verrouillée. Elle aperçut alors, déposé au sol, son sac de voyage, et sur la table il y avait un plateau de victuailles, du saumon grillé avec des grains de maïs bouillis, une salade et dans une coupe de verre des tranches de cédrat et d'ananas confits. Le vin du flacon semblait bon. L'eau dans la cruche était fraîche.

Tandis qu'elle rêvait, quelqu'un était entré et avait déposé tout cela. Elle avait l'esprit tellement ailleurs qu'elle n'y avait pas pris garde.

Elle ne toucha pas aux mets, but seulement un peu d'eau. Elle ouvrit son sac, constata que la moitié des choses manquaient, s'impatienta. Elle allait prier Colin d'envoyer ces bons à rien de matelots à terre lui ramener tous ses biens. Il lui obéirait. Il était son esclave. Il n'y avait qu'elle qui comptât pour lui. Elle l'avait su dès que leurs regards s'étaient rencontrés et reconnus.

Tout ce qu'il voulait sur la terre, c'était ELLE... encore elle, toujours elle. Et elle venait de lui être rendue...

Comment lui échapper ? Comment échapper à elle-même ?

Sur le point de tambouriner et d'appeler avec fracas, elle se ravisa. Non, elle ne voulait pas le voir. Colin. La seule pensée de son regard sur elle la jetait dans une agitation extrême et elle se sentait dépassée.

Ah ! Que Joffrey vienne vite la chercher !

– Pourvu que Yann se hâte !

Elle regarda au-dehors. Le jour baissait. Le soleil avait disparu derrière une barre de nuages et, dans ces nuées grises, tressaillaient par instants des éclairs de chaleur, tandis que le balancement du vaisseau à l'ancre s'accentuait.

Angélique ôta ses vêtements.

Elle versa l'eau froide de la cruche sur sa nuque et la fit couler tout le long de son corps. Elle se sentit mieux après. Elle enfila une chemise de linon fin. Dans la petite chambre devenue toute ténébreuse, elle continuait d'aller et venir avec impatience, pareille à une pâle ombre agitée. La chemise courte était agréable et légère sur son corps enfiévré et, autour de ses jambes nues, elle sentait l'agrément d'un souffle d'air qui enfin se levait, un vent encore incertain qui par surprise échevait la crête des vagues avant de retomber mollement.

« La tempête menace... Voilà pourquoi le navire est demeuré à l'ancre au lieu de mettre à la voile, songea-t-elle. Colin pressentait l'orage. »

Elle attrapa le pan d'étoffe d'indienne posé sur la couchette et s'en enveloppa, puis s'allongea. Elle voulait dormir.

Des pensées multiples s'entrechoquaient sous son crâne. Pourquoi Barbe d'Or voulait-il la capturer ? Qu'étaient ces titres de propriété qu'il détenait sur Gouldsboro ? Pourquoi Joffrey l'avait-il envoyée, elle Angélique, au village anglais ?... Ah ! Plus tard ! Plus tard, penser à tout cela.

Le grondement sourd du tonnerre éclata, éveillant les échos des terres proches. Mais le roulement suivant fut déjà plus lointain.

– L'orage passe plus au large...

Le bercement du navire l'entraînait, la plongeait dans une douce torpeur. Colin... Autrefois... dans le désert.

Il ne l'embrassait qu'après, lorsque ses sens avaient apaisé leur urgente faim. Il ne la caressait qu'après... Leurs baisers étaient doux, hésitants, précautionneux, car leurs lèvres, crevassées par la sécheresse et les brûlures du soleil, souvent saignaient... Un frisson la parcourut toute et elle se raidit au souvenir des lèvres sèches et blessées de Colin sur les siennes, les lèvres de Colin errant sur son corps...

Elle se retourna violemment.

Puis, lasse et les nerfs à bout, elle sombra dans un sommeil profond.

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