CHAPITRE I


LE « BOLDINI »

— In-croyable !

En dépit de son habituelle maîtrise Aldo Morosini venait de lâcher une exclamation de stupeur devant ce qu’une porte ouverte lui permettait de découvrir au beau milieu d’un modeste salon écrasé par sa splendeur : un grand portrait de femme dont il identifia l’auteur au premier coup d’œil, le merveilleux Giovanni Boldini dont le pinceau fulgurant faisait exploser la beauté des dames les plus illustres et les plus fascinantes de la haute société depuis la fin du siècle précédent. Or, non seulement Morosini ne connaissait pas cette admirable toile bien qu’il entretînt depuis longtemps des relations d’amitié avec le peintre mais en outre il s’agissait d’une femme âgée. Une particularité qui n’avait jamais attiré Boldini, amoureux fou de créatures de rêve dans tout l’éclat de leur splendeur. Il est vrai qu’en dépit des années le modèle était exceptionnel.

Avançant de deux pas dans la pièce, Morosini admira sans réserve la longue et maigre silhouette enveloppée d’une brume de dentelle noire détachée sur un fond qui eût été obscur sans les ors esquissés et les reflets d’une console Régence surmontée d’un miroir. Toutes ces ombres servaient d’écrin à un visage magnifique malgré la griffe du temps avec de profonds yeux noirs, de hautes pommettes et une mâchoire encore nettement dessinée. Sous le diadème de cheveux d’un blanc argenté l’expression en était à la fois hautaine et ironique et il n’y avait pas à se tromper sur la lueur de défi animant les sombres prunelles. Cette inconnue dont la beauté avait dû être saisissante et qui en gardait de si belles traces aurait pu être une reine et Morosini qui les connaissait à peu près toutes fouillait sa mémoire, infaillible d’habitude, pour découvrir d’où elle pouvait bien sortir car, s’il ne pensait pas avoir jamais vu cette personne, les fabuleux bijoux parant le long cou altier lui semblaient curieusement familiers encore que noyés dans la profondeur du temps, avec la certitude d’une faute de goût qui ne correspondait pas avec le personnage. En effet si le large collier-de-chien d’or serti d’un semis de perles, de petits diamants et rubis signait une pièce des premières années 1900, la fabuleuse croix qu’il soutenait proclamait pour lui l’art et le faste d’un XVIe siècle incontestablement italien. Les pierres et les perles qui la composaient étaient d’une exceptionnelle qualité et d’un calibre impressionnant. Bien trop gros d’ailleurs pour un joyau de gorge, ce genre de parure se portait en devant de corsage, sous le décolleté où il s’agrafait. Celui-ci couvrait la peau blanche depuis le cou jusqu’au creux des seins peu renflés et voilés de mousseline. En outre, des pendants d’oreilles assortis à la croix achevaient de faire de cette femme le vivant écrin d’une parure fascinante dans sa splendeur excessive. À l’exception d’un énorme rubis à l’annulaire droit, l’étrange femme dont les longues mains jouaient avec un éventail en plumes d’autruche noires ne portait aucun autre bijou…

— Eh bien qu’en pensez-vous ?

Une voix mécontente tirait de sa contemplation le prince-antiquaire qui était aussi l’expert en joyaux le plus célèbre d’Europe. Elle appartenait au locataire de l’appartement « bourgeois » de la rue de Lyon, proche de la gare du même nom, où Morosini s’était rendu pour faire plaisir à une vieille amie. Perchée et autoritaire, elle convenait en tous points à Evrard Dostel, aristocrate tellement entiché d’idées nouvelles qu’il avait fait souder sa particule à son nom en gommant une apostrophe absolument hors de saison selon lui. Ce qui ne l’empêchait pas de régner par la terreur sur les employés de bureau dont il était le chef au Ministère des Pensions. Il sanglait étroitement dans une sorte de jaquette noire et un pantalon rayé une longue et maigre silhouette surmontée d’une tête à cheveux grisonnants en voie de disparition dont la « façade » présentait un nez bourbonien dominant de loin une regrettable absence de menton qu’Evrard espérait compenser en portant barbe et moustaches léniniennes. Ce qui n’arrangeait rien, la barbiche ayant tendance à souligner une énorme pomme d’Adam dégagée par le col de celluloïd à coins cassés. Une paire de lorgnons chevauchait l’appendice nasal.

Bien qu’il eût à peu près le même âge – la quarantaine largement dépassée – il offrait avec son visiteur un contraste frappant. Grand, mince et désinvolte dans son costume prince-de-Galles coupé à Londres, ses épais cheveux bruns touchés d’argent seyaient à merveille à sa peau bronzée tendue sur une ossature arrogante, à son sourire indolent et à ses yeux volontiers moqueurs d’un bleu clair tirant sur le vert dans les moments de colère. Ce qui n’était pas si rare : en bon Vénitien, Aldo Morosini avait le sang chaud et l’oreille chatouilleuse.

Après un temps de silence contemplatif, il répondit à la question que son hôte lui posait par une autre question, selon une habitude qui lui était venue avec le temps en s’avisant qu’elle lui permettait de prolonger sa réflexion :

— Si j’ai bien compris ce que m’a dit Mademoiselle du Plan-Crépin, cette dame était votre tante ?

Le chef de bureau étira ses lèvres comme s’il venait d’avaler une potion amère.

— Oui. La baronne d’Ostel, née Olympia Cavalcanti. Elle chantait jadis au théâtre San Carlo de Naples quand mon oncle s’est amouraché d’elle et l’a épousée. Naturellement elle n’a pas demandé mieux : une théâtreuse !…

Morosini fronça le sourcil. Le nom ne lui était pas inconnu. Amateur passionné d’opéras comme l’avait été sa mère, il se souvenait d’avoir entendu celle-ci le prononcer.

— Chez nous on ne traite pas une prima donna de théâtreuse, rectifia-t-il sèchement. Si j’ai bonne mémoire la Cavalcanti a mis fin assez tôt à une belle carrière ? Elle a dû aimer votre oncle.

— Il était très riche, vous savez et si j’admets qu’il était plutôt bien de sa personne, elle n’aurait pas tout laissé tomber pour lui s’il n’y avait eu sa fortune. On peut dire qu’ils ont mené la grande vie. Ils ont beaucoup voyagé : deux ou trois fois le tour du monde et je ne sais combien de séjours en Italie, en Amérique, n’habitant pas souvent leur appartement de Paris et encore moins leur château en Périgord. Dont ils se sont défaits d’ailleurs et cela a hâté la mort de mon père. Il n’était que le cadet, lui, et devait travailler pour nourrir sa famille tandis que l’oncle Grégoire et sa gueuse fréquentaient les palaces et les casinos, lança Dostel avec une expression de haine quasi palpable.

— Votre oncle est mort depuis longtemps ?

— Trois ans et naturellement, elle a hérité ce qui restait de la fortune. Moi je n’ai eu droit à rien et je n’ai jamais revu cette femme depuis les funérailles au Père-Lachaise où il y avait peu de monde. Tout ce que j’en ai su est qu’elle vivait quasiment cloîtrée dans son appartement de la rue de la Faisanderie avec deux domestiques. Dont elle a fait les légataires de ce qu’elle laissait et que je n’aurais jamais pu évaluer mais j’y arriverai bien car je compte attaquer le testament…

— Pourquoi ? Je croyais qu’elle vous avait légué…

— Son portrait… et aussi ses bijoux !

Morosini ne cacha pas sa stupeur :

— Et vous vous plaignez ? Peste ! Que vous faut-il de plus ? En dehors du tableau signé Boldini qui vaut très cher, les joyaux, que je n’identifie pas à première vue mais qui ne me sont pas inconnus, représentent une grosse fortune : ils ne peuvent provenir que d’une cassette royale et la croix par exemple étant sans doute d’un travail florentin, je pencherais pour les Médicis…

Evrard Dostel eut un rire aussi déplaisant que son haussement d’épaules.

— Les Médicis ? Vous me donnez à rire, mon bon Monsieur ! Voulez-vous que je vous montre ce que m’a remis le notaire ?

— Faites-le donc ! émit Morosini qui sentait la moutarde lui monter au nez. Le « bon Monsieur » ne passait pas.

Le laissant en tête à tête avec l’ancienne diva dont le regard lui laissait supposer à présent qu’elle avait bien pu jouer un tour quelconque à son « neveu », celui-ci s’éclipsa mais revint un instant plus tard avec un coffret grand comme une boîte à chaussures – joli au demeurant avec sa marqueterie de bois des îles et d’ivoire ! – qu’il posa sur un guéridon en pitchpin supportant un petit vase bleu où trempaient quelques jonquilles, l’ouvrit et en sortit quatre bijoux : un bracelet à trois rangs et une « chute » de perles d’un bel orient mais de taille moyenne, une bague où un cercle de brillants entourait une demi-perle et enfin le collier-de-chien du portrait mais privé de la grande croix. Celle-ci et les pendants d’oreilles brillaient par leur absence.

— Voilà ! asséna Dostel dont les narines frémissaient d’indignation. Voilà les bijoux en question ! Encore ne les a-t-elle pas légués vraiment à moi mais à ma femme ! Voulez-vous me dire où sont passés ça et ça ? demanda-t-il en pointant un doigt vengeur sur le portrait.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Le notaire ne vous a rien dit ?

— Quand ?

— Au moment où il vous les a remis. Je suppose que vous avez manifesté quelque surprise ?

— Comme bien vous pensez ! Il s’est contenté d’avancer l’hypothèse que Madame d’Ostel avait dû s’en défaire avant sa mort. Je n’en vois pas la raison : l’argent ne lui manquait pas ! conclut Evrard avec aigreur.

— Et s’ils avaient été mis en vente vous pouvez être certain que j’en eusse été informé.

— Ah oui ?

De toute évidence il n’y croyait guère. Le ton de Morosini se fit plus sec :

— À travers le monde entier j’ai des correspondants ; aucune pièce importante par sa provenance et sa qualité ne saurait m’échapper. Je peux vous assurer qu’aucune salle des ventes n’a vu passer ces joyaux-là. Si la baronne s’en est séparée il faut que ce soit par un don ou par une vente en sous-main.

— Un vol peut-être ?

— Qu’elle n’aurait pas déclaré ? Rien moins que vraisemblable. Et la parure aurait trôné à la une de tous les journaux.

— Cela peut-il s’être fait au moment de sa mort ? Les domestiques héritiers par exemple ?

Morosini prit le collier-de-chien et s’approcha de la fenêtre pour examiner le lacis d’or en son milieu. Il tira de sa poche une loupe de bijoutier qu’il logea dans son orbite afin d’étayer son jugement puis il revint au portrait dirigeant son index sur le joyau peint :

— Regardez ! La croix est reliée au collier par un anneau serti d’un rubis. La détacher sans laisser la moindre trace sur l’or si facile à rayer est un travail minutieux exigeant la main d’un spécialiste et vous pouvez voir par vous-même que le métal est net, ajouta-t-il en offrant la loupe.

Dostel examina longuement le bijou puis avec un soupir le remit dans le coffret :

— Conclusion ?

— Je n’en ai pas à vous offrir dans l’état actuel de la question car je n’en sais pas plus que vous…

À cet instant une jeune femme entra dans la pièce afin de rejoindre les deux hommes ce qui parut indisposer son mari :

— Que venez-vous faire ici, ma chère Violaine ? Nous discutons de choses sérieuses peu adaptées aux cervelles féminines ! Allez plutôt nous faire du… café, tiens !

— À onze heures et demie du matin ? C’est trop tôt ou trop tard, mon ami, répondit-elle d’une voix pleine de douceur qui vint caresser l’oreille sensible d’Aldo.

Elle était charmante en vérité cette jeune dame et en s’inclinant sur la main qu’elle lui tendait, il alluma son plus beau sourire. Joli teint, jolis yeux noisette, jolis cheveux d’un blond léger coiffés en bandeaux et en chignon sage dans lesquels ne passeraient jamais sans doute les ciseaux sacrilèges du coiffeur. Violaine Dostel aurait pu être très séduisante habillée autrement que de cette robe informe, d’un bleu céruléen, le même que celui du vase aux jonquilles. Surtout sans cette crispation nerveuse des lèvres qui auraient peut-être aimé sourire mais qui n’y arrivaient pas et l’étrange expression interrogative de son regard. Elle pouvait avoir une trentaine d’années. Cependant elle ne devait pas manquer entièrement de caractère car, au lieu de se laisser évincer, elle prit le collier d’or et de petites pierres entre ses mains comme elle l’eût fait d’une couronne.

— C’est ravissant, ne trouvez-vous pas ?

— Il le sera plus encore lorsque vous le porterez, Madame.

— J’aimerais beaucoup mais je ne me vois guère d’occasions. Un mariage dans la famille ?…

Dostel renifla de peu gracieuse façon :

— Si le reste ne se retrouve pas, il serait plus sage de vendre tout cela. Nos finances s’en trouveraient mieux, fit-il avec un geste qui englobait coffret et tableau mais immédiatement elle protesta :

— Oh non, mon ami ! Vous ne ferez pas pareille chose ? Nous vivons convenablement il me semble… et je suis tellement heureuse d’avoir enfin des bijoux. Quant à ce portrait, outre qu’il représente notre parente, il illumine notre salon…

Ce n’était pas le terme qu’aurait choisi Aldo mais il était vrai que le décor d’un jaune éteint et les sièges, disparates en dépit du reps jaune et bleu qui les recouvrait – le même que celui des doubles rideaux ! – en recevaient un grand coup d’éclat. Auquel l’héritier n’était guère sensible car il explosa :

— Croyez-vous que j’aie envie de contempler jusqu’à la fin de mes jours cette femme qui nous a bernés de si odieuse façon ? Il fera encore bien mieux à la salle des Ventes puisqu’il doit valoir cher d’après Monsieur Morosini. Quant à celui qui l’achètera si c’est l’un de ses anciens amants, il lui trouvera certainement un cadre approprié.

Aldo pensa que les anciens amants ne devaient plus être de première fraîcheur si l’on en jugeait par l’âge de la dame mais Violaine protestait déjà – timidement ! – contre les affirmations de son seigneur et maître :

— Oh, mon ami ! Ne soyez pas médisant ou même calomniateur. Je n’ai jamais entendu…

— Je sais ce que je dis ! Cette croûte partira la semaine prochaine pour l’Hôtel Drouot, avec les bijoux !

— Mais ils sont à moi ? gémit-elle au bord des larmes.

— Ils sont à nous puisque nous sommes mariés sous le régime de la communauté. En outre ils n’ont que trop tendance à vous tourner la tête ! Je vous ai toujours connue raisonnable. Alors tâchez de le rester ! Vous me ferez plaisir et…

Morosini décida qu’il était temps pour lui d’intervenir. Le visible chagrin de la jeune femme le touchait et s’il brûlait d’envie d’administrer une correction à un béotien osant traiter un Boldini de croûte, il opta néanmoins pour la voie diplomatique :

— Vous auriez tort d’agir ainsi, émit-il. D’abord parce qu’il serait prématuré de mettre ce portrait aux enchères. Vous en tireriez quelque argent sans doute mais bien davantage quand le peintre ne sera plus de ce monde. Et il a plus de quatre-vingts ans…

Il avait horreur de dire cela mais avec un butor comme ce type il fallait employer un langage qu’il pût entendre et, en effet, Dostel devint tout à coup attentif.

— … en outre, poursuivit-il, l’apparition publique de ces joyaux fera sensation chez les amateurs éclairés. J’en sais plus d’un qui se lancera sur la piste.

— Vous devez le savoir puisque à entendre notre cousine Plan-Crépin vous êtes une sommité en la matière ? C’est la raison pour laquelle vous êtes ici : retrouvez-moi tout ça !

Soudain fébrile, Dostel avait asséné son exigence d’un ton si autoritaire que Morosini eut quelque peine à s’empêcher de le gifler. Ce fut seulement par égard pour sa femme qu’il se contenta de hausser les épaules avec un petit rire sec, nettement méprisant :

— Tout simplement ? Vous vous trompez d’adresse je ne suis pas un prestidigitateur et je croyais que vous le saviez ! Madame… mes hommages !

Il tournait déjà les talons quand elle l’arrêta :

— Oh non, je vous en prie ! Ne m’… nous abandonnez pas !

C’était plus qu’une supplication : un cri de douleur. Un regard dans les beaux yeux où montaient des larmes fit comprendre à Aldo que Violaine risquait de faire les frais de son mouvement d’humeur. Le mari d’ailleurs marmottait de vagues excuses :

— Désolé !… conçu de grands espoirs !… recommandation notre cousine… Dépassé ma pensée !

Visiblement très déçu surtout et Aldo décida de lui accorder une chance uniquement pour que s’apaise l’angoisse de la jeune femme mais sans leur laisser tout de même trop d’espoirs.

— L’amitié de Mademoiselle du Plan-Crépin a toujours eu tendance à exagérer mes talents. Je veux bien essayer de chercher au moins une trace de ces joyaux dès que je les aurai identifiés à coup sûr.

— Vous avez une idée ? demanda Dostel.

— Peut-être. Il faut que je vérifie. Si c’est ce que je pense, il me paraît incroyable que des pièces aussi illustres eussent appartenu à quelqu’un d’autre qu’un musée, la cassette d’une très haute maison ou le coffre d’un grand collectionneur.

— Et notre tante n’entre dans aucune de ces catégories. Vous oubliez qu’une femme belle et astucieuse peut posséder assez d’envergure pour se faire offrir n’importe quoi par un imbécile amoureux ?

— C’est en effet une hypothèse. Si c’est le cas, la parure a pu être volée puis bien cachée pour attendre que les remous s’apaisent chez vous ou encore remise discrètement à un amateur aussi riche que peu délicat contre une lessiveuse de billets de banque. L’appartement de votre tante a-t-il été soigneusement visité ?

— Sur ma plainte, le notaire s’en est chargé et je dois dire que les nouveaux propriétaires ont laissé faire par crainte sans doute de la police…

— Ne dites pas cela, Evrard ! plaida son épouse. D’après Maître Bernardeau, ils ont montré beaucoup de bonne volonté au contraire tant ils étaient désolés qu’on pût les prendre pour des voleurs alors que notre tante s’est montrée si généreuse. Et sa demeure a été fouillée de fond en comble par le notaire et ses clercs. Il nous l’a dit.

— Oh vous, ma chère, vous êtes assez sotte pour croire le premier chien coiffé qui pleurniche !

— Maître Bernardeau est moins sensible et il a dit être persuadé de leur sincérité.

— Il est peut-être comparse ! Cessez donc de dire des âneries…

Peu désireux d’assister à un nouveau chapitre de « la triste vie de Madame Dostel », Morosini coupa court :

— Donnez-moi donc son adresse pour commencer ! J’ai l’intention de lui rendre visite…

— Pour quoi faire ? s’insurgea le mari. Je ne vois pas ce qu’il pourrait vous apprendre que nous ne sachions déjà ?

— Les relations avec les notaires font partie de ma profession. Aussi, en ayant une longue habitude, je sais poser les bonnes questions.

— Comme vous voudrez ! Et… vous pensez aboutir rapidement ?

Cette fois Morosini ne put s’empêcher de rire :

— Qui peut savoir ? Des années ou quelques jours selon que la chance est avec ou contre moi. La quête de ce genre d’objets s’avère délicate la plupart du temps…

— Et… cela va me coûter cher ?

Le sourire d’Aldo se fit dédaigneux :

— Un pourcentage sur la vente des joyaux car je suppose qu’il n’entre pas dans vos projets de les garder ? Je ne suis pas détective privé et n’ai pas l’intention d’interrompre mes affaires pour vous consacrer tout mon temps. Il vous faudra être patient…

— Je vois ! Eh bien, je patienterai avec ce que me rapportera ceci, soupira Dostel en refermant le coffret pour le loger sous son bras.

Sa femme émit, alors, un petit gémissement qui atteignit Morosini au plus sensible.

— Si vous ne me donnez pas votre parole de n’en rien faire je renonce dès à présent à vous aider. Le collier-de-chien est une pièce à conviction. En outre c’est pour que Madame puisse garder ces babioles que je m’engage dans cette affaire… et aussi pour faire plaisir à Mademoiselle du Plan-Crépin.

On n’aurait su faire entendre plus clairement que, s’il n’y avait eu que Dostel, on l’aurait laissé à ses cogitations et à ses regrets. L’intéressé ne s’y trompa pas. Quant à Aldo il déchiffra sans peine le coup d’œil mauvais que l’autre lui adressa tout en marmottant qu’il ferait ce qu’on lui demandait. Il avait l’air d’un molosse à qui l’on vient de retirer son os…

Dans l’intention louable de détendre une atmosphère chargée d’électricité, la petite Madame Dostel osa demander :

— Marie-Angéline nous a dit que vous êtes vénitien, pr… Monsieur ? Cela paraît tellement extraordinaire !

Aldo nota qu’elle s’était retenue au moment de lui donner son titre afin, sans doute, de ne pas exciter l’humeur atrabilaire d’un époux qui les détestait. Son sourire n’en fut que plus compréhensif :

— Pourquoi donc, Madame ? Nous sommes un peu plus de trois cent mille à partager ce privilège sans compter ceux qui sont nés chez nous et n’y résident pas.

— On dit que c’est si beau !

— Sans doute suis-je un peu partial mais je ne peux pas dire le contraire. C’est aussi la ville des lunes de miel, ajouta-t-il malicieusement…

— Nous avons passé la nôtre à Romorantin ! coupa le mari indisposé sans doute par cette parenthèse touristico-sentimentale. Je ne sais pas si vous le savez mais c’est aussi une ville sur l’eau avec un château et de belles demeures. Pourquoi chercher si loin ce que l’on a chez soi ?

— Le charme de l’une n’enlève pas celui de l’autre… et si j’ai la chance avec moi vous pourrez peut-être venir comparer. Comme avec d’autres cités aquatiques. Bruges aussi est magnifique !

Heureux de laisser un peu de lumière dans les yeux noisettes Morosini prit congé, toucha une main molle, en baisa une autre infiniment plus agréable, gagna le palier pour dégringoler les quatre étages (sans ascenseur) et se retrouva dans la rue de Lyon à la recherche de soleil dont l’appartement des Dostel, exposé au nord, manquait tristement bien que l’artère fût assez large et bien construite. Malheureusement ses habitants coincés entre la gare de Lyon et la ligne de la Bastille voyaient leur atmosphère souvent obscurcie par les fumées de chemin de fer et leurs oreilles offensées par les sifflets de locomotives mais les loyers en étaient modérés et, surtout, Dostel – lui avait-on dit ! – avait choisi cet endroit à cause d’une certaine proximité avec le Ministère des Pensions sis quai de la Râpée. Elle lui permettait de gagner son bureau à pied et d’en revenir de même ce qui constituait une appréciable économie(1).

Cela ressemblait bien au personnage de ne penser qu’à lui-même sans se soucier d’imposer à sa jeune femme le voisinage de la gare la plus propice aux rêves parisiens puisque l’on s’y embarquait pour des pays de soleil, de douceur de vivre comme la Côte d’Azur, la Riviera italienne, Venise et bien d’autres lieux susceptibles de parler à une imagination éprise de beautés auxquelles Violaine n’avait aucun droit sinon celui de respirer de nauséabonds effluves…

Un taxi en maraude passant à cet instant, Morosini le héla et, après avoir consulté sa montre, lui demanda de le conduire rue Alfred-de-Vigny : il avait promis de rentrer pour déjeuner et il ne lui restait pas assez de temps pour le notaire. On verrait ça cet après-midi !

Chemin faisant, il repassa dans son esprit les moments qu’il venait de vivre chez les Dostel en se livrant à un examen de conscience. Tout à l’heure, il s’était donné les gants de la galanterie en consentant quelques recherches pour faire plaisir à une charmante créature empêtrée d’un mari impossible mais il était bien obligé, face à lui-même, d’admettre qu’aucune force humaine ne l’aurait empêché de se lancer à la chasse d’ornements aussi extraordinaires que ceux qu’il venait de voir. Il était sûr de les avoir déjà vus, peut-être bien sur un autre portrait. Mais quand et où ? L’époque de création et la provenance ne faisaient aucun doute pour lui : le XVIe siècle et très certainement Florence mais sa mémoire, si fiable habituellement, se refusait à l’emmener plus loin. Peut-être parce qu’elle était encombrée par l’affaire qui l’avait amené à Paris ce printemps à la demande du Commissaire Langlois dont il avait fait la connaissance l’année précédente lors du vol de la « Régente(2) » : la découverte ! de l’activité occulte d’une personnalité en vue de la haute société parisienne morte dans les réjouissantes conditions qui avaient fait la gloire du Président Félix Faure. À cette différence près que la dame était une demi-mondaine des plus douteuses dont les accointances avec la pègre ne faisaient aucun doute. On s’était aperçu alors que la demeure de ce célibataire élégant, disert, cultivé, riche et introduit dans les meilleures maisons servait de cadre à une collection de bijoux glanés un peu partout en Europe et qui, tous, sans la moindre exception, avaient disparu un beau jour ou une belle nuit de leur domicile habituel. Certains – et non des moindres ! – posant problème, le chef de la Sûreté Nationale avait fait appel aux connaissances approfondies de son ancien suspect, Aldo Morosini, avec lequel il entretenait à présent les meilleures relations. Et, de fait, Aldo avait pu identifier certaines pièces disparues depuis fort longtemps quelquefois d’écrins augustes ou amis. Mais cela l’avait contraint à une gymnastique cérébrale assez éprouvante. D’où ce trou de mémoire désagréable au possible…

Arrivé à destination, il paya la course en y ajoutant comme de coutume un généreux pourboire et s’engouffra avec allégresse dans l’hôtel particulier de sa grand-tante la marquise de Sommières, qui était devenu son point de chute habituel lorsqu’il venait à Paris. C’était entre cour et parc Monceau sur lequel ouvrait une barrière privée l’une de ces vastes demeures construites sous le Second Empire. Celle-là l’avait été pour l’une de ces belles « Lionnes », reines de la fête parisienne, dont s’était épris un oncle de Madame de Sommières. Il l’avait épousée, à l’horreur générale de la famille mais pour son plus grand bonheur car la fortune c’était elle qui l’avait alors que le jeu et les chevaux avaient ruiné ce bel homme dont elle était devenue folle. Et le couple avait vécu paisiblement, honni par la bonne société mais dans une félicité qui ne s’était jamais démentie, malheureusement sans qu’aucun enfant enfin vînt la sanctionner. Aussi, devenue veuve, la baronne de Faucherolles avait-elle institué sa légataire universelle la jeune Amélie, sa nièce par alliance rencontrée un jour au hasard d’une promenade. D’où scandale dans la famille ! Mais Amélie déjà mariée au marquis de Sommières avait trouvé amusant, avec la bénédiction de son époux, de garder, après avoir fait don de l’argent aux œuvres charitables, la maison sur le parc où elle s’était retirée lors du mariage de son fils en lui laissant l’entière disposition de l’hôtel familial du Faubourg Saint-Germain. Depuis elle y vivait en toute liberté avec ses vieux serviteurs et une cousine, beaucoup plus jeune, qui lui servait de dame de compagnie, de lectrice, de confidente, d’esclave et même on aurait pu dire d’âme damnée si Marie-Angéline du Plan-Crépin n’avait été aussi pieuse personne. Entre deux voyages, elles y menaient une vie fort agréable, mêlée souvent pour leur plus grand plaisir – et parfois leur plus grande angoisse ! – aux affaires tumultueuses du prince-antiquaire qui mettaient dans leur existence une sacrée dose de piment.

Pour sa part, Aldo Morosini adorait en bloc – en dépit de la foisonnante surcharge de passementeries, glands, pompons, galons, poufs, tapis, tentures dont l’avait dotée sa constructrice ! – la demeure et ses habitantes.

— Ces dames sont là ? lança-t-il à Cyprien, le vieux maître d’hôtel qui le débarrassait de son chapeau et de ses gants. Je ne suis pas en retard j’espère ?

— Non, Madame la princesse n’est pas encore rentrée…

— Ce qui veut dire qu’elle est sortie ?

— Euh… oui. Quelques achats, je crois…

Pour toute réponse, Aldo se mit à rire. Bien qu’elle ne soit pas dépensière par nature – naissance suisse oblige ! – Lisa sa femme aimait Paris presque autant que Venise, son grand amour cependant avant même qu’elle n’eût rencontré son époux… Deux fois l’an, elle y venait pour les collections des grands couturiers mais aussi pour les petites boutiques, les galeries d’art, les ateliers de peintres et les salles des ventes car elle s’y connaissait en antiquités presque aussi bien qu’un mari dont elle avait été la secrétaire pendant deux ans(3). Elle était douée, comme disait Aldo, d’un « flair de chien de chasse » et il n’était pas exceptionnel qu’elle lui apporte des objets dignes des salles d’exposition du palais Morosini à Venise où se ruaient collectionneurs et amateurs de choses anciennes venus du monde entier.

Sachant bien où trouver « ces dames » à cette heure de la journée, Aldo piqua droit sur le jardin d’hiver, une grosse bulle de vitraux japonisants consacrés par l’artiste à la cueillette et au parcours du thé reliant le jardin proprement dit à la maison. Y régnait un agréable fouillis de lauriers-roses, de bambous, de rhododendrons, de yuccas, de palmiers et des inévitables aspidistras au milieu desquels Madame de Sommières aimait à se tenir beaucoup plus souvent que dans les salons jugés par elle assommants… Tandis qu’Aldo les arpentait l’écho d’une voix mécontente lui parvint sans l’émouvoir : la marquise et « Plan-Crépin » adoraient ces joutes oratoires qui les opposaient sur les sujets les plus divers allant du choix d’une lecture aux divagations de la politique européenne en passant par les dernières nouvelles apportées par le courrier sans compter les potins récoltés le matin à la première messe à Saint-Augustin dont Marie-Angéline était l’un des plus solides piliers. Sa « patronne » pour sa part, d’humeur quelque peu voltairienne, bornait ses relations avec le Seigneur à la messe de onze heures le dimanche où elle se rendait toujours sous grand pavois comme il convenait à une noble dame rendant visite à un voisin plus titré qu’elle.

Ce jour-là le débat semblait rouler autour d’une invitation sur laquelle on n’était pas d’accord. La parole était à Madame de Sommières :

— Vous n’êtes pas un peu malade, Plan-Crépin ? Que voulez-vous qu’à mon âge, j’aille faire chez les sauvages ?

— Toujours des exagérations ! Nous n’avions cependant pas l’air, l’été dernier à Baden-Baden, de considérer Mrs Van Buren comme échappée d’un tipi iroquois ? Il me semble me souvenir que nous la trouvions d’un commerce agréable et je ne vois pas pourquoi une invitation de sa part nous fait monter sur nos grands chevaux ? clama l’interpellée qui ne s’adressait jamais à la marquise autrement qu’à la première personne du pluriel. Ce qui l’avait d’abord agacée mais qui, à la longue, finissait par lui convenir.

— Commerce agréable ? Où allez-vous chercher des formules pareilles ? Nous ne sommes plus sous Louis XIV que je sache ?

— Nous sommes surtout de mauvaise humeur… et de mauvaise foi ! Il est plus facile de chipoter mon langage que d’admettre que j’ai raison.

— En quoi ?

Estimant qu’il en avait assez entendu, Morosini fit son entrée découvrant ce à quoi il s’attendait : « Tante Amélie » trônant dans son grand fauteuil de rotin blanc garni de coussins en chintz imprimé de roses devant une table légère où s’entassait le courrier du matin – infatigable épistolière elle entretenait des relations postales avec une bonne moitié de l’Europe – et Marie-Angéline, arpentant le sol de marbre couvert de nattes fines en brandissant une lettre d’épais papier crème.

— Eh bien ? de quoi disputons-nous aujourd’hui ? lança Morosini en allant embrasser sa grand-tante. Un point de l’Ecclésiaste ?

La marquise lui offrit un sourire ravi :

— Ne me dis pas que tu n’as pas entendu, mauvais sujet ? Alors ne me fais pas répéter. Ce que Plan-Crépin brandit comme un zoulou sa sagaie, est une invitation de Mrs Van Buren à séjourner dans sa villa de Newport pour la Saison.

— Savez-vous que la villa en question est une sorte de palais tirant vaguement sur Versailles ?

Elle lui jeta un regard noir bien que ses prunelles eussent gardé à travers la vie leur fraîche couleur d’herbe neuve. À près de quatre-vingts ans, elle conservait droite sa haute taille maigre et aristocratique, son long cou maintenu par une guimpe de tulle baleiné assortie à ses robes et soutenant une collection de sautoirs d’or et de perles agrémentés d’ambre, de corail rose, d’améthystes, d’aigues-marines ou d’opales dont elle savait jouer d’inimitable façon autant que du petit face-à-main qui s’y pendait. Selon une mode qu’elle chérissait toujours, elle portait en une sorte de coussin haut relevé sur la tête ses cheveux blancs où se mêlaient encore quelques mèches rousses et ses robes « princesse » la faisaient ressembler selon l’éclairage à Sarah Bernhardt ou à la reine Alexandra d’Angleterre. Elle avait l’esprit aussi vif que l’œil, la dent dure, le cœur généreux et Aldo l’adorait.

Beaucoup moins décorative quoique dotée d’une échine aussi raide était Marie-Angéline du Plan-Crépin qu’elle appelait parfois son bedeau. Vieille fille – elle n’avait cependant pas plus de trente-huit ans – montée en graine sommée d’une mousse de cheveux pâles qui lui donnaient l’air d’un mouton jaune, elle avait le nez, les os et l’esprit pointus, possédait une culture quasi encyclopédique ainsi que des talents divers qui dans les années passées en avaient fait souvent pour Morosini une assistante des plus efficaces.

En voyant entrer Aldo sa figure s’était illuminée :

— Alors ? demanda-t-elle, vous avez vu le portrait ? Qu’en pensez-vous ?

— Le plus grand bien en tant que portrait. Vous ne m’aviez pas dit que c’était un Boldini ?

— J’ai voulu vous réserver une surprise agréable parce que je me doutais bien que le propriétaire ne vous plairait pas.

— Ce n’est pas un modèle unique, tant s’en faut mais sa femme méritait mieux !

— C’est aussi mon avis, soupira Madame de Sommières. Quand je pense qu’on l’a mariée à ce ladre sous prétexte qu’il a une belle situation ! Vos cousins Mercantour n’ont vraiment aucun sens des réalités, Plan-Crépin.

— Ils tirent surtout le diable par la queue et nous le savons bien. Pour eux un chef de bureau dans un ministère prend des allures de futur ministre. Si vous aviez connu Violaine avant son mariage, elle était charmante…

— Elle l’est toujours.

— Oui mais tellement repliée sur elle-même !… et puis tellement mal habillée !

La marquise faillit s’étrangler :

— Parce que vous, Plan-Crépin, tortillée comme vous êtes, vous vous considérez comme l’élégance faite femme ?

— Moi je n’ai rien à mettre en valeur. Elle si !

Aldo alla prendre la vieille fille par les épaules pour la considérer de haut en bas.

— Je n’en suis pas si sûr, moi ! Il faudra que je dise à Lisa de s’occuper de vous un de ces jours. C’est la spécialiste des transformations de chrysalides en papillons et vice versa…

— Chacun son style, émit la demoiselle devenue aussi rouge qu’un piment bien mûr… et chaque chose en son temps. Nous en étions au portrait de Madame d’Ostel et aux bijoux qu’elle porte.

— C’est justement ce qu’il faudrait savoir, coupa Madame de Sommières. D’où sortent-ils et où sont-ils puisque le notaire jure ne les avoir jamais vus ?

Aldo s’assit sur l’une des chaises en rotin, tira soigneusement le pli de son pantalon, prit une cigarette dans son étui d’or armorié et, songeur, la tapota un moment sur la surface brillante.

— D’où ils sortent ? De chez les Médicis je pense. C’est ce que m’inspirent la manière et l’époque mais je n’arrive pas à mettre un nom dessus bien que je sois persuadé de les avoir déjà vus. La croix tout au moins…

Sa grand-tante lui dédia un regard étonné :

— Où est donc ton infaillible mémoire ?

— En vacances peut-être ? Ou alors je vieillis, soupira Aldo avec un coup d’œil à un miroir voisin qui lui renvoyait les deux « pattes de lapin » argentées de ses tempes. Toujours est-il que j’ai un trou…

— Bon, passons pour la provenance ! Les Médicis c’est déjà pas mal. À présent où peuvent-ils être ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Madame d’Ostel les a peut-être cachés quelque part… Dieu sait où ? Ou elle les a donnés ? Ou vendus en sous-main ?

— Je n’y crois pas ! intervint Marie-Angéline. Si elle n’aimait pas son neveu elle avait beaucoup d’affection pour Violaine. C’est la raison pour laquelle ses bijoux lui ont été légués…

— Comme, de toute façon, ils entraient dans la communauté elle a sans doute voulu éviter que le mari les vende : ce qu’il a l’intention de faire si je ne retrouve pas les autres. Il voulait déjà envoyer aux enchères ceux dont sa femme a hérité.

— Tu vas les rechercher ?

— Eh oui, Tante Amélie ! À la seule condition qu’il ne touche pas aux quelques pièces que cette malheureuse jeune femme a reçues et qui lui tiennent déjà tellement à cœur. Alors après déjeuner je vais aller voir le notaire pour essayer d’en savoir plus… et à propos de déjeuner, pouvez-vous me dire ce que fait ma femme ? ajouta-t-il avec un coup d’œil à son bracelet-montre.

— Voilà, voilà ! J’arrive ! s’écria une voix joyeuse accompagnée du claquement de hauts talons sur le parquet du salon voisin.

Et Lisa Morosini fit son entrée, silencieusement applaudie par trois sourires béats tant elle respirait la joie de vivre. Toute la fraîcheur d’un printemps parisien entrait avec cette longue jeune femme suprêmement élégante dans un tailleur gris beaucoup trop simple pour n’avoir pas coûté fort cher chez Jeanne Lanvin, son couturier favori. Sa souple chevelure d’un roux doré supportait un minuscule chapeau de feutre blanc poignardé d’une plume-couteau verte comme les gants et le sac en lézard, insolente comme le petit nez à la Roxelane où s’attardaient quelques éphélides réduites à néant par le voisinage d’un magnifique regard sombre, d’une rare teinte violette. Elle tenait dans ses bras un grand bouquet de tulipes jaunes et de lilas blanc qu’elle précipita dans ceux de Marie-Angéline.

— J’ai trouvé ça chez Lachaume, dit-elle, et je crois me souvenir que vous adorez ces couleurs-là !

— Il ferait beau voir qu’elle ne les aime pas, ricana la marquise. Celles du Pape ! En tout cas c’est ravissant !

Rouge de joie, Marie-Angéline emporta ses fleurs pour les mettre dans un vase tandis que Lisa embrassait la vieille dame avant de se tourner vers son époux qui l’étreignit sans plus de façons et manqua de s’éborgner avec la plume du chapeau.

— Toujours aussi dangereuse avec tes couvre-chefs, gronda-t-il tendrement en détachant avec habileté l’incriminé qui l’empêchait d’embrasser sa femme comme il l’entendait : c’est-à-dire de façon fort peu conjugale en sachant bien que le spectacle enchanterait Tante Amélie.

— Je n’aime pas quand tu es en retard, dit-il en la libérant. C’est idiot mais j’ai toujours peur qu’il arrive quelque chose !

— Mais je suis toujours en retard, mon chéri !

— C’est pourquoi je vis dans une perpétuelle angoisse, soupira-t-il. Et je n’arrive pas à comprendre comment en se transformant en Lisa Kledermann, l’admirable Mina Van Zelten, le parangon des secrétaires qui semblait avoir avalé une pendule, s’est changée en une affolante créature totalement dépourvue de la moindre notion du temps !

— Bon ! J’essaierai de ressusciter Mina plus souvent. Pour aujourd’hui ne grogne pas ! J’ai un cadeau pour toi ! Je ne suis pas allée seulement chez Lachaume.

— Ne me dis pas que tu es allée au Marché aux Puces habillée ainsi ?

— Qui a parlé des Puces ? Je me suis rendue à Neuilly dire bonjour à Henri Hartmann…

— Tu es malade ? gémit Aldo tout de suite inquiet.

— Mais non : enceinte ! Je t’ai dit que je te rapportais quelque chose. Eh bien voilà : tu auras un nouveau petit Morosini en septembre !

De joyeuses exclamations saluèrent la nouvelle. Seul Aldo ne dit rien sinon :

— Tu en es sûre ?

— Absolument ! Et ne t’en prends qu’à toi : cela date du carnaval. Le bal chez les Brandolini, tu te souviens ?

Oh, oui, il s’en souvenait de ce magnifique bal de la Mer où sa Lisa déguisée en sirène avec une étoile de mer en corail et des fils de perles dans ses longs cheveux répandus sur les épaules avait dansé presque toute la soirée – et à tour de rôle ! – avec deux tritons musclés qui avaient eu le don d’exaspérer son époux déguisé en lui-même, c’est-à-dire en habit avec un domino vert de mer cousu d’algues en rubans. S’en était suivie une mémorable scène de ménage qui s’était muée peu à peu en une réconciliation torride car Lisa était vraiment irrésistible ce soir-là.

— Pourquoi ne dois-je m’en prendre qu’à moi ? fit-il vexé. Il me semble que tu as bien ta part de responsabilité, non ?

— Oh non ! Tu l’as fait exprès ! Tu as même pris la peine de m’en informer afin de me faire tenir tranquille durant quelques mois.

— Moi ? J’ai dit ça ?

— Assurément ! Il est vrai que ton élocution manquait un peu de clarté à cause de tout ce que tu avais bu mais l’intention y était, conclut Lisa en riant.

Elle alla s’asseoir auprès de la marquise tandis que son époux demandait :

— Mais pourquoi Hartmann ? Il est spécialiste des voies digestives et…

— …et président de la société de Gynécologie et d’Obstétrique. En outre je l’aime bien et enfin, si j’étais allée consulter Di Marco chez nous, Venise entière serait déjà au courant. J’ai profité de ce petit voyage pour éclaircir mes doutes.

— C’est merveilleux ! s’écria Aldo qui retrouvait le sourire. Je suis très heureux, mon cœur… mais es-tu certaine qu’il n’y a qu’un bébé ?

Lisa se mit à rire. Elle-même s’était posé la question, sa précédente grossesse ayant abouti à la naissance des jumeaux Antonio et Amelia, les enfants les plus adorables que l’on puisse voir mais qui à deux ans et demi donnaient du fil à retordre à toute la maisonnée et cela depuis qu’ils étaient capables de se déplacer. Le génie inventif de ces deux bambins aux yeux d’azur identiquement casqués d’épaisses boucles brunes, s’annonçait exceptionnel. Tout comme leur gentillesse et leur franchise car il ne leur serait jamais venu à l’esprit de dissimuler quoi que ce soit des sottises dont ils étaient plutôt fiers. En outre, ils étaient si affectueux que l’exercice de l’autorité parentale avait toujours quelque chose de surhumain. Bref ils étaient aussi adorables qu’invivables et l’idée d’un nouvel exemplaire du duo avait de quoi faire réfléchir.

— On ne peut jamais jurer de rien, assura Lisa, mais selon Hartmann ce serait surprenant.

— Ah voilà qui me rassure ! Que faisons-nous à présent ?

— Je propose de passer à table, gémit Madame de Sommières. Il est tard et Eulalie va nous faire la tête pendant trois jours si nous gâchons sa cuisine !

Le déjeuner fut très gai. On but à la santé de celui ou celle qui allait venir. Aldo était enchanté. Jadis il avait un peu souffert d’être enfant unique, comme elle-même et la perspective de fonder une nombreuse famille lui plaisait comme lui plaisait l’idée de se changer un jour en patriarche. Il en oubliait même les énigmatiques joyaux de Madame d’Ostel et ce fut Marie-Angéline qui les ramena sur le tapis en lui demandant ce qu’il avait l’intention de faire après sa visite à Maître Bernardeau si celui-ci ne lui apprenait rien de nouveau.

— Au fait c’est vrai, s’écria Lisa. Tu es allé voir ces gens ce matin ? C’était intéressant ?

— Plus que cela ! Une espèce d’énigme en peinture. Des joyaux superbes reproduits par Boldini et dont, cependant, personne n’a l’air de savoir où ils sont passés. Quant à moi, je sais que je les ai vus quelque part mais je suis incapable de me rappeler où. Je vieillis, mon cœur ! C’est inquiétant ! ajouta-t-il avec un sourire contrit à l’adresse de sa femme. J’aimerais bien savoir pourtant : cela rendrait service à une pauvre jeune femme qui risque de se voir déposséder d’un héritage, assez modeste d’ailleurs, mais qui l’enchante !

Les yeux de Lisa se mirent à pétiller de malice :

— Une belle énigme et une pauvre jeune femme en détresse ! Tout ce que tu aimes ! Va voir Boldini et demande-lui ce qu’il en pense ? S’il les a peints, il a dû les voir, ces cailloux fascinants.

— J’y pensais. Il habite toujours Paris j’espère ?

— Plus que jamais ! répondit la marquise. Il est même en train de se marier !

— À… quatre-vingts ans ? fit Aldo suffoqué. Vous êtes sûre ?

— Le Figaro lui en est sûr ! Et puis pourquoi pas ? Il n’y a pas d’âge pour être heureux.

— À propos, reprit Lisa, ils ressemblent à quoi ces bijoux ?

— Une croix et deux pendants d’oreilles. Je vais essayer de les esquisser, fit Morosini. Vous devez certainement avoir une feuille de papier et un crayon, Angelina ? Vous qui dessinez comme Dürer !

Le compliment fit plaisir, surtout assaisonné de son prénom ainsi italianisé, ce qui l’enchantait.

— J’ai même mieux !

Elle sortit et revint au bout d’un instant pour tendre à Aldo une reproduction parfaite – et en couleurs ! – de la parure.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas montrée tout de suite ? dit Aldo surpris.

— Je préférais que vous les voyiez sur le portrait. Et aussi que vous rencontriez la pauvre Violaine !

— Quel nom romantique, fit Lisa mi-figue mi-raisin. Et ça lui va ?

— Pas mal ! riposta son mari désinvolte. Beaucoup mieux en tout cas que la jalousie à une femme aussi éclatante que toi ! Tiens, regarde !

Les connaissances en pierres historiques de la jeune femme étaient presque aussi étendues que celles de son époux. Elle baignait d’ailleurs dans les joyaux depuis l’enfance, son père le banquier zurichois Morris Kledermann possédant l’une des plus importantes collections européennes. Elle étudia l’aquarelle puis se mit à rire :

— Tu as raison, Aldo, tu vieillis ou alors tu travailles trop !

— Ne me dis pas que tu les connais ? Où sont-ils ? Chez ton père peut-être ?

— Où ils sont je n’en sais pas plus que toi mais où « nous » les avons vus, je peux te le dire : chez nous !

— Chez nous ?

— Eh oui ! Pas in casa Morosini bien sûr mais à Venise. Au Palais Ducal ! Souviens-toi ! Un portrait de Bianca Capello que Florence a envoyé au Doge Nicolo da Ponte pour le remercier des somptueux joyaux envoyés à l’occasion de son mariage avec le Grand-Duc Francesco de Médicis. C’était peu après l’incendie qui avait détruit en grande partie notre palais des Doges avec ses plus beaux Titien. Et Médicis apprenant que le Tintoret et Véronèse travaillaient jour et nuit pour redécorer le monument a fait peindre sa Bianca avec les bijoux afin d’apporter sa contribution.

— Mais c’est que tu as raison ! s’écria Aldo en frappant sa paume gauche de son poing droit. Nicolo da Ponte avait fait un gros effort en envoyant cette parure alors qu’il avait tant besoin d’argent. En même temps il déclarait « Fille très particulière de la Sérénissime République » une femme qu’on avait poursuivie depuis des années comme catin meurtrière. Mais les relations diplomatiques n’ont pas de prix, n’est-ce pas ! Cette fois, mon cœur, l’aventure devient carrément passionnante. À tout à l’heure !

Et sans même attendre le café, sans saluer quiconque, Aldo courut récupérer son chapeau, ses gants et le premier taxi qui passerait à sa portée. Un peu suffoquées tout de même les trois femmes assistèrent muettes à cette sortie tumultueuse jusqu’à ce que Lisa dise au bout d’un moment :

— Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de me taire ! Je viens de sonner pour lui l’ouverture de la chasse !

— N’importe comment, fit Madame de Sommières, il aurait bien fini par découvrir le pot aux roses ! Vous n’avez fait que hâter le processus, ma chère petite !

— Moi je trouve ça merveilleux ! exulta « Plan-Crépin » en joignant les mains avec extase. Nous allons vivre à nouveau l’une de ces aventures tellement exaltantes pour l’esprit…

— … et tellement dévastatrices pour la sérénité ambiante ! fit la vieille dame.

— Qui donc peut souhaiter la tranquillité quand il s’agit…

— Moi par exemple ! gémit Lisa. Quand j’attendais les jumeaux j’ai failli me faire tuer une demi-douzaine de fois pendant qu’Aldo et le cher Adalbert galopaient dans tous les sens à la recherche de deux cailloux verts échappés de Jérusalem ! Cela n’avait rien d’exaltant !

— Oh, je n’ai pas oublié ! soupira Marie-Angéline. J’aurais tellement voulu que nous restions là-bas nous aussi ! Mais il a fallu repartir ! ajouta-t-elle avec un regard douloureux à l’adresse de la marquise.

Celle-ci saisit sa canne à pommeau de cristal et, du bout, tapota l’épaule de sa lectrice :

— Cessez de délirer, Plan-Crépin ! Même Aldo est capable de se calmer. Surtout sachant notre Lisa dans ce qu’on appelait jadis une situation intéressante !

— C’est vous qui rêvez, Tante Amélie ! Je parierais qu’il va la trouver beaucoup moins passionnante que les breloques de Bianca Capello ?

— Sûrement pas ! fit celle-ci en riant. Et je ne parie pas avec vous, j’aurais beaucoup trop peur de perdre. Pourtant cet homme-là vous adore sans le moindre doute !

— Si j’en doutais un seul instant, je ne serais pas en train de lui fabriquer un héritier de plus, conclut Lisa en se servant une deuxième tasse de café. Mais j’ai bien peur de ne pas faire le poids ! Pendant un moment ! Même avec des kilos en plus ! conclut-elle avec mélancolie.

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