Chapitre 3

– Vous auriez aussi bien pu l'amener toute nue, avec les cornes du Diable dans les cheveux, glissa un peu plus tard Cantor à sa mère.

Consciente de sa méprise, Angélique s'adressait des reproches.

– Que n'aurais-je pas entendu si j'avais eu le temps de coudre les nœuds dorés au corsage de cette robe rouge...

– On en frémit, dit Cantor.

– Toi qui as vécu en Nouvelle-Angleterre, tu aurais dû m'avertir. Je ne me serais pas abîmé les doigts à lui confectionner un vêtement de fête pour son retour parmi d'aussi puritaines personnes.

– Pardonnez-moi, ma mère... Nous aurions pu aussi bien tomber sur une secte moins intolérante. Car il en existe. Et puis, je me disais que, dans le cas contraire, je m'amuserais de la tête qu'ils feraient.

– Tu es aussi taquin que ce vieux bonhomme d'apothicaire, dont ils ont l'air de se méfier comme de la peste. Lui aussi, je ne serais pas étonnée qu'en voyant la robe rouge de RoseAnn il se soit réjoui à l'avance de les mystifier. C'est sans doute ce qui l'a décidé à nous montrer le chemin.

On les avait introduits ainsi que leur malencontreuse pupille Rose-Ann dans une sorte de parloir attenant à la grande salle. Sans doute pour soustraire plus rapidement à la vue du peuple béat la petite-fille de Benjamin et Sarah William vêtue d'une telle livrée folle et infamante, ainsi que la femme qui l'avait amenée et dont les atours voyants et inconvenants ne révélaient que trop à quelle race et à quelle religion dévoyées elle appartenait : les Français et le papisme !

Êtres bizarres que ces puritains dont on pouvait se demander s'ils avaient un cœur... ou un sexe. Quand on découvrait la froideur de leurs relations familiales, il semblait inconcevable qu'un acte d'amour quelconque eût pu présider à l'établissement de cette même famille. Pourtant, la descendance de Mr et Mrs William était nombreuse. Il y avait pour le moins deux ménages et leurs enfants installés dans la grande maison de Brunschwick-Falls. Angélique s'était étonnée que personne ne parût s'intéresser au sort des William juniors emmenés captifs au Canada par les sauvages.

L'annonce que sa belle-fille avait accouché misérablement dans la forêt indienne, et qu'elle avait, de ce fait, un autre petit-enfant, laissa Mrs William de glace. Et son mari entama un long sermon comme quoi John et Margaret avaient été justement punis de leur indocilité. Que n'étaient-ils demeurés à Biddeford-Saco, sur la mer, une colonie solide et pieuse, au lieu de se croire, dans leur orgueil, oints par le Seigneur et désignés pour aller fonder leur propre établissement dans des solitudes dangereuses autant pour l'âme que pour le corps, et d'avoir encore l'audace de baptiser ce nouvel endroit, fruit de l'orgueil et de l'indiscipline, du même nom de Biddeford-le-Pieux, où ils avaient vu le jour ? D'ailleurs, maintenant, ils étaient en Canada et c'était bien fait pour eux. Lui, Ben William, avait toujours pensé que John, son fils, n'avait pas l'étoffe d'un conducteur de peuples.

Il rejeta de la main les précisions qu'essayait de donner Cantor au sujet des captifs. Les détails de leur enlèvement, il les avait eus par Darwin, le mari de la sœur de leur bru. Un garçon qui n'avait pas d'envergure et qui allait bientôt se remarier. « Mais sa femme n'est pas morte, essaya d'expliquer Angélique... du moins elle ne l'était pas la dernière fois que je l'ai vue à Wapassou... »

Benjamin William n'écouta point. Pour lui, tout ce qui était au delà des grands bois vers le nord, vers ces régions lointaines, inaccessibles, où des Français possédés aiguisaient leurs couteaux à scalper dans des vapeurs d'encens, tout cela, c'était déjà l'Autre Monde, et en fait bien peu d'Anglais ou d'Anglaises en étaient jamais revenus !

– Sois franc pour une fois, dit Angélique à son fils. Y a-t-il aussi quelque chose dans ma tenue qui puisse les indisposer ? Suis-je, à mon insu, indécente ?

– Vous devriez mettre quelque chose LA, dit Cantor d'un ton doctoral, en désignant le haut décolleté du corsage d'Angélique.

Ils riaient tous deux comme des enfants sous l'œil morne de la pauvre Rose-Ann, lorsque les servantes en robes bleues entrèrent portant une bassine de bois cerclé de cuivre et de nombreux pichets d'où s'échappait une vapeur d'eau bouillante. Un grand jeune homme, sérieux comme un pasteur, vint chercher Cantor qui le suivit en affichant à son tour la même expression gourmée et soucieuse que démentaient leurs joues fraîches d'adolescents. En revanche, les servantes, d'accortes filles au teint coloré par l'air des champs, paraissaient d'humeur moins guindée. Dès qu'elles n'étaient plus sous l'œil sévère du vieux maître, elles souriaient volontiers et leurs regards, détaillant Angélique, pétillaient d'animation. C'était un événement prodigieux que l'arrivée de cette grande dame française. Elles examinaient chaque pièce de son habillement pourtant bien modeste et suivaient chacun de ses gestes. Ce qui ne les empêchait pas de se montrer fort actives, apportant une pâte de savon dans un bol de bois, présentant des serviettes tiédies devant le feu.

Angélique s'occupa tout d'abord de l'enfant. Elle ne s'étonnait plus que la petite Anglaise lui ait paru parfois un peu abrutie, quand on voyait d'où elle venait. Il fallait se remettre dans l'atmosphère de La Rochelle... en bien pire !

Pourtant, lorsque, au moment de la rhabiller, Angélique voulut lui passer la robe sombre préparée pour elle, la timide enfant se révolta. Son séjour chez les Français ne lui valait décidément rien. Si peu de temps qu'elle eût passé parmi eux, elle s'y était perdue à jamais, aurait constaté le révérend pasteur. Car on la vit soudain repousser avec violence la triste vêture présentée et, se tournant vers Angélique, elle blottit la tête contre son sein et éclata en sanglots.

– Je veux garder ma belle robe rouge ! s'écria-t-elle.

Et pour bien affirmer d'où lui venait cette humeur rebelle, elle répéta sa phrase plusieurs fois en français, ce qui eut le don d'atterrer les servantes. Cette langue impie dans la bouche d'une William, ces manifestations sans pudeur de colère et d'entêtement, cette coquetterie avouée, tout cela était terriblement déconcertant, n'annonçait rien de bon...

– Jamais mistress William ne consentira, dit l'une d'elles, hésitante.

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