CHAPITRE XI


LA FÊTE CHEZ CYNTHIA

Adalbert connaissait trop bien son ami pour douter une seule minute de sa parole dès l’instant où il demandait son aide. Aussi se laissa-t-il conduire à la voiture sans plus protester. Il fut plus difficile de convaincre le serviteur d’Alice d’aller décharger son fourgon à Belmont Castle :

— Je crains fort, déclara-t-il à Pauline, que Madame la princesse et aussi lady Ribblesdale ne me fassent de vifs reproches si je dévie des ordres reçus. La conséquence en pourrait être jusqu’à…

— Jusqu’à vous flanquer à la porte ?… Oui, telles que je les connais elles en sont capables. En ce cas, pourquoi n’entreriez-vous pas à notre service ?

— Ce serait avec joie, Madame la baronne n’en doute pas mais… il y a Beddoes qui pourrait ne pas apprécier et je n’aimerais pas me retrouver sous ses ordres. Et puis il y a aussi… Clémentine, la femme de chambre de Madame la princesse…

— Auprès de qui vous souhaitez rester ? fit Pauline en riant. Je peux le comprendre ! Eh bien, je vais téléphoner audit Beddoes pour qu’il envoie un de nos transports. Dès qu’il sera là vous déchargerez et vous pourrez rentrer à Beaulieu en toute tranquillité et dire de bonne foi que vous avez déposé les bagages de Monsieur Vidal-Pellicorne devant le bureau du shérif ?… Ce qui fera encore plus plaisir à votre maîtresse…

Quelques minutes plus tard, Adalbert faisait chez les Belmont une entrée relativement discrète. La toujours invisible Cynthia dormait encore, John-Augustus était sur son bateau et ce fut l’admirable Beddoes qui, avec un tact surhumain, assura l’entrée d’Adalbert dans la maison sans qu’aucun domestique pût le voir sous son apparence de repris de justice. Il lui attribua une chambre dans l’aile opposée à Beaulieu tandis qu’Aldo l’emmenait chez lui pour qu’il pût faire toilette sans attendre l’arrivée de ses valises. Il poussa même la sollicitude jusqu’à lui monter, en personne, un plateau lui permettant de se réconforter en attendant le lunch encore éloigné.

Adalbert accepta ces attentions en silence et alla s’enfermer dans la salle de bains d’Aldo mais quand il en sortit drapé dans un peignoir en tissu éponge bleu azur, rasé de près et les cheveux humides, celui qui l’attendait avec un rien d’inquiétude en fumant cigarette sur cigarette eut un soupir de soulagement : l’œil avait retrouvé sa vivacité et il était évident que l’ancien Adalbert pointait le bout de l’oreille. Il avala coup sur coup trois tasses de café avec autant de toasts beurrés sous une couche de marmelade d’oranges, accepta la cigarette que lui proposait Aldo, se laissa aller dans son fauteuil et finalement adressa à son ami l’ombre d’un sourire :

— D’abord merci pour ce que tu fais ! Je n’ai pas conscience de l’avoir mérité et je me sens grotesque ! Belle image que je viens d’étaler…

— Arrête s’il te plaît ! Quand tu m’as sorti des prisons turques à Istamboul, je n’étais pas plus frais ! Alors on efface tout et on recommence ?

— Avec enthousiasme ! s’écria Adalbert. Maintenant raconte ! Sur le paquebot tu m’avais parlé d’une parure et d’un assassin avec au moins trois crimes sur la conscience ?

— Bravo ! Pour quelqu’un qui n’avait pas l’air d’y prêter attention tu as tout de même bien enregistré ! Il me reste à expliquer…

À sa manière calme, précise mais sans oublier le moindre détail, Aldo refit pour son ami ce qui lui faisait un peu l’effet du récit de Théramène mais l’attention extrême que lui portait Adalbert l’encourageait. Quand il en vint à la confession d’Agostino, l’égyptologue réagit :

— C’est insensé cette histoire ! Il y a dedans quelque chose de médiéval. Comment imaginer à notre époque et surtout dans un pays encore trop jeune pour n’être pas brutal, la vieille légende des vierges livrées à quelque Minotaure caché ? Que le shérif soit acheté et complice, ce n’est pas étonnant mais il y a d’autres policiers à des rangs plus élevés, des magistrats…

— Il y a aussi la Mafia et sa sombre puissance. Si ton Minotaure – j’aime assez ta comparaison en passant ! – est l’une des puissances occultes il doit être à peu près intouchable…

— Et toi, pauvre innocent, tu t’es embarqué seul dans ce bourbier ?

— Voilà pourquoi je t’ai dit tout à l’heure que j’avais besoin de toi. Ricci va convoler encore une fois et il est à redouter que le scénario ne se renouvelle : il sera appelé on se sait où le soir des noces et quelques jours plus tard on retrouvera un corps ensanglanté. C’est ce que je voudrais éviter et j’en suis encore à chercher le moyen de pénétrer dans ce ridicule palais florentin…

— On peut toujours aller y faire un tour ensemble ? J’ai envie de voir de plus près. C’est pour quand le mariage ?

— Je ne sais pas mais les deux précédents ont eu lieu un 22 juillet.

— La fête de Marie-Madeleine, la pécheresse des Évangiles ? Le choix de la date n’est certainement pas fortuit. Les victimes seraient des filles de mauvaise vie qui recevraient ainsi leur châtiment ?

— Les deux premières, je l’ignore. En tout cas la malheureuse Jacqueline n’en était pas une : simplement une midinette qui croyait encore au Père Noël. Quant à la nouvelle fiancée, celle-là n’a rien d’un ange et si tu as, comme je l’espère, l’occasion de la voir, tu auras la surprise de ta vie.

— Je la connais ?

— « Nous » la connaissons et pas vraiment pour notre bien. Elle se fait appeler Mary Forsythe mais il s’agit de notre bonne vieille Hilary Dawson, autrement dit Margot la Pie !

Adalbert ouvrit des yeux énormes :

— C’est pas possible ?

— Oh que si ! Ses cheveux ne sont plus de ce joli blond suédois que tu aimais tant mais d’un ardent blond vénitien qui ne la change pas au point de la rendre méconnaissable. En outre très à l’aise dans son rôle de fiancée et c’est ce qui m’intrigue. Souhaite-t-elle se ranger en épousant un milliardaire et remiser ainsi sa pince-monseigneur ou bien pense-t-elle réaliser une affaire particulièrement fructueuse en acceptant d’épouser un homme qui n’a rien de séduisant avec peut-être l’idée de filer ensuite avec un magot confortable ? Peut-être même en s’en débarrassant. Elle n’est certainement pas sans avoir eu vent des précédentes unions d’Aloysius Cesare.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire de mariage : pourquoi aller jusque-là ?

— Tu veux dire pourquoi épouser ? C’est une question que je me suis posée. Sans parvenir à trouver de réponse mais je pense que tout tourne autour de Bianca Capello puisque Ricci ne convole qu’avec des filles qui lui ressemblent plus ou moins. Avec Hilary c’est plutôt moins, bien qu’elle ait fait en sorte d’approcher au maximum le modèle. Ce qui me fait penser qu’elle en sait peut-être plus que moi sur le sujet. Tu connais l’histoire de Bianca ?

— Pas vraiment.

— Dommage que Lisa ne soit pas avec nous : elle la raconte comme un ange. Avec moi ce sera beaucoup moins passionnant mais on ne peut donner que ce que l’on a.

Il s’exécuta de son mieux. Quand il eut fini Adalbert, songeur, fourrageait à deux mains dans ses cheveux à présent presque secs :

— Aucun doute, tu as raison. Ta Sorcière est le dénominateur commun. La première victime s’appelait Buenaventuri comme le premier époux et notre assassin ou complice de l’assassin Ricci comme le meurtrier dudit mari. Il ne nous manque plus que le fantôme de la dame hantant la réplique du palais Pitti. J’ai une fameuse envie d’aller le voir celui-là…

— On ira cet après-midi si tu veux. Une promenade en bicyclette te requinquera.

— Pourquoi en bicyclette alors qu’il y a un garage plein de voitures ? grogna Adalbert qui détestait se fatiguer quand il pouvait faire autrement.

— C’est un moyen de locomotion très employé dans le coin et il permet de passer inaperçu facilement.

— Mais qui donc souhaite passer inaperçu pendant la Season de Newport ? Plus on se montre plus on est dans le vent.

Le premier coup de cloche annonçant le déjeuner coupa court à la conversation et expédia Adalbert vers sa chambre afin de revêtir une tenue plus adéquate qu’un peignoir de bain. Il fit même des prodiges de rapidité et au second coup, il rejoignait Aldo sur le palier pour descendre avec lui.

Cette fois Pauline n’était pas seule sur la terrasse fleurie de rosiers grimpants sous un vélum de toile rayée bleu et blanc : il y avait là une femme d’une trentaine d’années dont les courts cheveux blonds s’ébouriffaient savamment autour d’un joli visage sans beaucoup de caractère en dehors des sourcils placés assez hauts pour donner à ses yeux bruns un air perpétuellement étonné. On était en présence de l’invisible Cynthia. Vêtue de la rituelle flanelle du tennis – à l’heure du lunch c’était ce que l’on portait le plus souvent avec la tenue de cheval ou celle de golf – elle offrit aux deux hommes tour à tour une main un peu trop bien manucurée pour une sportive accompagnée d’une bienvenue assez conventionnelle en ce sens que le titre princier d’Aldo lui arracha un sourire plus étincelant que celui généré par les diplômes universitaires d’Adalbert. Il s’épanouit cependant davantage en apprenant que celui-ci avait cessé d’orner les salons d’Alice Astor pour se joindre aux illustrations de Belmont Castle. Cynthia exécrait sa voisine et n’en faisait pas mystère.

On se mit à table sans attendre John-Augustus qui naturellement était en retard et tout de suite la conversation s’engagea sur le bal que l’on donnait la semaine suivante et qui était la grande affaire pour Cynthia. C’est dire qu’elle se réduisit à une sorte de monologue, coupé de temps en temps par une réflexion de Pauline et qui ne prit fin qu’avec l’apparition à peine confuse de son époux. Juste le temps pour John-Augustus de souhaiter à Vidal-Pellicorne une chaleureuse bienvenue et il embrayait sur les mérites exceptionnels de son nouveau bateau trouvant pour les vanter des accents lyriques auxquels ne manquaient que les trompettes d’Aïda en musique de fond. Cynthia perdit patience, se révolta contre cet envahissement maritime, échangea avec son mari quelques propos aigre-doux et quitta la table au dessert en déclarant qu’elle se ferait servir le café chez elle où, au moins, elle aurait tout loisir de penser à ses projets de fête. Durant ce repas, ni Aldo ni Adalbert n’avaient articulé une parole.

À peine Cynthia avait-elle disparu que les échos nasillards de son banjo atterrissaient sur la terrasse. John-Augustus cessa d’engloutir son fromage de Stilton arrosé de porto pour hausser les épaules et dire à sa sœur d’un ton mécontent :

— J’espère que vous allez vous en occuper vous aussi ? Si on la laisse opérer seule, elle est capable d’aller chercher un jazz noir pour son bal XVIIIe siècle, histoire de faire contraste, je suppose ?

Pauline se laissa aller contre le dossier de son fauteuil d’osier, croisa les doigts et soupira :

— Je me demande s’il vous vient parfois à l’idée, Cynthia et vous, que vous faites partie des gens les plus mal élevés d’un pays dont la politesse n’est pas la qualité dominante. Vous vous êtes relayés pour nous assommer, elle de son bal, vous de votre bateau ! Dieu que vous êtes agaçants !

John-Augustus, les yeux plissés de malice, eut un petit rire mais abandonna son fromage arrosé pour regarder les trois personnages qui restaient à table :

— Je sais… et je vous en demande humblement pardon mais si je n’avais monopolisé la conversation, on n’aurait entendu que ma femme. Au moins je vous ai offert un peu de variété. Le bal, encore le bal, toujours le bal on ne parle que de ça depuis deux mois !

— Grâce au Ciel je n’habite pas avec vous !… Quant à la soirée je ne vois pas en quoi elle va différer des autres, plus ou moins pittoresques auxquelles nous avons eu droit.

— En ceci : vous allez tous devoir porter des costumes blancs… mais du XVIIIe siècle. Et vous n’imaginez pas ce que c’est : à vous les robes à paniers, les culottes collantes, les souliers à boucles qui vont vous martyriser les pieds, les perruques… et la poudre, hélas ! Surtout la poudre ! On va en retrouver partout. S’il prenait fantaisie à quelqu’un de tuer son prochain au cours de cette damnée sauterie, la Police pourrait relever toutes les empreintes digitales qu’elle voudrait ! Et encore vous ne savez pas à quoi vous avez échappé, continua-t-il voyant les mines consternées des trois autres, Cynthia voulait ressusciter les dieux de l’Olympe !… On se serait marché sur les pieds entre Jupiters armés d’éclairs en carton doré car pour Vulcain il y aurait eu évidemment nettement moins de candidats.

— Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais préféré ? fit Pauline rêveuse. Le costume grec est assez flatteur pour les hommes qui ont de belles jambes…

— Ne rêvez pas et pensez plutôt à cette quantité de Vénus arthritiques ou obèses auxquelles nous échappons…

Aldo se mit à rire mais objecta qu’il ne pourrait assister au bal à moins que l’on accepte de le supporter en habit moderne. Même chose pour Adalbert mais John-Augustus avait réponse à tout :

— Que nenni ! Il y a ici des kilomètres de satin, velours et autres brocarts que j’y ai empilés à l’intention des invités prévenus trop tard et que les exigences de Cynthia mettraient dans l’embarras. Nous avons aussi, près de la synagogue un tailleur chinois qui vous fera en vingt-quatre heures ce que vous voudrez… à condition de lui donner un dessin sinon gare aux aventures ! Vous pourriez vous retrouver en mandarin chinois…

— Il y en avait au XVIIIe siècle, fit Adalbert rêveur. Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Peut-on savoir ce que vous avez choisi pour vous-même, Mr Belmont ?

— Appelez-moi John-Augustus ! C’est plus simple. Quant à votre question…

— Parions que j’y réponds ! s’écria sa sœur. Un marin ! Et je pencherais pour John Paul Jones ?

— Ce que vous pouvez être agaçante ! s’écria l’interpellé en se levant de table. Voilà ma surprise à l’eau ! Gentlemen ! Avec votre permission je me retire parce que je me sens le besoin d’une petite sieste et je vous conseille d’en faire autant.

— Nous pensions à une promenade, objecta Aldo. Il fait un temps idéal…

— En ce cas prenez toutes les voitures ou les chevaux que vous voudrez ! clama John-Augustus en rentrant dans la maison. Vous êtes chez vous… J’irais bien avec vous mais il faut que je me trouve un costume ! Cette dinde possède le rare talent de vous casser les oreilles avec un sujet sans rien vous dire de l’essentiel ! Et vous devriez vous aussi aller faire un tour chez Tong Li.

— Nous irons dès ce soir, promit Aldo. Mais, à propos de ce bal, me trouveriez-vous indiscret si je vous demandais qui y sera ?

— Pas du tout… À peu près la totalité du gratin de l’île.

— Sauf les Astor, j’imagine ?

— Sauf Alice Astor ! rectifia la baronne, que Cynthia et moi, pour une fois d’accord, détestons à l’unisson mais Ava sera présente… déguisée en reine. Vous devinez laquelle ?

— Marie-Antoinette ?

— Gagné ! L’inconvénient est qu’il y en aura peut-être deux ou trois autres mais cela mettra un peu… d’animation.

— Les Schwob sont-ils invités ?

— Il est impossible de les laisser de côté… Je devine ce que vous avez derrière la tête, mon cher Aldo : vous voulez savoir si Ricci et sa dernière fiancée les accompagneront ? Dès l’instant où elle habite les « Oaks » elle fait partie de la famille et naturellement ils l’amèneront. En conséquence Ricci sera du lot ! À quoi pensez-vous ?

— À rien de très précis mais je crois que la rencontre pourrait être intéressante. À ce soir, baronne.

Après sa nuit de prison, Adalbert se serait volontiers abandonné à la tentation d’aller faire un somme mais, sa curiosité étant, elle, bien éveillée, il opta pour la balade à condition que ce ne soit pas à cheval. Il « montait » convenablement – éducation oblige ! – mais n’avait jamais vraiment compris quel plaisir on pouvait éprouver à se laisser secouer durant des heures sur le dos d’un animal fantasque dont on ne pouvait être sûr qu’il n’allait pas, sur un coup de tête, se débarrasser de vous dans une haie ou un fossé boueux à des kilomètres de toute habitation avant de s’en retourner tranquillement à son écurie. En revanche il adorait les chevaux-vapeur et depuis son départ de Paris ne cessait de regretter sa chère Amilcar rouge, teigneuse et pétaradante à souhait.

Dans le garage où s’alignaient une demi-douzaine de luxueuses bagnoles, il opta sans hésiter pour la plus modeste, un roadster Ford gris gainé de cuir bordeaux au volant duquel il s’installa avec une telle satisfaction qu’Aldo se garda de lui disputer la place : il se contenterait du rôle de navigateur. En un quart d’heure on fut en vue du Palazzo Ricci.

L’endroit pour une fois n’était pas désert grâce à l’énorme pique-nique qui avait lieu dans la propriété la plus proche. L’air était empli de l’odeur des viandes rôties et du charbon de bois et au travers des arbres on pouvait voir s’agiter des hommes et des femmes en tenues claires. Il y avait aussi du monde sur la route : des curieux à pied ou à bicyclette. Ainsi que des invités retardataires. Adalbert rangea la voiture, stoppa le moteur et suivit Aldo déjà descendu.

Ils se trouvaient sur l’arrière du Palazzo défendu par une imposante grille ouvragée à travers laquelle on pouvait constater l’agitation qui y régnait. Les fenêtres étaient ouvertes pour un nettoyage à grande échelle. Des laveurs de carreaux étaient à l’œuvre et par moments, le vacarme des aspirateurs couvrait les échos du jazz. On nettoyait également les statues, les fontaines des jardins et de la terrasse où des hommes alignaient les orangers en pots couverts de fruits.

— Tu crois que ce sont les préparatifs du mariage ? demanda Adalbert.

— Cela y ressemble fort. La dernière fois que je suis venu on aurait pu croire le palais abandonné alors qu’il y avait du monde à l’intérieur…

Le rugissement d’un klaxon lui coupa la parole et le fit s’écarter de la grille afin de livrer passage à la camionnette de l’épicier tellement chargée que ses portes arrière entrouvertes étaient retenues par des cordes. Poli, le chauffeur toucha sa casquette en passant près d’eux puis se dirigea vers l’entrée des cuisines.

— Descendons pour voir l’autre façade, dit Aldo. Je voudrais vérifier…

Ils longèrent le mur qui suivait la pente du terrain jusqu’à la plage déserte d’où l’impeccable velours vert d’une vaste pelouse remontait vers les plates-bandes. Là, des jardiniers s’activaient à planter une multitude de rosiers blancs, de lis et de marguerites :

— Ça ne te rappelle pas les bords de Loire et le mariage d’Eric Ferrals(20) ? remarqua Adalbert. On avait de même planté en catastrophe des quantités de fleurs blanches. La noce n’est plus loin…

Aldo ne répondit pas. En équilibre sur un rocher, il observait le palais avec les jumelles qu’il avait emportées. De ce côté, pareillement, toutes les fenêtres étaient ouvertes à l’exception des deux extrêmes à droite du rez-de-chaussée et des deux qui se trouvaient immédiatement au-dessus. Ces dernières, il le savait à présent, étaient celles de l’étrange chambre nuptiale d’où seul l’époux ressortait vivant… Aldo tendit ensuite les jumelles à Adalbert qui l’avait rejoint et qui à son tour observa le phénomène.

— Il faudra aller voir ça de plus près, conclut celui-ci en restituant l’appareil.

— J’y ai pensé avant toi mais ce qui manque c’est le moyen. Si tu essaies de forcer l’une des portes qui sont dans le mur, tu déclenches un carillon à rendre sourd !

— Et l’idée d’escalader le mur ne t’est pas venue ?

— Tu l’as vu, le mur ? Une plantation de verres cassés. Tu ne peux pas t’y accrocher sans y laisser un doigt ou deux sinon la main. La solution serait peut-être de passer par les rochers à marée basse comme je viens de le faire pour jeter un coup d’œil mais à marée haute on ne passe pas.

— Avec une marée basse par une nuit pas convenable ça devrait s’arranger ?

— Il faudrait qu’elle soit assez claire pour ne pas se rompre le cou et pourtant suffisamment sombre pour pouvoir remonter la plage, la pelouse et les jardins sans se faire repérer depuis la maison. Tu as vu combien de fenêtres regardent de ce côté ?

Vidal-Pellicorne se mit à fourrager dans sa tignasse couleur de blé mûr, ce qui était chez lui signe de grande réflexion :

— Tu ne serais pas devenu un peu trop prudent ? avança-t-il doucement. L’âge peut-être ? Ou le poids des responsabilités ?

— Ni l’un ni l’autre ! Je te ferai simplement remarquer que je suis ici tout seul à me battre contre un problème de taille : mettre Ricci hors d’état de nuire, l’empêcher de massacrer une nouvelle épouse et – accessoirement ! – essayer de lui reprendre les joyaux de la Sorcière.

— Pour les deux premiers postulats je suis d’accord mais le troisième me paraît sujet à caution. Que Ricci ait tué à plusieurs reprises pour les voler n’en fait pas de toi pour autant le propriétaire ? En outre, ce sont des bijoux « rouges » et ceux-là d’habitude tu ne les collectionnes pas ?

— Non mais estimant que bien mal acquis ne doit pas profiter je les vendrais volontiers au profit de la pauvre et charmante Violaine Dostel et peut-être aussi de Betty Bascombe dont le fils a payé pour les crimes d’un autre. J’ai même une cliente.

— Qui ?

— Ton ex-future belle-mère ! Ava Ribblesdale… il fallait que je l’appâte avec quelque chose, ajouta vivement Morosini en voyant s’allonger la mine de son ami qui acheva la phrase à sa place :

— … pour qu’elle oblige sa fille à retirer sa plainte ? Ça a dû te coûter ? ricana Adalbert. Aux dernières nouvelles tu la fuyais comme la peste !

— Quand on veut souper avec le Diable il faut se munir d’une longue cuillère ! fit Aldo d’un ton doctoral. C’est ce que j’ai fait, voilà tout. À présent cherchons un moyen d’entrer là-dedans sans nous faire pincer. À deux ce doit être plus facile qu’en solo.

Lentement, ils firent le tour du domaine cherchant un trou quelconque, une faiblesse dans la défense de cette place forte jusqu’à ce qu’enfin, à un endroit envahi par les broussailles, Adalbert découvre un vieux pin dont les branches, courbées par les vents fréquents, passaient au-dessus de la muraille. Cependant il était aussi évident qu’aucune de ces branches ne pourrait soutenir un homme.

— Ce qu’il nous faut, décréta Adalbert après examen, c’est une corde solide et suffisamment longue pour pouvoir la passer autour de la ramure sommitale qui penche dans la bonne direction. L’un de nous se laisse descendre dans les jardins et l’autre reste sur place pour l’aider à remonter.

— Tu vois que j’avais raison de te dire que j’avais besoin de toi ? s’exclama Aldo. Ensemble on est imbattables et si tu es d’accord on sera là cette nuit !

Le goût du combat lui revenait d’un coup avec cette foi dans l’avenir qui, depuis quelques jours, lui faisait dangereusement faute. Sans pécher par trop d’optimisme, il pouvait envisager, à présent, de sortir du piège où il s’était fourré avec les honneurs de la guerre.

Ils reprirent la voiture mais au lieu de rentrer directement, Aldo indiqua le chemin menant à la crique Bascombe. Adalbert n’ignorant plus rien de ce qu’Aldo savait de Betty, il pouvait être profitable de le laisser courir sa chance auprès d’elle ? Avec les femmes d’un certain âge, Adalbert usait d’une méthode et même d’un charme bon enfant bien différent du sien propre et qui réussissait souvent beaucoup mieux. Mais quand le roadster s’arrêta en haut du chemin menant à la maisonnette de Betty, ils la virent assise sur la marche qu’Aldo n’avait qu’un instant partagée avec elle. Or elle n’y était pas seule : une jeune femme ou une jeune fille – si l’on s’en tenait aux bras et jambes nues dépassant d’une robe en cotonnade fleurie – se tenait à ses côtés et elles bavardaient avec animation. La tête de la visiteuse disparaissait complètement sous un large chapeau de paille destiné à la protéger du soleil. Chose extraordinaire, Betty semblait prendre plaisir à leur conversation et ceux qui l’observaient purent la voir sourire à plusieurs reprises.

Une amie sans doute. Ted n’avait-il pas laissé entendre qu’elle en possédait encore dans la population ? Peut-être une « fiancée » du malheureux Peter dont on disait qu’il était « simple » mais beau ? Aldo crut déceler une intimité entre les deux femmes et se sentit tout à coup gêné de les épier ainsi.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Adalbert devant le silence de son ami.

— On rentre. Cette jeune personne n’a certainement rien à nous apprendre et je ne nous vois pas suivre « discrètement » en voiture une simple bicyclette, ajouta Aldo en désignant celle qui était appuyée contre la maison. Puisqu’on a le temps on peut aller visiter le tailleur chinois. Ce sera toujours ça de fait…

— Cette histoire de mascarade ne m’emballe qu’à moitié, grogna Adalbert en redémarrant doucement.

— J’ai d’abord pensé comme toi mais à la réflexion c’est plutôt une bonne idée. Si l’on porte des masques, on peut aborder qui l’on veut en restant anonyme. Cela ouvre des perspectives.

— Avec qui veux-tu causer ? Avec Ricci ?

— Peut-être. Et pourquoi donc pas avec notre chère Hilary ? Dieu m’est témoin que je ne l’aime guère mais avons-nous le droit de la laisser courir à une mort certaine sans lever le petit doigt ? C’est une femme malgré tout.

— Je me demande si elle ne le sait pas, fit Adalbert songeur. Souviens-toi du soin avec lequel était monté son plan pour s’approprier les « sorts sacrés(21) » ? Telle que nous la connaissons, elle a dû prendre des renseignements avant de jeter son dévolu sur ce type.

— Possible… et même probable mais je préfère en avoir le cœur net.

— Tu sais où elle habite, je suppose ?

— Oui pourquoi ? Tu veux y aller faire un tour ?

— J’aimerais, oui. Il me semble que si, moi, je pouvais lui parler seul à seul, j’aurais peut-être plus de chance de la convaincre de renoncer que…

— … que moi dont elle a failli tuer la famille ? Autrement dit Lisa alors enceinte et les jumeaux ? J’ai évidemment toutes les raisons de la haïr et elle toutes les raisons de se méfier de moi. Prends la première rue à droite pour rejoindre Bellevue Avenue ! On va aux « Oaks ».

Patinée par le temps, solide comme son emblème, la propriété des Schwob ne revendiquait aucune ressemblance avec les modèles « historiques » des alentours. C’était seulement une grosse maison coloniale en pierres grises et fenêtres blanches avec un porche à quatre colonnes surmontées d’un fronton mais sa sévérité était adoucie par les nombreuses plantes grimpantes – rosiers blancs, clématites bleues qui couvraient ses murs et donnaient l’impression que le jardin – très fleuri à l’exception de l’inévitable pelouse ! – montait à l’assaut de la maison.

Quand Morosini et Vidal-Pellicorne s’en approchèrent, il y avait foule dans les allées et autour d’un pavillon de toile blanche rayée de jaune planté au milieu de l’herbe verte où de nombreuses tables juponnées de lin brodé étaient disposées. À l’entrée deux serviteurs en livrées blanches s’occupaient de vérifier les invitations des occupants d’une limousine grenat.

— Allons bon ! Une garden-party ! soupira Aldo. Ton entretien à cœur ouvert n’est pas pour aujourd’hui.

— On pourrait essayer d’entrer ?

— Sans invitation ou sans être accompagné, n’y compte pas ! Regarde plutôt les deux préposés à la grille ! Le charme de ce pays dit de la Liberté est que les cloisonnements y sont plus sévères que n’importe où. Tu veux essayer ?

— Bien sûr ! Qui ne risque rien…

La limousine roulant alors vers les garages, Adalbert engagea la Ford dans l’allée d’entrée et l’arrêta entre les deux préposés qui avec ensemble se penchèrent vers les portières.

— Vos invitations, Messieurs ?

— Nous venons d’arriver à Newport et nous n’en avons pas, dit Aldo avec toute l’autorité dont il était capable. Nous sommes des amis de Miss Forsythe et nous avons besoin de lui parler !

— Désolé, Monsieur, mais sans invitation vous n’entrerez pas.

Deux billets verts apparurent entre les doigts de Morosini :

— Ceci ne peut-il les remplacer ?

À sa surprise le visage de l’homme se ferma :

— Certainement pas, Monsieur. Veuillez faire demi-tour !

— Nous venons de vous dire que nous voulions parler à Miss Forsythe, relaya Adalbert. Que l’un de vous fasse au moins l’effort d’aller la prévenir. Nous sommes…

— Inutile ! Nos ordres sont formels : nous ne devons en aucun cas abandonner notre poste ni laisser entrer sans le carton bleu.

— Les ordres de qui ? De Monsieur Schwob ?

— Non. De Mr Ricci. C’est aujourd’hui son thé de fiançailles.

— Un thé ? fit Aldo dédaigneux. D’habitude on donne un dîner ? Ses affaires sont si mauvaises ?

— Non mais étant donné son veuvage relativement récent, il a décidé de faire les choses plus simplement et il ne reçoit que les intimes. Veuillez à présent circuler sans nous obliger à réclamer de l’aide.

Sans insister Adalbert fit reculer la voiture jusqu’à la route qu’il reprit en sens inverse :

— Je ne sais pas si tu as remarqué mais sous sa livrée à l’ancienne ce larbin avait un pistolet ?

— L’autre aussi ! Décidément Ricci tient à préserver son « intimité ». Il est vrai que quand on y admet quelque deux cents personnes on comprend que cela nécessite du monde. Il ne nous reste plus qu’à attendre le bal Belmont et, pour commencer, aller chez le Chinois !

— Et dès la nuit tombée, on retourne au Palazzo. Ricci ne va certainement pas rentrer se coucher à sept heures du soir !

La première partie du programme se déroula sans difficultés. On passa commande de deux costumes après quoi Aldo décida d’aller prendre le « thé » à la White Horse Tavern. Il n’avait pas revu Ted Mawes depuis que celui-ci l’avait autant dire fichu à la porte et il voulait prendre la température de l’aubergiste.

Il s’attendait à une réception impersonnelle, voire glaciale or il n’en fut rien. À peine eut-il fait choix d’une table à l’écart du bar que Ted lui-même repoussant la serveuse qui se présentait s’approcha en disant qu’il allait prendre la commande.

— Je suis content que vous soyez venu, dit-il, parce qu’il faut que je vous parle. Mais auparavant je dois vous demander de m’excuser pour l’autre jour. Mon attitude était indigne de moi et des traditions de la Tavern.

Il semblait si sincèrement désolé qu’Aldo lui tendit la main spontanément :

— N’y pensez plus et buvez quelque chose avec nous ! Je vous présente Monsieur Vidal-Pellicorne, mon ami et mon… associé. Je suppose qu’à cette heure ce sera du thé ?

— Difficile de faire autrement. Trois thés, Nancy ! brailla-t-il en s’installant sur le banc à côté d’Adalbert. Puis, plus bas, il ajouta « La vérité est que j’ai vraiment eu la trouille ce matin-là… Voyez-vous, quand on l’a emmené au bateau j’ai cru voir une ombre… »

— Pourquoi ne l’avoir pas dit ?

— Parce que je pouvais aussi bien avoir rêvé. On avait pas mal bu ce soir-là mais quoi qu’il en soit j’ai ressenti une irrésistible envie de me sortir de tout ça et de vivre ma vie sans plus m’occuper de celle des autres. D’où mon attitude… Je l’ai regrettée aussitôt d’ailleurs mais la baronne est venue vous chercher et ça m’a rassuré que vous alliez chez les Belmont. Ils représentent ici une sacrée garantie et personne n’oserait s’attaquer à eux alors moi je pouvais respirer. Seulement, ce matin, le Mandala est revenu… mais vous le savez peut-être ?

— Non. Si elle l’a su la baronne n’a pas jugé bon de me le dire. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Elle n’a pas à me tenir au courant des allées et venues du yacht familial.

— Peu importe. Ce qui compte, c’est ce que m’a raconté le captain Blake quand il est venu boire son pot de café habituel : son passager n’a pas fait plus de trente pas sur les quais de New York : il a reçu, entre les épaules, un couteau qui l’a étendu raide mort. C’est pourquoi si vous n’étiez pas venu je serais allé à Belmont Castle afin de vous prévenir.

— Et vous avez peur à nouveau ?

— Pas pour moi. À la réflexion je suis dans le pays une espèce de monument historique auquel on tient et il faudrait y regarder à deux fois avant de m’effacer du paysage. Et puis j’ai pris mes précautions mais vous, il va falloir que vous fassiez attention. Vous êtes un étranger et un mauvais coup est vite arrivé. Alors vous devriez éviter de sortir…

— Mais c’est que, justement, je ne suis pas venu pour rester enfermé, fit Aldo en se beurrant un « bun » qu’il enfourna avec une nouvelle tasse de thé. Et à ce propos nous sommes allés ce tantôt jusque chez Mrs Bascombe.

— Vous feriez mieux de la laisser tranquille. Elle a eu suffisamment de malheurs et si on vous voit trop souvent rôder dans sa solitude…

— Une solitude qu’elle partageait avec une jeune femme ou une jeune fille qu’elle semblait bien connaître. Nous avons pu les entendre rire et bavarder mais sans réussir à saisir leurs paroles…

— Ah bon ! C’est nouveau ? Elle était comment votre jeune femme ?

— Robe blanche à petites fleurs rouges, vaste capeline cachant entièrement le visage. À part ça des bras minces dont l’un portait une montre-bracelet, et de jolies jambes. Une peau claire mais nous n’avons rien vu de la figure ni de la couleur des cheveux.

Les sourcils de l’aubergiste se relevèrent de deux bons centimètres.

— Je ne vois pas ! Une touriste de passage mais en ce cas je ne m’explique pas pourquoi Betty qui est sauvage comme une chèvre lui ferait des sourires et ici, je ne vois personne qui corresponde à votre description. Cependant je peux toujours ouvrir les yeux et, au besoin, aller demander à Betty de qui il s’agit. Ça vous intéresse tellement ?

— Oui. Comme tout ce qui touche à cette femme parce que je suis persuadé qu’elle en sait beaucoup plus sur Ricci que nous tous réunis. Et c’est normal : la haine rend vigilant…

Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole. Pris par leur sujet aucun des trois hommes n’avait remarqué que le jour baissait de façon inhabituelle et que de noirs nuages s’accumulaient sur l’île. Simultanément l’un d’eux creva en une pluie diluvienne où se noya le paysage. Refusant le dîner que leur offrait Ted Mawes, Aldo et Adalbert se précipitèrent pour relever la capote de la voiture avant que celle-ci ne soit transformée en baignoire, s’y embarquèrent déjà trempés et se hâtèrent de regagner, à travers des trombes d’eau où brillaient comme des phares les grandes résidences illuminées, les régions sèches de Belmont Castle.

— J’ai l’impression que, pour ce soir, notre expédition est dans le lac, soupira Adalbert. Ce n’est vraiment pas un temps à grimper aux arbres.

— Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain, émit Aldo sentencieux.

— C’est de toi ?

— Non. De César Borgia. Il l’a dit un soir où il venait de rater l’assassinat de son beau-frère.

Malheureusement le lendemain il faisait toujours aussi mauvais. Le gros orage qui dura la nuit entière, réduisant au désespoir deux maîtresses de maison dont l’une avait prévu un concert champêtre et l’autre une fête vénitienne autour d’un miroir d’eau qu’elle avait fait installer à grands frais, déglingua le temps pour plusieurs jours désertifiant les plages d’où avaient disparu parasols et transatlantiques. Seuls quelques rares baigneurs pourvus d’un cuir plus épais que celui des autres s’aventurèrent bravement dans les flots gris crêtés d’écume. En tête de ces héros, John-Augustus qui déclarait à qui voulait l’entendre que la température de l’eau était infiniment plus agréable que celle de l’air et que rien n’était meilleur pour la santé que les revigorantes gifles de l’océan. À ce régime il prit une bronchite qui acheva de mettre sa femme hors d’elle.

— Vous trouvez que je n’ai pas assez de soucis ? Mon grand bal est à la veille de se voir rétrécir entre les murs de cette maison et vous prenez un malin plaisir à vous rendre malade ?

— Que j’y assiste ou pas ne fait pour vous ni chaud ni froid ! protesta-t-il. Et je vous ferai remarquer que même si le jardin vous est hostile, vous avez à l’intérieur assez de salons et même de terrasses que l’on peut recouvrir d’un vélum pour que six ou sept cents personnes puissent s’y agiter ! Si on ne dansait que par beau temps à Newport, ce ne serait pas souvent ! Et vous n’avez pas l’air de vous en priver beaucoup ?

La jeune femme en effet sortait tous les soirs pour aller rejoindre la joyeuse bande du Yacht Club où le jazz faisait rage jusqu’à l’aube. Les autres habitants du Castle – Pauline, Aldo et Adalbert – prirent leurs quartiers dans la bibliothèque où dans la vaste cheminée on allumait très souvent des feux de pins odorants afin de préserver les livres de l’humidité marine. On pouvait y lire, jouer au bridge ou aux échecs, prendre le thé dans une atmosphère paisible et confortable à l’écart des salons envahis parfois par Cynthia et sa bande. Convenablement « bâchés » on fit aussi, en dépit des rafales de vent et de pluie, de grandes promenades sur les plages presque aussi désertes que durant les tempêtes d’équinoxe. On se serait cru en automne et Cynthia abordait aux rives du désespoir quand, la veille de son bal, le ciel se nettoya et l’été reparut dans toute sa splendeur. Une armée de jardiniers se mit à l’œuvre pour réparer les dégâts, changer les plantes et les fleurs abîmées, nettoyer les tennis, la piscine sur laquelle on étala des nénuphars, installer des arceaux fleuris et passer les allées au peigne fin. C’est tout juste si l’on ne passa pas la pelouse à l’aspirateur mais au jour et à l’heure dits, la majestueuse demeure et ses jardins où brûlaient des centaines de lanternes vénitiennes ressemblaient à un théâtre de contes de fées et illuminaient la nuit. Quelque part des violons jouaient du Vivaldi.

— On peut dire ce qu’on veut de Cynthia, remarqua Pauline en contemplant, du haut de l’escalier l’enfilade des salons éclairés par les lustres et les torchères supportant une multitude de bougies, enrichis de massifs d’hortensias et de lis, ponctués par les tenues vert et or des laquais à perruque gardant les divers buffets supportant des pyramides de fruits, qu’elle a une tête de linotte, que dans la vie courante elle ne pense qu’à danser et gratter du banjo mais elle devient géniale dès qu’il s’agit d’organiser une fête…

Elle-même portait une somptueuse robe chinoise ancienne en satin gris brodé d’or et de perles et sur ses épais cheveux noirs laqués la coiffure compliquée des princesses mandchoues, velours et or piqués d’orchidées mauves et de grosses améthystes. Elle était superbe et Aldo lui en fit un compliment si flatteur qu’il la fit rosir.

— Elle sait surtout très bien s’entourer des gens qu’il faut, bougonna son époux, tout fringant sous le costume un peu sévère du célèbre marin. Depuis six mois elle ne jure que par ce peintre français qui fait des décors de théâtre à Broadway et qui se fait payer des fortunes ! Cette bagatelle va me coûter les yeux de la tête !

— Allons, mon cher petit frère, ne vous faites pas plus pingre que vous n’êtes ! Vos bateaux coûtent beaucoup plus cher qu’une fête !

— Peut-être mais ils durent plus longtemps ! Seigneur Dieu ! En voilà déjà un qui arrive !… Winny Langdon en George Washington ! Il devrait pourtant savoir que notre premier président n’était pas un nain !…

Il n’en dégringola pas moins à la rencontre des arrivants qu’annonçait un « aboyeur » à la voix de stentor dont la barbe noire jurait affreusement avec la perruque blanche et s’en alla, résigné, prendre à l’entrée des salons sa place de maître de maison assisté par Pauline. Déchargée de cette corvée, Cynthia avait averti qu’elle ferait son apparition – qu’elle espérait sensationnelle bien sûr ! – quand tout le monde ou presque serait là. Aldo et Adalbert restèrent tranquillement en haut des marches afin de mieux jouir du spectacle.

Habit de satin corail soutaché de noir sur des culottes de satin noir, Morosini avait refusé de porter perruque se contentant d’un catogan postiche noué par un ruban noir. Quant à Adalbert qui tenait avant tout à son confort il s’était fait confectionner par Tong Li une assez bonne copie du Gilles de Watteau c’est-à-dire une sorte de pyjama en satin blanc avec une collerette en tulle tuyauté et sur la tête un chapeau rond en velours porté en arrière sur une coiffe de satin blanc d’où dépassait sa mèche folle. Il avait eu quelque peine à empêcher Tong Li pour qui le blanc était couleur de deuil, de lui ajouter des rubans écarlates et un dragon brodé à titre de porte-bonheur.

Les arrivées se succédaient à un rythme qui allait s’accélérant. Robes à paniers et costumes de cour emplissaient peu à peu les salons de leurs fulgurances. Certains hommes avaient opté pour des uniformes plus sobres et quelques femmes pour des toilettes rappelant leurs ancêtres américaines avec des bonnets de mousseline ou de dentelles mais toutes ruisselaient plus ou moins de diamants et de perles. Le bruit des conversations et des rires étouffait souvent la musique. Soudain l’attention un peu flottante des deux observateurs jouissant simplement du coup d’œil se fixa. On venait d’annoncer Mr et Mrs Schwob, Miss Mary Forsythe et Mr Aloysius Ricci.

Leurs regards négligèrent les deux premiers pour accrocher les seconds et ne plus les lâcher. En bonne Anglaise – peut-être l’était-elle réellement ! – « Mary » s’était inspirée d’un portrait de Gainsborough et sa fine silhouette s’enveloppait de mousseline blanche et de taffetas rose pâle assortis aux plumes d’autruche qui moussaient à son grand chapeau de velours noir. Son compagnon avait eu le bon esprit d’adopter ce dernier tissu pour son habit à boutons de diamants et le tricorne qu’il portait sous le bras. En revanche, sa figure couperosée, ses traits durs et son double menton s’accommodaient mal de sa perruque blanche un peu juste qui laissait dépasser des cheveux gris. Il devait s’en rendre compte car le sourire de commande plaqué sur sa face, les yeux sans cesse en mouvement, disaient assez qu’il ne se sentait pas au mieux.

— Quel couple ! marmotta Adalbert. Avec ce chapeau elle a l’air d’être deux fois plus grande que lui. En outre il est franchement affreux. Qu’est-ce qui lui prend de vouloir épouser ce gnome ?

Au mécontentement qui pointait dans la voix de son ami, Aldo se demanda s’il ne lui restait pas un reste de l’ancien penchant. Il est certain que se voir remplacé par ce type n’avait rien de flatteur !

— Il est très, très riche, murmura-t-il en manière de consolation.

— Il n’est pas le seul ici. Des milliardaires on en ramasse à la pelle dans cette île.

— Quoi qu’il en soit c’est celui-là qu’elle a choisi et j’aimerais faire en sorte qu’elle renonce à ce projet. C’est selon moi la meilleure façon de lui sauver la vie.

Deux apparitions simultanées accaparèrent alors les attentions. Cynthia – Pompadour bleu Nattier et dentelles blanches appuyée sur une haute canne au pommeau endiamanté – descendait majestueusement l’escalier dont sa robe occupait toute la largeur au moment même où lady Ribblesdale – Marie-Antoinette en bergère de Trianon du même bleu mais avec une immense perruque surmontée d’un chapeau fleuri et une gigantesque canne enrubannée – franchissait le vaste vestibule. Pauline et Belmont se précipitèrent au-devant de celle-ci tandis que Cynthia achevait sa descente au milieu des applaudissements. On entendit alors la voix perchée d’Ava déclarer :

— Depuis quand se préoccupe-t-on d’une vulgaire favorite quand la Reine arrive ?

John-Augustus bafouilla quelque chose que l’on n’entendit pas : les applaudissements se retournaient de son côté et force était à la Pompadour de faire un saut dans l’Histoire en venant saluer une souveraine qu’elle n’avait pas eu l’honneur de connaître ; on est maîtresse de maison ou on ne l’est pas… Ces dames gagnèrent ensemble le grand salon où sur une tribune l’orchestre attaquait la première danse. Tandis que Belmont – politesse oblige ! – ouvrait le bal avec Ava, Aldo s’inclina devant Pauline :

— Me ferez-vous l’honneur, baronne ?

— Volontiers, mon cher prince…

C’était un plaisir que s’accordait Aldo dans un bal qui l’ennuyait plutôt. Sur le bateau Pauline et lui avaient dansé plusieurs fois ensemble et leurs pas s’accordaient bien. Elle était souple et légère à la fois tout en dégageant un charme auquel, ce soir, il s’avouait sensible. C’était peut-être ce costume ou ce parfum discrètement ambré qu’il ne lui connaissait pas… D’habitude elle usait d’un parfum qui lui était connu, « Arpège » de Lanvin que Lisa avait porté un moment mais ce soir c’était différent. Plus oriental ? Diablement sensuel en tout cas et il lui en fit compliment :

— Je pourrai avoir envie de vous séduire ce soir ? murmura-t-elle en se serrant un peu plus contre lui. Et ne me parlez pas de Vauxbrun ! C’est ainsi ! ajouta-t-elle avec irritation.

— Pourquoi ce soir ?

— Parce que je regrette d’avoir invité Ricci et compagnie pour vous faire plaisir. Ils… ils me font peur !

— Peur à vous qui ne craignez ni Dieu ni Diable ?

— Où avez-vous pris ça ? Je crains Dieu et je redoute le Diable. Or j’ai l’impression qu’il vient d’entrer dans cette maison. Peut-être en double exemplaire parce que la douce fiancée ne me plaît guère plus que ce vilain prédateur. Qu’avez-vous l’intention de faire ?

— Dans l’immédiat ? Inviter Miss Forsythe à danser. Elle ne m’a pas encore aperçu et je compte d’abord sur l’effet de surprise. En outre il faut que j’essaie de la détourner de ce mariage…

— Si elle ne vaut pas plus cher que lui, laissez-les donc s’entretuer ! Vous y tenez à ce point ?

— C’est Adalbert qui y tenait et vous dites des sottises ! Je suis venu pour régler un compte avec Ricci et mettre un terme à ses méfaits. Il se trouve qu’il s’agit de cette fille mais j’en ferais autant pour n’importe quelle autre !

— Elle est trop belle pour ma paix intérieure !

— Pas pour la mienne ! Ne vous tourmentez pas !

Rapprochant leurs visages, il posa un baiser léger sur la tempe de Pauline. La danse s’achevait. Il prit sa main pour l’emmener vers l’un des buffets où le champagne coulait à flots.

— Venez boire une coupe ! Cela sera salutaire à tous les deux…

Elle le quitta ensuite, entraînée par une imposante copie de Louis XIV – « Encore un, pensa Aldo, qui ne sait pas lire les chiffres romains ! » – qui prétendait l’entretenir d’une affaire importante. Aldo regarda autour de lui, cherchant Ricci et sa compagne. Ce n’était pas facile. La fête démarrait agréablement. Entre les pauses de l’orchestre, le brouhaha des conversations s’élevait coupé de rires et de l’entrechoquement cristallin des verres. Il finit par les apercevoir assis sous une cascade de roses au milieu d’un groupe formé par les Schwob et trois autres personnes dont il ignorait tout puisque à Newport il ne connaissait pas grand monde. Ricci parlait d’abondance en faisant beaucoup de gestes mais la fiancée donnait l’impression de s’ennuyer à mourir. Elle concentrait son attention sur le gros diamant qu’elle portait à l’annulaire et qui devait être sa bague de fiançailles. L’orchestre entamait un boston quand Aldo fonça droit sur le groupe, s’inclina :

— Puis-je avoir la faveur de cette danse, Mademoiselle ?… Vous permettez, Monsieur ? ajouta-t-il en se détournant à peine vers Aloysius Cesare.

Ce disant, il tendait une main gantée pour que « Mary » y mît la sienne. Ce qu’elle fit presque sans hésiter. La surprise la fit rougir et arrondit ses beaux yeux. Elle se levait quand Ricci, l’œil mauvais, intervint :

— Qui êtes-vous, Monsieur ?

Aldo lui offrit son sourire le plus impertinent :

— Nous nous connaissons voyons ! Le déjeuner place Vendôme avec Boldini et votre…

— Ah oui ! s’écria-t-il en plaquant un vague rictus sur son visage et, soudain volubile : Je ne vous ai pas oublié mais quand on ne s’attend pas à quelqu’un ? Ainsi vous voilà de l’autre côté de l’Atlantique ? Puis sans attendre une réponse évidente, il ajouta « Mary dear, je vous présente le prince Mosorini, de… Venise. Je crois même l’avoir invité à visiter mes collections. »

— Morosini ! rectifia l’intéressé persuadé que l’autre l’avait fait exprès. Et j’ai eu alors le regret de refuser. Quant à Miss Forsythe, je me souviens de l’avoir croisée, à Londres, il y a trois ou quatre ans. C’était au British Museum.

— Que c’est charmant ! s’écria Mrs Schwob. Vous devriez vous asseoir un instant avec nous. Vous avez largement le temps de danser et…

— Non, coupa « Miss Forsythe » sans trop de courtoisie. Je préfère danser tout de suite…

Et ce fut elle qui entraîna Aldo vers la salle de bal et vint dans ses bras comme si elle en avait l’habitude.

— Incroyable de vous rencontrer ici ? fit-elle d’un ton mondain. Encore sur la trace d’un joyau fabuleux ?…

— Peut-être… mais surtout sur celle d’un assassin. Vous avez vraiment l’intention de l’épouser ?

La main d’Hilary se retira de l’épaule de son cavalier pour lui mettre sa bague sous le nez :

— À votre avis ?

— J’avais remarqué. Dommage que ce soit seulement un prêt. Et à court terme !

— Ce qui veut dire ?

— Qu’à la fin de ce mois il aura quitté votre joli doigt. En même temps sans doute que votre petite âme perverse… ou peu après ! Peut-être l’ignorez-vous mais les épouses successives de ce Barbe-Bleue américano-sicilien ont toutes achevé leur lune de miel à la morgue. Et en piteux état !

Il la sentit se raidir, s’écarter légèrement mais son visage n’eut pas un tressaillement. Il put même y voir l’esquisse d’un sourire.

— Ah oui ? fit-elle, désinvolte. Voilà qui est effrayant ! Notez que votre sollicitude me touche d’autant plus que vous n’avez guère de raisons de m’adorer. Comment va votre femme ?

— Laissez-la de côté s’il vous plaît ! Elle va très bien et j’ai hâte de la retrouver.

— Le bon époux ! Que n’y allez-vous en vitesse au lieu de batifoler avec moi dans cette copie d’un château français ? À propos de français, au fait, comment va ce cher Adalbert ?

— Pas mal. Je pense que vous en jugerez par vous-même. Il est trop galant homme pour ne pas vous inviter à danser ?

— Il est là ?

Cette fois encore la surprise d’Hilary était totale. Elle tourna la tête machinalement et son effarant chapeau manqua de peu l’œil de Morosini qui eut le réflexe de se rejeter en arrière :

— Tenez-vous tranquille ! intima-t-il en riant. Il doit être dans un autre salon ou dehors. Il a emprunté le costume du Gilles de Watteau. C’est inattendu mais il le porte à ravir… C’est un rêveur, vous savez ?

La danse s’achevait mais de nombreux couples applaudissaient en restant sur place. Aldo et Hilary à l’unisson. L’orchestre bissa et ils repartirent mais Aldo s’arrangea pour les diriger vers l’une des portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse et l’y emmena aussitôt. Deux ou trois couples – des amoureux surtout ! – s’y étaient déjà repliés dans la douce lumière des lanternes vénitiennes et ceux-là ne faisaient attention qu’à eux-mêmes. Il y avait aussi des orangers dans des bacs de faïence ancienne entre lesquels des sièges couverts de brocatelle verte et blanche étaient disposés. Aldo en choisit un, y fit asseoir Hilary et lui offrit une cigarette en prenant place à côté d’elle :

— Causons sérieusement s’il vous plaît ! déclara-t-il. Nous n’avons pas beaucoup de temps et j’ai à vous dire des choses graves : arrangez-vous comme vous voudrez mais quittez Newport avant qu’il ne soit trop tard ! Ce diamant devrait être une compensation suffisante.

Elle garda un moment le silence, tirant quelques bouffées bleues en scrutant le beau visage grave de son compagnon :

— Mais ma parole, vous êtes vraiment inquiet ? Et inquiet pour moi ?

— Comme je le serais pour n’importe quelle autre femme engagée dans ce piège terrifiant, comme je l’étais pour Jacqueline Auger, assassinée en plein Londres pour avoir voulu échapper à votre fiancé. Croyez-moi, Hilary, vous, vous courez un terrible danger. Si vous saviez…

— Et si, justement je savais ?

— C’est impossible !

— Croyez-vous ? Alors, mon cher Aldo, essayez de vous mettre dans le crâne que je ne suis plus une apprentie et voilà un moment que je prépare cette affaire qui, je l’espère, sera le couronnement de ma carrière. J’ai pris le temps de me renseigner et je sais que dès l’instant où je serais mariée… ou plutôt Mary Forsythe sera mariée donc personne, il me faudra jouer serré.

— C’est insensé. Vous ne serez pas de taille ! Cherchez-vous un autre milliardaire à épouser !

— Non. C’est celui-là que je veux. Les autres ne possèdent pas la parure de Teresa Solari ! Une véritable merveille ! Un joyau de reine…

— Qui a appartenu à des reines et qui est peut-être le plus « rouge » qui soit au monde avec le Hope !

— Vous le connaissez ? Il est pourtant resté discret sauf quand la Solari s’est tuée…

— A été tuée comme l’ont été avant elle Olympia Buenaventuri et trois autres, au moins, après elle. C’est ce qui vous tente ? Oh vous allez les porter, ces foutus joyaux ! Le jour de votre mariage et vous les porterez encore en entrant dans la chambre nuptiale mais, de celle-là, vous ne sortirez pas vivante. Votre tendre époux sera appelé quelque part en catastrophe, toujours très loin, et vous serez abandonnée à un sort que je ne souhaiterais pas à ma pire ennemie.

— … que je suis !

— Pas de fol orgueil ! Revenez sur terre, Hilary, et pour une fois soyez raisonnable ! Allez-vous-en !

Elle tira de sa cigarette une longue bouffée qu’elle projeta doucement vers le ciel.

— Une question, mon cher prince ! Par hasard, vous ne vous intéresseriez pas à la parure…

— Que j’appelle les joyaux de la Sorcière ? Bien sûr que si ! Mais je ne souhaite pas me les approprier : simplement les contempler un moment puis les vendre pour donner un peu de bonheur à une malheureuse femme. En outre je me suis juré de venger Jacqueline Auger, Teresa Solari et Olympia Buenaventuri. Les victimes d’ici ce n’est pas lui qui les a tuées.

— Je sais : ce n’est pas son truc ! fit-elle un rien canaille. Il faut donc que quelqu’un fasse le sale boulot. Et celui-là je ferai en sorte de l’affronter… et de gagner la partie !

— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’une sorte de duel. Savez-vous seulement que dans le Palazzo où vous serez conduite existe un mystère, une partie cachée, souterraine semble-t-il, où vit un être tout-puissant, servi par d’autres êtres et qui effraie même les domestiques, cependant durs à cuire de Ricci ? C’est ça que vous voulez affronter seule ?

Il vit vaciller son regard que traversa une fugitive angoisse qu’elle chassa vite avec un mouvement d’épaules.

— Qui vous dit que je serai seule ? Et vous-même avez-vous un plan ?

— Je pense…

— En ce cas, pourquoi n’envisagerions-nous pas…

— Ah, vous étiez là ! Je vous cherchais.

La forme sans grâce d’Aloysius venait de se matérialiser devant eux avec dans les yeux une foule d’interrogations qu’il n’osait pas formuler. Morosini se leva :

— Miss Forsythe souhaitait prendre l’air… et puis nous évoquions le British Museum, ajouta-t-il mi-narquois mi-sérieux. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

— Non mais je n’aime pas être loin d’elle trop longtemps ! Vous auriez pu évoquer vos souvenirs en ma présence et celle de mes amis ?

— Je ne vous connais pas beaucoup et eux absolument pas ! Vous n’exigez pas j’espère que votre fiancée efface tout de son passé ?

— Au contraire je préférerais qu’elle m’en confie davantage. Nous pourrions peut-être partager ensemble le souper qui va venir.

— Désolé mais je suis déjà retenu ! Merci pour ces quelques instants Miss Mary ! Ils ont été fort agréables…

— Pourquoi ne pas les renouveler, dit Ricci… au Palazzo par exemple quand elle y sera installée après notre mariage ?… Ou avant si vous acceptiez l’invitation que je vous avais adressée au Ritz ?

Cette fois ce fut Pauline qui évita à Aldo de répondre. Elle aussi le cherchait pour le compte de lady Ribblesdale.

— Elle vous réclame à cor et à cri. Vous la connaissez ?

— Oh oui ! fit Aldo en levant les yeux au ciel.

En suivant la baronne il retint un éclat de rire : Adalbert hilare arrivait sur les « fiancés » les mains grandes ouvertes :

— Est-ce possible ! Cette chère Mary ici ! Quelle merveilleuse rencontre !

Aldo ne put résister à l’envie de se retourner. Si Hilary jouait parfaitement le jeu en montrant un enthousiasme convenable, la tête de Ricci était à peindre : un taureau grincheux prêt à charger mais ligoté par un reste de conscience de l’endroit où il se trouvait. Il devait commencer à trouver excessif le nombre de vieux amis de sa Mary !

Le moment de distraction prit fin rapidement : Ava Ribblesdale arrivait sur lui avec des frémissements de houlette et clamait :

— Que faites-vous donc avec ces gens-là, mon petit prince ? Il faut être aussi négligent que les Belmont pour les laisser traîner chez eux !

Sans souci de l’équilibre fragile de l’échafaudage capillaire qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, Aldo empoigna la dame par le bras pour l’entraîner vers le premier buffet venu :

— Pour l’amour du Ciel, lady Ava, mettez une sourdine ! Vous me démolissez mon ouvrage…

— Comment ça votre ouvrage ?

Un laquais emperruqué passait à sa portée avec un plateau de champagne, il saisit deux coupes et en fourra une dans la main d’Ava :

— C’est cet homme qui possède les joyaux dont je vous ai parlé et vous voulez le chasser ?

— Ah, mon Dieu ! Vous êtes sûr ?

— Pas depuis longtemps mais cela ne fait aucun doute.

— C’est lui qui possède la croix et les pendants ?

— Vous devriez le savoir puisque ses deux mariages précédents ont eu lieu à Newport et que, pour le premier, la fiancée les portait…

— Je ne suis pas en permanence ici. Et même pas souvent heureusement ! Ce n’est pas mal pendant la Season – bien que ce ne soit plus ce que c’était avec tous ces touristes qui nous envahissent ! – mais je préfère de beaucoup l’Europe ou surtout New York… Elle prit soudain un ton rêveur pour ajouter : « Ici, il n’y a pas de quartier chinois. C’est l’endroit du monde où je m’amuse le mieux ! »

— Vous allez là-dedans ? fit Aldo visité par un désagréable souvenir celui de la ravissante Mary Saint-Alban passionnée de « fan tan(22) » dont la brève carrière criminelle s’était achevée tragiquement.

— Pourquoi m’en priverais-je ? J’y vais jouer aux échecs avec un vrai mandarin. C’est formidable et j’adore le voir balayer l’échiquier d’un geste furieux quand je le bats ! Ici il n’y a pas d’adversaires à ma taille.

— Vraiment ? J’aimerais jouer avec vous.

— Voilà une bonne idée… quoique, ajouta-t-elle avec un soupir, il y manque l’atmosphère étrange, avec son vague relent d’opium !… J’aime aussi aller, à l’occasion, boire une bière dans un cabaret du Bronx ou de Brooklyn. Dans les quartiers pauvres, quoi ! C’est tellement amusant de passer outre à un écriteau qui déclare l’endroit « interdit aux dames » ! Ils ne savent même pas ce que c’est qu’une dame… Pour en revenir à notre affaire, comment pensez-vous opérer ?

— Je n’ai pas encore arrêté de stratégie. On verra après le mariage.

— Si c’est à une offre d’achat que vous pensez, vous devriez la faire maintenant : après le mari sera envolé à l’autre bout du pays et la femme en route pour le cimetière ! C’est d’ailleurs assez excitant cette histoire !

— Ah vous trouvez ?

« Marie-Antoinette » lui offrit l’un de ces sourires pour lesquels tant d’hommes s’étaient damnés et qui, malgré les années, gardait du charme :

— À quoi pensez-vous, voyons ? Personne n’assisterait aux épousailles s’il n’y avait pas le piment de ce qui va se passer ! Ah voilà le souper. Naturellement vous restez avec moi !

Au point où Aldo en était, se dérober eût été maladroit, il se résigna donc et subit sa compagne le reste de la soirée qui fut parfaite en tous points. Servis par tables de six sur des brocarts blancs tissés d’argent autour de candélabres anciens chargés de hautes bougies, caviar, clams, langoustes et foies gras accompagnés de champagne – John-Augustus avait défendu farouchement les crus millésimés de sa cave en cas d’une hypothétique encore qu’improbable descente de police ! – la fête fut une réussite absolue de même que le feu d’artifice tiré depuis des pontons amarrés sur la baie. Après quoi on dansa encore et l’aube se levait quand, une à une, les limousines s’égrenèrent dans le vent frais du matin emportant des fantômes plus ou moins réussis d’un monde qui n’existait plus… Quelques-uns tellement ivres qu’il avait fallu les ramasser un peu partout pour les installer sur les coussins de leurs voitures. Et tandis que Cynthia recevait les compliments – largement mérités ! – de ceux qui logeaient au château, John-Augustus dépouilla Paul Jones, révélant un maillot de bain rayé noir et blanc qui lui donnait l’air d’un zèbre et s’en alla piquer une tête dans l’océan.

— Vous devriez en faire autant, lança-t-il au retour, à Pauline, Aldo et Adalbert réunis dans la bibliothèque autour d’une cafetière. Ça réveille !

— Ça aussi ! riposta sa sœur. Et au moins ça réchauffe ! Vous auriez intérêt à essayer ! Vous êtes bleu pâle…

— Plus tard ! Pour l’instant je vais dormir ! fit Belmont en parfaite contradiction avec lui-même avant de galoper vers l’escalier monumental suivi immédiatement par Adalbert qui avait réussi l’exploit de passer toute la soirée avec Ricci et les Schwob en leur délivrant une conférence magistrale – et interminable mais apparemment passionnante ! – sur le temps des Ramsès et leurs trésors.

Resté seul avec Pauline qui ne disait plus rien et semblait lasse, Aldo lui conseilla gentiment d’aller se reposer elle aussi mais elle lui répondit par une question :

— Étes-vous satisfait de cette soirée ?

— Oui et non. J’ai essayé d’avertir Miss Forsythe du danger qu’elle courra en épousant Ricci mais elle semble en être entièrement consciente et m’a déclaré avoir pris des précautions…

— Lesquelles ?

— Je ne sais pas. Ricci ne m’a pas laissé lui parler très longtemps et je ne lui ai pas dit tout ce que je savais. Peut-être Adalbert aura-t-il mieux réussi que moi ? C’est ce que je souhaite.

— J’ai entendu Ricci vous inviter au moment du départ ? Vous n’avez pas l’intention d’y aller j’espère ?

— Oh si ! Voilà des jours que j’essaye sans y parvenir de pénétrer dans sa maison. Je ne vais pas manquer pareille occasion.

— N’y allez pas !

Ce fut presque un cri et, sous le regard surpris d’Aldo, la jeune femme rougit violemment. Elle se leva et alla vers l’une des portes-fenêtres entrouverte sur la terrasse livrée aux nettoyeurs. Aldo la suivit :

— Dites-moi pourquoi ?

— Je ne sais pas mais cet homme me fait peur… affreusement peur ! C’est un assassin ! Un monstre même ! Oh Aldo, si vous avez pour moi un tant soit peu d’am… itié, vous n’irez pas vous jeter dans ses griffes ! Je… je ne pourrais pas le supporter !

Elle tourna sur elle-même ce qui l’amena presque contre Morosini. Il put voir alors ses yeux pleins de larmes, ses lèvres tremblantes. Elle était bouleversée et, instinctivement, il posa ses mains sur ses épaules qu’il sentit frémir sous le satin brodé de sa robe. Son parfum, en même temps, envahit son nez qui le respira avec un plaisir sensuel contre lequel il se défendit en essayant de plaisanter :

— Voilà mon amazone en détresse. Que voulez-vous qu’il m’arrive ? murmura-t-il. Calmez-vous je vous en supplie Pauline ! Vous toujours si sereine, si sûre de vous n’allez pas vous laisser troubler par ce truand sicilien ? Cela ne vous ressemble pas !

— Rien de ce que j’éprouve ne ressemble à ce que j’ai vécu jusqu’ici. Ayez au moins pour moi un peu de compassion si vous n’en avez pas pour vous-même !…

Aldo ne sut jamais comment la bouche de Pauline rencontra la sienne et s’y mêla, comment ses bras à lui se refermèrent sur elle et l’incrustèrent contre lui. Peut-être avait-il trop bu ou bien était-ce le charme de cette apparence exotique mais il eut d’elle, soudain, une envie brutale, violente à la limite de la douleur. Elle le sentit. Son baiser se fit plus profond cependant que son bassin s’appuyait plus étroitement et se mettait à bouger doucement…

L’instant suivant, Aldo et Pauline faisaient l’amour sur le tapis de la bibliothèque. Dans un ultime sursaut de lucidité, Aldo avait pris le temps de refermer les fenêtres et la porte…

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