Chapitre 16

Au pied du Mont-Désert, il y a une source fraîche et ombreuse, une eau claire au goût d'argile. Ici, le sieur Pierre du Guast de Monts s'abreuva lorsqu'il y vint en 1604 et fonda le premier établissement européen en Amérique septentrionale. C'était un riche seigneur huguenot, que son ami Henri IV de France avait nommé vice-roi de la côte Atlantique du Nouveau Monde. Le géographe Samuel Champlain l'accompagnait, et aussi le poète Lescarbot, qui chanta « les douces eaux d'Acadie ».

Du premier établissement il ne reste rien qu'une croix pourrie, à demi tombée, plantée par le père Biard, jésuite, une chapelle vétusté, avec une cloche d'argent que fait tinter le vent, ou que secouent parfois, curieux et inquiets, les enfants sauvages de la tribu des Cadillac15.

Une vieille piste indienne s'achève là, venue du Nord, ayant franchi lacs et forêts depuis le lointain mont Katthedin, puis, de rocher en rocher, un bras de mer avant de s'éteindre en l'île du mont Désert.

En ce printemps, l'herbe verte et les pousses tendres des bouleaux y ramenaient les troupeaux de bisons, mugissant, sombres, ancestraux, gigantesques bovins aux fronts butés et aux garrots velus.

Leurs masses obscures, entr'aperçues entre les feuillages dorés, inspiraient la crainte, mais c'étaient en fait des animaux paisibles et bucoliques.

Les Indiens des forêts les chassaient peu, préférant le daim, le cerf, le chevreuil. La harde, qui ce matin-là paissait les hautes herbes au pied de la montagne, ne se troubla pas lorsqu'un groupe d'hommes passa dans le vent de leurs naseaux subtils. Joffrey de Peyrac, accompagné du Normand Roland d'Urville, du flibustier dunkerquois Gilles Vaneireick et du père Récollet Erasme Baure, après avoir laissé son chébec dans le havre abrité, sur la rive orientale de l'île, avait entrepris de gravir la montagne. C'était, à moins d'une lieue par mer de Gouldsboro, un sommet de mille cinq cents pieds, le point culminant de la région, que composaient, jumelés, deux énormes dômes de granité rosé. Sitôt franchie la zone des feuillus qui battait de son écume verte le pied du mont, en s'élevant toute végétation disparaissait hors les houppes sombres de quelques pins rabougris, et à ras de la roche pelée, couleur de chair, les plants de myrtilles vernissées, et des tapis de rhododendrons nains jetant sur les flancs arrondis et usés de somptueux tapis de pourpre et d'aurore.

Le vent rasant, chuchotant, devenait de plus en plus coupant et glacé à mesure que l'on montait.

Les trois hommes, suivis de leur escorte de matelots qui portaient des mousquets, marchaient d'un pas agile et rapide, sans suivre ni chemin ni sentier. Les grandes dalles de granité rosé ou violâtre les guidaient et les entraînaient vers le sommet, comme les marches en pente douce d'un escalier usé.

Dans chaque faille, chaque fissure, où le vent avait entraîné un peu de terre arable, mille fleurs courtes et précieuses, joubarbes, saxifrages, orpins, soutachaient de leur broderie délicate ces grands pans de pierre nue.

Indifférent à tant de joliesse mêlée de tant de sauvagerie, le comte de Peyrac avançait le front baissé, soucieux de parvenir au sommet avant qu'un brouillard capricieux, toujours imprévisible, ne vînt lui dérober l'horizon.

Examiner le panorama étendu qui se découvrirait de là-haut, dénombrer chaque île, scruter chaque repli des criques et du promontoire, tel était le but qu'il s'était fixé en entreprenant cette ascension.

Le temps était compté. Les jours se précipitaient dans le tohu-bohu de la saison vivante, le tumulte des choses et des êtres qui s'éveillent, et se ruent dans le courant de l'été, gloutonnement.

Les Indiens venaient aux rivages pour la traite, les navires des Blancs arrivaient pour la pêche, les hommes bûcheronnaient, plantaient, commerçaient et de grands tourbillons les brassaient tous dans la fièvre des trop courtes saisons.

Les événements se nouaient et se chevauchaient.

Une dizaine de jours plus tôt, après avoir quitté à Pentagoët, sur le Pénobscot, son jeune allié le baron de Castine, le comte de Peyrac avait marché vers l'est en direction de Gouldsboro. Il s'était attardé en chemin.

Chemin peu accessible encore, au voisinage de deux petites mines d'argent et de sylvanite, minerai à or invisible et noir qu'il possédait par là. Il s'arrêtait, jugeait les travaux, réconfortait les mineurs qui y avaient hiverné, leur laissait Clovis comme contremaître, repartait. Un peu plus loin, l'attendait l'aumônier de Saint-Castine, un Récollet, le père Baure, chargé d'un message de la plume du baron.

Ainsi apprenait-il les massacres de l'Ouest. Les Abénakis avaient déterré la hache de guerre et ravageaient maintenant les colonies anglaises du Maine en direction de Boston.

« ... Je parviens à tenir en laisse mes tribus, écrivait Saint-Castine. Donc, nul ne bougera dans nos régions. J'ai fait mander aux traitants anglais de Pemaquid et de Wiscasset, mes voisins, de n'avoir point à s'effrayer cette fois-ci et de demeurer chez eux. Néanmoins, ils se sont réfugiés dans l'île de Newagan avec vivres et munitions. Pourtant, je me porte garant que la paix, avec votre secours, sera maintenue dans nos juridictions. Ainsi parvenait Peyrac à Gouldsboro. »

Il y apprenait simultanément qu'Angélique n'était pas arrivée à Gouldsboro après s'être embarquée sur Le Rochelais à la baie de Sabadahoc, ainsi que le matelot inconnu lui en avait donné la nouvelle, mais que son fils Cantor, après avoir mené jusqu'à Gouldsboro une chaloupe de réfugiés anglais, venait de repartir avec ledit Le Rochelais et son capitaine Le Gall, pour la chercher sur la baie de Casco où elle se trouvait, disait-on, en compagnie de malades et de blessés.

Rassuré à la fois sur le sort de sa femme et contrarié par ces contretemps, chasses-croisés, agissements incompréhensibles des uns et des autres, Joffrey de Peyrac hésita à se jeter sur les traces de son fils, puis, devant la fièvre qui régnait en son établissement de l'Océan, décida de prendre patience.

La rencontre de l'homme aux perles de « Cambis » sur le Kennebec, du navire à la flamme orange n'en continua pas moins de le tourmenter. Qui étaient ces gens qui lui avaient menti ? Avaient-ils mal saisi un renseignement Jeté dans le brouillard, d'une rambarde à l'autre d'un navire ?

Il fallait attendre le retour d'Angélique et de Le Gall pour tirer au clair cet imbroglio. Le principal était qu'Angélique fût saine et sauve. Pourtant, il ne serait pleinement rassuré que lorsqu'il pourrait la tenir dans ses bras.

Or, ceci se passait quatre jours plus tôt et, tandis qu'il gravissait à grandes foulées le mont Désert, n'y avait-il pas aussi dans sa hâte le secret espoir de distinguer le premier une voile au loin, le rassurant ?

Derrière lui, ses deux compagnons échangeaient quelques boutades hachées par les rafales du vent. Gilles Vaneireick, Français de nationalité, réformé, converti d'origine, joyeux et pétulant serviteur du roi de France, mais préférant le servir de loin, portait une redingote de satin jaune dont les boutons étaient d'authentiques pistoles, une culotte de soie prune, des bas verts plissés. Un foulard d'indienne à fleurs ceignait son front sous son chapeau à plumes de perroquet, et une écharpe de même tissu fleuri, son ventre légèrement bedonnant. Agile, alerte malgré cet embonpoint, il avait la réputation d'être un diable au combat et de n'avoir jamais été atteint d'une seule blessure. L'unique cicatrice qu'il portait était la marque que lui avait faite à la longue, au revers de la main, la coquille de son sabre d'abordage... pour s'en être servi jour et nuit... vous m'entendez : jour et nuit !...

Homme du Nord, de ce plat pays qui fut si longtemps sujet de Charles Quint et de ses descendants, il avait l'œil sombre et la moustache en crocs, noire, à l'espagnole, surajoutés à une sensualité flamande et bon enfant.

Le comte de Peyrac en avait fait son ami dans les Caraïbes, et Vaneireick avait décidé de venir lui rendre visite dans son établissement du Nord, la saison étant trop dure avec les Espagnols, estimait-il, pour un petit flibustier de Saint-Christophe. Il était arrivé de concert avec le Gouldsboro, commandé par Erickson, et de retour d'Europe. Le Gouldsboro amenait des hommes artisans et quelques réfugiés huguenots. En revanche, sur le navire du corsaire, il y avait des femmes à peau plus ou moins sombre, dont une métisse hispano-indienne d'une grande beauté qui était la maîtresse du Dunkerquois. Elle se mit aussitôt à danser sur la plage au son des castagnettes et au grand déplaisir de MM. Manigault et Berne, chargés de la discipline du port et de la moralité de leur petite communauté protestante.

La nuit du solstice d'été avait été marquée de bagarres assez violentes. La présence de Joffrey de Peyrac avait empêché que cela tournât trop mal, mais le gouverneur d'Urville disait qu'il en avait assez de tous ces enragés et qu'il voulait démissionner. Au lendemain de cette nuit mouvementée de la Saint-Jean, Peyrac les emmenait sur la montagne pour leur alléger un peu l'esprit. Et lui-même ressentait le besoin de s'éloigner, de faire le point. Et puis il espérait qu'un bon vent lui permettrait d'apercevoir du sommet, si lointaine fût-elle, la voile de vaisseau ramenant Angélique. Enfin, une autre idée lui était venue à propos de ce navire suspect qui les avait rejoints sur le Kennebec et dont il avait vu l'oriflamme orange flotter au-dessus des arbres. Il voulait vérifier son hypothèse.

Derrière lui, le petit groupe de ses subordonnés, lieutenants et amis, devisaient tout en escaladant d'un pied leste les grandes dalles de granité rosé. Urville interrogeait Vaneireick sur les raisons qui l'avaient poussé, lui flibustier des Antilles, à venir tâter sa chance dans la baie du Massachusetts et la Baie Française. Le Flamand ne dissimulait pas ses raisons.

– Je suis trop petit compère pour les énormes galions espagnols de six cents tonneaux armés jusqu'aux dents, escortés d'une véritable meute, qu'on rencontre maintenant dans les Caraïbes. En revanche, je pourrais commencer avec M. de Peyrac : sucre, mélasse, rhum, coton, en échange de morue séchée, bois de mâture... et peut-être pourrions-nous unir nos efforts pour attaquer quelques-uns de ses ennemis.

– Nous verrons, répondait Peyrac... Radoubez-vous, rafraîchissez-vous dans nos domaines, sans ambages. J'ai dans l'idée que vous pourriez en effet me prêter assistance d'ici peu contre Barbe d'Or. Ce pirate dont vous avez dû entendre parler à la Jamaïque. Ils parcouraient maintenant le sommet.

Le vent qui rasait d'une lame aiguisée le crâne chauve du mont Désert les assaillit avec tant de violence qu'ils eurent de la peine à se tenir debout. Vaneireick déclara forfait le premier. Il dit qu'il était habitué aux pays chauds, et, gelé jusqu'aux moelles, il alla s'abriter sur le versant le moins exposé derrière une anfractuosité de rocher. Roland d'Urville le rejoignit bientôt en se cramponnant à son feutre des deux mains. Le père Erasme Baure, barbe au vent, résista le temps d'un pater et d'un ave, puis s'estima quitte ainsi que les matelots de Vaneireick. Enrico Enzi, qui escortait Peyrac, restait stoïque, jaune comme un coing, enveloppé dans ses écharpes et turbans à l'arabe qui composaient son habituel habillement de Méditerranéen de Malte.

– Va, va, lui dit le comte, va t'abriter.

Il demeura seul au sommet du mont Désert, arc-bouté, dans le grand vent incessant, et ne pouvait lasser son regard du panorama étendu sous ses yeux. Là étaient étalés, inscrits en hiéroglyphes de terre et d'eau, tout le charme, le gigantesque et la complexité d'un pays qui s'éveillaient en pleine vigueur, gardant sans cesse en réserve des spectacles rares.

Partout, la mer forçant la terre, partout, la terre s'allongeant en péninsules, promontoires à travers l'étendue bleue et moirée de l'océan chaotique, mais qui, vu de si haut, avait des mollesses et des suavités de satin. Iles couronnées d'ébène, par les sapins, îles embuées d'or vert par les bosquets de bouleaux printaniers.

Le fond de la baie là-bas, complètement rosé, un socle de rocs roses et rouges affleurant des grès sédimentaires du minerai de fer, vieux grès presque mauves parfois pour avoir été trop comprimés par les énormes glaciers de la nuit des temps. Dans le gravier des moraines des fleuves plus récentes que le grès, on trouvait les restes millénaires d'éléphants velus, aux défenses en cor de chasse. Granité arrondi par le rabot géant des glaces, et, à d'autres endroits, falaises à pic, des cassures d'effondrement, reflétant, mirant l'éclat de leurs blessures vives dans l'eau des rades profondes. Et les baies, les îles, les fleuves piégés de mascarets où l'on ne pouvait pénétrer qu'à marée haute, avec leur cortège de brouillards et de tempêtes, les grèves où s'ébattent les loups-marins, les rives couvertes de forêts, pullulant de bêtes à fourrure, où l'on voit l'ours noir séchant d'un coup de patte au bord de la vague, pullulant d'Indiens pour troquer la fourrure avec les navires, toute cette grand portion de terres déroulée autour de la Baie Française, telle qu'elle se présente comme une petite Méditerranée, et aussi farcie de pirates et de trafic que la Nostra Mare, aussi bleue parfois, plus riche en poissons, mais plus vierge, rivages neufs au lieu d'être rivages antiques, ici plages roses ou blanches, ou bleutées, ou rouge framboise même parfois, ce désert, ce paradis, ce chaudron de sorcière, qui se rétrécit en un gouffre où de plus en plus l'on s'enfonce dans l'obscurité des brumes, parmi les mugissements du ressac, jusqu'à ce cul-de-sac du fond de la Baie Française où les quatre frères Défours, Marcelline-la-Belle et ses dix enfants, Gontran-le-Jeune, gendre du vieux Nicolas Parys, et quelques autres encore pataugent dans les marécages de Chighectou, et vendent leurs corbeillons de charbon de terre au navire le plus offrant, tandis que le père Jean Rousse les maudit pour leur impiété et leur sauvagerie, ce lieu infime du monde américain et pourtant gigantesque pour l'être misérable qui cherchait à s'y accrocher, avait déjà une histoire à son image, ignorée, cruelle et dispersée sur des étendues et les abîmes des horizons perdus, une histoire pleine de tristesse et de douleurs16. Joffrey de Peyrac se penchait dans l'ovale rond du bassin abrité de l'île, il apercevait, minuscule, son chébec, à la ligne élancée et aiguë.

Ce bateau avait été construit sur ses plans à Kittery, en Nouvelle-Angleterre, déjà une vieille ville de la mer, sur la Pistaquata river, dans l'État du Massachusetts. Que restait-il à cette heure-ci de l'actif chantier naval ? Des cendres, peut-être ? La guerre indienne, réveillée, allait créer pour tous des perturbations incalculables.

Des oiseaux montaient en ronde criarde vers les sommets. Ils annonçaient l'un des seigneurs maîtres des lieux. Le brouillard...

Joffrey de Peyrac replia sa lunette d'approche et rejoignit ses compagnons qui, le nez enfoui dans leurs collets, prenaient leur mal en patience.

Il s'assit à leurs côtés, drapé dans son vaste manteau. Le vent sauvage rabattait les plumes multicolores de leurs chapeaux. L'assaut silencieux du brouillard les atteignit soudain, roulant ses vagues fumeuses aux flancs roses du mont, les enveloppa, les engloutit dans des limbes. Sous son haleine immense, le vent cédait, s'enfuyait en chuchotant, et un temps de calme régna. Les hommes blancs, seuls dans l'univers aveugle, étaient comme assis dans la nuée, au-dessus d'un monde disparu.

– Alors, monsieur d'Urville, il paraît que vous vous apprêtez à me donner votre démission de gouverneur de Gouldsboro ? dit Peyrac.

Le gentilhomme normand rougit, pâlit et regarda le comte comme si celui-ci avait eu le pouvoir inquiétant de lire les pensées les plus cachées. Il n'y avait pourtant, en l'occurrence, rien de bien sorcier à cette divination. Peu de jours auparavant, Peyrac l'avait vu s'arracher les cheveux devant les difficultés de sa juridiction.

Il y avait trop de monde maintenant à Gouldsboro, s'écriait-il. Entre les Huguenots, les mineurs, les pirates, les matelots de toutes nationalités, il y perdait son latin qui n'avait jamais été bien fameux. Où était le bon temps où, quasiment le seul maître en ce coin désert, il se livrait à un lucratif commerce de pelleterie avec les Indiens et les navires plus rares qui se risquaient dans le port non aménagé et d'accès difficile.

Mais aujourd'hui c'était la foire continentale et lui, d'Urville, gentilhomme normand de la pointe du Cotentin, il n'avait même plus le temps d'honorer de ses faveurs sa belle épouse indienne, fille du chef local Abénaki-Kakou, ni d'aller, sous prétexte de visiter quelque lointain voisin Français ou Anglais, se distraire un peu sur les flots tumultueux de l'Océan.

– Monseigneur, s'écria-t-il, ne croyez pas que je veuille cesser de vous servir. Pour être à vos ordres et vous assister au mieux de mes talents, je serai toujours là, pour courir sus à vos ennemis, défendre à la pointe des canons ou même de mon épée vos domaines, commander vos soldats, vos marins, mais là où je n'ai point de capacités, je l'avoue, c'est pour m'y reconnaître quand entrent en jeu à la fois les Saints, les Démons et les Écritures. Vos Huguenots sont travailleurs, courageux, capables, industrieux et commerçants en diable, et em... en diable. Ils feront de Gouldsboro une cité très propre, mais nous ne sortirons pas des palabres, car on ne saura jamais quelle loi y faire régner. Quoi qu'on leur ait fait à La Rochelle, ces gens-là sont comme mutilés de ne plus se sentir sujets du roi de France, mais qu'un Français s'amène avec une médaille de la Vierge au cou et les voilà qui entrent en transe et veulent lui refuser même de se ravitailler d'eau douce en leur coin. Nous ne nous sommes pas trop mal entendus cet hiver, nous causions beaucoup près du feu lorsque la tempête faisait rage. Je suis un peu mécréant – pardonnez-moi, mon père – et je ne risquais point de les importuner avec mes patenôtres. Et nous nous sommes bien battus de concert quand il l'a fallu contre ce pirate de Barbe d'Or. Mais c'est parce que je les connais trop bien maintenant que je ne me sens pas assez diplomate pour maintenir la balance entre religionnaires trop divers de nationalité exacerbée et tous ces pirates.

Joffrey de Peyrac se taisait. Il songeait à son ami le capitaine Jason, Huguenot persécuté et plié aux caractères latins par la Méditerranée, qui eût fait merveille dans le rôle que refusait d'Urville. Mais Jason était mort et aussi l'admirable savant le docteur arabe Abd-el-Mechrat qui eût pu l'assister dans sa tâche. Le joyeux et perspicace d'Urville ne se dérobait point par lâcheté, ni même paresse, bien qu'une vie sous le signe de la plus grande liberté lui eût donné une certaine propension au bien-aise.

Mais cadet de famille et comme tel n'ayant bénéficié d'aucun enseignement professionnel à part celui de tenir l'épée et d'enfourcher une monture, sachant à peine lire, il connaissait ses propres lacunes. Un duel à mort l'avait conduit aux Amériques, pour sauver sa tête des lois instituées par M. le cardinal de Richelieu. Nulle autre nécessité n'aurait pu l'y mener, car il ne concevait pas la vie hors des tavernes et des tripots de jeu de Paris. Heureusement pour lui, il était fils de la presqu'île du Cotentin, cette corne d'escargot de la France, qui dresse son œil de gastéropode pour lorgner l'Angleterre, presque une île dans la solitude de ses côtes sauvages et de ses bocages et landes. Élevé dans un vieux château de la pointe de La Hague, d'Urville aimait et comprenait la mer, sa nourrice. Aujourd'hui, il pourrait faire merveille en gardant la haute main sur la petite flotte de Gouldsboro, qui, chaque saison, s'augmenterait de nouvelles unités, mais Joffrey de Peyrac comprenait aussi la nécessité de décharger ses épaules d'un poids qui dépassait ses compétences.

– Et vous, monsieur Vaneireick, si vous êtes lassé de l'aventure espagnole, les honneurs de vice-roi sous nos latitudes ne vous tentent-ils pas ?

– Peut-être !... Mais lorsque j'aurai gagné une jambe de bois. Je préfère encore cela plutôt que vendre des raves et des noix de coco sur les routes de « La Tortue »... Plaisanterie à part, mes coffres ne sont pas assez remplis.. Il faut être riche pour en imposer à une population mi-partie d'aventuriers, mi de parpaillots. J'ai déjà scandalisé ces derniers avec mon Inès. Avez-vous vu Inès ?

– J'ai vu Inès.

– N'est-elle pas ravissante ?

– Elle est ravissante.

– Vous comprenez que je ne peux renoncer encore à cette charmante créature. Mais, plus tard... l'affaire me plairait assez... Voyez Morgan, le plus grand pirate et pilleur de notre temps, le voici aujourd'hui gouverneur de la Jamaïque, et je vous promets qu'il ne badine pas avec l'ordre, et les princes mêmes lui tirent leur chapeau... Je me sens de son espèce. Je suis moins sot que j'en ai l'air, savez-vous !

– C'est bien pour cela que je vous faisais une telle proposition en toute confiance...

– Vous m'en voyez tout honoré, mon cher comte... Plus tard ! Plus tard. Voyez-vous, je n'ai pas encore jeté ma gourme, comme un vieil adolescent que je suis.

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