Chapitre 4
« J'en ai vu d'autres », se répétait-elle tout en disposant hâtivement quelques instruments tirés de sa sacoche sur une planchette dans la cabane.
Ce n'était pas tout à fait exact... Certes, au cours de l'hiver à Wapassou, elle avait été amenée à exécuter de véritables opérations de plus en plus diverses et compliquées. L'habileté extraordinaire de ses doigts déliés, si légers, comme animés d'une vie propre, l'instinct sûr de ses mains guérisseuses la poussaient à des expériences qui, pour l'époque et pour le pays, ne manquaient pas de hardiesse.
C'est ainsi qu'au printemps elle avait soigné un chef indien dont la corne d'un orignal avait ouvert une longue plaie tout au long du dos et, pour la première fois en l'occurrence, elle s'était essayée à rapprocher les lèvres de la blessure par quelques points de fil. La cicatrisation avait été foudroyante.
Sa réputation s'était répandue. Et, à Houssnock, une nuée d'indigènes s'étaient présentés pour se faire soigner par la dame blanche du lac d'Argent.
Aux aiguilles les plus fines tirées de la pacotille de traite, les doigts d'horloger de M. Jonas avaient donné une forme demi-courbe qu'Angélique estimait préférable pour le délicat travail demandé. Elle se félicita d'avoir sauvé sa précieuse besace de toutes les péripéties récentes. C'était merveilleux. Elle y découvrait maintes choses nécessaires dans tous les recoins. Dans un sachet, elle trouva une poignée de gousses d'acacia pilées. Cette poudre au tanin salvateur, elle la réservait comme emplâtre, qui éviterait peut-être les humeurs vénéneuses de se répandre dans le corps une fois la blessure close. Il n'y en avait pas assez. Elle montra la poudre d'acacia à Piksarett qui, après l'avoir examinée et reniflée, fit un sourire entendu et s'élança vers la forêt.
– Occupe-toi de la barque avec un des Anglais, ordonna Angélique à Cantor. Assure-toi qu'elle est en état de prendre la voile avec une partie de notre compagnie. Et restez sur vos gardes et bien armés, quoique ces pauvres brutes ne me semblent guère en état de nuire pour l'instant.
Élizabeth Pidgeon se proposa timidement pour aider Angélique, mais de préférence celle-ci l'envoya pommader les tristes victimes des abeilles. Avec le révérend Patridge à panser, la vieille demoiselle ne manquerait pas de besogne et, consciente de la situation nouvelle, elle choisit le sabre le moins ébréché parmi les armes des pirates et, après l'avoir passé gaillardement à sa ceinture, trottina vers la cabane où Shapleigh commençait à prodiguer ses remèdes accompagnés de force ricanements.
Sous l'arbre, près du blessé, Angélique brossa un galet plat et y disposa son étui à aiguilles, celui à pinces, un flacon de très forte eau-de-vie, des ciseaux, de la charpie, toujours maintenue propre et blanche dans une enveloppe de toile gommée. Inutile de déplacer l'homme. Ici, l'eau du ruisseau était proche. Elle ranima les braises d'un petit feu, y déposa une marmite de terre avec un fond d'eau, où elle versa la poudre de gousses d'acacia.
Piksarett revenait les mains pleines de gousses. Elles étaient encore vertes. Angélique en saisit une, y porta la dent et fit une grimace en recrachant la sève verte et astringente. Bien que fort désagréable à la bouche, ce n'était pas encore la saveur du tanin parvenu à maturité, qui avait un goût d'encre métallique et possédait les propriétés inestimables de pouvoir resserrer les plaies, les cicatriser, combattre des purulences dangereuses, et enfin, par son pouvoir tonique et vivifiant, éviter les suppurations qui rendent les blessures, même saines, si longues à guérir. Ces gousses vertes seraient moins efficaces.
– Il faudra s'en contenter.
Elle allait les mettre à bouillir lorsque Piksarett l'arrêta.
– Laisse faire Maktera, dit-il.
Il désignait la vieille Indienne, servante ou compagne de l'Anglais médecin. Elle semblait connaître la valeur de la plante. Elle s'accroupit près du feu et se mit à mâcher les gousses, les disposant ensuite en cataplasmes sur de larges feuilles, et Angélique la laissa faire car elle savait – le vieux sorcier du camp des Castors près de Wapassou le lui avait enseigné – que c'était, ainsi préparé, que le remède donnait toute sa mesure. Et elle revint vers son patient, dont les yeux, toujours ouverts, luisaient à la fois d'espoir et de terreur en la voyant s'agenouiller à son chevet et pencher vers lui son visage encadré de cheveux lumineux, avec une telle expression de résolution concentrée qu'il défaillit, et il y eut dans son regard de vieux forban un éclair pathétique.
– Doucement, la belle, chuchota-t-il d'un timbre affaibli. Avant de commencer, faut s'entendre. Si tu me rapetasses, et que je me retrouve un jour sur la quille, tu vas pas exiger qu'on rende nos armes et qu'on te cède not' vieux rafiot ? C'est tout ce que ce salopard de Barbe d'Or nous a accordé pour rester en vie en ce foutu bled. Alors, des fois, tu vas pas être pire que lui ?
– Barbe d'Or, fit Angélique dressant l'oreille. Vous faites donc partie de son équipage ?
– On faisait, tu veux dire... C't'enfant d'salaud nous a débarqués ici avec même pas de la poudre à suffisance pour se défendre contre les bêtes fauves, les sauvages et les gens comme vous autres de la côte ; qu'on sait bien que c'est tous des naufrageurs...
– Taisez-vous maintenant, dit Angélique, conservant son calme, vous êtes trop bavard pour un moribond... Nous parlerons plus tard.
Il s'était épuisé, et toute sa chair blafarde paraissait se retirer dans les creux de l'ossature du visage pour lui composer déjà un masque de tête de mort, avec un cercle rouge autour des yeux saillants.
Mais ce bord sanguinolent de la paupière parlait pour sa résistance finale. « Il vivra », pensa-telle. Et elle serra les lèvres. Elle penserait ensuite à ces histoires de Barbe d'Or.
– Il est trop tôt pour poser vos conditions, messire, reprit-elle tout haut. Nous ferons ce que nous voudrons de vos armes et de votre barque. Bienheureux si vous restez en vie.
– De toute façon... faudra des jours... pour le rafistoler... le rafiot... souffla l'autre, ne capitulant pas.
– Vous aussi, faudra des jours pour vous rafistoler, tête de bois. Et maintenant, gardez vos forces, mon gars, soyez calme.
Et elle posa sa main sur le front flasque poissé de sueur. Elle hésitait à lui faire boire une potion calmante, précisément à base de cette belladone que Shapleigh n'aimait pas. Rien ne serait assez fort pour dominer les douleurs humaines de l'intervention.
– Un bon grog, gémit le blessé, un bon grog bien brûlant avec la moitié d'un citron dedans, en boirai-je une dernière fois ?...
– L'idée n'est pas mauvaise, remarqua Angélique. Cela l'aidera à supporter le choc. Ce flibustier est si complètement imbibé de rhum que c'est peut-être cela qui le sauvera... Hé, maraud, dit-elle au boucanier valide qui était revenu près d'eux, n'auriez-vous pas la valeur d'une pinte de rhum à disposition ?
Le gros approuva dans la mesure où ses boursouflures douloureuses lui permettaient de hocher la tête. Accompagné d'un Anglais, il se rendit jusqu'à leur campement de la crique et revint avec une fiasque de verre noir à long col, à demi pleine d'un des meilleurs rhums des îles, si on pouvait en juger à l'odeur qui se répandit quand Angélique en eut fait sauter le bouchon.
– Nous y voilà, fit-elle. Avale cela, mon gars, et tant que tu pourras jusqu'à ce que tu voies tourner le ciel comme une toupie.
Parce qu'elle le tutoyait subitement, il comprit que l'heure était grave.
– Ça va faire mal, râla-t-il.
Et, avec un regard éperdu :
– Y a-t-il un confesseur dans ce foutu bled ?
– Moi, dit Piksarett en bondissant à genoux. Je suis chef catéchiste de la Robe Noire et je suis chef de toutes les tribus abénakis. Aussi le Seigneur m'a-t-il choisi pour distribuer le baptême et les absolutions.
– Seigneur Jésus, un sauvage, c'est le bouquet ou je deviens fadingue ! s'exclama le blessé, et il perdit connaissance, soit de saisissement ou de trop d'efforts soutenus, on ne sait.
– C'est mieux ainsi, dit Angélique.
« Je laverai la plaie, songea-t-elle, à l'eau tiède additionnée d'essence de belladone. »
Elle prit près d'elle un petit morceau d'écorce en forme de goulotte qui lui permettrait de mieux diriger le filet d'eau versé par la calebasse que tenait Piksarett, Elle se pencha vers la monstrueuse chose béante.
Au premier contact, si léger fut-il, le blessé tressaillit et chercha à se dresser. Il fut retenu par les mains vigoureuses de Stougton.
Angélique fit coucher le grand boucanier en travers des cuisses de son camarade, face contre le sol, et l'Indien de Shapleigh maintint les chevilles. Comme cela n'allait pas, le blessé revint à demi à lui et supplia qu'on lui soulevât la tête, ingurgita encore quelques lampées de rhum, puis, à demi inconscient, se laissa attacher les poignets à des piquets fichés en terre. Angélique roula un morceau de charpie en boule et le lui introduisit entre les dents, puis soutint la nuque d'un rondin de paille, veillant à ce que la respiration par les narines se fît facilement.
De l'autre côté, s'était agenouillé le vieil Anglais médecin. Il avait ôté son grand chapeau et le vent remuait ses cheveux blancs et bouclés. Ce fut lui qui, d'office et comprenant sans paroles ce qu'elle désirait comme aide, saisit les pinces de roseaux et posa les premières prises destinées à rapprocher les bords de la plaie. C'était à peu près impossible d'y parvenir complètement, mais, d'un coup sec et décidé, Angélique planta l'aiguille dans les chairs apparemment flasques et pourtant coriaces et résistantes et ses doigts les maintenaient tandis que, d'un mouvement de poignet imperceptible mais qui exigeait une vigueur et dextérité peu communes, elle amenait le fil suiffé, puis nouait la boucle. Elle travaillait vite, régulièrement, sans hésitation, penchée, entièrement immobile, à part le mouvement inexorable de ses deux mains habiles. Le vieux John la suivait, l'aidant des pinces ou de ses doigts quand les pinces cédaient sous la poussée des chairs torturées.
Le malheureux martyr restait prostré, mais son corps était parcouru par des tressautements continuels et gênants, et par instants, à travers le bâillon, on entendait sourdre un râle terrible qui semblait être le dernier. Alors, la grappe des intestins puants, visqueux et bougeant sans cesse saillait, de nouveau prête à jaillir, et il fallait la renfoncer à l'intérieur comme une bête qu'on étouffe. Les volutes blanchâtres et violacées des viscères continuellement ressortis par les interstices formaient de multiples hernies et faisaient craindre à chaque moment un éclatement ou une perforation qu'Angélique savait devoir être fatale. Mais le chapelet d'entrailles tint bon et la dernière suture fut nouée.
L'homme était comme mort.
Angélique attrapa l'emplâtre de tanin que lui passait l'Indienne, en couvrit toute la surface du ventre et serra fortement les pans d'une bande de toile, qu'avant de commencer elle avait glissée sous les reins du patient.
Ainsi sanglé, Tête de Bois n'avait plus qu'à s'accommoder de nouveau de ses tripes vagabondes remises en bonne place, et il fallait espérer qu'elles entendraient définitivement raison.
Angélique se redressa, le dos rompu. Le travail avait duré plus d'une heure. Elle alla laver ses mains au ruisseau. Puis revint, rangea tout. On entendait dans la crique des coups de maillet. La barque serait prête au départ avant son misérable capitaine.
Angélique de Peyrac souleva la paupière du blessé, écouta le cœur. Il vivait toujours. Alors, le considérant du bout de ses pieds crasseux et couverts d'oignons à sa tignasse inculte, elle ressentit un élan de sympathie pour ce triste rebut d'humanité dont elle venait de sauver la misérable existence.