Chapitre 14
Ce fut un moment très dur pour elle, un moment de confusion, de désespoir, où tout ce qu'il y a d'éternellement enfantin en une femme reprenait le dessus avec des illogismes, des regrets, des défis à la réalité, où tout son corps tourmenté et son esprit égaré se débattaient dans un insupportable dilemme. Il lui semblait qu'elle avait mal à crier et jusqu'au bout des ongles. Enfin, ses nerfs se calmèrent et à tâtons elle chercha vainement à retrouver la chandelle. Celle-ci avait dû rouler en quelque coin. Mais une clarté laiteuse renaissante annonça la lune filtrant entre deux nuages, et Angélique, vacillante et comme ivre, vint s'appuyer au balustre de bois doré du petit balcon devant la porte-fenêtre ouverte.
Elle s'accouda, respira à plusieurs reprises profondément. La lune se dévoilait, épandant sa clarté purifiante.
Moiré de nuages, le ciel se développa au-dessus d'elle comme une conque nacrée tout emplie de la rumeur continue du ressac et de celle, nostalgique et un peu lugubre, de l'aboi des loups-marins sur les plages. Les yeux d'Angélique erraient autour d'elle sans se fixer, mais, le trouble de ses sens s'apaisant, la sensation d'un danger épouvantable qu'elle venait d'encourir et auquel elle n'avait échappé que de justesse s'imposa à elle et ses jambes fléchirent.
« J'ai failli faire « cela », se dit-elle. Et une sueur glacée l'inonda. Plus les secondes passaient et plus la peur élémentaire venait briser, réduire en miettes le mirage éblouissant et doucereux de la tentation.
– Si j'avais fait « cela » !...
À l'instant même, s'avouait-elle, elle serait comme une morte... comme... elle ne trouvait pas de mots pour définir l'impression ravagée, de destruction totale qu'elle aurait éprouvée. Désormais, elle saurait que le désir pouvait prendre rang parmi les cataclysmes terrestres les plus terribles au même titre que les raz de marée, les cyclones, les tremblements de terre, un acte au-dessus de toutes les raisons, roulant irrésistiblement la faiblesse humaine dans son aveugle force matérielle.
Comment avait-elle eu la force de se dérober ? Atterrée, elle se mordait les doigts, regardant devant elle un gouffre ouvert.
« Comment ai-je pu ?... »
Elle touchait ses lèvres.
« Et ce baiser... Je n'aurais pas dû... Je n'aurais pas dû échanger un tel baiser avec Colin... »
Sa langue contre la langue de Colin.
Elle mit son visage entre ses mains.
« Impardonnable ! Impardonnable !...
Joffrey !
Elle avait une peur superstitieuse de l'évoquer. Il lui semblait qu'il était là derrière elle, fixant sur elle ses yeux ardents.
« C'est Joffrey qui m'a donné le goût des baisers, qui me l'a rendu. C'est lui qui m'a appris à embrasser ainsi. Et j'aime... j'aime tant, avec lui, ces baisers qui n'ont pas de fin, je passerais ma vie contre son cœur, mes bras autour de son cou, ma bouche sous la sienne... Il le sait. Comment ai-je pu être si près de le trahir !... C'est d'être séparée de lui qui me rend faible... »
Jamais une femme n'est plus vulnérable que lorsqu'elle a besoin d'être consolée d'une absence. Les hommes, les époux devraient savoir cela.
Découvrant que son désarroi avait pris sa source dans l'insupportable « vide » qu'elle éprouvait à se retrouver seule, loin de lui, Angélique commença peu à peu de s'absoudre.
« Il ne devrait jamais me laisser seule... Et puis, est-ce si grave ? Et même si nous l'avions fait ? Une étreinte ?... Est-ce que vraiment cela m'aurait séparée de lui ? C'est si peu de chose... C'est comme de boire quand on a soif. Il n'y a pas de péché à boire... Si c'est comme cela qu'on nous trompe, nous autres femmes, il n'y a pas de quoi faire de si grands drames... Une poussée de désir, une fringale... Si peu de chose en vérité. Désormais, je me montrerai plus indulgente pour les fredaines masculines... Est-ce que si Joffrey un jour... avec une autre femme ?... Ah ! non, je ne supporterais jamais cela... J'en mourrais... Ah ! je sais maintenant que c'est très grave ! Pardonne-moi... Pourquoi donc un acte aussi accidentel entraîne-t-il, depuis que le monde est monde, tant de tragédies ?... L'esprit est prompt, mais la chair est faible ! Ouida... Mais comme c'est vrai ! Pourquoi avec Colin, un presque étranger, pourquoi une tentation aussi irrésistible... L'amour, une affaire de peau... Joffrey me dit cela, avec son cynisme habituel, lorsqu'il veut me taquiner... L'amour, c'est une affaire de peau, des ondes qui s'attirent... Non, pas que cela ! Mais une des conditions fondamentales peut-être ?... Avec certains hommes autrefois, ce n'était pas désagréable, certes, mais je savais qu'il y avait quelque chose qui manquait... Ce quelque chose que j'ai ressenti tout de suite avec Joffrey, même quand il me faisait peur... Et avec Colin ?... Il y a toujours eu quelque chose de plus avec lui que je ne m'expliquais pas... Avec Desgrez aussi, il me semble... Et... maintenant que j'y songe, c'est drôle, ce gros capitaine du Châtelet, est-ce que j'aurais pu « payer » pour sauver Cantor si... Il ne m'a pas laissé un si mauvais souvenir... Mais avec le roi ? Eh bien, là, je comprends mieux... « CELA » manquait... Cela manquait, cette si étrange, si bizarre reconnaissance à fleur de peau, entre certains êtres, sans que rien ne puisse l'expliquer. Il y a cela entre Colin et moi... voilà le danger... Je ne dois jamais rester seule avec lui. »
Rêveuse, dans le mouvement dodelinant du navire, elle laissait sa pensée se perdre à travers le clair de lune, y voyant défiler, pour une sélection très particulière, les silhouettes anciennes des hommes qu'elle avait connus, tous si divers et parmi lesquels passèrent tout à coup, sans qu'elle sût pourquoi, le franc visage du comte de Loménie-Chambord et même lointaine, hiératique mais si clémente, la noble figure de l'abbé de Nieul14.