CHAPITRE VII
TROIS PAS DANS NEW YORK…
Implanté depuis 1907 à l’angle de la 5e Avenue et de la 59e rue, l’hôtel Plaza considéré comme un chef-d’œuvre du style néo-renaissance français – un chef-d’œuvre de dix-huit étages et de huit cents chambres ! – offrait, dès sa porte tournante franchie, une atmosphère ouatée, silencieuse, extrêmement reposante après le tintamarre du dehors. En outre avec son décor franco-italien où les tapisseries d’Aubusson, les lustres de Baccarat, les meubles et candélabres Louis XVI rejoignaient les marbres de Carrare, les mosaïques façon Ravenne, les cariatides blanches sous des plafonds et des boiseries dorés sans oublier des lambris de chêne, il offrait aux visiteurs d’outre-Atlantique la rassurante impression de rentrer chez eux tout en persuadant les indigènes de la solidité de leurs racines dans l’Histoire et les fastes européens. En face de l’hôtel une grande fontaine à degrés, la Pulitzer Fountain et, au-delà, les frondaisons vertes de Central Park ajoutaient au charme de sa maison.
Logé au cinquième étage dans une suite où l’accueillit une copie – un peu réduite tout de même ! – du Printemps de Botticelli, Aldo, tandis qu’un valet de chambre déballait ses bagages et rangeait ses vêtements dans la penderie, opta pour un bain d’eau plus douce qu’à bord. Là les matières savonneuses moussaient divinement. Il s’y attarda afin de mettre de l’ordre dans ses idées en fumant une cigarette, se sécha, s’habilla, téléphona au portier un câblogramme annonçant qu’il était bien arrivé, pria ensuite l’homme aux clefs de faire envoyer quelques douzaines de roses à la baronne von Etzenberg chez laquelle il devait dîner puis descendit rejoindre Gilles au bar où il le retrouva tristement assis devant une citronnade à laquelle d’ailleurs il n’avait pas touché. Sa mine déconfite alluma une étincelle de gaieté dans l’œil de Morosini :
— Te voilà au régime local on dirait !
— Pas de quoi rire ! Toi aussi tu y es. Tant qu’on est sur le bateau on ne se rend pas compte de ce que leur prohibition peut être pénible. Tu veux quelque chose ?
— Quoi par exemple ?
— Du lait, du thé, de la limonade, du café, du jus comme celui-là ?
— Non merci. Allons plutôt déjeuner.
— Si tu t’imagines que ce sera plus gai, tu te trompes ! Cuisine européenne oui et, hélas, pas le moindre soupçon de pinard pour l’arroser. Ça va être d’un drôle !
— Mais enfin tu savais à quoi t’en tenir ? Ce n’est pas la première fois que tu viens depuis que l’Amérique s’est mise au sec ?
— Si ! Je suis comme toi, moi. Je ne traverse pas les mers pour un oui ou pour un non et s’il n’y avait pas ce meuble de Versailles que je compte ramener…
— Tu serais resté chez toi à deux pas des délices du Ritz… et tu n’aurais pas rencontré la baronne !
— C’est vrai ! Le malheur est qu’elle veuille s’installer ici désormais !
— Bah, il suffirait que tu t’installes chez elle. Je parie tout ce que tu voudras que ce soir, tu ne boiras pas de l’eau.
— Tu crois ?
— J’en jurerais ! une femme qui transporte sur elle en cas de « faiblesse » un cocktail aussi explosif que ce qu’elle m’a fait avaler ne se résigne pas à boire uniquement de l’eau. Elle doit avoir une cave.
Ranimé par cet espoir, Vauxbrun suivit Aldo dans l’Oak Room, la salle à manger du Plaza habillée de chêne foncé presque jusqu’au plafond ce qui ne la rendait pas fort récréative en dépit des vases de fleurs, des éclairages doux et de l’éclat de l’argenterie et de la cristallerie. Pas de fenêtres mais des grandes impostes arrondies à petits carreaux placées tout en haut des murs sombres.
Un maître d’hôtel imposant prit leur commande de turbot sauce mousseline, de poulet grillé et leur proposa sans rire de les arroser d’une bouteille de canada dry. Comme il était français cela lui valut de la part de Vauxbrun suffoqué d’horreur un :
— Vous n’avez pas honte ?
— Absolument pas, Monsieur, et je pense que notre canada dry pourrait agréer à ces messieurs. Il a… quelque chose de pas désagréable !
— Si vous le dites ! On peut toujours essayer.
On essaya et le sourire revint sur le visage olympien de l’antiquaire parisien : la vulgaire bouteille de boisson pétillante contenait un pinot chardonnay très satisfaisant. Et comme Aldo en faisait compliment au solennel serviteur, celui-ci eut un étroit sourire :
— Il faut bien essayer de contenter une clientèle européenne qui boude un peu. J’ajoute – et il baissa la voix de plusieurs tons – que certain thé servi aux étages selon un code défini a vu souvent le jour au bord de la Charente… ou de la Tweed selon le cas. En outre – et la voix atteignit les profondeurs abyssales – il existe dans la 58e rue, un « speakeasy » plus qu’honnête où l’on ne risque pas de devenir aveugle. Si ces messieurs le souhaitaient, le portier de l’hôtel pourrait les introduire…
— Ma foi non, exhala Vauxbrun. Nous nous en tiendrons aux produits de l’hôtel…
Le café, lui, fut excellent et après l’avoir dégusté les deux hommes se quittèrent pour vaquer chacun à ses occupations. Par le truchement du portier, Morosini fit porter au Chef de la Police un billet demandant audience sous le patronat de Warren puis, en attendant que lui revienne une réponse, choisit de flâner afin de refaire connaissance avec New York. Il avait pensé d’abord traverser la place pour prendre une calèche et se promener longuement dans Central Park mais le temps de ce début d’été était beau et doux, il grimpa sur l’impériale d’un des grands autobus verts qui descendaient la 5e Avenue pour rejoindre Washington Square et le sud de Manhattan. Il y avait quelque chose de tranquille et de bon enfant dans ce mode de transport avec sur le visage la caresse d’un vent léger et du côté droit, le spectacle du Park suivi sur toute sa longueur. De l’autre côté s’alignaient les plus riches demeures de la ville, alternant avec les musées de New York et le Metropolitan Museum qu’Aldo se promit de visiter. En dépassant le Zoo, il entendit les cris de joie d’enfants et le grondement des lions se mêlant aux bruits de la rue. Puis quittant la verdure pour plonger vers le centre grouillant de la métropole géante, il revit la cathédrale Saint-Patrick avec en face d’elle d’énormes blocs d’immeubles appartenant à l’Université de Columbia auxquels s’attaquaient les pioches des démolisseurs comme il avait vu, peu avant, le vieil hôtel Waldorf Astoria encore debout mais plus pour longtemps où Pauline lui avait évité de descendre. Pour finir il vit des magasins luxueux telle la joaillerie Tiffany où il projeta de venir faire un tour par simple curiosité plus que pour rapporter un souvenir. Il savait que Lisa préférerait toujours un bel objet ancien à un bijou.
Son bus le déposa Washington Square, un carré de verdure bordé d’anciennes maisons de briques où se réfugiaient les fondements de l’élégance new-yorkaise. Tout au long des rues voisines se dressaient des demeures majestueuses dont les salons conservaient les richesses de la fin du siècle précédent. Là avaient vécu, il s’en souvenait, quelques-unes des douairières les plus redoutables mais le Square était à présent le centre intellectuel et artistique de Greenwich Village. C’était là qu’habitait Pauline von Etzenberg. De ses fenêtres on devait contempler juste en face l’arc de triomphe élevé à la gloire de George Washington et Aldo comprit pourquoi, prohibition ou non, celle qui signait ses œuvres Pauline Belmont avait choisi de revenir vivre dans l’une de ces demeures à échelle plus humaine que les énormes hôtels des magnats de l’industrie…
La rêverie d’Aldo s’acheva brusquement. Il venait d’apercevoir Vauxbrun, la canne à la main et le chapeau de feutre à bords roulés, incliné sur le côté qui arpentait le trottoir devant la résidence de Pauline. Ce n’était pas le moment de se faire voir. Facilement tourné vers le soupçon, ces temps-ci, ce diable d’homme aurait sans doute peine à croire au but purement touristique de son ami. Pensant d’ailleurs que cela suffisait pour ce jour-là Aldo héla un taxi et ordonna à son chauffeur de le ramener au Plaza.
Ce dont il se félicita car le portier lui remit un message de Phil Anderson : le Chef de la Police lui faisait savoir qu’il l’attendrait avec plaisir à cinq heures et demie. Aldo jeta un coup d’œil à sa montre : il était cinq heures moins le quart.
— Le Quartier Général de la Police, c’est loin ?
— Assez oui mais un taxi vous y conduira à temps. Civil Center dont les New York Police Headquarters font partie se trouve au sud de Greenwich Village…
Autrement dit, Aldo repartait à peu de choses près d’où il était venu et il eût été plus intelligent de se renseigner avant de s’en aller jouer les badauds ! Il courut à sa chambre prendre la lettre de Warren et quelques instants plus tard, il roulait vers le sud de Manhattan…
En sortant en trombe de l’hôtel pour s’engouffrer dans son taxi il faillit renverser une jeune fille qu’il ne prit pas le temps de regarder se contentant d’un rapide : « Veuillez m’excuser ! »
L’eût-il examinée qu’il ne l’eût sans doute pas reconnue. Originale mais pas idiote, Nelly Parker avait remplacé les couleurs éclatantes de son béret écossais par une cloche de feutre marron qui engloutissait entièrement ses cheveux de flamme. Quand Morosini eut disparu, elle revint vers le voiturier :
— Cet homme a la bougeotte ! Où est-ce qu’il court encore ?
— Chez les cops !
— En taxi et à cette allure ? Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Je n’en sais rien. Tout ce que je peux vous dire, miss Parker, c’est qu’il va chez un boss puisqu’il est en route pour Baxter Street.
— Ah ! Qu’est-ce qu’il peut bien aller y faire ?
Le voiturier haussa des épaules fatalistes tandis que la réflexion fronçait le petit nez couvert de taches rousses de la journaliste. Finalement elle soupira :
— Bouh !… Je l’ai suivi tout l’après-midi, ça ne servirait à rien de recommencer. Si ça tombe à pic il sera déjà reparti quand j’arriverai. Autant l’attendre ici ? Qu’en pensez-vous Willie ?
— C’est sûr qu’il finira par revenir à un moment ou à un autre mais si vous me permettez, il m’est pénible de vous voir vous fatiguer de la sorte. Il est si intéressant ce type ? Plutôt pas mal de sa personne d’accord mais…
— Ce n’est pas ce qui compte encore que… Et pour être intéressant vous pouvez être certain qu’il l’est ! Il ne se déplace jamais sans faire des vagues et avec lui, je suis sûre d’avoir une mine de papiers sensationnels !
— Comment se fait-il alors qu’il n’y ait ici aucun de vos confrères ?
— Parce qu’en dehors du cinéma, du base-ball et de la politique ils ne connaissent rien à rien. Bon ! Qu’est-ce que je fais ?
— Entrez donc vous asseoir dans le hall ! Vous serez aux premières loges pour le voir rentrer…
— Au fond pourquoi pas ? Je vais aller m’offrir une tasse de café !… Et merci de m’aider, Willie !
— C’est naturel, Miss Parker ! Ça me rappelle le vieux temps et ça c’est toujours agréable…
Tout l’appareil administratif de la ville était groupé au nord de Foley Square dans un agglomérat de buildings, bâtis pour la plupart à la fin du XIXe siècle dans le style néoclassique. Plus au nord encore les New York Police Headquarters se trouvaient dans un bloc délimité par Hester Street, Grand Street, Brome Street et Baxter Street où était l’entrée principale flanquée d’énormes lanternes de bronze(16).
Le taxi qui déposa Aldo devant la porte accepta d’autant plus volontiers de l’attendre que, bavard et curieux comme à peu près les trois quarts de ceux de sa corporation, il avait vainement cherché à savoir ce que son élégant client venait faire chez les flics.
Sans avoir le côté monumental du Municipal Building avec sa base à colonnades, ses quatorze étages et son sommet à trois tambours – toujours à colonnades ! – lui donnant l’air d’un gâteau de mariage sommé d’une statue de la Gloire Civique, le quartier général de la Police était un bâtiment imposant dont la courbe d’un grand escalier occupait une partie du rez-de-chaussée. Quant à l’atmosphère, c’était la même que celle respirée à Scotland Yard ou au Quai des Orfèvres : allées et venues rapides, légère fièvre, fumées de tabac et mauvaise humeur chronique. Où les choses différaient quelque peu c’était au niveau des dimensions des bureaux, celui de Phil Anderson se révélant plus vaste que ceux de Langlois et Warren réunis. Il est vrai qu’il s’agissait là du grand patron, ce que n’était encore aucun des deux autres. Les murs étaient couverts de bibliothèques plus ou moins en désordre alternant avec des trophées, des fanions et le drapeau des États-Unis. Un énorme bureau occupait le centre sous un épais nuage de fumée au milieu duquel, tel Bouddha surgissant des volutes de l’encens, trônait le chef aux yeux mi-clos derrière de larges lunettes d’écaille.
Un cigare d’une main, il réussit à extraire sa vaste personne du fauteuil tournant qui la contenait et tendit l’autre, large comme une assiette, à son visiteur avec une cordialité à laquelle aucun de ses confrères n’avait habitué Morosini. Sur le sous-main de cuir posé devant lui, était posée la carte de Warren que l’on venait de lui faire passer.
— Bienvenue ! tonna-t-il d’une voix de basse taille. C’est un plaisir de recevoir un ami de Warren ! Comment va le cher vieux crocodile ?
— Au mieux quand je l’ai vu, il y a quelques semaines, répondit Aldo amusé par l’appellation : il semblait qu’on ne pût comparer le Surintendant qu’à des animaux préhistoriques.
— Parfait ! Asseyez-vous et racontez-moi votre histoire ! Warren m’écrit que vous avez à vous plaindre de cette crapule de Ricci ?
Anderson cracha le nom plus qu’il ne le prononça. En même temps son visage épanoui, jovial et bien nourri dans lequel les petits yeux noirs ressemblaient à des pépins de pomme, s’assombrissait.
— Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à m’en plaindre personnellement. Je me suis seulement trouvé mêlé à une vilaine affaire dans laquelle je suis persuadé qu’il a joué un rôle déterminant. Cela dit, ajouta Aldo avec un sourire, je ne voudrais pas que vous me preniez pour un Latin imaginatif et agité…
— Ne vous tourmentez pas pour ça, mon garçon ! Je sais qui vous êtes !
— Ah oui ! Vous m’en voyez surpris… et flatté !
— À plusieurs reprises j’ai séjourné en Europe et je me suis toujours intéressé à ses trésors comme nombre de mes compatriotes. Dans le monde de la joaillerie, en particulier dans la partie des bijoux anciens et de leurs aventures, vous faites autorité. Comme il arrive parfois que certains fassent parler d’eux ici, cela fait partie de mon job autant que de mes goûts. Et maintenant dites-moi ce que vous savez de Ricci ! Où l’avez-vous rencontré ?
— À Paris alors que je déjeunais au Ritz avec un compatriote, le peintre Giovanni Boldini…
Anderson tourna la tête pour postillonner une particule de cigare.
— Lui aussi je connais ! Content de savoir qu’il est toujours vivant.
— Certes mais il décline et le récent incendie qui a failli détruire sa maison l’a beaucoup affecté…
— Signé Ricci ?
Morosini eut un geste évasif :
— Je le pense… sans en avoir la preuve.
— Il n’y a jamais de preuves avec lui. C’est l’une de ses forces. Mais poursuivez ! Je ne vous interromprai plus !
Il tint parole, se contentant de souffler de furieuses bouffées à certains moments du récit et, à d’autres, de laisser la fumée s’exhaler lentement de sa bouche ouverte comme d’un cratère de volcan. On en était là quand Aldo termina sur son départ de Newhaven avec le corps de Jacqueline et un instant, Phil Anderson resta la tête appuyée à son haut dossier de cuir noir, les yeux au plafond. Morosini respecta cette méditation en allumant lui-même une cigarette, ce qui n’arrangea pas l’atmosphère de la pièce mais c’était une assez bonne détente. Enfin le chef de la police new-yorkaise émit, pensant tout haut plus que s’adressant à son visiteur :
— N’importe comment, cette malheureuse n’aurait pas vécu longtemps si elle avait suivi Ricci dans ce pays. Un mariage avec lui ne porte pas bonheur et à cette heure, il serait sans doute veuf pour la troisième fois…
— Que voulez-vous dire ?
Avant de répondre, le policier sonna pour qu’on lui apporte du café après s’être assuré que Morosini en prendrait avec lui. Sur sa lancée il fit quelques pas majestueux en direction d’une fenêtre qu’il ouvrit en large afin d’évacuer la fumée. C’était simple : il venait de finir son cigare. Jusqu’à ce que le plateau soit servi, il resta devant l’ouverture recevant de plein fouet le vacarme de la rue puis il referma, revint à son bureau, remplit les tasses, en offrit une à Morosini en lui laissant le soin de sucrer à son idée, revint s’asseoir, avala son café d’un trait… et alluma un nouveau cigare dont il avait tranché le bout d’un coup de dents. Une longue bouffée voluptueuse et, se carrant à nouveau dans son siège il déclara :
— À moi maintenant de vous raconter une histoire peu banale. Il y a quatre ans environ, Ricci s’est marié en grande pompe dans son palais de Newport, dans le comté de Rhode Island qui est…
— Je connais. Ne vous fatiguez pas à me décrire l’endroit, j’y ai séjourné en 1913.
— Parfait ! Vous savez donc que toute la Society de New York y possède des propriétés somptueuses et y donne des fêtes qui ne le sont pas moins. Les origines de Ricci étant quelque peu douteuses, il a eu de la peine à se faire admettre mais on le sait très riche, très puissant aussi car il semble disposer d’une espèce d’armée occulte, et en outre, il s’est montré d’une telle générosité envers les œuvres charitables des dames les plus en vue qu’elles ont fini par accepter une de ses invitations puis par le recevoir. Son statut auprès d’elles était celui d’un original, l’un de ces américano-étrangers bizarres mais distrayants à force d’être fastueux. Aussi, quand il s’est marié, tout le gratin était-il représenté à la fête. D’autant qu’elle promettait d’être amusante puisque les invités, comme les époux eux-mêmes, devaient porter des costumes du XVIe siècle italien.
— Tiens donc ! fit Morosini entre ses dents.
— C’était selon lui une façon élégante de rendre hommage à ses ancêtres florentins en même temps qu’à ceux de sa fiancée qui était de là-bas elle aussi. Celle-ci se nommait Maddalena Brandini. Elle dansait à Broadway dans une revue et c’était une fille magnifique : blonde avec des yeux sombres, une allure de reine et une plastique assortie. Pas très intelligente peut-être mais sa beauté excusait toutes les folies. J’ai eu l’occasion de l’apercevoir peu avant son mariage et… peu après. J’étais alors inspecteur et j’avais été détaché par New York chez le shérif Williams, à Newport pour suivre un escroc dont on n’était pas certain qu’il ne soit pas aussi un assassin. J’y étais donc au moment des épousailles et pour une belle fête ça a été une belle fête ! La mariée était littéralement vêtue d’or roux – la couleur même de ses cheveux ! – avec des joyaux anciens, magnifiques comme on n’en voit guère que dans les musées d’Europe…
— Une grande croix de diamants, perles et rubis assortie à de longs pendants d’oreilles ? lança Morosini inspiré par une voix intérieure singulièrement impérative.
Aussi fut-il à peine surpris de constater l’effet de ses paroles sur son interlocuteur.
— Comment le savez-vous ? lâcha celui-ci stupéfait.
— Une idée ! Depuis l’Angleterre je suis persuadé que Ricci possède les joyaux que je cherche, que c’est lui qui a fait assassiner Cecilia Solari et peut-être aussi la fiancée de Pavignano. Il faudrait alors qu’ils lui aient échappé pendant quelque temps sinon comment expliquer qu’ils se soient retrouvés au cou de la cantatrice ? Mais poursuivez je vous en prie et pardonnez-moi de vous avoir interrompu.
— Le mal n’est pas grand : votre intervention ne manquait pas d’intérêt mais revenons au mariage ! Vers le milieu de la nuit, les époux se sont retirés, les invités aussi… et une semaine plus tard, le corps de Maddalena, nu, disloqué et éventré était retrouvé sur une plage au sud de Newport. Je ne dirais pas assassiné mais massacré… Même pour moi le spectacle était difficile à supporter.
— Comment se fait-il dans ce cas que Ricci ne soit pas sous les verrous depuis quatre ans ? gronda Aldo révulsé d’horreur.
— Simplement parce qu’il ne pouvait pas être l’assassin. Il était en Floride au moment du meurtre. Il y était parti au matin qui suivit ses noces et il avait une collection de témoins tous plus sérieux les uns que les autres.
— Payés sans doute ?
— Non. Des gens très bien, hôteliers, serveurs, conducteurs de train, etc.
— …de même qu’il était à bord du Leviathan au moment où Jacqueline Auger était écrasée devant le Ritz… S’il n’a pas agi en personne il a commandé le crime. Vous avez dû enquêter. Vous n’avez rien trouvé ?
— Rien ! Pas ça ! fit Anderson en faisant claquer l’ongle de son pouce entre ses dents. On a visité son énorme baraque, le Palazzo Ricci comme il l’appelle, depuis les caves jusqu’aux toits sans détecter la plus petite trace, le moindre indice. Les jardins aussi et le hangar à bateaux. On a fouillé chez les domestiques, on les a passés au gril et, tenez-vous bien : ceux-ci ont vu Maddalena entrer dans la chambre nuptiale, menée par Ricci mais ensuite ils n’ont pas revu la jeune femme.
— Comment cela ?
— Elle n’est jamais ressortie de cette chambre. Du moins à leur connaissance car il a bien fallu qu’elle en sorte pour qu’on la retrouve une semaine plus tard sur les rochers. Ricci, lui, apparemment désolé d’être obligé de s’éloigner s’est fait conduire à New York dans son yacht d’où il a pris le train pour la Floride. Naturellement avant de partir il avait recommandé que l’on veille sur son épouse mais lorsque la femme de chambre est venue réveiller Maddalena avec une tasse de thé il n’y avait personne et la chambre était dans l’état exact où elle l’avait elle-même laissée quand vers la fin de la journée elle était venue l’examiner afin d’être sûre que tout était en ordre. La couverture du lit nuptial était faite, les vêtements intacts, la robe de noces étalée sur un fauteuil. Seuls manquaient les bijoux, la chemise de nuit et le déshabillé assorti en batiste et dentelles blanches ainsi que les mules de velours rouge.
— Autrement dit Maddalena serait partie faire un tour dans cet appareil un peu succinct – au fait, c’était quand ?
— En juillet donc en été et il faisait chaud, une espèce de chaleur orageuse un peu étouffante.
— Qui expliquerait l’envie de faire un tour dans la fraîcheur de la nuit mais après une fête les domestiques se hâtent habituellement de remettre tout en ordre et quelqu’un aurait pu la voir si – et c’est le plus probable – elle était descendue vers la mer.
— Mais personne ne l’a vue et croyez-moi il y avait du monde : rien qu’au Palazzo, ils sont vingt à demeure et il y avait aussi des extra. Cela faisait une cinquantaine de personnes…
— Et elle a disparu comme ça : en chemise et saut-de-lit mais avec les joyaux ? Que s’est-il passé ensuite ?
— On a prévenu le mari par télégramme et il est accouru en donnant tous les signes d’une profonde désolation. Il avait l’air à moitié fou, exigeait que l’on mène une enquête serrée, promettant même une forte récompense à qui ferait prendre l’assassin et je vous prie de croire qu’il y a eu du monde mais, comme d’habitude en pareil cas, toutes ces bonnes volontés n’ont fait que gêner notre action.
— Je veux bien le croire. Et vous dites qu’on l’a retrouvée nue les bijoux envolés bien entendu.
— Eh oui ! On a avancé alors l’hypothèse que la malheureuse était allée rejoindre un amoureux. Par quel chemin on n’en a rien su à moins qu’elle n’ait eu la possibilité d’emprunter le balai des sorcières ou de se faire pousser des ailes…
— Les sorcières ? fit Morosini avec l’ombre d’un sourire. Voilà qui est séduisant ! Savez-vous que j’ai donné le nom de « Joyaux de la Sorcière » à la fameuse parure de Bianca Capello ? Et Salem n’est pas tellement loin de Rhode Island ? Mais vous en étiez à un amoureux possible…
— Pas vraiment surprenant avec une fille aussi belle mariée à un homme beaucoup plus âgé et plutôt quelconque. Sa passion assouvie, l’amant pour éviter les ennuis aurait exécuté sa maîtresse avant de prendre la poudre d’escampette avec les bijoux…
— Possible sans doute…
— Mais hautement improbable car le drame s’est reproduit pratiquement de la même façon deux ans après et presque jour pour jour… Il y a vingt-quatre mois donc, Ricci après avoir mené un deuil impressionnant, a décidé de se remarier. Cette fois, il s’agissait d’une Américaine, une fille de dix-neuf ans qu’il avait rencontrée à Central Park où elle donnait à manger aux oiseaux. Elle s’appelait Anna Langdon et elle était vendeuse chez Woolworth…
— …sans aucune famille, blonde tirant sur le roux avec des beaux yeux sombres.
— Comment le savez-vous ?
— Je ne sais pas : j’imagine. Cela me paraît couler de source.
— Une vraie Cendrillon en effet dont Ricci a fait une éblouissante créature. Et le scénario s’est renouvelé. Le mariage a été annoncé. Il devait avoir lieu comme le premier à six heures du soir et se terminer par un bal.
— En costumes d’époque, j’imagine ?
— Tout à fait. Ricci avait demandé à ses invités de faire ce petit effort en mémoire de sa première épouse si tragiquement disparue.
— Et ils ont marché ?
— Presque tous. La première fête avait été sublime, d’une rare somptuosité. Elle avait laissé de tels souvenirs – même dans un lieu aussi fabuleux que Newport ! – qu’ils ont eu envie de la renouveler. Par pure curiosité j’y suis allé, moi aussi, bien que je n’eusse pas été invité et j’avoue que le coup d’œil était féerique.
— La mariée portait-elle des bijoux ?
— Naturellement, mais ce n’étaient pas ceux de la première fois.
— Tiens donc ? J’aurais cru pourtant…
— Ne laissez pas s’envoler votre imagination : si la parure de Maddalena lui a été volée par celui qui l’a tuée, comment voulez-vous que Ricci puisse l’offrir à sa nouvelle fiancée ? Elle avait sur la gorge un énorme rubis au bout d’une chaîne d’or, des perles et des rubis plus petits, rien aux oreilles, rien aux bras mais à la main droite, il y avait un autre rubis de la même taille.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Pratiquement le même scénario. Ricci est entré avec sa jeune épouse dans la chambre. À dû en ressortir environ une demi-heure après, appelé par un télégramme à La Nouvelle-Orléans. Il en a montré paraît-il une vive contrariété mais l’affaire, une fois encore, était d’importance et il est parti en recommandant à ses serviteurs la plus grande vigilance…
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. La Floride comme la Louisiane sont des territoires plutôt agréables pourquoi donc n’y emmenait-il pas ses compagnes ? Un voyage de noces comme un autre ? Étrange qu’il n’y en ait pas eu au programme ?
— Mais c’était prévu : le couple devait partir pour l’Italie la première fois, pour Paris la seconde au matin suivant la nuit de noces. D’après ce que j’ai pu entendre des domestiques ni l’un ni l’autre ne souhaitait se lancer dans un voyage d’affaires sans grand attrait surtout après une journée si fatigante. Après le départ de l’époux la porte de la chambre s’est refermée sur Anna comme elle s’était refermée sur Maddalena… et plus personne ne l’a revue vivante. Au matin elle avait disparu ne laissant derrière elle que ses atours de mariée et sans que rien ait été dérangé dans la pièce.
— Elle est partie en chemise de nuit comme la première ?
— Et avec les bijoux. Quatre jours plus tard, son corps mutilé de la même façon que l’autre était découvert à la pointe de l’île. Vous imaginez l’effet sur la population. L’affaire a fait un bruit énorme et cette fois, le F. B. I. s’en est mêlé. Le coupable a été retrouvé…
— Ah bon ? Et c’était ?
— Un pêcheur des environs. Un beau type, entre parenthèses, dont on pouvait comprendre qu’une femme puisse s’éprendre, surtout si on le comparait à Ricci mais un solitaire aussi, vivant avec sa mère dans une maisonnette au bord de l’eau, taciturne, un peu demeuré… à ce que l’on disait.
— Bref le coupable idéal ! fit Morosini sarcastique. On a réussi à lui extorquer des aveux ?
— Mieux que ça ! On a retrouvé les joyaux enterrés près de sa bicoque. Il a été jugé… et exécuté !
— Il y a eu un tribunal pour le condamner alors que, selon moi, tout désignait Ricci ?
— Selon moi aussi mais encore une fois il était absent. On n’a pas cherché à savoir comment Peter Bascombe – c’était le nom du pêcheur ! – a pu s’y prendre pour s’emparer des jeunes femmes. On a supposé qu’elles sont allées le rejoindre de leur plein gré…
— Ça ne tient pas debout ! Elles le connaissaient ?
— Certains témoins ont prétendu l’avoir vu parler avec Anna au cours d’une promenade de la jeune femme.
Incapable de rester tranquille plus longtemps, Morosini se leva et se mit à arpenter le bureau du chef comme s’il était dans le sien propre. Cette histoire était abracadabrante, inexplicable et il avait une sainte horreur des affaires inexplicables.
— A-t-on au moins cherché à savoir comment elles sont sorties de la chambre ? Par les fenêtres ?
— Ouvertes bien sûr étant donné la saison mais trop hautes pour des femmes. Le Palazzo Ricci est une copie quelque peu réduite de la résidence des Grands-Ducs de Toscane, à Florence, le palais Pitti. Il aurait fallu supposer que notre homme avait épousé coup sur coup deux alpinistes chevronnées capables d’évoluer sur la paroi encombrées de froufrous et volants de déshabillés élégants… et ne me parlez pas des murs : on les a sondés du sol au plafond sans découvrir quoi que ce soit. Pas la moindre cachette, pas le moindre passage !
— C’est insensé ! À moins d’une complicité, je ne vois pas comment la sortie était possible mais les domestiques sont-ils fiables ?
— J’ai l’impression qu’ils ont tous une peur bleue de leur patron. La plupart sont italiens et il doit les tenir d’une façon ou d’une autre.
— Sans doute mais vous m’avez dit que ces femmes étaient très belles : une jolie fille peut obtenir ce qu’elle veut d’un amoureux…
— Quoi qu’il en soit ni la Police ni le F. B. I. n’ont trouvé quoi que ce soit et comme le supposé coupable est mort, le dossier n’est plus à l’ordre du jour…
— Il a bien failli se rouvrir en l’honneur de Jacqueline Auger puisqu’elle était destinée à devenir la troisième épouse et par conséquent la troisième victime car j’en mettrais ma main au feu : c’est lui qui les tue ou les fait tuer.
— Elle « est » la troisième victime, sans compter le malheureux Bascombe puisque lui aussi a été assassiné. Son seul avantage est que sa mort a été rapide ce qui malheureusement n’est pas le cas des autres. Ça vous ennuierait de vous tenir tranquille ? Vous me donnez le vertige !
— Pardon !
Aldo revint s’asseoir pour allumer une nouvelle cigarette avant de demander :
— Sauriez-vous où est Ricci en ce moment ?
— Je n’en sais rien mais ce n’est pas difficile à savoir.
Anderson attrapa l’un des téléphones posés sur son bureau, aboya dedans des ordres en suivant d’un œil rêveur les volutes de son cigare. Environ deux minutes plus tard il avait la réponse :
— Il est ici : le Maire inaugure demain un building qu’il vient d’achever sur Lexington Avenue. Qu’avez-vous en tête ?
— Rien de précis pour l’instant. Sinon… que j’aimerais visiter Newport quand il n’y est pas. La « Season » n’est pas encore commencée, je pense ?
— Non. Dans quelques jours. Je crains que vous ne trouviez pas grand-chose. Les enquêteurs ont tout passé au peigne fin.
— Un œil nouveau peut parfois déceler ce qui a échappé à des professionnels avertis. Ainsi j’aimerais voir l’endroit où habitait Bascombe.
— Ça, je peux vous le donner…
Sur un bloc de papier, Anderson griffonna trois lignes, arracha la page et la tendit à son visiteur :
— C’est à peu près tout ce que je peux faire pour vous. En Rhode Island vous ne serez plus sous ma juridiction mais sous celle de la Police de Providence en général et du shérif de Newport en particulier. L’un comme l’autre sont farouchement hostiles à ce qui peut troubler la vie de leur secteur, en particulier durant la période la plus élégante.
— Ricci ne s’en est pas privé pourtant !
— Oui mais vous ne devez jamais perdre de vue le fait qu’il est très riche, très habile et très généreux avec cette flopée de fondations plus ou moins charitables. Jusqu’à présent on s’obstine à voir en lui un homme malheureux poursuivi par un destin implacable. Alors si vous allez fouiner là-bas faites attention aux endroits où vous mettrez les pieds !
Pour montrer que, selon lui, l’entretien prenait fin, Phil Anderson s’extirpa une fois de plus de son fauteuil et Aldo fut bien obligé d’en faire autant. Cependant il avait encore quelque chose à dire :
— J’ai pris bonne note que pour l’instant il est à New York, donc chez vous ? Ne pouvez-vous le faire surveiller… discrètement ?
L’autre partit d’un énorme éclat de rire.
— Est-ce que vous imaginez, par hasard, que je m’en prive ? Comme vous je suis certain que c’est un criminel comme on n’en voit pas beaucoup, même ici et qu’en outre, il trafique l’alcool, l’opium et deux ou trois autres babioles. Alors si grâce à vous je pouvais dénicher une preuve qui me permette de l’abattre, je vous promets une reconnaissance éternelle et peut-être même des funérailles officielles mais n’allez pas vous aviser de demander l’aide de Dan Morris, le shérif de Newport : il lui mange dans la main. Compris !
— C’est on ne peut plus clair ! Merci de vos conseils, Chef Anderson. Je m’en souviendrai…
Difficile à oublier, en effet ! Aldo se retrouvait seul comme devant, aux prises avec un ennemi dont il ne pouvait pas imaginer l’étendue des forces et du pouvoir de malfaisance. Cela n’avait rien de récréatif mais il était malgré tout assez satisfait d’une chose – une seule ! – : Ricci était bel et bien le possesseur des joyaux de la Sorcière et, dans ce cas, il y avait gros à parier qu’il était aussi le meurtrier de la fiancée de Pavignano et de la cantatrice de Covent Garden. Morosini allait peut-être risquer sa vie mais au moins ça en vaudrait la peine. Dommage seulement que les doigts agiles d’Adalbert lui fassent défaut pour récupérer la croix et les pendants d’oreilles. Les doigts mais aussi l’intelligence, la bonne humeur, le courage tranquille et ce qui faisait de lui un incomparable compagnon d’aventures.
Comme chaque fois qu’il pensait à Adalbert ces temps derniers, son humeur s’assombrit et en arrivant à l’hôtel, il n’était pas à prendre avec des pincettes. Ce fut Nelly Parker qui en fit les frais quand elle courut après lui tandis qu’il fonçait vers les ascenseurs :
— S’il vous plaît sir Morosini ! Rien qu’un mot !
Il lui jeta un regard noir. En dépit de son habillement différent il la reconnaissait fort bien et son absurde chapeau cachait la seule chose en elle qui pût inciter Aldo à l’indulgence : ses cheveux roux qui même de loin lui rappelaient Lisa.
— Lequel ? Je ne suis pas certain d’en avoir de polis à votre disposition.
— J’essaierai de m’en contenter, fit-elle avec un sourire timide qui dévoila de petites dents blanches, des dents de gamine évoquant les barres de chocolat et les pots de confitures mangés en cachette. Vous ne voulez pas que nous nous asseyions deux minutes ?
— Si c’est ce que vous vouliez savoir c’est non. Je suis pressé !
— Ça vous reposerait un peu : vous n’avez pas arrêté de courir depuis le lunch.
— C’est gentil de vous intéresser à moi mais je me reposerai beaucoup mieux dans ma chambre et seul ! Alors, ce mot, il vient ? Je suppose que vous ne vouliez pas seulement me demander de m’asseoir ?
Les yeux candides de la jeune fille se firent implorants :
— Confiez-moi les raisons de votre séjour chez nous !
— Je vous l’ai déjà dit : vacances !
— Non : la vraie raison ! On ne commence pas ses vacances en allant chez les flics !
— Pas vous ? Comme c’est bizarre ! Je commence toujours les miennes par une visite à la police locale. Ce sont les gens les mieux renseignés sur les avantages et les inconvénients d’un pays et croyez-moi, ils répondent à vos questions avec une urbanité exquise. Vous devriez essayer la prochaine fois que vous aurez envie d’aller vous détendre quelque part ! Je vous souhaite le bonsoir, Miss !
Et sans lui laisser le temps de réaliser, il s’engouffra dans l’ascenseur dont les portes venaient de s’ouvrir devant lui. Tandis qu’elles se refermaient il put apercevoir Nelly plantée toujours à la même place avec la mine déconfite d’une petite fille qui vient de voir s’envoler son ballon rouge. Cela le fit sourire et lui fit du bien. Avant cette rafraîchissante rencontre il était à peu près décidé à laisser Vauxbrun aller dîner seul chez la baronne Pauline mais maintenant il pensait que cette sortie lui changerait peut-être les idées. Ce qui relevait de l’impossible s’il restait seul à tourner en rond dans sa chambre en écoutant la radio. En foi de quoi, il se déshabilla, se doucha longuement, se frictionna avec sa chère lavande anglaise, et se rasa. Ensuite il enfila du linge frais, des chaussettes de soie noire, passa un pantalon de smoking, des souliers vernis, brossa ses épais cheveux bruns dont l’argenture près des tempes lui parut plus accentuée, noua avec la dextérité de l’habitude un papillon de soie noire sous son col à coins cassés après avoir piqué son plastron empesé de minuscules saphirs montés sur or et endossa finalement la veste aux revers de soie dans les poches de laquelle il glissa son portefeuille et son étui à cigarettes en or frappé à ses armes sans lesquels il ne se déplaçait jamais. La douceur de l’air ne justifiant pas le port d’un manteau, il prit un mouchoir propre, un chapeau, des gants et après une dernière chiquenaude à un grain de poussière, un dernier regard au miroir, il descendit rejoindre Gilles Vauxbrun qui devait l’attendre dans le hall. Mais s’il espérait trouver un Vauxbrun épanoui à la perspective de la soirée à venir, il dut déchanter. Si Gilles offrait une image de pure élégance et de grande allure il n’en était pas moins d’humeur chagrine et à peine dans le taxi, il ne fit aucune difficulté pour en confier la raison à son ami. Le fauteuil de bureau de Louis XV venait de partir pour Boston, ce qui ne l’arrangeait pas.
— Autrement dit tu as fait la traversée pour rien ? demanda Aldo.
— Ce n’est pas cela : je n’ai pas perdu mes chances de l’avoir et de toute façon à cause de la baronne jamais je ne dirai que j’ai fait ce voyage pour rien, ajouta-t-il avec une mine extasiée qui donna aussitôt à son compagnon l’envie de lui taper dessus.
Cependant celui-ci se contenta de grogner :
— Je sais. Parle-moi plutôt du fauteuil ! Qu’est-ce qu’il fait à Boston ?
— Il appartient maintenant à Diana, la fille aînée du vieux Lowell, qui y habite. Elle a réussi à le faire entrer dans sa part de succession en disant que son père le lui avait promis.
— Cela veut dire qu’elle ne le vendra pas.
— Tu n’y es pas. Ce qu’elle veut c’est faire monter les enchères. Elle sait que je dois venir et elle a déclaré au notaire qu’elle m’attendait. Il va falloir que j’aille là-bas, émit Vauxbrun avec un soupir aussi lourd que s’il devait s’embarquer pour la Patagonie.
— Et alors ? Ce n’est pas le bout du monde, Boston. Ce ne doit pas faire beaucoup plus de cinq cents kilomètres…
— Je sais et si je pouvais traiter entre deux trains je ne t’en parlerais même pas mais j’ai bien peur d’être obligé de rester beaucoup plus longtemps. J’espérais pouvoir acheter avant que la succession ne soit liquidée mais si mon affaire ne dépend plus que de Diana ça va être toute une histoire. Je vais devoir palabrer pendant des jours et des jours ?
— Tu veux dire marchander ? Mais ça ne te ressemble pas. Quand tu veux quelque chose – en particulier pour ta collection ! – tu paies le prix ! Point final !
— Le malheur c’est que ce n’est pas si simple. La marotte de cette femme c’est le XVIIIe siècle français et comme elle n’a pas souvent un interlocuteur de ma taille elle va en profiter et faire traîner en longueur.
— Mais enfin elle doit savoir que tu as autre chose à faire que t’asseoir, une tasse de thé à la main, pour parler Louis XV à perte de vue ?
— Pas Louis XV, Pompadour ! Elle a pour la marquise une vraie passion. Jusqu’à essayer de lui ressembler !
— Tu n’aurais pas une bricole lui ayant appartenu et que tu pourrais lui proposer comme monnaie d’échange ?
— Si ! fit l’antiquaire morose. J’ai un bonheur-du-jour provenant du château de Choisy… mais il me serait pénible de m’en séparer. Tu dois le comprendre, toi ! En outre, si je le mets sur le tapis, mon joli petit meuble, elle est capable de vouloir venir le chercher elle-même et tout de suite. Tu peux être sûr qu’elle ne me lâchera plus et que je devrai rentrer par le premier bateau. Or…
— Or cela ne t’arrange pas ?
— Pas du tout ! J’aimerais rester à New York deux ou trois semaines. Ma maison de Paris marche presque toute seule avec Bailey et il se peut que je trouve ici une occasion ou deux.
Il devenait fébrile et Aldo pensa, tristement, que lui aussi était sévèrement mordu et que cette fichue Amérique était en train de lui enlever ses plus chers amis. Aussi mit-il une grande douceur en remarquant :
— J’ai peur que cela ne te suffise pas. Deux ou trois semaines sont vite passées et il faudra bien que tu rentres un jour. À moins que tu ne décides de transporter la place Vendôme dans Washington Square ?
On y arrivait justement, ce qui permit à Gilles de ne pas répondre sinon par un nouveau soupir. Une idée traversa alors l’esprit d’Aldo tandis qu’ils sonnaient à la porte de Pauline et soudain il déclara :
— Remarque : ces contretemps sont véritablement agaçants. Je suis comme toi… ou plutôt non je ne suis pas comme toi parce que moi je n’ai qu’une hâte, c’est de rentrer à Venise. Or, j’ai l’intention de partir dès demain pour Newport. Et pas pour m’amuser. Je préfère au contraire que la Saison ne soit pas commencée…
Il avait touché au but : quand la porte s’ouvrit libérant la lumière du hall d’entrée, celle-ci lui permit de voir la figure de Vauxbrun s’épanouir brusquement comme un bégonia assoiffé sous l’arrosoir. C’était évident : ce qui ennuyait le plus le bon Gilles c’était d’aller se perdre dans les brumes du Nord tandis que son ami Aldo continuerait de se dorer au soleil de New York en compagnie de sa bien-aimée Pauline, preuve que l’amour et l’intelligence ne faisaient pas souvent bon ménage. Il y avait dans la ville même une foule d’hommes séduisants au possible et cependant le pauvre garçon, tout pareil à Adalbert, ne trouvait rien de mieux que prendre pour cible de ses soupçons un vieil ami dont il savait pourtant que, depuis son mariage, il n’était plus dangereux. C’était à pleurer !
La soirée n’en fut pas moins charmante.
La maison de Pauline acheva de convaincre Morosini de ce dont il s’était déjà aperçu. À savoir qu’aux États-Unis, le statut d’artiste n’avait aucun point commun avec celui des rapins de Montmartre ou de Montparnasse, ces sommets de l’Art parisien, et que le talent ne s’y réfugiait pas sous un toit percé ou dans une chaumière.
Elle n’avait guère de points communs non plus avec les hôtels démesurés, pompeux à la limite de l’étouffant et dorés sur tranche, alignés au long de la 5e ou de Park Avenue. Pas immense, cette demeure privilégiait le style colonial pour la simplicité des beaux meubles anciens en y mêlant avec bonheur des œuvres d’artistes contemporains comme l’un des « Toits » éblouissants de soleil d’Edward Hopper qui était d’ailleurs le voisin immédiat, un coin de jardin de Claude Monet, un Van Dongen, une ébauche de Rodin, une collection de statuettes chryséléphantines de Chiparus, une « Rue de New York » de Prendergast, une tête de femme romaine en bronze et quelques-unes de ces étranges statues venues des lointaines Cyclades et de la nuit des temps. En fait, un assortiment de ce que peut rassembler une artiste doublée d’une femme de goût fortunée. Les lignes sobres, les couleurs claires de l’intérieur laissaient leur pleine valeur aux œuvres exposées ainsi qu’à l’esthétique de Pauline elle-même vêtue pour ce soir d’une longue et simple robe de velours noir sous un grand sautoir de perles magnifiques.
Pas d’armée de domestiques non plus. Trois serviteurs seulement, un « butler » anglais qui servait aussi de chauffeur, une cuisinière française et une femme de chambre américaine assuraient une vie quotidienne harmonieuse à cette maison, plus masculine que féminine. En prenant place autour de la table dont l’acajou sombre, brillant comme du satin reflétait les flammes des chandeliers d’argent, les verres en cristal de Bohême et les orchidées blanches du surtout, les deux hommes firent à leur hôtesse un sincère compliment.
— C’est une vraie joie de venir chez vous, baronne, dit Gilles Vauxbrun. On s’y sent à l’aise… mais vos amis doivent vous le répéter à satiété ?
— Il faudrait que j’en donne l’occasion. J’ai peu d’amis et reçois encore moins. Je suis lasse de ces cohues où l’on se marche sur les pieds en criant très fort pour dominer les autres en buvant n’importe quoi. Depuis la prohibition tout au moins.
— Ceci n’est pas n’importe quoi, émit Aldo en promenant sous son nez la tulipe de cristal à demi pleine d’un meursault remarquable…
— Mon défunt époux possédait une qualité – je me suis souvent demandé si ce n’était pas la seule en dehors de son physique ! – : il aimait les vins et savait les choisir. J’ai grâce à lui une excellente cave.
— Je sais d’expérience, fit Aldo, que la prohibition ne vous dérange pas beaucoup. L’occasion m’a été donnée de goûter le vulnéraire que notre amie emporte avec elle dans ses voyages, dit-il à l’intention de Gilles. Comment faites-vous, baronne, pour vous jouer ainsi des lois ?
— Ayant la double nationalité autrichienne et américaine, la première m’accorde certains privilèges mais surtout j’appartiens à ce que mes compatriotes considèrent comme leur aristocratie fondée sur l’ancienneté et aussi la fortune. Il faudrait être un irrécupérable rustre pour venir voir ce qu’il y a dans le verre d’une Belmont. Cela dit, messieurs, cette maison vous est ouverte et vous me ferez plaisir en y venant souvent durant vos séjours…
— Malheureusement, soupira Vauxbrun, je dois interrompre le mien dès demain pour me rendre à Boston. Je vous ai parlé, baronne, du fauteuil que je veux acheter et j’espérais qu’à cette heure ce serait chose faite mais il faut que je lui courre après jusque dans le Massachusetts. La succession a été réglée plus vite que je ne pensais et…
— … et c’est Diana Lowell qui l’a emporté, devina Pauline qui ne put s’empêcher de rire. Eh bien, mon pauvre ami, je vous souhaite du plaisir ! À moins que vous ne renonciez, vous en avez pour un moment. Elle va déguster avec gourmandise le mets de choix que vous représentez.
— J’espère gagner du temps en lui proposant une sorte d’échange. Puisque vous la connaissez, vous savez sa passion pour la Pompadour…
— Prenez garde ! Elle est capable de s’arranger pour avoir les deux…
Tout en parlant, elle se tournait vers Aldo qui se hâta de déclarer qu’il se proposait de prendre le même train que son ami. Sans lui laisser le temps de s’expliquer, Pauline frappa d’un geste sec le bois de sa table :
— Oh, par exemple ! Vous allez à Boston vous aussi ?
— Non. À Newport. Je quitterai le train à Providence, dit Aldo qui s’était renseigné à l’hôtel.
— Il vous faudra prendre un bus embarqué d’abord sur un ferry pour atteindre l’île et refaire en sens inverse une partie du chemin parcouru en train ? Mais c’est idiot !
— Ah bon ? Mais pourquoi ?
— Parce qu’un homme de votre qualité ne voyage pas comme un représentant de commerce. Toutes les familles qui ont une propriété dans le coin s’y rendent sur leur yacht. La nôtre ne fait pas exception et je peux faire mettre à votre disposition…
— Non, ma chère baronne ! Votre offre est adorable mais je ne veux à aucun prix arriver là-bas à grand fracas…
— Où serait le fracas ? Les plus beaux bateaux de la côte Est s’y pressent à longueur d’année. C’est simple au contraire. En outre vous descendrez chez nous !
Coupant le fil de paroles volubiles, la main d’Aldo se posa juste un instant sur celle de Pauline.
— Merci, merci, et encore merci mais je ne veux rien de ce que vous m’offrez. Il importe que je n’y sois qu’un visiteur anonyme. Un peintre par exemple, décida-t-il soudain se rappelant le rôle qu’il avait assumé en Autriche quand il s’était rendu à Hallstatt à la poursuite de l’opale de l’impératrice Elisabeth.
— Vous savez manier les pinceaux ?
— Dans une certaine mesure. Suffisamment pour donner le change et ne pas me ridiculiser. Aussi je tiens essentiellement à voyager comme Monsieur Tout-le-monde et à descendre dans un hôtel. Ou mieux dans une vieille auberge. Je crois me souvenir qu’il y en a.
— Bien sûr qu’il y en a ! Une en particulier : White Horse Tavern qui date du XVIIIe siècle. Les chambres sont en annexe, petites mais agréables et la cuisine pas mal du tout, concéda Pauline, mais…
— Pas de mais, s’il vous plaît ! C’est très important qu’il en soit ainsi.
— Ce qui veut dire que vous n’avez pas la moindre intention de m’apprendre quelles sont vos raisons ?
— En effet. Et je vous en demande pardon.
— Quel homme mystérieux vous faites ! Et vous, ajouta-t-elle en revenant à Vauxbrun qui donnait de légers signes d’impatience de se voir à ce point délaissé. Vous avez une idée de ce que notre ami cherche là-bas ? À part les ennuis qui ne peuvent manquer lorsque l’on se cache plus ou moins.
— Pas la moindre. Il y a longtemps que j’ai appris à me contenter de ce que Morosini a la bonté de me confier et vous devriez m’imiter. Imaginez un instant qu’il soit sur la piste de quelque bijou hors du commun et qu’il ait l’intention de s’introduire discrètement dans l’un des véritables palais de Newport ? C’est un coup à vous perdre de réputation et mieux vaut l’ignorer. Nous ne nous en porterons que mieux vous et moi !
Son ton allègre, son sourire suggéraient la boutade, pourtant Pauline ne s’en montra pas amusée. Tandis que ses longs doigts habiles jouaient avec les perles de son collier, elle considéra d’un œil rêveur les rutilances qu’allumaient les bougies dans son verre.
— Je ne suis pas de votre avis, dit-elle. Ce pourrait au contraire être très distrayant. Voire passionnant…
Puis comme, avec une belle unanimité, les deux hommes se récriaient sur le danger de parer « une simple » affaire de couleurs trop romantiques, elle avala d’un coup le contenu de son verre, les regarda l’un après l’autre et déclara que finalement elle était bien bonne de se soucier de prétendus amis qui refusaient à ce point de lui faire confiance.
— Mais vous avez mon entière confiance, baronne…
— Appelez-moi Pauline ! Et vous aussi, enjoignit-elle en regardant Vauxbrun qui rougit de joie même si l’injonction s’était adressée à Aldo avant lui.
— Soit ! Donc vous avez ma confiance, je vous le répète, ma chère Pauline. J’aurais mauvaise grâce à refuser après ce que vous avez fait pour moi. Cependant…
— Oh que je n’aime pas ce mot-là ! Cela sent la restriction !
— Absolument pas ! Je veux seulement vous rappeler ce que vous m’avez dit, durant la traversée, de ce monde des affaires qui règne sur l’Amérique d’aujourd’hui…
— Comme il régnait sur celle d’hier, grogna Vauxbrun avec un haussement d’épaules, et régnera sur celle de demain…
— Sans doute mais, si comme vous le dites et tout me le laisse supposer, il est devenu particulièrement dur, je ne veux à aucun prix qu’une femme aussi rare que vous, une artiste de surcroît se trouve mêlée à l’une des miennes. Elles sont parfois sujettes à des chocs en retour très désagréables.
— Comme en général ce qui touche aux pierres précieuses surtout quand elles sont historiques n’est-ce pas ?
— En effet.
— Je vois. Libre à moi d’imaginer quelle trace d’antique trésor vous espérez relever à Newport, cette foire aux vanités ? Pauvre Amérique en vérité ! soupira la baronne. Elle dépense des fortunes et se donne un mal de chien pour s’approprier quelques-uns des chefs-d’œuvre de la vieille Europe et celle-ci ne le supporte pas : il faut qu’elle envoie ses enfants les plus doués pour nous les reprendre. Le fauteuil d’un roi et je ne sais quel joyau ! Vous pourriez au contraire nous être reconnaissants de les sauver souvent du désastre…
— Oh mais nous sommes pleins de gratitude envers John Rockefeller qui nous aide si généreusement à refaire les toits de Versailles, dit Gilles. C’est de la grandeur d’âme et je suis certain qu’il serait d’accord avec moi dans ma quête des meubles et objets qu’une révolution stupide a sottement dilapidés…
— Quant aux joyaux, enchaîna Aldo, ils fascinent trop pour que le désastre, c’est-à-dire la destruction, les atteigne. En revanche ils sont eux-mêmes source de catastrophes souvent imprévisibles. Et c’est selon moi, conclut-il avec un sourire nonchalant, faire œuvre pie qu’éviter le malheur à des amis chers.
Pauline se mit à rire et ne fit aucun commentaire. Son regard passa lentement de l’un des deux hommes à l’autre mais quand il s’arrêta sur Aldo son sourire s’accentua. Et quand, le repas terminé, elle ramena ses invités au salon où deux énormes bouquets de roses rouges, à peu près identiques, se faisaient face sur des consoles jumelles, Pauline alluma une cigarette qu’elle fixa au bout d’un mince tube d’or avant d’en désigner les deux buissons pourpres et embaumés :
— Elles sont magnifiques, dit-elle, et je ne vous ai pas encore remerciés. Comment avez-vous deviné, chacun de votre côté, que les roses rouges ont ma préférence ?
— Aucune autre ne me semblait digne de vous, dit Vauxbrun avec un regard appuyé cependant que Morosini se contentait d’assurer qu’elles allaient parfaitement avec leur hôtesse avant de demander :
— Votre maison tout entière vous ressemble. Nous ferez-vous la grâce de nous montrer votre atelier ?
— Non. N’y voyez pas offense mais je n’ai encore accordé à personne le droit d’y entrer et j’en fais moi-même le ménage… quand j’y pense !
— Il vous arrive pourtant d’exposer vos œuvres, dit l’antiquaire en désignant une étrange statue de grès évoquant une femme agenouillée au visage aveugle où se retrouvait la manière cycladique. Je sais que celle-ci est de vous.
— Je ne pensais pas que vous me connaissiez si bien ! J’expose, il est vrai, très rarement et toujours pour une œuvre charitable. Quant à mon atelier il est l’endroit où je m’abandonne à tous mes instincts, à tous mes élans, tous les tourments de la création. Et cela n’appartient qu’à moi seule ! Laissez-moi le droit de conserver un certain mystère ! Ces roses sont le signe que vous en avez peut-être découvert une bribe. Souffrez que je garde le reste mais leur compagnie me permettra de penser à vous quand vous serez partis…
Gilles Vauxbrun brûlait d’envie de lui demander à qui elle penserait le plus mais n’osa pas. C’était déjà assez désagréable d’avoir découvert qu’Aldo et lui avaient envoyé les mêmes fleurs. Il craignait une réponse peu conforme à ses vœux mais se rasséréna, quand au moment du départ et tandis qu’il baisait sa main avec dévotion, Pauline murmura :
— Ne permettez pas à Diana Lowell de vous accaparer trop longtemps et surtout ne lui dites pas que nous sommes amis. Elle ne vous lâcherait plus… et j’en serais désolée !
Pour Aldo, elle se contenta d’un « Prenez soin de vous ! » plutôt bref qui acheva d’enchanter son amoureux. Aussi déborda-t-il de sollicitude quand, de retour au Plaza, Aldo trouva une lettre éplorée de Marie-Angéline du Plan-Crépin : Madame de Sommières était au lit avec une grosse bronchite et le voyage outre-Atlantique était à l’eau. Sans grand espoir d’être réactualisé « Nous avons pris froid au cours des trois jours que nous venons de passer à Maintenon chez les Noailles où nous avons tenu à faire une longue promenade sans parapluie en dépit des prévisions du jardinier en chef. Nous avons été trempée et nous avons refusé de nous aliter au château. Vous savez, mon cher Aldo, comme nous sommes ! Nous avons donc enjoint à Lucien de nous ramener à Paris où nous avons tout de même consenti à nous coucher avec une forte fièvre. Si forte que le Professeur Dieulafoy redoute une broncho-pneumonie qui à notre âge pourrait être fatale. Je ne saurais vous dire à quel point je suis inquiète. D’habitude nous ne supportons guère de devoir rester au lit mais cette fois nous n’opposons aucune résistance… »
À travers le style si personnel de Marie-Angéline, une véritable angoisse se faisait sentir effaçant le regret du beau voyage qu’elle se promettait joint au plaisir de retrouver Aldo et de se mêler un peu d’une de ses passionnantes affaires. Une peur douloureuse de voir partir la vieille dame que tout son entourage s’était habitué à considérer comme indestructible. Une peur qu’Aldo ressentit avec une acuité qui le fit pâlir. Il devinait un appel au secours même si celui-ci n’était pas formulé.
— Elle est peut-être déjà… pensa-t-il tout haut sans se résoudre à prononcer le mot fatal. Cette lettre date de près d’une semaine…
— Si c’était le cas Marie-Angéline t’aurait envoyé un télégramme relayé par radio ou par le câble anglais qui fonctionne. Réfléchis : avant de t’appeler au secours elle aurait alerté Lisa…
— Tu as sans doute raison mais je me demande quand même si je ne devrais pas repartir avec l’Île-de-France. Si le pire se produisait et que je me trouve à Newport ça mettrait un temps fou pour m’atteindre…
— …et de toute façon tu arriverais trop tard. Écoute, envoie demain matin un télégramme demandant réponse immédiate et tu décideras en connaissance de cause si tu rentres à Paris ou si tu peux continuer ton voyage ? Tu n’aurais jamais qu’un jour à passer ici pour attendre les nouvelles.
C’était la sagesse. Aldo n’en passa pas moins une très mauvaise nuit au terme de laquelle il décida de rentrer. Aucune chasse, si excitante soit-elle, ne pouvait prévaloir contre son amour pour les siens. Il pourrait toujours revenir plus tard… Au matin avant même le petit déjeuner il passa son message, sachant qu’il faudrait du temps pour avoir la réponse, il accompagna Gilles Vauxbrun au train pour Boston :
— Que vas-tu faire de ta journée ? demanda celui-ci.
— Attendre évidemment ! Que veux-tu que je fasse d’autre ? Et puis sans doute foncer à la Compagnie Générale Transatlantique pour retenir mon passage. Avec un soudain accès de mauvaise humeur il grogna : « Tu as peur que j’aille demander des consolations à Pauline ? »
— Tu pourrais faire plus mal : c’est une amie sûre… et de bon conseil, fit Vauxbrun avec une gravité qui fit honte à Morosini. La meilleure adresse si tu as besoin d’un coup de main. Tiens, ajouta-t-il en lui tendant une feuille de calepin sur laquelle il venait d’écrire quelques mots : voilà celle de mon hôtel à Boston avec le téléphone. Je voudrais que tu me tiennes au courant.
— Promis, je te téléphonerai avant de partir !
— Merci. Et puis… si tout s’arrangeait et si d’aventure tu allais quand même à Newport, tu pourrais peut-être… m’appeler, ou m’envoyer un petit bleu réclamant mon retour d’urgence. Ça pourrait me rendre service !
En dépit de ses soucis, Aldo faillit se mettre à rire. Ce sacré Vauxbrun ne perdait jamais de vue ses intérêts et s’il avait fait preuve de grandeur d’âme en conseillant d’aller chercher réconfort auprès de la baronne Pauline, il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’Aldo l’aidât à revenir plus vite auprès de sa belle.
— N’importe comment, j’avais l’intention de le faire, assura celui-ci. Si je reste ici je t’appellerai au téléphone.
Gilles était tellement ému qu’il l’embrassa :
— J’espère sincèrement que tu pourras rester et faire ce que tu dois mais prends garde, malgré tout, où tu vas mettre les pieds !
À sa surprise, en rentrant à l’hôtel, Aldo trouva un message de Lisa qui avait dû croiser le sien « Rien de grave, écrivait la jeune femme. Marie-Angéline s’est affolée trop vite – stop. Achève ton travail mais reviens vite – stop. Déteste te savoir si loin de moi – stop. Tendrement. Lisa. »
Soulagé de savoir Tante Amélie hors de danger mais peut-être un peu déçu vis-à-vis de lui-même de n’avoir plus le plus exigeant des prétextes pour abandonner une histoire qui lui plaisait de moins en moins, Aldo décida de réagir. Il s’enquit du prochain train pour Providence, s’en alla à Greenwich Village faire l’achat d’un matériel de peintre suffisamment convaincant mais en se spécialisant dans la gouache et l’aquarelle qui lui semblaient parfaitement adaptées aux paysages qu’il allait rencontrer et, surtout, seraient beaucoup moins encombrantes que l’huile et les toiles.
Cela fait, il rentra déjeuner à l’hôtel, écrivit une lettre pour Lisa et une autre pour Marie-Angéline, rangea et referma sa malle cabine après avoir empilé dans une valise ce qui lui était nécessaire, descendit payer sa note d’hôtel en demandant qu’on lui garde ses bagages les plus encombrants, se fit appeler un taxi pour retourner à Grand Central Station où n’étant plus obligé d’aller jusqu’à Providence pour tenir compagnie à Gilles durant les trois quarts de son trajet, il prit un train du genre omnibus qui remontait la côte Est et le mena jusqu’à Narragansett, agréable port de pêche au bord de la baie du même nom dont un ferry lui ferait traverser, le lendemain matin, les quelque dix milles le séparant de Newport.