CHAPITRE IV
JACQUELINE
Deux heures plus tard, poursuivi par un planton affolé, Morosini faisait irruption dans le bureau du Superintendant Warren. Celui-ci, occupé à absorber l’une de ces mixtures pétillantes censées guérir la gueule de bois en avala de travers, s’étrangla, toussa éperdument, vira au violet et ne retrouva ses nuances naturelles qu’après que le visiteur intempestif lui eut appliqué quelques solides claques dans le dos.
— J’avais… dit… que je ne voulais pas… être dérangé, articula-t-il avec une peine infinie.
— Il n’a rien voulu entendre, gémit le jeune flic. J’ai pourtant fait ce que je pouvais !
— Je sais, Crofton ! Les tempêtes méridionales sont toujours imprévisibles ! Retournez à votre poste ! Et vous, ajouta-t-il d’un ton nettement moins conciliant, qu’est-ce que vous venez faire ? D’habitude on n’entre pas ici comme dans un moulin, vous savez ?
— Toutes mes excuses mais je n’ai pas dormi de la nuit et ce matin je veux savoir qui est la princesse Obolensky avec laquelle vous avez dîné hier soir ?
Warren admira en connaisseur et son œil s’arrondit :
— Quel dommage que vous soyez italien !…
— Vénitien s’il vous plaît !
— Ça fait une différence ?
— Énorme ! Alors vous disiez ? Si je n’étais pas…
— Je vous offrirais une place sur-le-champ !
— Ce n’est pas une réponse et je vous rappelle que votre temps est précieux. Alors je répète : qui est…
— Une Américaine richissime…
— Je le sais déjà.
— Alors que voulez-vous de plus ? grogna Warren au nez duquel la moutarde commençait à monter sérieusement.
— Ce qu’elle est pour Adalbert et ce qu’elle faisait chez lui hier au soir ?
— Vous n’imaginez pas que je vais vous répondre ? Si « votre » ami n’a pas jugé bon de vous le dire ce n’est à moi de le faire. Secret professionnel ! Vous devez le comprendre, hein ?
— Tout à fait d’accord mais puisque vous avez l’air de jouer là-dedans le rôle du confident, je veux savoir ce que cette femme est pour Adalbert ?
L’ironie plissa soudain la longue figure de Warren et une étincelle s’alluma sous le surplomb des sourcils :
— Ma parole vous faites une crise de jalousie ?
Le mot était mal venu. Morosini souffla la fureur par les naseaux :
— Faites attention à ce que vous dites ! Je ne suis pas jaloux, je suis vexé d’être tenu à l’écart d’un fait peut-être inquiétant pour mon meilleur ami. Depuis l’année dernière j’en ai par-dessus la tête de la noblesse russe vraie ou fausse !
— Oh, je pense que cette noblesse-là ne fait guère de doute. La dame est reçue dans la famille royale dont certains membres se rendent parfois chez elle. Une partie des siens appartient à notre aristocratie : le baron Astor of Hever et…
— Ne me dites pas que c’est une Astor ?
— Mais si ! Vous avez quelque chose contre eux ?
Aldo ne répondit pas tout de suite. Il savait à présent qui lui rappelait la « princesse égyptienne » : la redoutable Ava Astor, sans doute l’une des plus jolies femmes de son temps mais aussi la plus sèche de cœur, la plus autoritaire, la plus vaniteuse et la plus envahissante des créatures humaines. En résumé la pire des emmerdeuses ! Pensant tout haut, il finit par exhaler :
— Ce doit être sa fille ! Elle en avait une entichée d’égyptologie…
— De qui ?
— De lady Ribblesdale ! Ava Astor si vous préférez dont le premier mari a coulé avec le Titanic.
— C’est bien ça. Comment avez-vous deviné ?
— Physiquement elle ressemble à sa mère. Si elle lui ressemble aussi au moral et si, comme je le redoute, Vidal-Pellicorne en est amoureux, le pauvre garçon court à sa perte.
— Où prenez-vous qu’il soit amoureux d’elle ?
— La débauche de fleurs à laquelle il se livrait hier au soir était on ne peut plus explicite. En outre je suis tombé chez lui comme un pavé dans une mare à grenouilles. Sacrebleu ! Vous devez le savoir, vous, si vous avez partagé le dîner des tourtereaux ?
Cette fois Warren se put s’empêcher de rire :
— Et vous vous demandez ce que je fabriquais au milieu ? J’avoue qu’un moment je me suis posé la question. Qu’Adalbert soit sous le charme, il n’y a aucun doute.
— C’est un duo, ou il soupire en solo ?
— Un duo, non. Pas encore. J’ai l’impression. Comment dire ? Leur relation a quelque chose de… médiéval… oui : la dame et son chevalier décidé à tout pour la conquérir.
— Je vois ! Des kilomètres à plat ventre pour avoir le droit de lui baiser les doigts. Et vous trouvez que c’est rassurant !
— Calmez-vous ! Ce n’est pas aussi inquiétant ; je vous confierai même que la princesse Alice…
— Elle s’appelle Alice ?
— Alice-Ava-Muriel !... Je crois même qu’à son baptême Ava venait en premier mais sa mère entend rester la seule de l’espèce et ne l’a jamais appelée autrement qu’Alice.
— C’est bien d’elle ! Pardon de vous avoir interrompu ! Vous disiez que la princesse…
— A des soucis que Vidal-Pellicorne veut l’aider à résoudre et pour lesquels il a requis mes lumières. À présent tenez-le-vous pour dit et ne m’en demandez pas davantage : secret professionnel !
Morosini n’insista pas. L’idée lui venait qu’en coinçant Théobald et en le passant à la question, il arriverait peut-être à en apprendre davantage. Il était temps de revenir à ses propres moutons :
— Je comprends. À présent pouvez-vous me dire si l’étude du dossier d’hier vous a appris quelque chose ?
— Pas vraiment. L’assassin est mort, vous le savez, et rien n’a permis de le relier au sieur Ricci. Le seul tort de celui-ci a été de se trouver présent dans la salle quand la Solari a été tuée. On ne peut tout de même pas lui reprocher d’aimer Tosca ?
— Ce doit être Scapia qui le fascine. Ils se ressemblent. Est-ce qu’il a un pied-à-terre en Angleterre ?
— Mieux : un manoir dans les environs d’Oxford mais quand il ne reste à Londres qu’un jour ou deux, il descend au Savoy. Je ne vous cache pas que le personnage me déplaît et que j’aimerais assez l’inculper d’un méfait quelconque mais dans l’état actuel de la question il n’y a rien.
— Et pourtant, soupira Morosini, je mettrais ma main au feu qu’il trempe jusqu’au cou dans cette affaire. Et peut-être même détient-il ce que je cherche.
— Difficile à prouver ! Apparemment il n’y a pas possibilité de l’impliquer dans le crime de Bagheria sinon il aurait les bijoux en sa possession depuis cette nuit-là et, par définition, la Solari ne les aurait jamais eus.
— C’est logique, seulement, il a pu les voir, ce soir-là, et les rechercher par la suite. Sait-on comment ils sont entrés dans l’écrin de la diva ?
— Comment savoir ? Son protecteur de l’époque, un banquier milanais, jurait les lui avoir connus depuis le début de leur relation. Son habilleuse et sa femme de chambre aussi. Ce seraient des bijoux de famille.
— De quelle famille ? Là est la question.
— Ce n’est pas mon avis. Il est normal que vous cherchiez à travers l’Histoire les tenants et les aboutissants mais, à mon sens personnel, la question serait plutôt où sont-ils passés depuis Covent Garden ?
— Évidemment. Pourtant, croyez-moi, leur parcours depuis Florence est loin d’être indifférent. Et Dieu sait si celui-là est difficile à retracer ! J’ai la certitude qu’en venant en France épouser Henri IV, Marie de Médicis les possédait. Cependant ils ne sont jamais entrés dans les coffres des Joyaux de la Couronne de France. Donc la Reine s’en était défait. Au profit de qui et pour quelle raison ? Peut-être vers la fin de sa vie quand elle vivait dans une embarrassante gêne financière.
— Ils ont pu être volés aussi ?
— Pourquoi pas ? Et je n’ai aucun moyen de le savoir.
— Encore une fois ce n’est pas si important !
— Si, parce que souvent les descendants des possesseurs momentanés considérant qu’ils appartiennent à leur héritage, se lancent à leur recherche sans se soucier autrement des moyens de les récupérer. J’en ai eu un exemple chez moi quand feu sir Eric Ferrals décidait de se procurer ce qu’il appelait lui l’Étoile bleue parce qu’au XVIIe siècle elle avait valu les galères à son ancêtre protestant. Mais ma mère a été assassinée par celui qui voulait la lui vendre. Certes ce n’est pas sir Eric qui lui a fait avaler le poison mais il s’est trouvé être le meurtrier indirect. Vous m’avez dit que l’assassin de la Solari avait été retrouvé dans la Tamise où il n’est pas entré de son propre chef : ce qui signe un commanditaire et, même si vous n’avez relevé aucun indice menant à Ricci, vous ne m’enlèverez pas de l’esprit qu’il a donné les ordres. Justement parce qu’il s’appelle Ricci. Vous dites qu’il possède un manoir aux environs d’Oxford ? Où exactement ?
Warren fronça le sourcil et fit toute une affaire de tapoter sur son bureau les feuillets d’un dossier pour qu’aucun ne dépasse les autres :
— Si je vous le dis, vous allez y courir et vous fourrer peut-être dans un guêpier dont je n’aurai probablement aucun moyen de vous tirer. Surtout si vous vous faites pincer ! Vous vous retrouverez en prison parce que devant la loi, il n’y a pas d’amitié qui tienne…
— Vous me croyez si maladroit ?
— Non. Je crois surtout que vous feriez fausse route parce que Ricci est Américain, qu’il vit outre-Atlantique beaucoup plus souvent que chez nous et que s’il a les bijoux il ne les a sûrement pas laissés sur le sol britannique.
— Pourquoi pas ? Ce ne doit pas être facile de sortir des pièces de cette importance ?
Un sourire féroce étira les coins de la bouche du Superintendant :
— Il a des relations… et nous l’équivalent de votre valise diplomatique ! En outre, je vous rappelle qu’il a fait construire l’équivalent de votre palais Pitti. Ça me paraît le cadre tout indiqué pour la parure d’une grande-duchesse de Toscane.
Morosini ne répondit pas. C’était assez juste et le raisonnement de Warren lui semblait marqué au coin du bon sens mais il ne pouvait s’empêcher de penser que le policier cherchait un moyen élégant de se débarrasser de lui. Surtout si Adalbert et son Américaine lui posaient déjà un problème quelconque. Il choisit de changer de sujet :
— Vous ne voulez vraiment pas me dire ce qui se passe entre Vidal-Pellicorne, sa princesse… et vous ?
— Non. Je regrette. Si vous allez le lui demander gentiment il vous le dira peut-être ?
— Gentiment ? Vous auriez dû le voir hier soir : autant essayer d’arracher son os favori à un molosse ! Allons, je vous ai suffisamment ennuyé ! Il est temps que je vous laisse à vos travaux.
— Vous partez ?
Il y avait dans la voix du policier une lueur d’espoir. Aldo haussa des épaules désabusées. Une attitude qu’il savait très bien prendre pour donner le change.
— Pas dans la minute mais je ne vais pas tarder. Ma femme m’attend à Paris et elle a hâte de rentrer à la maison.
Un grand sourire illumina le visage de Warren traduisant un net soulagement.
— Quand la maison en question est un palais sur le Grand Canal on peut la comprendre. Offrez-lui, s’il vous plaît, mes hommages admiratifs… et vous, je vous souhaite bon voyage !
Ainsi expédié – le terme était à peine exagéré ! – Aldo quitta Scotland Yard sans esprit de retour. Il se sentait plein d’amertume : après Adalbert, Warren lui claquait dans les mains. Il se retrouvait seul et ce n’était pas vraiment agréable ! Cela devint même si pénible soudain que, pris d’un violent désir de retrouver Lisa, la chaleur de son sourire et de son regard violet, il eut envie de tout envoyer promener. Dès l’instant où il ne pouvait plus compter sur Adalbert obnubilé par une Américaine sans doute aussi folle que sa mère, où Warren lui refusait courtoisement son aide il ne lui restait plus qu’à prendre le premier bateau pour Calais, rejoindre la capitale française, son épouse et l’Orient-Express en direction de Venise. La situation dite « intéressante » de Lisa exigeait de lui qu’il lui consacre toute son attention et il repoussa loin de lui le touchant visage de Violaine Dostel condamnée certainement à brève échéance, à voir disparaître le modeste trésor que l’ancienne cantatrice lui avait légué. La vague impression de défaite qu’il ressentait passerait vite. Enfin… peut-être !
D’un pas nerveux, il franchit le seuil du Ritz fonçant dans la direction du comptoir du Courrier qui était l’homme chargé de la préparation des voyages des clients et traversa le hall. C’est alors qu’une jeune femme, assise au fond d’un fauteuil abrité par un palmier nain se leva vivement, le rejoignit, et posant une main sur son bras :
— Monsieur le Prince, s’il vous plaît…
Il opéra un quart de tour et reconnut avec surprise la jolie fille qu’il avait vue déjeuner au Ritz de Paris avec Aloysius C. Ricci. Mais cette fois elle était beaucoup moins gaie et les yeux qu’elle levait sur lui étaient pleins d’une angoisse à la limite des larmes.
— Vous me reconnaissez ? murmura-t-elle.
— Quand on vous a vue une fois il est difficile de vous oublier, dit-il gentiment. C’était à Paris et vous étiez à une table non loin de celle où je déjeunais avec Giovanni Boldini. Vous-même étiez en compagnie d’un Américain… pas très amusant si je ne me trompe.
— Vous ne vous trompez pas. Je vous en supplie, accordez-moi un peu de votre temps ! J’ai… tellement besoin d’aide ! ajouta-t-elle d’une voix mal assurée… Il y a si longtemps que je vous attends !
— Tant que ça ?
— Depuis hier. Je venais d’arriver à Londres pour demander secours à un ami… du moins je croyais que c’en était un, quand passant devant cet hôtel je vous ai vu y entrer. Alors j’y suis allée à mon tour, j’ai pris une chambre après m’être assurée que vous étiez bien descendu ici et, ce matin, je me suis établie dans ce hall. Vous veniez de partir j’ai donc attendu votre retour.
— D’où veniez-vous ?
— D’un château près d’Oxford où j’ai réussi à prendre un train pour Londres. Je parle à peine l’anglais et ça n’a pas été facile mais il fallait que je m’en aille… le plus loin possible !
Morosini remit à plus tard de lui en demander la raison. Il se contenta de remarquer :
— Vous êtes française ? Pourquoi n’avoir pas pris le train pour Douvres ?
— Parce que c’est à Paris qu’Aloysius me cherchera en premier. Il ne peut pas imaginer que je veuille rester dans un pays où je ne connais rien ni personne.
— Sauf cet ami dont vous n’êtes pas sûre si je vous ai comprise ?
Elle baissa sa tête blonde coiffée d’une étroite toque garnie de coques de ruban assortie à son tailleur chocolat qu’éclairait un corsage de satin blanc. Puis elle soupira :
— Oui. Il me faisait une cour discrète et même m’avait donné son adresse au cas où j’en aurais assez d’Aloysius mais quand je suis arrivée chez lui, il n’y était pas et son domestique m’a dit qu’il serait absent plusieurs jours. Alors ne sachant où aller j’ai marché dans la ville… et vous connaissez la suite !
La suite sans doute mais ce qui intéressait Aldo c’était justement ce qui s’était passé avant. Son regard embrassa l’enfilade somptueuse d’arcades de stucs et de dorures qui composaient le rez-de-chaussée du palace, consulta sa montre-bracelet et pour finir s’empara du bras de la jeune femme :
— Venez ! C’est l’heure du lunch et nous serons mieux autour d’une table dans un coin tranquille pour causer.
Elle se laissa emmener sans résistance et ne retint pas un léger soupir de soulagement en prenant place dans le fauteuil cabriolet qu’Aldo lui présentait. À mieux la regarder, celui-ci nota sur le joli visage des traces de larmes mal dissimulées par la poudre du maquillage et, surtout, entre les sourcils un pli soucieux quasi douloureux. Plus étrange encore elle avait le comportement d’un animal affamé. Son regard d’un brun velouté s’attachait au petit pain posé sur une table voisine où déjeunaient deux hommes. Il se pencha vers elle :
— Avez-vous faim ?
Elle hocha la tête affirmativement sans quitter des yeux la table d’à côté. Il comprit alors que sa question aimable et rituelle à laquelle répondait souvent un sourire rencontrait chez cette femme une résonance tragique et qu’elle souffrait réellement de la faim. Il appela le maître d’hôtel, commanda un repas substantiel sans être trop lourd mais réclama en urgence un « porto flip », du pain et du beurre. Qu’on lui apporta dans l’instant. L’effet fut surprenant : incapable de se contenir plus longtemps, elle s’empara du pain et sans même songer à le beurrer se mit à le dévorer tout en vidant le verre plein d’un liquide parfumé qui lui fit monter le rouge aux joues.
— Ce n’est pas dans cet hôtel que vous avez pris une chambre, affirma Aldo gentiment. Où avez-vous passé la nuit ?
Elle le regarda avec des yeux pleins de larmes puis baissa la tête lâchant son dernier morceau pour serrer ses mains l’une contre l’autre.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que vous êtes réellement affamée et que, dans cet hôtel vous auriez au moins eu un solide breakfast. Alors où étiez-vous ?
— Dans la salle d’attente de la gare qui n’est pas loin d’ici. Vous comprenez j’avais juste assez d’argent pour prendre le train et un omnibus pour Piccadilly. Celui que je venais voir habite sur la même avenue que le Ritz. C’est en passant devant l’entrée que je vous ai vu entrer…
— Bien ! Déjeunons d’abord ensuite nous parlerons !
Tandis que tous deux – elle plus posément que le pain – dégustaient le saumon Marquise de Sévigné qui était l’une des gloires de la maison, Aldo observait discrètement son invitée non sans admiration. En dépit des heures pénibles qu’elle venait de vivre, elle avait réussi à préserver son aspect net. Sans doute les toilettes de la gare de Charring Cross l’y avaient-elles aidée mais cela représentait tout de même un exploit. Qu’il comprit mieux quand enfin, elle se présenta : elle avait vingt-trois ans, était mannequin chez Jean Patou et se nommait Jacqueline Auger, originaire de Dieppe. Trois semaines plus tôt, elle avait rencontré Ricci au cours d’un défilé de mode rue Saint-Florentin et immédiatement il s’était intéressé à elle, sous le prétexte qu’elle était le vivant portrait de sa fille disparue dix ans auparavant.
— Au début, expliqua Jacqueline, je l’ai trouvé merveilleux. Il se comportait vraiment comme un père et il affirmait que je ne devais plus me faire de souci pour mon avenir, qu’il s’en chargeait. Et de quelle façon ! Il a acheté pour moi la moitié de la collection que je présentais, m’a offert cette montre, ajouta-t-elle en montrant le mince bracelet enrichi de brillants qui encerclait son poignet et m’a fait quitter ma chambre des Batignolles pour m’installer avec lui au Ritz. Rien n’était trop beau pour moi et vous avez même pu voir qu’il voulait commander mon portrait à ce grand peintre avec qui vous déjeuniez. Son refus l’a mis fort en colère.
— Je veux bien vous croire : au lendemain de cette rencontre la maison de Boldini a flambé et n’a été sauvée que par miracle…
— Vous pensez que c’est lui qui a mis le feu ?
— Pas lui en personne mais un de ses hommes. Vous avez sans doute dû remarquer son entourage ?
— Oui. Son secrétaire, son chauffeur et son valet de chambre. J’avoue qu’ils ne me plaisaient guère, surtout Agostino, le valet. Il a absolument l’air d’un traître de cinéma. Pourtant c’est lui qui m’a conseillé de fuir et m’a donné un peu d’argent…
— Pas beaucoup puisque vous n’aviez pas de quoi vous offrir un hôtel convenable ?
— Il a fait ce qu’il pouvait. Quant à l’incendie chez le peintre j’aurais été indignée à ce moment-là que vous accusiez Ricci de l’avoir commandé, maintenant, cela ne m’étonne pas. Et vous avez probablement raison.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes revenus ici mais pas à Londres. La voiture nous attendait en gare de Victoria pour nous ramener à Levington Manor, près d’Oxford où Ricci m’avait conduite après m’avoir autant dire enlevée de chez Patou. C’est au bord de la Tamise une belle maison isolée par un parc immense où je ne me suis jamais plu vraiment à cause de l’atmosphère. On voyait venir beaucoup d’hommes et pas de femmes et j’ai compris qu’en fait c’était le centre d’affaires de Ricci pour l’Angleterre. Certains étaient anglais et c’est là que j’ai rencontré David Fenner. Il m’a plu tout de suite et c’était réciproque. Je ne le montrais pas mais je pensais que peut-être mon « père » verrait d’un bon œil une union avec un jeune homme avec lequel il semblait s’entendre. Sur ces entrefaites nous sommes revenus à Paris et c’est là que nous vous avons rencontré. Le soir même nous reprenions le train pour Londres et Levington Manor. David y est venu le lendemain et je dois dire que j’ai entendu les échos d’une explication orageuse. J’étais désolée mais j’ai réussi à lui parler avant qu’il ne parte et c’est à ce moment qu’il m’a donné sa carte en disant que si j’avais besoin d’aide… vous savez la suite. Ricci, lui, était furieux et comme j’essayais de plaider la cause de David il l’a été encore davantage. C’est alors que dans sa colère, il m’a déclaré qu’il ne voulait plus en entendre parler et qu’il espérait que je n’avais pas eu l’idée de m’en amouracher parce qu’il voulait faire de moi sa femme. Eh oui, le bon « père » se changeait en fiancé ! Il m’a dit qu’il m’aimait et que nous nous marierions dès notre – très prochain ! – retour aux États-Unis. J’ai eu beau lui expliquer que mes sentiments pour lui – j’avais de l’affection jusque-là ! – n’avaient rien à voir avec ceux d’une épouse, il s’est entêté : j’étais appelée à un grand destin, je serais la femme la plus enviée, la mieux parée et avec le temps je finirais par lui rendre ses sentiments. De cet instant il a exigé que je l’appelle Cesare…
— Ah, c’est ça le C. qui suit Aloysius ?
— Oui. D’après ce que j’ai compris, c’est son prénom, l’autre n’ayant été ajouté que pour faire plus américain. Je me suis exécutée pour ne pas le pousser à bout mais j’ai été affolée quand il m’a annoncé avant-hier que nous partirions le surlendemain, donc aujourd’hui, pour Southampton afin de nous y embarquer. Je n’ai rien dit sur l’instant mais j’étais terrifiée. Pour essayer de me calmer je suis allée faire un tour dans le parc. En fait, je cherchais comment fuir. C’est alors qu’Agostino m’a rejointe. Il m’a dit qu’il fallait que je m’en aille parce qu’en Amérique il m’arriverait malheur et comme je lui répondais que je ne demandais pas mieux mais que je ne savais comment faire, il m’a appris que « Cesare » serait absent le lendemain matin puis il m’a demandé si je savais ramer…
— Ce doit être une seconde nature chez les gens d’Oxford ? sourit Morosini..
Elle lui rendit son sourire.
— Heureusement je sais : je suis née au bord de la mer. Le matin suivant, quand Ricci a été parti, Agostino m’a fait prendre une barque qu’il avait amenée dans la nuit au bout du parc. J’étais habillée comme vous le voyez car il m’avait recommandé de ne rien emporter, seulement un sac à main. Cette fois je l’ai pris assez grand pour dissimuler un petit chapeau souple. Agostino m’a donné un peu d’argent et j’ai ramé afin de descendre la Tamise jusqu’à Oxford où j’ai abandonné le bateau pour le train…
— Pourquoi diable faisait-il cela ?
— Je le lui ai demandé. Il m’a répondu que c’était à cause de sa mère qui était française comme moi et il a répété qu’il ne voulait pas que j’aie le même sort que les « autres » sans rien vouloir ajouter. Ce n’était d’ailleurs pas le moment de tenir une conversation. Je l’ai remercié et je suis partie.
Jacqueline se tut pour se consacrer à l’assiette d’agneau rôti que l’on venait de déposer devant elle. Aldo laissa la sienne refroidir. Ce Ricci devenait de plus en plus inquiétant. La mise en garde du valet pour sibylline qu’elle soit, assombrissait encore un portrait qui n’en avait pas vraiment besoin. Et à propos de portrait, il demanda :
— Si son départ était prévu pour une date aussi proche, comment aurait-il fait si Boldini avait accepté de vous peindre ? Il lui aurait bien fallu rester à Paris un moment ?
— Certainement pas ! Il lui aurait proposé de venir peindre à Oxford et s’il le fallait, il l’aurait enlevé. Il en est capable.
— N’exagérons rien ! Cela aurait fait trop de vagues puisque j’étais témoin de la proposition. Je me demande même pourquoi il l’a faite ?
— Je ne sais pas !
— Bon, laissons de côté ! Reste à savoir ce que je vais faire de vous… À propos de votre David vous m’avez dit qu’il était absent pour plusieurs jours ? Vous ne savez pas combien ?
— Non. J’étais tellement déçue, tellement désespérée que je n’ai même pas pensé à le demander.
— On va arranger ça ! Il a le téléphone je suppose ?
— Bien entendu !
Elle sortit une carte de visite de son sac et la lui tendit.
— Attendez-moi ! dit Aldo en quittant son siège.
Il se rendit dans le hall, pria le portier de lui appeler le numéro gravé sur le bristol et rejoignit le coin discret où était la cabine. Un instant plus tard, il entendait la voix policée d’un serviteur, lui demanda de lui passer Mr Fenner puis comme l’autre lui répondait ce à quoi il s’attendait :
— C’est contrariant ! Il faut que je le voie assez rapidement. Pourriez-vous me dire quand il rentrera ?
— D’après ce qu’il m’a annoncé il rentrera vendredi. Y a-t-il un message ?
— Oui, voulez-vous lui dire qu’il m’appelle en urgence au Ritz ? Prince Morosini !
Le nom fit son effet habituel. Le domestique promit que la commission serait faite et Aldo, satisfait, regagna la salle à manger : on était mercredi, il n’y aurait jamais que deux jours à patienter. Il en profiterait tout compte fait, pour essayer d’approfondir le mystère des relations entre Adalbert et la fille de l’insupportable Ava Astor.
— Les choses vont s’arranger, annonça-t-il joyeusement à son invitée. Votre amoureux rentre vendredi soir et il me téléphonera ici quand il arrivera.
L’étincelle qui s’était allumée dans les yeux de la jeune fille s’éteignit :
— Mais je ne peux pas attendre jusque-là ?
— Bien sûr que si. En attendant son retour vous êtes mon invitée : vous allez avoir une chambre dans cet hôtel et vous y resterez bien sagement jusqu’à samedi. Par prudence on vous fera monter vos repas mais avant vous aurez peut-être envie de faire quelques achats ? Des objets de toilette, une chemise de nuit par exemple, du linge de rechange. Il y a un magasin de l’autre côté de la rue après Green Park…
Elle le regarda avec stupeur :
— Mais… pourquoi faites-vous cela ? C’est trop…
Rapidement il posa une main apaisante sur celle de la jeune femme :
— Pour la même raison qu’Agostino : ma mère était française… et puis je n’ai pas de sympathie pour le sieur Ricci. C’est une joie, croyez-moi, de tirer de ses griffes quelqu’un d’aussi charmant que vous. Et n’allez pas vous imaginer que je cultive des pensées grivoises : je serai pour vous un frère !
Elle s’empourpra et des larmes montèrent à ses yeux :
— Comment vous remercier ? murmura-t-elle avec dans la voix une légère réticence qu’Aldo saisit au vol. Il se mit à rire :
— Je sais ! Vous êtes payée pour vous méfier de ces gens qui tiennent absolument à vous composer une famille. Après le père, le frère ? Mais rassurez-vous, je suis marié, j’aime ma femme et les enfants qu’elle m’a donnés. Finissez votre dessert, buvons notre café et allons-y !
Une demi-heure plus tard Jacqueline était nantie d’une chambre un peu éloignée de celle d’Aldo et, entièrement en confiance à présent, acceptait les quelques billets de banque qu’il lui offrait pour ses emplettes urgentes. Elle eut alors un joli geste de reconnaissance en lui plaquant sur une joue un baiser sonore – pas très distingué sans doute mais tellement spontané ! – avant de s’envoler vers les trottoirs animés de Piccadilly. Livré à lui-même Aldo s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire, il décida finalement de prendre un taxi pour aller chez Adalbert et sortit en demander un au voiturier au moment précis où éclatait dehors un vacarme de crissements de freins, de cris, d’exclamations en même temps qu’un rassemblement se faisait au milieu de la grande artère.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il au préposé en tenue galonnée qui revenait après être allé voir : un accident ?
— Moi je dirais plutôt que c’est un meurtre, sir ! Une jeune dame vient d’être renversée par une voiture qui au lieu de s’arrêter a pris la fuite. Une honte !
Un frisson glacé parcourut l’échine de Morosini, une sorte de pressentiment :
— Une jeune femme, dites-vous ?
— Oui et je l’ai vue il n’y a pas cinq minutes sortir d’ici. Si Monsieur désire un taxi…
— Pas maintenant, merci ! Je vais voir…
Il eut quelque peine à se frayer un chemin dans la foule mais un seul regard lui suffit pour voir le corps étendu sur lequel se penchaient un homme et un policeman en tenue : c’était Jacqueline qui gisait là le visage souillé de sang sous sa petite toque de ruban. Jacqueline qui plus jamais n’irait rejoindre David Fenner qu’elle s’était prise à aimer…
Le médecin relevait la tête. Quelqu’un demanda :
— Elle est morte ?
Il fit signe que oui et Aldo recula d’un pas. Son premier mouvement avait été de s’avancer et de déclarer qu’il la connaissait mais il pensa aussitôt qu’il faudrait donner trop d’explications à des fonctionnaires qui n’y comprendraient certainement pas grand-chose et choisit une autre solution : il s’avança vers Piccadilly Circus, prit au vol un taxi qui passait et se fit conduire à Scotland Yard afin d’envahir une fois de plus le bureau de Warren, mais cette fois il se fit précéder du planton. Ce qui n’arrangea pas pour autant l’humeur du « Ptérodactyle » :
— Encore vous ? grogna-t-il. Vous allez bientôt camper ici !
— Ricci vient de tuer une jeune femme sous mes yeux. Ça vous intéresse ou pas ? fit Aldo froidement.
— Comment ?… Et d’abord asseyez-vous ! On dirait que vous êtes remué. Je vous trouve mauvaise mine.
— Il y a de quoi !
Warren alla vers l’un de ses cartonniers, en tira une bouteille de whisky et deux verres, versa dans chacun une généreuse ration et en tendit un à son visiteur :
— Buvez ! C’est une bonne panacée, ensuite vous raconterez !
Encore bourru le ton s’était adouci. Aldo prit ce qu’on lui offrait et l’avala d’un trait.
— C’est du pure malt ! s’indigna l’Écossais.
— Il est honorable, admit le coupable. Donnez-m’en encore un peu et je promets de le boire avec respect !
Resservi il cala son verre dans la paume de sa main et entreprit de raconter son aventure. N’étant pas l’homme des longues digressions, ce fut vite et bien fait. Attentif Warren prit quelques notes puis décrochant son téléphone, demanda qu’on lui appelle le poste de Piccadilly avec lequel il eut un duo où sa partition se réduisit à quelques onomatopées après quoi il appela la police de Thames Valley pour demander que l’on envoie du monde à Levington Manor. Puis décida :
— Vous allez venir avec moi reconnaître le corps ! C’est une corvée mais en attendant que l’on atteigne Ricci, vous êtes le seul qui connaisse un peu cette pauvre fille !
Il fallut en passer par là. Pourtant ce fut un moins mauvais moment qu’Aldo l’eût imaginé. Débarrassé du sang et de la poussière qui le maculaient, le visage de Jacqueline était empreint d’une sérénité inattendue par la vertu du léger sourire figé sur ses lèvres. Elle n’avait pas vu venir la mort et c’était vers une vie nouvelle, pleine d’espérance qu’elle courait quand la voiture meurtrière l’avait fauchée. Warren lui-même en fut ému :
— On dirait que, grâce à vous, elle est morte heureuse, murmura-t-il. Ce n’est pas donné à tout le monde…
— Et ce n’est pas une raison pour oublier l’assassin.
— Telle n’est pas mon intention !
Mais les nouvelles qui attendaient Warren au Yard n’étaient guère réconfortantes. À Levington Manor, la Police avait trouvé visage de bois. Seul, le gardien de la propriété put donner un renseignement : Ricci, son secrétaire, son valet et son chauffeur avaient embarqué le matin même à Southampton sur le paquebot américain Leviathan qui devait, à cette heure, avoir atteint la pleine mer. Quant au numéro minéralogique de la voiture criminelle qu’un passant avisé avait relevé, c’était celui du doyen de la cathédrale Saint-Paul…
— Et voilà, conclut le Superintendant, comment on peut commettre en toute impunité un crime en plein cœur de Londres !… Nous n’avons pas le plus petit brin de preuve pour attaquer Ricci. Vous et moi savons que c’est lui mais il est impossible d’obtenir contre lui le moindre mandat… outre le fait que sur un navire yankee il est déjà en terre américaine…
— Est-ce que vous ne vous dépêchez pas trop ? s’insurgea Morosini. Si le doyen n’a rien à voir là-dedans, l’automobile qui a tué doit appartenir à quelqu’un, non ?
— C’est sans doute une voiture volée et si elle est maintenant au fond de la Tamise comment voulez-vous qu’on la retrouve ?
— Bon, admettons ! Reste ce David Fenner dont la carte a été retrouvée dans son sac et qui doit rentrer vendredi soir ! S’il l’aimait, il aura peut-être quelque chose à dire ?
— C’est notre seule chance.
Warren n’ajouta pas ce qu’il pensait. À savoir que si le jeune homme trempait dans des affaires louches il n’aurait sûrement pas l’envie – ou la folie ! – de se mouiller pour une femme qu’il connaissait à peine selon le monde et ne connaîtrait jamais bibliquement. Surtout s’il avait quelqu’une idée du danger qu’il courrait en désignant Ricci à la Police… Il aurait peut-être pris des risques si Jacqueline avait vécu mais à présent…
La suite n’allait lui donner que trop raison. Prévenu par son serviteur que la Police le cherchait, David Fenner se présenta le lendemain. C’était un homme d’une quarantaine d’années, plutôt séduisant qui exerçait le métier de courtier en bourse. La voix douce, le ton affable et aussi souriant que le permettait la circonstance, il ne nia pas s’être pris d’amitié pour la « fille adoptive » de Mr Ricci et lui avoir proposé de se mettre à sa disposition quand elle viendrait à Londres pour lui faire visiter la capitale britannique. Il se montra navré d’apprendre sa fin tragique mais ne voyait pas en quoi il pouvait être utile à Scotland Yard, ses relations avec l’homme d’affaires américain – à l’exception de deux courts séjours à Levington Manor ! – ne dépassant pas le niveau du travail.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Warren à Morosini auquel il avait fait la faveur de permettre d’assister à l’entrevue, à condition qu’il se taise !
— Qu’il ment ! Je jurerais qu’il était prêt à demander la main de celle qu’il croyait la pupille de Ricci mais la mort de celle-ci lui a fait comprendre qu’il valait mieux adopter un profil bas. Il est probable qu’il aurait servi le même plat à la malheureuse. En changeant la sauce avant de lui conseiller gracieusement de rentrer au logis le plus vite possible. Une éventuelle héritière pouvait l’intéresser mais certes pas une future épouse fuyant un aussi redoutable Othello. Ce serait risible, si ce n’était aussi écœurant !
— Je partage ce sentiment. Aussi ai-je l’intention de faire surveiller discrètement le personnage. La nature exacte de ses affaires, officielles ou non, pourrait être instructive. On y mettra le temps qu’il faut !… À présent, cher ami, je crois que vous pouvez retourner auprès de votre épouse. Elle doit commencer à trouver le temps long…
— Sans doute. Auparavant accordez-moi une question ? Qu’allez-vous faire du corps ?
Warren releva à la fois les sourcils et les épaules :
— L’enterrer, bien sûr ! Aux Indigents puisque, d’après ce que nous savons vous et moi, elle n’a plus aucune famille en France.
— Laissez-moi la rapatrier. Elle était de Dieppe, et même si personne ne s’y souvient d’elle, Jacqueline aura au moins la satisfaction de reposer dans sa terre natale, déclara Aldo sans se soucier de l’œil effaré du policier.
— Ça va vous coûter une fortune et vous la connaissiez à peine !
— Peut-être mais voyez-vous j’ai l’impression, à présent, qu’elle fait un peu partie de ma famille. Et si vous vouliez bien me faciliter les formalités…
— Très volontiers ! Je vais même m’en occuper immédiatement ! Vous m’étonnerez toujours, Morosini mais vous êtes décidément un vrai gentleman ! Vous pourrez partir demain !
Aldo remercia et cette fois quitta Scotland Yard sans esprit de retour. Il avait hâte, maintenant, de quitter l’Angleterre et de rentrer à Paris. Si ce détour par la Normandie le retardait il savait qu’il se serait reproché toute sa vie d’avoir abandonné sur une terre étrangère la pauvre jeune femme qui était venue lui demander secours.
N’ayant rien d’autre pour s’occuper ce jour-là, il se fit conduire à Chelsea. C’était trop bête de se séparer ainsi de son meilleur ami sur une vague brouille que le temps pouvait envenimer. Prudemment il pria son taxi de l’attendre et s’en félicita car il ne trouva que Théobald. Celui-ci lui apprit qu’Adalbert venait de partir pour Hever Castle, accompagnant « Madame la Princesse chez lord Astor ».
— Je suis désolé pour Monsieur le Prince, soupira-t-il, mais content qu’il soit revenu ici. Après ce qui s’est passé l’autre soir j’avais grande peur de ne plus le revoir.
Morosini le connaissait depuis trop longtemps pour douter un seul instant de sa sincérité. À la mine navrée du fidèle factotum d’Adalbert il subodorait que la nouvelle relation à tendance amoureuse de son maître ne l’enchantait pas. Il lui offrit son plus désarmant sourire :
— On ne se brouille par pour si peu avec un vieil ami. Nous avons une telle quantité de souvenirs communs que le passage d’une femme, si belle soit-elle, ne peut les effacer.
— Ça fait tout de même des dégâts ! soupira Théobald. Et je suis heureux que Votre Excellence ait eu la bonne idée de passer me voir.
Il en avait visiblement gros sur le cœur ne souhaitant rien d’autre que l’oreille attentive d’un ami sûr.
— J’ai un peu de temps, suggéra Aldo. Voulez-vous que nous bavardions un brin ?
— Oh oui ! Si Monsieur le Prince veut passer au salon…
— La cuisine fera aussi bien mon affaire… ainsi qu’une tasse de café ! Vous devez être le seul à savoir le faire sur cette île déshéritée ! Et cela rappellera le bon temps où nous travaillions ensemble ! Il m’a l’air révolu celui-là ?
— Oh, il ne faut jurer de rien ! Je prie chaque jour pour que Monsieur retrouve le sens des réalités.
Tout en parlant il précédait Aldo dans la cuisine, l’installait devant la table ronde, cirée à miracle et entreprenait aussitôt la confection du breuvage espéré en attrapant le moulin à café qu’il se mit à tourner frénétiquement mais Aldo n’avait pas perdu le fil de la conversation :
— Il est vraiment amoureux d’elle ? demanda-t-il.
Sans arrêter son moulin, Théobald leva les yeux au plafond :
— Hélas ! C’est encore pire qu’au retour d’Istamboul quand il s’était entiché de cette Anglaise ! Celle-ci c’est à Louqsor qu’il l’a rencontrée, au Winter Palace et depuis il ne jure que par elle. Il voit en elle son étoile…
— Autrement dit il est fou ! Mais enfin pourquoi ? J’ai aperçu cette dame et j’admets qu’elle est fort belle mais il en a vu d’autres.
— Mais pas encore qui se prétende l’incarnation d’une grande dame égyptienne, qui lui soit apparue pour la première fois – à une soirée costumée déguisée en princesse du temps des Ramsès et qui, en plus, possède un mystérieux pouvoir de divination qu’elle tient d’un collier d’or et de lapis-lazuli trouvé dans la tombe de Tout-Ank-Amon…
Quoiqu’il n’en eût guère envie, Morosini éclata de rire :
— Non mais je rêve ! Ne dites pas qu’un égyptologue de sa force ait pu se laisser prendre à un appât aussi grossier ? Un collier de Tout-Ank-Amon ? Mais il doit sortir tout droit de chez un joaillier du Caire au mieux et au pire de la boutique d’un marchand véreux et persuasif ? Un collier divinatoire en plus ! Il ne nous manquait que ça !
Peu à peu sa gaieté se changeait en colère. Théobald laissa passer le flot, servit une nouvelle tasse de café en y ajoutant des biscuits de sa composition dont son invité raffolait puis soupira :
— Le malheur c’est que ce foutu bijou est authentique. La dame qui était sur place à l’ouverture de la tombe se l’est fait offrir par lord Carnavon avant sa mort. Alors non seulement elle en est fière mais elle croit pouvoir en tirer le pouvoir de remonter le temps, de se réincarner quand elle le souhaite dans l’apparence de cette princesse qu’elle pense avoir été. De plus, Monsieur, outre le fait que sa beauté le subjugue, est extrêmement impressionné par ce qu’elle lui raconte… Il songe à écrire un livre sur la période qu’elle dit avoir vécue : elle est pour lui une documentation hors pair parce que vivante.
— De quoi plier en deux de rire le British Museum, le Musée du Louvre et quelques autres notabilités du genre ! S’il n’a pas peur du ridicule c’est qu’il est gravement atteint !
— C’est ce que j’essaie de faire comprendre à Monsieur le Prince. C’est toute notre vie que cette femme est en train de chambouler… et moi j’en mourrai de chagrin !
— On n’en est pas là, heureusement ! fit Morosini en considérant la figure épanouie de bonne santé qui le regardait d’un air désolé, et celle-là n’est pas candidate au mariage. À moins que le prince Obolensky ne soit lui aussi qu’un fantôme ?
— Oh non, il est réel et cette dame en a, je crois, un enfant ou deux mais il a fait son temps et elle songerait à s’en séparer.
— Pour s’attacher votre maître par les doux liens du mariage ? Grand bien lui fasse si c’est là son bonheur mais j’en doute !
— Moi aussi. Votre Excellence peut être sûre que s’il l’épouse moi je m’en vais…
— Vous n’y arriverez jamais. Vous lui êtes trop attaché, sourit Aldo ému de voir une larme poindre au coin de l’œil du fidèle serviteur.
— Il le faudra car cette dame ne m’aime pas. Oh, si je ne trouve pas de place qui me convienne j’irai rejoindre Romuald, mon jumeau pour l’aider à cultiver son jardin…
— Ça ne vous conviendrait pas ! Écoutez, Théobald, je vais vous faire une proposition : si mariage il y a et si vous faites vos valises, je vous prends à mon service… pour le temps que durera ledit mariage. Vous savez comme moi que ces Américaines ont le divorce dans le sang. La preuve est que celle-là en est déjà là. Une fois qu’elle aura laissé tomber Monsieur vous retrouverez votre place auprès de lui. Un petit séjour à Venise n’est pas si désagréable… il y a évidemment les jumeaux mais…
— Oh que Monsieur le Prince est bon et que je le remercie !
Les mains jointes Théobald semblait voir le Ciel s’ouvrir et sa figure retrouvait le soleil.
— C’est chose convenue, reprit Aldo, et je vais à présent vous laisser, mon bon Théobald. Toutefois… sauriez-vous me dire ce que le Superintendant Warren faisait entre ces murs l’autre soir avec Madame Obolensky ?
— Pas vraiment, Monsieur est muet comme une carpe à ce sujet. Je crois cependant avoir deviné qu’elle aurait besoin de protection…
— Peste ! À ce niveau de police ce doit être grave ! Comment se fait-il que vous n’en sachiez rien ? Vidal-Pellicorne vous a toujours mis au fait de ce genre de problèmes ?
— Pas cette fois ! Monsieur sait pertinemment que je ne vois pas d’un œil favorable ses relations avec cette dame.
— Vous êtes en froid ?
— Plutôt, oui… et c’est très triste ! Votre Excellence reste encore quelque temps ici ?
— Non. Je ne me suis déjà que trop attardé. Ma femme m’attend à Paris. Ensuite nous regagnerons Venise. Du moins je le pense…
À mesure qu’il parlait Aldo découvrait qu’il n’en était pas autrement persuadé. L’idée de rentrer chez lui en laissant l’assassin de la pauvre Jacqueline libre de poursuivre en paix une carrière détestable l’irritait, le blessait même. En reprenant son taxi il permit cependant à la voix de la raison de se faire entendre : c’était très beau de vouloir jouer les justiciers mais cela ressemblait à de l’inconscience : aller combattre sur son propre terrain un homme disposant de tous les atouts alors que lui-même ne sachant à peu près rien du pays se trouverait sans appui et sans la moindre aide possible. Il ne pourrait que s’y casser les dents. Voire autre chose. Or il était marié, père de deux enfants, bientôt d’un troisième, il avait ce qu’il fallait pour être heureux et il osait songer à risquer ce bonheur pour aller jouer les Don Quichotte chez les Yankees. En outre, il ne pouvait plus compter sur Adalbert. Ce serait suicidaire… Il était urgent d’oublier cette affaire !
Mais le lendemain, sur le quai du port de Newhaven, en regardant le cercueil plombé de Jacqueline embarquer au moyen d’une grue dans les entrailles du bateau assurant la liaison avec Dieppe, il savait qu’oublier serait au-dessus de ses forces. Debout auprès de Warren qui l’avait conduit jusque-là, les mains au fond des poches de son vieux Burberry’s, une casquette en tweed enfoncée jusqu’aux sourcils pour le protéger de la pluie fine et insistante qui noyait le pays depuis la nuit précédente, il suivait des yeux l’ascension du coffre funèbre contenant les restes d’une jeune femme innocente avec une amertume où se mêlait une sorte de rage. À ses côtés, Warren, emballé dans l’antique macfarlane dont les ailes lui donnaient l’air d’un oiseau préhistorique, fumait tranquillement une courte pipe sans rien dire.
Ce fut seulement quand la longue boîte eut disparu dans la cale qu’il tira de sa poche une enveloppe blanche et la tendit à Aldo :
— Tenez ! Ça pourrait vous être utile.
Celui-ci tourna vers lui un œil interrogateur :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ma carte… avec quelques mots dessus. Au cas où vous seriez tenté par un voyage outre-Atlantique, je ne saurais trop vous conseiller d’aller voir, à New York, un vieil ami : le chef de la police métropolitaine Phil Anderson. Il est très intelligent, très compétent, très discret et de très bon conseil. En outre il a une dent longue comme une défense d’éléphant pour ce qui touche à la Mafia et votre Ricci pourrait lui appartenir.
— Qu’est-ce qui vous fait supposer que je vais aller là-bas ? émit Aldo en empochant tout de même le message.
— Oh rien finalement ! C’est une idée qui m’est venue comme ça. Remarquez, vous n’êtes pas obligé d’en tenir compte… À présent, il est temps pour vous d’embarquer, ajouta-t-il en consultant sa montre. Offrez mes hommages à la princesse. Il se peut qu’un jour j’aille vous rendre visite.
— Ce serait la meilleure des nouvelles ! La maison est grande ouverte pour vous !
Les deux hommes se serrèrent la main et Aldo se dirigea vers la passerelle mais, au bout de trois pas, il se retourna :
— S’il vous plaît, essayez d’empêcher Vidal-Pellicorne de faire de trop grosses bêtises ! Il est en train de se prendre pour Marc-Antoine et sa Cléopâtre américaine aurait tendance à m’inquiéter !
Warren ôta sa pipe de sa bouche et grimaça ce qui pouvait passer pour un sourire :
— Moi aussi, figurez-vous ! Bon voyage !
Deux jours plus tard Aldo était de retour à Paris. Jacqueline Auger reposait désormais pour l’éternité dans sa terre natale et grâce aux dispositions prises par Scotland Yard, il n’avait eu qu’à se louer de l’organisation. La police et un fourgon des pompes funèbres l’attendaient à la descente du bateau et le contrôle douanier s’était montré discret. Après un court service à l’église, le corps avait été inhumé sous une couronne de fleurs fraîches (Warren avait même pensé à ce détail) et dans la tombe où reposaient déjà ses parents. Il ne restait plus à Aldo qu’à régler la facture et à espérer qu’il se trouverait quelqu’un pour venir prier devant la dalle où il ordonna que fussent gravés les noms et dates de la jeune femme. Aussi, en reprenant le train pour Paris se sentait-il la conscience en paix. À défaut de tranquillité d’esprit car il ne pouvait se faire à l’idée que Ricci pût continuer à jouir de la chaleur du soleil après en avoir privé à jamais une créature de Dieu qui avait cru trouver en lui une espèce de Père Noël sous lequel se cachait un impitoyable assassin. Pour lui, en effet, la culpabilité de l’Américano-Sicilien ne faisait aucun doute en admettant même qu’il eût les mains nettes des meurtres de Covent Garden et de Bagheria.
Son retour rue Alfred-de-Vigny fut salué par un triple soupir de soulagement en dépit de plusieurs appels téléphoniques pour que les trois femmes ne s’inquiètent pas trop. Ce qui n’avait rien empêché car Lisa, retrouvant d’instinct ses anciennes habitudes de parfaite secrétaire, s’était procuré des journaux anglais où s’étalait largement « Le meurtre mystérieux de Piccadilly ». Ce fut ce que l’on mit sous le nez d’Aldo quand, débarrassé des escarbilles et autres poussières du voyage, il rejoignit « ses » femmes dans le jardin d’hiver à l’heure où la marquise pratiquait à sa manière le five o’clock tea en buvant un ou deux verres de champagne.
— Il y a longtemps que tu connais cette jeune femme ? demanda Lisa en offrant le Daily Mail à son époux.
Le ton était innocent mais Morosini connaissait trop Lisa pour se tromper sur certaine vibration de sa voix mais fort de sa pureté d’intentions il n’était pas disposé à se laisser malmener, fût-ce par une épouse plus ravissante que jamais dans une robe de crêpe de Chine imprimé de dessins géométriques vert amande et blanc. Il fronça le sourcil puis, fidèle à son habitude répondit par une question :
— Qu’est-ce qui t’a pris d’acheter la presse anglaise ?
— Quand tu vas quelque part, mon chéri, j’achète toujours les journaux du coin, fit-elle en forçant sur l’angélisme. Il est rare que l’on n’y trouve pas de tes nouvelles. Tu es un homme tellement intéressant !…
— Ne me dis pas que l’on parle de moi là-dedans ? grogna-t-il en considérant la photo de Jacqueline – où diable ces gens-là avaient-ils pu se la procurer ? – qui décorait l’article.
— Pas en toutes lettres, intervint Madame de Sommières, mais quand on parle du prince M… et que tu es dans le quartier ça devient limpide. Le mieux serait peut-être que tu racontes… en fabulant le moins possible !
— Je n’ai jamais fabulé avec vous, protesta Aldo. Puis considérant les trois regards qui convergeaient dans sa direction, il ajouta : « Vous avez décidé de vous constituer en tribunal ou quoi ? Je viens de passer des jours pénibles et je vais peut-être en passer de pires et tout ce que vous trouvez à faire c’est de me passer à la question ? Vous mériteriez que je ne vous raconte rien ! »
— On ne mérite pas d’être punies ! gémit Marie-Angéline prête à pleurer. Ce serait trop cruel !
— C’est bien pour vous faire plaisir Angelina ! Sachez d’abord que je n’ai jamais tant vu Jacqueline Auger que le jour de sa mort. Jusque-là je m’étais contenté de l’apercevoir au Ritz lors de mon déjeuner avec Boldini et comme je vous ai raconté ce qu’il m’a dit vous devriez vous en souvenir.
— Ah ! C’est celle-là ? émit Lisa.
— Oui. C’est celle-là ou plutôt c’était celle-là ! Maintenant tâchez de m’écouter sans m’interrompre.
Ce fut vite fait mais à la fin du récit Tante Amélie avait les larmes aux yeux :
— Tu l’as ramenée auprès de ses parents ? Oh, ça c’est très bien, mon petit !
— Il y a longtemps que je sais que j’ai épousé une assez bonne copie de Don Quichotte, fit Lisa plus émue qu’elle ne voulait le montrer. Ce qui m’inquiète à présent c’est la suite.
— Quelle suite ?
— Celle que tu vas donner à cette triste histoire en rendant sous peu une visite à la Compagnie Générale Transatlantique. Ai-je raison ? C’est ce que tu as dans l’idée ?
Aldo vint s’asseoir près de sa femme sur le canapé de rotin garni de coussins en toile de Jouy et prit sa main pour en baiser la paume comme il en avait la tendre habitude. Il vit une larme dans la frange de ses cils.
— Pas si cela te cause de la peine, mon cœur. Certes j’aimerais fort faire payer son ou ses crimes à ce triste sire et retrouver les bijoux de la Capello parce que je suis persuadé qu’il y a un lien entre tous ces faits mais tu es ce que j’ai le plus précieux et pour rien au monde je ne voudrais que tu te tourmentes. En particulier en ce moment ! Si encore tu venais avec moi…
— Ce serait de la dernière imprudence ! s’écria Marie-Angéline dont les narines frémissaient depuis que Lisa avait évoqué la célèbre compagnie de paquebots. Il faut penser au bébé à venir !… Nous, en revanche, nous pourrions avantageusement accompagner Aldo puisque nous sommes invitées à Newport par Mrs Van Buren.
— Je me disais aussi que nous n’allions pas tarder à en entendre parler ! ironisa Madame de Sommières. Vous ne perdez jamais une occasion d’avancer vos petites affaires, hein Plan-Crépin ? Pourquoi un voyage en Amérique serait-il une imprudence pour Lisa et pas pour moi ? Elle est enceinte mais je suis une vieille dame fragile…
— À qui le ferez-vous croire, Tante Amélie ? dit Lisa qui retrouvait son sourire. Vous êtes forte comme un quarteron de mousquetaires.
— C’est gentil de ne pas m’avoir comparée à un Turc, apprécia la marquise. Mais pour en revenir à nos moutons si tu décides d’aller là-bas Aldo, j’accepterai peut-être cette fichue invitation dont on me rebat les oreilles. Au fond, Lisa, vous pourriez parfaitement nous accompagner. Mrs Van Buren qui cultive passionnément l’armorial serait aux anges de recevoir une princesse, vous n’êtes qu’en début de grossesse, vous n’avez jamais eu le mal de mer et en aucun cas vous n’auriez à craindre l’inconfort. Évidemment, je déplore que le jeune Vidal-Pellicorne se soit retiré du circuit pour courir la gueuse…
Elle achevait sur un soupir quand Cyprien entra portant sur un plateau d’argent un télégramme qu’il tendit à Morosini. Celui-ci le prit, le décacheta d’un doigt impatient et lut à haute voix :
« Paquebot Île de France fera escale le 15 prochain à Plymouth destination de New York. Places retenues pour Monsieur et sa compagne. Respectueusement. Théobald. »
— Magnifique ! s’écria Marie-Angéline. Voilà qui change tout ! Il faut immédiatement…
À l’aide de sa canne, Madame de Sommières frappa le parquet d’une série de coups :
— Du calme, Plan-Crépin ! Le 15 est dans cinq jours. Il ne doit plus y avoir une place libre à bord et l’entrepont ne me tente pas !
— On peut toujours essayer ? gémit l’interpellée. Je fais confiance à Aldo : il saura se débrouiller.
— Un instant !… Viendrais-tu, Lisa ? J’en serais si heureux !
Elle comprit qu’en esprit il était parti, que sa décision était prise. Cependant elle lui sourit de tout son cœur.
— Non mais tu peux t’embarquer sans remords. Je ne sais si je t’ai dit que je n’aime pas l’Amérique. De plus je préfère ne pas courir les aventures même si je ne suis gênée en rien.
— Que vas-tu faire alors ? fit-il sincèrement désolé.
— En premier lieu rentrer à la maison y prendre les jumeaux puis aller t’attendre chez Grand-Mère à Rudolfskrone. Les enfants adorent et j’y serai mieux qu’à bord d’un bateau, si luxueux soit-il, pour éviter les inévitables nausées du début d’une grossesse. Pars tranquille !
— Tu es la femme la plus merveilleuse de la terre ! fit-il sincère. Et tu peux être certaine que je ferai l’impossible pour te ramener un époux en bon état… Et nous n’aurons peut-être pas de places ?
Marie-Angéline avait anticipé et foncé chez le concierge pour téléphoner.
Elle en revint déconfite. Il ne restait qu’une seule cabine en première classe. Encore était-ce parce qu’un passager malade venait de se décommander.
— Je l’ai retenue pour Aldo, soupira-t-elle au bord des larmes, et le billet sera à sa disposition demain matin mais nous, il est impossible de nous caser…
— La belle affaire ! fit Madame de Sommières. Nous prendrons le paquebot suivant !
— Oui mais ce ne sera pas sur l’Île de France et tous ceux qui l’ont pris proclament que voyager à son bord est merveilleux, un véritable rêve !
— Bah ! Vous serez aussi bien sur le Paris, le La Fayette ou le France ! N’importe comment vous aurez le mal de mer !
— Nous savons que je ne l’ai jamais eu ! Ce ne sera pas la première fois que nous naviguerons…
Ce genre de discussion avait tendance à durer quand la marquise et sa « Bécassine à tout faire ! » en entamaient une. Aussi Lisa jugea-t-elle prudent d’intervenir en disant que, pour sa part, elle était satisfaite de rester en Europe. L’important était qu’Aldo parte en même temps qu’Adalbert. Cette brouille stupide entre eux ne pouvait être durable et elle avait besoin de lui pour se sentir rassurée ! conclut-elle.
Laissant les autres poursuivre le sujet, elle reprit le journal abandonné par son époux et se mit à examiner attentivement la photo de la première page. Aldo s’en aperçut et s’approcha d’elle :
— C’est seulement une pauvre fille qui n’a pas eu de chance, émit-il avec douceur. Elle méritait mieux.
— Sans aucun doute ! Mais tu n’as rien remarqué ?
— Ma foi non !… Sauf peut-être que le papier de journal n’arrange pas vraiment les visages. Il ne lui rend pas justice ! On dirait que, toi, ça t’inspire ?
— Hum !… Si l’on tient compte du papier, comme tu dis et des modes différentes ta protégée ressemble beaucoup au portrait de Bianca Capello par Bronzino.
— Comme je ne l’ai jamais vu je ne peux pas te dire si tu as raison.
— Tu aurais pu : il est à Londres à la National Gallery mais tu ne t’intéresses qu’aux bijoux ! Les tableaux ont du bon, tu sais ?
— Tu es injuste : les peintres m’ont souvent inspiré des réflexions. Parfois ce fut un simple jalon mais parfois aussi un signal de départ. Mais si elle lui ressemble à ce point, cela aurait dû frapper Boldini quand nous avons vu Jacqueline Auger ensemble ?
— Boldini croit à son propre génie et ne cultive pas spécialement les anciens maîtres mais je t’assure que pour moi la ressemblance est réelle… et j’en viens à me demander si la fiancée de Bagheria n’était pas dans le même cas. D’après ta description reprise sur Boldini ce pourrait être ça.
— À quoi penses-tu ?
— Je ne sais pas trop. L’idée m’en vient simplement.
— Mais la Solari était brune ?
— Tu as déjà vu Tosca ou Butterfly jouées par des blondes ? Les perruques existent. Cela dit c’est une simple incidence je ne l’ai jamais vue et je laisse peut-être mon imagination galoper !
— Elle te confère parfois un côté voyante extralucide qui n’est pas sans intérêt. On va voir si dans ton idée il n’y a pas quelque chose à creuser…
— Pour moi, intervint Marie-Angéline, le lien c’est la parure : les deux premières victimes la portaient quand on les a tuées…
— Afin de s’en emparer, fit Aldo. Or elle n’apparaît pas dans le meurtre de Piccadilly ?
— Non mais en revanche il y avait le visage de Bianca Capello et…
En frappant le sol sur le mode irrité, Tante Amélie fit taire tout le monde :
— On ne pourrait pas parler d’autre chose ? se plaignit-elle. Prenez garde aux idées fixes ! Si on continue on va bientôt la voir partout cette femme-là !