CHAPITRE II


UNE DRÔLE D’HISTOIRE

La visite au notaire n’apprit rien à Morosini qu’il ne sût déjà. Maître Bernardeau le reçut avec toute l’urbanité des tabellions de vieille souche habitués de longue date à une catégorisation quasi infaillible de leurs visiteurs et, même sans son titre princier, il n’eût pas commis l’erreur de prendre Aldo pour ce qu’il n’était pas. D’autant que son nom lui disait quelque chose.

Après les politesses de la porte, il confirma n’avoir jamais eu accès à la fameuse parure et ne l’avoir jamais vue.

— Ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant, soupira-t-il en écartant ses mains soignées dans un geste désabusé mais lorsque je lui en parlais, Madame d’Ostel se contentait de dire que des bijoux de cette importance avaient tout intérêt à rester cachés, qu’elle me les montrerait en temps utile, que rien ne pressait… et toujours avec un sourire bizarre, un peu moqueur que… que je n’aimais pas beaucoup à dire vrai, mais je n’ai jamais pu en tirer davantage. À présent, elle est morte et nul ne sait plus où ils sont !

— Les domestiques-héritiers ?

— Oh non ! Je les ai « cuisinés », comme on dit dans la police. Ce sont de braves gens, simples et plutôt désolés du drame que fait Monsieur Dostel. « Qu’est-ce qu’on pourrait faire d’objets pareils ? » m’a dit Prosper, le mari. « C’est des coups à se faire assassiner si on les avait chez nous ! »

— Il n’a pas tort mais en les remettant à Madame Violaine Dostel, le danger changerait de camp.

— La baronne me les aurait remis à moi d’abord. Non, croyez-moi Prosper et Mathurine jurent ne les avoir jamais vus et je suis persuadé qu’ils disent vrai.

— Ça c’est encore plus étonnant ! La baronne devait bien les mettre pour aller poser chez Boldini ?

— Elle les emportait sans doute dans leur écrin. On ne se promène pas en plein jour avec des pièces pareilles. Même dans sa voiture.

— Bon ! Laissons cela pour le moment ! En sortant d’ici je vais aller interroger le peintre. C’est un ami de longue date, mais j’ai encore une question. Sauriez-vous d’où ou de qui Madame d’Ostel tenait cette parure ?

— Oui. Elle me l’a dit : d’un admirateur au temps où elle chantait sur les scènes d’opéras européens.

— Singulièrement généreux alors !… Elle ne s’est jamais produite en Amérique ?

— Non. Elle redoutait la mer après avoir failli périr d’une tempête en traversant seulement le Pas-de-Calais. Alors l’Atlantique !…

— Elle était italienne, m’a-t-on dit ?

— Oui. De Ferrare.

— Comme Boldini ! C’est curieux… eh bien maître j’ai assez abusé de votre temps !

— Absolument pas ! C’est un plaisir de parler avec vous ! Si je vous ai compris, vous souhaitez faire quelques recherches ?

— Que feriez-vous à ma place ? C’est une énigme comme je les aime… sourit Morosini.

— En ce cas je vous souhaite sincèrement de la résoudre… et si j’osais…

— Il faut toujours oser !

— Non, c’est inutile ! Pardonnez-moi ! Si vous les trouvez les journaux ne manqueraient pas d’en emplir leurs colonnes…

— … à moins qu’ils ignorent tout ! Mais rassurez-vous ! Si la chance me sourit, je vous le ferai savoir. En échange, essayez de surveiller un peu Evrard Dostel ! Il a promis de ne rien vendre du petit héritage de sa femme tant qu’il n’aura pas de mes nouvelles mais je n’ai aucune confiance en lui !

— Moi non plus ! En revanche, elle est touchante. Je ferai de mon mieux…


Le grand peintre habitait, au 41 boulevard Berthier, une maison rose dont l’atelier tenait l’étage supérieur. Comme chez ses voisins, ce quartier repris sur les anciennes fortifications de Paris réunissait une colonie d’artistes variés allant d’autres peintres à la chanteuse Yvette Guilbert. Morosini ne venait pas pour la première fois mais pensa qu’il était voué ce jour-là aux lignes du chemin de fer, celle de Paris-Saint-Lazare crachant ses escarbilles à proximité. Boldini y habitait depuis des dizaines d’années et les plus jolies femmes du monde étaient venues poser derrière ses grandes verrières qui ne laissaient passer que la lumière du ciel.

En habitué, Morosini grimpa les marches menant à la porte, sonna et attendit. Au bout d’un moment, une fenêtre s’ouvrit livrant une tête d’homme coiffée d’une casquette, le nez chaussé de lunettes rondes. Une tête qui grogna :

— Qui est-ce ?

Puis, comme Aldo ôtait son chapeau en s’écartant de la maison :

— Oh !… Mais quelle bonne surprise !… Morosini ?

— Oui, Maître. C’est bien moi !

— Attendez ! Je descends vous ouvrir ! Ma domestique est en courses.

Un instant plus tard, la porte révélait un petit homme trapu, âgé, qui au premier regard ressemblait assez à un bouledogue mais on découvrait vite, en dépit des rides et de la moustache clairsemée, le profil resté fier, la bouche dédaigneuse et bien dessinée, le nez droit, l’œil… l’œil seul avait perdu de sa chaude couleur brune et se ternissait mais à cet instant le visage rayonnait. Le peintre embrassa son visiteur avec sa fougue italienne et s’écria :

— C’est mon cœur, je crois, qui vous a reconnu, parce que ma vue, elle, n’est plus fameuse. Cela tient peut-être à ce que je pensais à vous…

— En voilà un honneur inattendu ! Auriez-vous aussi le don de double vue ?

— Une bonne vue simple me suffirait ! Je vous espérais un peu, je crois… mais je vous dirai pourquoi plus tard. Il y a longtemps que vous n’êtes venu me voir !

— Cela doit bien faire trois ou quatre ans. J’aurais aimé venir l’an passé mais…

— Vous étiez fort occupé. Les journaux m’ont appris vos démêlés avec les Russes, la perle de Napoléon, etc.

L’appartement du rez-de-chaussée où vivait le peintre comportait peu de pièces : une salle à manger, sa chambre mais l’ensemble respirait la gaieté. Outre les toiles et les dessins qui décoraient les murs un peu partout, il y avait beaucoup de fleurs. Des roses surtout dont le parfum emplissait l’air mais le léger désordre dont Aldo conservait le souvenir avait considérablement régressé.

— On dirait que votre domestique est parfaite ! fit Aldo.

— Elle n’est pas mal mais ces fleurs, c’est Emilia qui les arrange. Elle enchante mes derniers jours… Et comme vous ne savez pas qui est Emilia, je vais vous le dire : il y aura bientôt trois ans, j’ai reçu une jeune journaliste envoyée par la Gazzetta del Popolo de Turin… et je l’ai gardée. Oh, en tout bien tout honneur. Nous avons seulement lié très vite des liens affectifs forts…

— Vous songeriez à l’épouser, m’a-t-on dit ?

— Oui. Cela vous semble ridicule n’est-ce pas ?

— Chez un autre peut-être ! Pas chez vous ! À homme exceptionnel existence exceptionnelle…

Ils étaient arrivés dans la chambre du peintre où il se tenait volontiers quand il n’était pas dans son atelier. C’était une jolie pièce aux allures de « living room » selon la formule anglaise, où le lit – un très beau lit Empire, pas très grand et couvert d’un bleu ravissant – n’imposait pas une évidence. En revanche, sur la cheminée de marbre blanc un admirable buste de cardinal trônait. C’était une œuvre du Bernin arrogante à souhait car elle n’évoquait en rien l’humilité chrétienne. Ce cardinal-là – un Médicis ! – ressemblait à un mousquetaire qui se serait trompé de chapeau ! Aldo le retrouva avec plaisir comme le lumineux portrait de jeune femme en mousseline blanche que le peintre pouvait contempler de son lit.

— Votre fiancée tolère ce tête-à-tête ? demanda Morosini en acceptant le verre de fine à l’eau que venait de lui préparer le peintre sans rien lui demander. (C’était en effet sa boisson favorite et Boldini possédait une mémoire d’éléphant.) Elle n’est pas jalouse ?

— Pas plus que ne le serait ma fille. Voyez-vous, Morosini, mon idée première était de l’adopter mais j’ai encore de la famille à Ferrare et c’était compliqué. En l’épousant, elle devient mon héritière et je la mets définitivement à l’abri du besoin. Une façon d’aimer comme une autre…

— Et pas la plus mauvaise ! Cela vous ressemble bien. En outre, je suis persuadé qu’elle vous aime, que votre charme agit toujours.

Ce n’était pas un compliment une simple constatation. Toute sa vie Giovanni Boldini avait adoré les femmes – et les chevaux ! – et bien souvent il avait été payé de retour, si grand était le magnétisme qu’il dégageait.

— Elle a la grâce de me le laisser croire, sourit le peintre, mais je n’en abuse pas. Emilia m’offre une atmosphère de tendresse qui m’est infiniment précieuse à présent que je décline.

— Vous, décliner ? Allons donc ! Vous mourrez debout ! Quelle beauté vous inspire en ce moment ?

— Je n’ai aucun portrait en cours. Ma vue s’affaiblit et je ne travaille plus guère qu’au fusain. Puis changeant de ton et à brûle-pourpoint : « Pourquoi ne m’avez-vous jamais demandé celui de votre femme ? »

Morosini rosit comme une belle cerise :

— Je n’aurais pas osé. Les dames les plus en vue ne cessent de vous accabler de leurs sollicitations et il y en a qui en redemandent : combien de portraits de Luisa Casati avez-vous exécutés ?

Boldini eut un étroit sourire.

— Plusieurs… si je compte les répliques ! Je n’ai pu résister à refaire pour moi le tableau de 1909.

— Celui où enroulée de noir profond, tenant un lévrier noir à collier de brillants, les seules autres couleurs sont ses longs gants blancs, un bouquet de violettes de Parme et son visage ! Elle avait vingt-cinq ans… et elle était sublime. Mais si vous voulez Lisa il n’est peut-être pas trop tard, à condition que vous fassiez vite ! Elle est à Paris en ce moment…

— Et vous ne l’avez pas amenée ? bondit le peintre. Mais allez la chercher tout de suite !

— Mon Dieu ! Je ne pensais pas déchaîner un tel enthousiasme. C’est vrai que je vous ai toujours connu très pressé mais, pour l’instant souffrez, mon cher Maître, que je vous parle d’un autre portrait.

— Lequel ?

— Celui de la baronne d’Ostel !

Brusquement, Boldini se mit à rire et ce rire était plein de gaieté, de jeunesse. Sa belle voix grave y révélait des sonorités inattendues.

— Je ne pensais pas vous amuser à ce point, mon ami ! fit Morosini un peu surpris. Vous savez quelle est morte ?

L’artiste se calma, ôta ses lunettes pour s’essuyer les yeux et servit à son visiteur une seconde ration de fine Napoléon :

— Ce n’est pas drôle en effet et si je ris, c’est de joie en voyant se réaliser mon espoir d’attirer l’attention d’un expert sur ce que j’ai peint. Et que cet expert soit vous ! C’est un vrai bonheur ! Un soulagement aussi !

— Pourquoi ?

— Je vous le dirai après. Que vouliez-vous savoir ?

— Ce que votre modèle a fait des joyaux qu’elle porte. Je ne parle pas du collier-de-chien mais de la croix et des pendants d’oreilles de Bianca Capello !

— Vous les avez identifiés ? Bravo !… Mais de vous cela ne m’étonne pas.

— Ce n’est pas moi qui les ai reconnus : c’est Lisa. Elle s’est souvenue d’un portrait qui se trouve à Venise. Mais si je comprends bien, vous les connaissez ?

— Oui. Je les connaissais avant de les peindre.

— Alors vous devez savoir comment ils sont venus en la possession de Madame d’Ostel ?

Le sourire de Boldini l’apparenta un instant à un faune :

— Mais elle ne les a jamais possédés, dit-il doucement.

— Quoi ?

— Vous avez parfaitement entendu. Ils n’ont jamais été à elle. En réalité la première fois qu’elle les a vus c’était sur son portrait. Elle en a d’ailleurs été enchantée.

Aldo s’était levé pour aller regarder sous le nez le cardinal du Bernin. Il se retourna, sourcils froncés :

— Vous vous moquez, Maître ?

— Absolument pas ! J’ajoute qu’à votre place je réagirais de la même façon. Nous sommes italiens tous les deux et Ferrare n’est pas si loin de Venise. Cela dit, laissez Médicis tranquille et venez vous rasseoir ! Vous êtes trop grand et vous me donnez le vertige !… Là, voilà qui est mieux ! ajouta-t-il quand Morosini eut obtempéré. J’ai une histoire à vous raconter et j’espère qu’elle vous intéressera…

— Avec un préambule pareil le contraire m’étonnerait. Allez-y !

— Bon ? Je commence par Olympia Cavalcanti, autrement dit Madame d’Ostel. Elle était de Ferrare comme moi et quand nous étions enfants tous les deux nous habitions la même rue. Nous nous sommes retrouvés plus tard, elle devenue célèbre et moi aussi. Elle était extrêmement belle vous savez…

— Ça se voit sur son portrait. Quand l’avez-vous peint ?

— Il y a environ trois ans. J’ajoute qu’il y a longtemps que je souhaitais le peindre – nous étions alors assez proches ! – mais elle n’en avait jamais le loisir et nous nous sommes perdus de vue. Jusqu’à ce jour où elle est venue me demander d’exécuter enfin son portrait. Je vous l’avoue, j’ai hésité…

— Parce qu’elle avait vieilli et que vous aimez seulement la jeunesse ?

— Un peu, oui, cependant elle gardait de beaux restes, de l’allure et une personnalité agressive qui a tenté mon pinceau. Surtout quand elle m’a dit qu’elle souhaitait être représentée avec des bijoux magnifiques tels que son beau temps et son mariage ne lui avaient jamais permis d’en posséder. J’ai cru d’abord qu’elle désirait, à sa mort, laisser d’elle-même une image fabuleuse, idéalisée en quelque sorte par la magie des pierres.

— … et ce n’était pas le cas ?

— Non. Je ne l’ai pas su tout de suite mais elle a fini par m’apprendre qu’elle avait pour héritier un neveu qu’elle détestait d’autant plus que, marié avec une charmante jeune femme, il ne la rendait guère heureuse. Elle avait donc décidé de léguer à cet homme son portrait et ses bijoux à condition que ces derniers soient remis à sa femme. En fait il s’agissait de faire enrager le bonhomme : « Je sais, m’a-t-elle dit, que Violaine sera heureuse de porter ce que je laisse en réalité mais lui fera, je l’espère, une jaunisse fatale ou un transport au cerveau. Harpagon est un enfant de chœur à côté de lui et il remuera ciel et terre pour savoir où ont bien pu passer les merveilles disparues. » C’est alors que j’ai accepté…

— N’était-ce pas risquer d’accroître les difficultés de Violaine ?

— Non, parce que si elle venait à disparaître sans enfants, les bijoux iraient à une fondation charitable.

— Autrement dit, elle n’a pas le droit de s’en défaire ? Par conséquent le sieur Dostel m’a menti… et peut-être aussi le notaire ! Mais poursuivez !

— J’ai accepté mais j’ai changé en quelque sorte mon fusil d’épaule. En effet j’avais prévu de doter ma toile d’une parure de rubis et de diamants comme on me le demandait mais j’ai pensé alors que j’avais devant moi l’occasion rêvée de lancer les foudres de la Justice sur les traces d’un assassin.

— Je n’appartiens pas à la Magistrature et ne manie pas les foudres de la Justice comme vous dites.

— Non mais vous êtes sans aucun doute le « nez » le plus fin quand il s’agit de flairer la piste des pierres illustres. Si vous n’étiez pas venu j’avais dans l’idée de vous écrire… Voilà pourquoi au lieu d’une parure anonyme j’ai reproduit sur Olympia les joyaux de la Sorcière de Florence !

— À Florence on dirait plutôt la Sorcière de Venise, remarqua Morosini qui ajouta : Autrement dit vous les avez déjà vus d’assez près pour être capable de les reproduire parfaitement mais vous ne savez pas où puisque vous parlez d’un assassin. Celui qui s’en est emparé, je suppose.

— Vous supposez juste et il faut, à présent, que j’entame une autre histoire… beaucoup plus sombre…

Le bruit de la porte d’entrée ouverte et refermée lui coupa la parole et lui fit baisser le ton en la reprenant :

— Si c’est Etiennette, ma bonne, c’est sans importance. Si c’est Emilia je préfère remettre à plus tard. À aucun prix je ne veux la mêler à cette histoire ! Elle m’est trop précieuse et il se peut qu’elle soit fragile…

C’était Emilia. Une seconde après, elle entrait, jolie silhouette vêtue d’un ensemble rouge nacarat terminé autour du cou par une cravate de petit-gris assortie à la couleur des gants et de la petite cloche de feutre dissimulant une bonne partie des épais cheveux, d’un brun chaud qu’aucun ciseau criminel n’avait réduits à l’état de frange circulaire. En véritable amoureux des femmes Boldini haïssait les coupes « à la garçonne » qui les privait de leur plus belle parure. Cela, en outre, n’eût pas convenu à l’ovale du visage de madone épanouie de la nouvelle venue dont le regard inquiet se posa aussitôt sur le visiteur qui s’inclinait devant elle.

— Le prince Morosini, ma chère Emilia, présenta le peintre. J’ai bien dû vous en parler une douzaine de fois ?

La jeune femme se débarrassa précipitamment du carton de pâtissier qu’elle portait au bout d’une faveur rose mais renonça à se déganter pour tendre la main à Aldo afin d’éviter une précipitation maladroite.

— Au moins ! fit-elle avec un sourire où se retrouvait la candeur de l’enfance. Je suis très heureuse, prince ! Je… euh… je vais porter ceci à Etiennette et lui dire de préparer le thé, ajouta-t-elle en reprenant son carton de gâteaux qu’elle enveloppa d’un regard angoissé : celui d’une maîtresse de maison qui n’attendant pas d’invité se rend compte que le plat sera trop juste. Boldini se mit à rire :

— Etiennette n’est pas encore rentrée et je n’ai pas envie de thé. Cessez de vous tourmenter Emilia ! Tout est bien !

— Ah bon ?… Alors je vous laisse !…

— C’est moi qui vais vous laisser, reprit Morosini en arborant son plus beau sourire. Je dois partir. Quant à cette affaire dont nous parlions, reprit-il pour Boldini, voulez-vous que nous y revenions plus à loisir… demain, si vous êtes libre, mon cher Maître ? Nous pourrions déjeuner… au Ritz par exemple ?

Derrière leurs lunettes, les yeux du peintre retrouvèrent leur vivacité d’antan. L’invitation visiblement, l’enchantait :

— Quelle bonne idée ! Il y a des mois que je n’y suis allé !

— Préférez-vous Maxim’s ?

— Ah non ! À midi ce n’est pas amusant et le soir… c’est trop tard pour moi ! Que voulez-vous, je suis devenu une sorte de fossile que les gouvernements couvrent de décorations… mais que l’on n’invite plus guère !… La princesse vous accompagnera-t-elle ? ajouta-t-il incorrigible.

— Un repas d’affaires ne s’accommode pas d’une présence féminine, fit Aldo doucement. Vous pourrez la voir plus tard.

La joie dont s’illuminait le curieux visage du peintre disparut sous un nuage.

— Plus tard ?… Je crains bien, mon ami, qu’à la réflexion il ne soit déjà trop tard pour moi ! Peut-être vaut-il mieux que je ne la voie pas ?… Ce serait trop douloureux de n’être plus capable de traduire sa beauté ! Une sorte d’impuissance bien pire que l’autre, celle qui vient de l’âge…

Il y avait dans la voix de l’artiste une vraie douleur qui atteignit Morosini. Boldini était-il vieux, ou malade à ce point ? L’entendre évoquer une possible incapacité, lui dont les appétits sexuels étaient connus et dont les modèles – à de rares exceptions près ! – étaient à peu près sûrs qu’il tenterait de les mettre dans son lit était infiniment triste. Le joyeux faune vieillissait-il si mal ou n’employait-il cette comparaison que pour mieux faire sentir son angoisse devant la diminution de son fulgurant talent ?

— Allons ! fit-il tandis que le peintre le raccompagnait jusqu’au seuil de sa maison, quand on s’apprête à épouser une aussi jolie femme, on ne cultive pas les idées noires. Un simple crayon vous suffit pour faire naître sur le papier d’incroyables éclairs de beauté ! Le phœnix renaît toujours de ses cendres avec vous. À demain…

En se mettant à la recherche d’un taxi, Aldo pensa qu’il aurait pu s’accuser d’avoir forcé la note si Boldini n’était né, comme lui-même, au soleil d’Italie où l’on cultive avec grâce l’exagération au quotidien. Une façon comme une autre de se remonter le moral et, dans le cas présent, le sourire du peintre l’en avait récompensé.

Il eut la certitude qu’il avait pleinement réussi, le lendemain, quand Boldini appuyé sur une canne à pommeau d’ambre fit son entrée dans le hall du palace de la place Vendôme. Pour un peu Aldo ne l’aurait pas reconnu. La chrysalide en casquette et veste de laine de la veille avait donné naissance à une sorte de papillon gris et noir aux vêtements admirablement coupés auxquels ne manquaient ni la longue perle grise plantée dans la cravate de soie noire sous le col à coins cassés d’une éblouissante blancheur, ni à la boutonnière les insignes d’officier de la Légion d’Honneur et de grand officier de la Couronne d’Italie, ni les boutons de manchettes en or guilloché ni même le pli de la fine moustache qui avait retrouvé une mine infiniment plus conquérante que la veille. Une vraie résurrection !

Ce bel effort vestimentaire trouva sa récompense dans les saluts, surpris mais souriants – on ne l’avait pas vu depuis longtemps dans un lieu mondain ! – que lui adressèrent plusieurs personnes et de l’accueil que lui réserva l’illustre Olivier Dabescat, le tout-puissant maître d’hôtel du Ritz quand, au seuil du restaurant, il prit en charge les deux hommes pour les conduire vers la table la plus agréable parmi celles donnant sur le jardin :

— Votre visite est un honneur trop rare, Maître, et le plaisir de vous revoir ici n’en est que plus vif !

— Je ne sors plus guère, mon cher Olivier et il a fallu toute l’insistance du prince Morosini pour me tirer de mon trou… mais j’avoue que je suis heureux de revoir cette belle maison et de retrouver sa cuisine.

— Par exemple notre mousseline de sole Empire ?

Le peintre éclata de rire… et acheva de retrouver sa jeunesse :

— Quelle mémoire ! s’écria-t-il enchanté en laissant planer sur la salle élégante et fleurie un regard qui en reprenait possession.

— Olivier n’est pas le seul à en avoir, remarqua Morosini en s’emparant du menu qu’on lui offrait, j’aperçois deux ou trois jolies femmes qui vous regardent avec des yeux gourmands. Soyez certain qu’elles savent qui vous êtes…

Rien n’était plus vrai. La présence de l’artiste animait discrètement les élégantes convives. Des têtes se rapprochaient, de beaux yeux se mettaient à briller à la pensée des portraits magiques dont cet homme possédait le secret. Les femmes se voyaient bien à la place de la duchesse de Marlborough, de la princesse Bibesco ou de la princesse Anastasie de Grèce, les hommes se souvenant avec un peu d’envie du magistral portrait de Verdi, ou de celui, percutant, de Robert de Montesquiou…

— Vous n’auriez qu’à choisir si cela vous plaisait, chuchota Aldo heureux de ce petit triomphe qu’il offrait au vieux peintre mais celui-ci refusa d’un sourire.

— Si je me sentais encore capable d’une grande toile je la réserverais à votre épouse… ou peut-être à vous deux ? Faites-moi penser à vous montrer la « Promenade au bois » où j’ai représenté les époux Lydig. J’aime beaucoup cette toile que j’ai récupérée après leur divorce, aucun des deux ne voulant garder l’effigie de l’autre…

— Et vous trouvez que c’est encourageant ? Lisa si vous voulez mais moi je ne marche pas…

— Homme de peu de foi !

Pendant que l’on dégustait le caviar et la fameuse mousseline de sole, Morosini laissa son invité s’imprégner d’une atmosphère qu’il avait tant de plaisir à respirer de nouveau, les sujets de conversation ne risquant pas de manquer entre eux. Avec les noisettes d’agneau on parla chevaux, le maître les aimant presque autant que les femmes et ce fut seulement quand on eut servi le café et un vénérable armagnac dans des bulles de cristal qu’Aldo entra dans le vif du sujet.

— Et si vous me parliez des joyaux de la Sorcière ? soupira-t-il. J’ai hâte de savoir où et quand vous les avez vus ?

Le long nez de Boldini se promena un instant au-dessus de l’alcool mordoré dont ses narines frémissantes humaient l’arôme. Il ferma les yeux pour que la sensation soit plus intense.

— Il y a nombre d’années, je me suis rendu en Sicile, à l’invitation du prince Gangi et j’ai séjourné quelque temps dans son admirable palais de Palerme. Vous connaissez Palerme, prince ?

— Plus ou moins ! La Sicile est, comme Venise, un monde clos, aux antipodes des nordistes que nous sommes mais j’avoue un faible pour Palerme. Au milieu d’une turbulente végétation saturée de parfums, elle réussit à être uniquement médiévale et mauresque dans une île où prédomine l’art grec. J’en ai gardé le souvenir d’une espèce de cité des Mille et Une Nuits qui se serait trompée de rivage…

— Vous voyez juste et la vie qui s’écoule dans ses fantastiques demeures enfouies dans des jardins de conte arabe y est tout aussi étrange. J’en veux pour preuve ce bal costumé donné par un gentilhomme dans une extraordinaire villa de Bagheria à l’occasion de ses fiançailles avec une jeune Florentine… idéalement belle dont le nom était Bianca Buenaventuri. Le thème de ce bal était la Renaissance et j’ai rarement vu plus belle fête. Les jardins, leurs fontaines et leurs cascades d’eaux vives, illuminés par des milliers de petites flammes qui leur gardaient leur mystère en exaltant la splendeur des costumes, exhalaient le parfum mêlé des roses, du jasmin, des orangers, des myrtes et de toutes les plantes de l’Orient. C’était sous le bleu sombre d’un ciel scintillant d’étoiles comme un immense bouquet, une géante cassolette de senteurs et de couleurs au milieu desquels erraient avec grâce des personnages aux costumes somptueux qui en les revêtant semblaient avoir changé de peau. Violons et harpes faisaient entendre une musique douce venue du fond des âges et dont les exécutants restaient invisibles mais nous avions tous l’impression de participer à une sorte de ballet réglé par un maître désincarné qui à l’appel d’un cor nous fit refluer vers la salle de verdure où avant le souper allait avoir lieu la remise de la bague à la fiancée que personne n’avait encore vue… Je dois dire que son apparition me coupa le souffle…

— À vous dont on peut dire que vous avez peint tant de femmes inoubliables ?…

— Inoubliables c’est beaucoup dire – à certaines exceptions près. Celle-là cependant je ne l’oublierai jamais. De sa robe d’époque dont la splendeur résidait uniquement dans le satin blanc moiré d’or, s’élevait comme une fleur de son vase un cou de cygne, un pur visage casqué d’une épaisse chevelure dorée dont le poids tirait légèrement sa tête en arrière donnant leur pleine valeur aux yeux les plus sombres, les plus veloutés que j’aie jamais vus. Ils étaient tellement extraordinaires qu’ils éclipsaient presque les joyaux qu’elle portait : une longue croix qu’un simple ruban de velours retenait sur sa gorge largement découverte et des girandoles… que je n’ai pas besoin de vous décrire parce que vous les avez vues hier.

— Ces pièces étaient-elles sa propriété ? Vous venez de dire qu’elle s’appelait Buenaventuri… comme le garçon qui avait enlevé Bianca Capello de Venise et fut assassiné par la suite ?

— En effet mais ils ne lui appartenaient que depuis ce soir-là : avant la fête Dario Pavignano son fiancé l’en avait parée lui-même et à l’instant des fiançailles, devant tous les invités, il se contenta de passer à son doigt l’énorme rubis que vous avez pu admirer aussi. Cela dit ne me demandez pas d’où lui venait cette parure. La tenait-il de famille ou l’avait-il achetée ? Il était très riche…

— Je pencherais plutôt pour la famille. Ou alors un achat clandestin… il est vrai qu’en Sicile tout est possible. C’est sans doute la partie la plus secrète et la plus imprévue de notre royaume. N’importe comment, ils sont devenus la propriété de la nouvelle marquise Pavignano…

— Si cela était je ne me serais jamais permis de les mettre au cou d’une Olympia d’Ostel… et vous n’avez pas encore entendu la fin de mon histoire. Après la bague et le souper, la fête poursuivit son déroulement harmonieux et plein de gaieté. Chacun avait conscience d’assister à un authentique bonheur que le mariage consacrerait un mois plus tard. Le couple était admirablement assorti car si Pavignano était près d’une vingtaine d’années plus âgé que sa fiancée, il était follement séduisant et tous deux étaient, sans doute possible, aussi amoureux l’un que l’autre. Puis le bal a commencé pour durer jusqu’à l’aube, chacun ne songeant plus qu’à s’amuser.

— Quelque chose l’a interrompu ?

— Oh oui !… un drame épouvantable.

Boldini reposa le ballon de cristal qu’il réchauffait entre ses mains et Aldo put voir ses mains se crisper. Puis il baissa les yeux et sa voix s’assourdit :

— On dansait depuis une heure environ quand un cri affreux déchira l’atmosphère de cette nuit si douce et mit fin à la fête : un couple d’amoureux qui cherchait l’isolement près d’un bassin jaillissant au centre d’un rond-point protégé par des ifs venait de découvrir le corps de la fiancée gisant dans une mare de sang. On lui avait tranché la gorge et, bien sûr, elle ne portait plus la croix ni les pendants d’oreilles de la « Strega ». Seul le rubis des accordailles demeurait à son doigt…

— Quelle horreur ! exhala Morosini en même temps que la fumée de sa cigarette. A-t-on pu découvrir l’assassin ?

— Oui et non. C’est Pavignano qui a été accusé du meurtre.

— Cela n’a pas de sens ! Voilà un homme qui adore sa fiancée, qui donne pour elle une de ces fêtes qui font date dans une vie, qui la couvre de bijoux royaux et qui en pleine félicité l’égorgé pour lui reprendre ses présents ? Le malheureux devait être effondré ?

— Personne n’a pu en juger parce qu’il a été impossible de mettre la main sur lui. Il a disparu sans plus laisser de traces que s’il avait été enlevé au ciel ou englouti dans les entrailles de la terre. Et on ne l’a jamais revu.

— Mais enfin il a bien dû y avoir une enquête, un jugement ?

— Enquête discrète, jugement par défaut. Aucun de ceux qui étaient présents ne souhaitait être mêlé à une affaire sordide. En outre la jeune fille n’avait pas de famille et Pavignano pas d’héritier pour asticoter la police en vue de récupérer la fortune… que l’État a mise sous séquestre. En outre, vous n’ignorez pas combien la Mafia est puissante en Sicile ? Les journaux ont été muselés et l’affaire classée après que Pavignano eut été condamné à mort par contumace !

— Et comme les autres vous avez gardé le silence ? Cela ne vous ressemble pas !

— Pas tout à fait puisque j’ai peint les joyaux disparus. Par la suite j’ai reçu des menaces comme en ont sans doute reçu les autres participants au bal. Cela dit moi je l’ai revue, la parure de Bianca Capello, ajouta le peintre en regardant son hôte avec attention afin de ne rien perdre de ses réactions.

Elles furent ce qu’il espérait. Occupé à déguster son armagnac les yeux mi-clos, Morosini s’étrangla avec l’alcool, toussa, devint écarlate, se jeta sur un verre d’eau qui le ramena graduellement à sa couleur habituelle. Boldini n’avait pu s’empêcher de rire :

— Pardon ! Je ne pensais pas produire un tel effet !

— Pour ce qui est des effets, on peut dire que vous vous entendez à les graduer ! C’est du grand art ! Et où les avez-vous revus ?

— À Londres, à la fin de l’année 21. Vous le savez ou vous ne le savez pas mais je m’y étais réfugié au début de la guerre avant d’opter finalement pour Nice et j’y ai conservé quelques amis. Le soir de la Saint-Sylvestre l’un d’eux m’avait invité à Covent Garden où Teresa Solari devait se faire entendre dans Tosca. Je vous avoue que j’étais enchanté : j’ai toujours adoré la Solari, en particulier dans ce rôle où elle était sublime et ce soir-là elle s’est surpassée, insufflant à son personnage une intensité d’émotion jamais égalée…

— Attendez donc !… N’est-ce pas ce même soir qu’elle s’est tuée ?

— Qu’on l’a tuée. Une main criminelle avait ouvert une trappe sous le matelas qui la reçoit lorsqu’elle est censée se jeter du haut des remparts du château Saint-Ange. À l’ultime instant le matelas a été retiré et la malheureuse s’est écrasée dans les profondeurs du théâtre.

— C’est cela. La presse a dit que le meurtrier en voulait à ses bijoux. Comme toutes les grandes cantatrices elle portait l’une de ses propres parures…

— Oui mais ce que l’on n’a pas dit, c’est que la parure en question était celle de Bianca Capello. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour la reconnaître et je l’ai eue dans mes jumelles durant presque toute la soirée. Inutile de vous dire à quel point je me sentais mal en voyant ces pierres sanglantes sur la gorge d’une si belle artiste.

— A-t-on arrêté l’assassin ?

— Pas que je sache, pourtant le policier qui a mené l’enquête n’était pas un apprenti, loin de là ! Un drôle d’oiseau d’ailleurs ! Toujours drapé dans un macfarlane pisseux qui lui donnait l’air d’une chauve-souris.

— Le chef superintendant Gordon Warren. Je suppose ? fit Morosini avec un large sourire.

— Vous le connaissez ?

— Votre description est lumineuse. Mon ami Vidal-Pellicorne et moi l’avions surnommé le « Ptérodactyle ». Vous voyez que vous n’êtes pas tombé loin. Après un premier contact… disons épineux, il est devenu pour nous un excellent ami. Mais ce qui me surprend c’est qu’il ait abandonné l’enquête sans la conclure. C’est avec son collègue français Langlois le flic le plus têtu que je connaisse. Un remarquable professionnel toujours chargé des affaires les plus délicates.

— Je n’ai pas dit qu’il avait abandonné et je n’aurais pas le mauvais goût de mettre en doute ses qualités. Simplement l’enquête était au point mort quand je suis rentré en France… à moins que l’on n’ait pas jugé utile d’en dire plus à l’étranger que j’étais ? De toute évidence on ne débordait pas de sympathie pour moi.

Ça, Morosini voulait bien le croire. L’œil jaune et fixe dont Warren le gratifiait au début houleux de leurs relations n’était pas de ceux qui s’oublient. Selon les critères du Super, le grand Boldini avec son mélange de faconde italienne et de hauteur un rien dédaigneuse devait se classer pour lui parmi les rastaquouères infréquentables. Cependant il pouvait être intéressant d’aller faire un tour à Londres pour une conversation à cœur ouvert avec le Ptérodactyle et Aldo commençait à peine à en caresser l’idée quand il s’aperçut que l’attention du peintre s’était détournée de lui au profit d’un couple qu’Olivier Dabescat, la mine pincée, conduisait à l’une des tables les plus en vue après que l’homme eut refusé le fond de la salle d’un geste autoritaire. Sans doute tenait-il à ce que tout le restaurant pût admirer sa compagne. Il est vrai qu’elle en valait la peine ! Une ravissante jeune femme blonde aux yeux sombres – la couleur hésitait entre le bleu, le vert foncé et le noir – admirablement habillée d’un tailleur noir réchauffé de vison qui sentait son grand couturier d’une lieue bien que Morosini hésitât entre Jean Patou et Lucien Lelong. En revanche il attribua sans hésiter à Caroline Reboux le minuscule chapeau ennuagé d’une voilette noire perché sur les cheveux blonds artistement ondés. Elle seule était capable de réaliser ce chef-d’œuvre d’équilibre instable rappelant ceux dont Lisa raffolait.

Son compagnon était nettement moins séduisant : la cinquantaine bien entamée il arborait ces airs supérieurs que le Vénitien détestait d’instinct sachant que ceux pouvant y avoir droit n’avaient que rarement le mauvais goût de les afficher. Mais il devait être fort riche si l’on en croyait les perles de sa compagne et sa propre panoplie d’objets d’or : outre la chaîne de montre, épaisse comme un câble d’amarrage, qui barrait son gilet, celle passée à son poignet et les bagues ornant la moitié de ses doigts, il y avait une énorme épingle de cravate avec un diamant au milieu, un étui à cigares, un à cigarettes et un briquet du même métal. La table s’en trouvait un peu encombrée mais le personnage aimait apparemment à en jouer et personne ne se fût permis, dans ce temple du bon goût, de lui faire remarquer que ce n’était pas le style de la maison, le client ayant, par définition, toujours raison.

Le physique de l’inconnu n’entrait sans doute pas pour grand-chose dans les regards dont le couvrait sa compagne. Il avait un visage dur à la peau couperosée qu’un double menton n’adoucissait pas, de petits yeux de couleur indécise profondément enfoncés sous le surplomb d’arcades sourcilières hérissées de poils poivre et sel. De stature modeste il avait l’air taillé d’un seul bloc dans une matière rugueuse ressemblant assez à du granit. Des épaules en porte-manteau naissait un cou sans doute moins haut que le faux-col glacé qui l’obligeait à relever le menton. La longue moustache à la mongole n’arrangeait pas les choses, son tracé accusant les plis implacables de la bouche et du faciès buté. C’était cet homme-là pourtant que Boldini fixait avec une extraordinaire intensité. Morosini d’abord s’en amusa :

— Vous vous trompez de cible, mon cher Maître. Ce vilain bonhomme ne mérite pas votre attention alors que sa compagne…

— N’est qu’une jolie femme ! répondit le peintre avec une brutalité surprenante. Vous comprendrez mieux quand je vous aurai dit que son voisin s’est trouvé mêlé aux deux drames que je viens d’évoquer pour vous… J’aimerais un autre verre si cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire ! Je vous suivrai.

D’un signe, Aldo appela un serveur, passa une commande exécutée presque instantanément. Et, tandis que Boldini avalait une rapide gorgée sans quitter des yeux l’homme, il hasarda prudemment :

— Ce qui veut dire que ce personnage participait à…

— … la soirée de Bagheria et à celle de Covent Garden. Ce genre de gueule ne s’oublie pas, croyez-moi, continua-t-il avec une soudaine nervosité.

— Dans ce cas vous devez savoir qui il est ?

— L’un de ces potentats américains aussi riches que mal élevés. Celui-là vient de New York ou de Chicago, je ne sais plus très bien. Il y dirige une sorte d’empire qui va de la construction des gratte-ciel – sa façade en quelque sorte – à toute une suite de commerces moins avouables. J’ajoute qu’il est d’origine sicilienne. Il s’appelle… Ricci, je crois ? Oui… je me souviens : Aloysius C. Ricci.

— Ricci ? Je le verrais plutôt Florentin ?

— Il n’a pourtant rien d’un Botticelli ni même d’un Verrocchio !

— C’est son nom qui me frappe. Avez-vous oublié qu’un Ricci a joué un rôle déterminant dans la vie de Bianca Capello ?

Et comme Boldini donnait des signes évidents d’ignorance, il poursuivit :

— L’assassin de son premier époux, ce Pietro Buenaventuri qui l’avait enlevée de Venise et installée à Florence, ce sbire du grand-duc Francesco qui lui a permis de devenir grande-duchesse s’appelait ainsi. Alors vous me permettrez de trouver que ça commence à faire pas mal de coïncidences. Il ne manque plus qu’un Capello ou un Médicis pour compléter le tableau.

Cette fois le peintre accusa le coup. Derrière leurs fines lunettes à monture d’or ses yeux s’agrandirent et s’attachèrent plus que jamais à l’Américain. Morosini demanda :

— Que savez-vous d’autre sur lui ?

— En dehors d’un penchant immodéré pour les femmes blondes dont j’ai entendu dire qu’il change souvent, je n’ai vraiment rien de plus à vous apprendre.

— C’est déjà pas mal. La suite je vais essayer de la trouver ailleurs.

Abandonnant enfin sa contemplation Boldini tressaillit comme s’il sortait d’un rêve :

— Vous pensez que cet homme a pu jouer un rôle dans ces deux meurtres ? C’est sérieux ?

— Très ! J’aurais préféré qu’il collectionne les joyaux plutôt que les jolies filles mais l’un n’empêche pas l’autre après tout et vous ne m’avez pas l’air très renseigné sur ce type.

— J’en conviens et j’avoue même que je l’avais oublié. C’est en le revoyant ici que mes souvenirs se sont réveillés. Pardonnez-moi si je vous semble indiscret mais où pensez-vous résoudre le problème ?

— À Londres. Je brûle de l’envie soudaine de revoir Scotland Yard et son limier-vedette. En attendant je crois que nous allons avoir une visite, ajouta-t-il en baissant le ton.

En effet, après un bref entretien avec le maître d’hôtel, Aloysius C. Ricci venait de s’extraire – sans aucune grâce d’ailleurs ! – de son délicat fauteuil Louis XV pour franchir l’espace séparant sa table de celle des deux hommes. Il arma son visage pour la circonstance d’un sourire pavé de dents… en or bien entendu. Un joyau de l’art dentaire américain mais qui n’arrangeait rien… Il eut une brève inclinaison du buste, puis déclara en italien :

— Il me semblait bien avoir reconnu le grand Boldini et j’avais dans l’idée de l’inviter à ma table mais cet âne bâté de maître d’hôtel a prétendu que vous n’accepteriez pas !

Boldini pris de court ne trouvant rien à répondre ce fut Aldo qui s’en chargea pour lui donner le temps de se remettre.

— Cet âne bâté comme vous dites, outre le fait qu’il est l’un des hommes les plus discrets et les plus courtois que je connaisse, est aussi celui qui sait le mieux son monde ! On dirait que ce n’est pas votre cas ? Remarquez, il avait entièrement raison en disant que votre invitation ne serait pas acceptée.

La verte mise au point n’eut pas l’air de plaire au personnage dont l’œil se fît mauvais. Elle ne l’empêcha cependant pas de tirer à lui un siège pour s’asseoir sans qu’on l’y eût invité.

— Je me demande de quoi vous vous mêlez ? Quoi qu’il en soit je me suis dérangé. Signor Boldini, commença-t-il, aussitôt repris par un Morosini décidé à ne rien lui passer parce que sa tête lui déplaisait de plus en plus.

— On dit Maître ! Ou Maestro si vous préférez !

— Maître si vous y tenez mais maintenant laissez-moi parler ! Je désire donc… Maître, que vous exécutiez le portrait de la jeune personne qui m’accompagne. Elle a je crois ce qu’il faut pour tenter votre pinceau ?

— Certes elle est belle mais…

— Et encore vous n’avez qu’un faible aperçu des charmes que cachent les vêtements de ville. En grand décolleté, elle est sublime ! Des épaules, des seins…

Le peintre l’arrêta d’un geste sec :

— Je n’en doute pas un instant néanmoins vous me permettrez de refuser. Je ne fais plus de portraits !

— Allons bon ! Et pourquoi ?

— Je suis âgé, Monsieur, fit Boldini avec une immense dignité. Mes yeux et mes doigts le sont aussi. Ce qui met fin, je pense, à notre entretien ?

Ricci ne l’entendait pas ainsi. Ce n’était pas un homme facile à décourager.

— Même imparfait, un portrait signé de vous serait le joyau de ma collection ! J’aime prolonger le temps qu’une femme passe auprès de moi en la faisant peindre. Une façon comme une autre de ne pas la quitter vraiment. Et je suis prêt à vous payer très, très cher !

— Un argument sans valeur pour moi. Sans être aussi riche que vous je suis loin d’être à plaindre ! Aussi, afin d’adoucir mon refus, je vous donnerai un conseil : allez donc faire un tour à Montparnasse ! Paris regorge de peintres bourrés de talent ! En allant à la Closerie des Lilas ou à la Coupole vous en rencontrerez au moins une douzaine… À commencer par ce Japonais génial qui s’appelle Foujita…

— Cela ne m’intéresse pas ! coupa brutalement l’Américain. C’est vous ou personne !…

— Ce sera personne ! Je le regrette pour cette jeune dame !

Une lueur mauvaise glissa sous les paupières épaisses de l’homme d’affaires :

— Vous feriez mieux de me dire que vous refusez parce que cette fille n’est ni une duchesse ni une cocotte en vue…

— Ridicule ! Je n’ai pas peint que des grandes dames ou des vedettes. Souffrez à présent que notre discussion s’arrête là ! J’ai définitivement renoncé au portrait… sauf pour les chevaux !

Mais on ne se débarrassait pas facilement d’Aloysius C. Ricci. Vissé à sa chaise et les coudes plantés sur la table il allait argumenter encore quand Aldo décida qu’il était temps d’en finir :

— L’idée ne vous vient pas que vous importunez maître Boldini ? dit-il et sa voix cassante était d’une froideur polaire. Dès l’instant où il articule un refus, il n’y a pas à insister.

— Et si vous la fermiez, vous ? D’abord vous êtes qui ?

— Prince Morosini, de Venise.

L’œil menaçant de l’autre s’arrondit :

— Pas le Morosini des bijoux ?

— Si.

— Oh ! ça change tout et vous m’intéressez beaucoup ! Vous savez ou vous ne savez pas que j’ai décidé, après les femmes, de collectionner des joyaux. Célèbres de préférence ! Il me paraît que l’ensemble est harmonieux, vous ne croyez pas ?

— Je crois surtout que votre belle compagne est restée seule assez longtemps ?

— Elle a l’habitude…

— Pas moi. Je déteste faire attendre une femme.

En même temps il consultait sa montre et se levait pour faire le tour de la table et aider Boldini à en faire autant :

— Désolé, ajouta-t-il, mais nous avons un rendez-vous dont l’heure approche. Pardonnez-moi, Maître, de vous brusquer un peu…

— Pas du tout, pas du tout ! fit le peintre en allumant un grand sourire où entrait du soulagement. Sans vous j’aurais pu oublier.

— Je n’aime pas que l’on m’éconduise, grinça Ricci, ce qui lui valut un demi-sourire insolent d’Aldo.

— Dans ce cas il faut apprendre à vous retirer avec élégance, décocha-t-il narquois.

— Je n’aime pas davantage les leçons !

— Alors faites en sorte de ne pas les mériter ! À ne pas vous revoir, Monsieur !

— Ça c’est une autre affaire !

Quittant enfin la table, l’intrus rejoignit la sienne, où n’osant commencer sans lui, la jeune femme se morfondait devant une moitié de langouste qui, heureusement, ne risquait pas de refroidir.

— J’espère, fit Boldini, que la pauvre créature ne va pas faire les frais de notre double refus ?

Mais Ricci se contenta de reprendre sa place sans lui adresser même un regard et se mit à dévorer sa part en affamé.

Pendant ce temps, Aldo avait attiré le maître d’hôtel à part :

— Ce Ricci, vous le connaissez ?

— Oui et non, Excellence ! C’est un client de l’hôtel.

— Ce qui veut dire qu’avec votre proverbiale discrétion vous ne m’en parlerez pas, soupira Morosini.

— On ne se refait pas. Cependant je peux avancer que nous sommes nombreux ici à regretter que ce monsieur s’obstine à descendre chez nous. Nous avons une certaine quantité de clients américains auxquels nous tenons parce qu’ils sont des gens charmants, qu’il y a plaisir à les côtoyer mais celui-là !…

— Pourquoi votre service de réservation l’accepte-t-il ? Il est facile, il me semble, de se déclarer complet !

Le soupir de Dabescat aurait pu faire envoler la colonne Vendôme :

— Nous l’avons fait cent fois !

— Et alors ?

— Alors, nous avons eu sur le dos l’ambassadeur des États-Unis, le Quai d’Orsay et parfois même l’Élysée. Ce serait une sorte de mécène qui en fait une « persona on ne peut plus grata » !

Cette fois Morosini se mit à rire :

— J’ai toujours dit que les républiques manquaient de discernement dans leurs relations ! Au fait, quand il n’est pas à Paris, où habite-t-il ?

— La 5e Avenue à New York mais surtout Newport où il aurait construit une copie du palais Pitti à Florence.

— Jardins Boboli compris ? émit Aldo effaré.

— Je ne sais pas. Mais il en est bien capable.

Après avoir confié son grand peintre à un taxi et lui avoir promis de revenir le voir avec Lisa avant de quitter Paris, Morosini choisit de rentrer à pied rue Alfred-de-Vigny. Le temps était délicieux et le petit marché aux fleurs, place de la Madeleine, embaumait si fort le lilas que le passage d’un autobus ne réussit pas à imposer son odeur désagréable. Il s’y attarda un moment puis remonta tranquillement le boulevard Malesherbes en réfléchissant à ce que Boldini lui avait appris. L’histoire était trop excitante pour qu’il n’ait pas envie d’en rechercher les tenants et les aboutissants mais il se demandait comment sa femme allait prendre la chose. Après la traque de la « Régente » et l’inoubliable voyage aux Indes, il lui avait juré de ne plus se séparer d’elle sauf lorsqu’elle allait à Zurich, chez son père ou à Vienne chez sa grand-mère ou quand lui-même se rendait à une vente quelconque sur le territoire italien. À présent il regrettait un peu cette promesse née spontanément d’une émotion violente mais que sa profession pouvait rendre difficile à tenir. Surtout envers une femme enceinte qui, par définition, devrait se ménager ! Or, depuis sa visite à Boldini et ce passionnant déjeuner, il sentait poindre en lui cette excitation, cette fièvre qui l’envahissait chaque fois que s’ouvrait devant lui la piste, chaude ou non, d’un bijou fascinant. Et Dieu sait si ceux-là l’étaient ! Comme tout ce qui touchait aux Médicis. Mécènes issus d’un petit comptoir de banque mais doués d’un sens artistique quasi visionnaire, ils avaient empli Florence et l’Europe de leurs fastes, de leurs œuvres d’art et de leur politique souvent tortueuse au point de donner à l’Église deux papes, à la France deux reines ! Pas mal de soufre dans tout cela et dans cet ordre d’idées celle que l’on avait surnommée la Sorcière tenait une place non négligeable… Et Aldo savait déjà qu’il allait être incapable d’opposer la moindre résistance à l’appel que la belle dame lui adressait du fond des âges.

Il savait aussi que l’aventure aurait moins de sel sans son ami Adalbert Vidal-Pellicorne, celui que Lisa appelait le « plus que frère »…

En débarquant à Paris appelé par le commissaire Langlois, Morosini n’avait rien eu de plus pressé, les bagages et Lisa déposés chez Tante Amélie, que de faire un saut de l’autre côté du parc Monceau, rue Jouffroy où logeait l’archéologue. Dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois mais cela ne tirait pas à conséquences : bien que doté d’une assez jolie plume, Adalbert détestait écrire une lettre et abhorrait les cartes postales. Seuls les télégrammes en cas d’urgence obtenaient son approbation. En d’autres termes on ne savait jamais où il était lorsqu’il s’absentait. Seul Théobald, son irremplaçable valet de chambre-cuisinier-assistant et vaguement secrétaire, était au courant. Et encore pas toujours : il arrivait qu’Adalbert parte pour l’Égypte ou n’importe quel autre point du Moyen-Orient et de là s’en aille gambader sur une impulsion, à quelques centaines voire quelques milliers de kilomètres sans avertir personne. Il est vrai qu’à ses travaux d’égyptologue notre homme ajoutait de menus services discrètement rendus à la France et qui n’avaient rien à voir avec les hiéroglyphes sinon l’obscurité totale pour le commun des mortels. Aussi Morosini n’avait-il été que modérément surpris quand, derrière la porte vernie de l’élégant appartement il n’avait trouvé que la silhouette en gilet rayé, impeccable et déférente, de Théobald. Eh non ! Monsieur Adalbert n’était pas là ! Parti pour la Vallée des Rois depuis deux mois il y était peut-être encore mais le fidèle serviteur ne pouvait en donner l’assurance à Monsieur le Prince. Seulement ce qui n’était alors qu’une déception mineure à la limite du contretemps se changeait à présent en un profond regret… C’était un peu comme de s’en aller au combat en laissant derrière soi sa cuirasse ou sa meilleure arme ! Et ce serait beaucoup moins amusant !

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