CHAPITRE XII


UN PALAIS TRUQUÉ

— Pardonnez-moi, murmura Aldo, je me suis conduit comme un soudard !

Il n’osait plus à présent regarder Pauline mais son rire lui parvint, doux, roucoulant comme un chant de tourterelle amoureuse mais avec une pointe de gaieté.

— Peut-être parce que je me suis conduite comme une fille qui a envie d’un homme… Ne faites pas cette tête-là, Aldo ! Croirait-on pas que nous sommes en route pour la damnation éternelle et que vous avez honte ?

— Mais j’ai honte…

Il chercha nerveusement son étui à cigarette dans les basques juponnantes d’une veste de satin dont il n’avait pas l’habitude.

— Pourquoi, mon Dieu ? À cause de… votre femme ?

— Un peu, oui… sans doute mais ce n’est pas le principal. Je pense que c’est surtout à cause de Vauxbrun. Il vous aime et…

— … et moi je l’aime bien mais pas comme ça ! Et je ne suis pas sa propriété…

— Quoi qu’il en soit j’ai trahi sa confiance… et abusé de l’hospitalité de votre frère !

— Je suis chez moi autant que lui et cette baraque en a vu d’autres. Quittez cette mine de naufragé et regardez-moi !

Il obéit et son visage crispé se détendit. Dans la lumière rose du matin elle était magnifique. La somptueuse coiffure d’orchidées, d’améthystes, de perles et d’or gisait sous un meuble comme la balle oubliée d’un chien. Ses cheveux noirs et lustrés glissaient jusqu’à ses reins et, dans sa longue robe chatoyante pudiquement refermée, elle avait l’air très jeune, très vulnérable aussi. Au regard assombri d’Aldo, elle répondit par un sourire et s’appro­cha de lui mais en observant une distance. Puis elle parla et sa voix basse, feutrée, charnelle reconstituait l’intimité interrompue :

— Dis-moi seulement si tu as été heureux ? Moi je l’ai été au-delà de toute espérance. Jamais un homme ne m’a aimée de la sorte et pourtant nous n’avons eu que peu d’instants…

— Moi aussi j’ai été… plus qu’heureux, avoua-t-il encore secoué par la violence de sa jouissance, mais il faudra que cela nous suffise ! Nous avons succombé à la magie d’une nuit de fête, à ces costumes qui ont fait de nous des êtres différents… Il faut réintégrer le XXe siècle !…

— Chasser Don Juan et l’impératrice de Chine ? Refermer le livre des Mille et Une Nuits quand nous n’en avons même pas lu un chapitre ? Dommage !… C’est vous bien sûr qui avez raison mais la raison et nous autres les Belmont n’ont jamais beaucoup cohabité.

Elle alla ramasser la tiare fleurie et se dirigea vers la porte :

— Je vais essayer de dormir un peu dans l’espoir qu’au réveil il me semblera que j’ai rêvé ! Je vous en souhaite autant, mon cher prince !

— J’aimerais y parvenir. Ce sera je le crains difficile.

Elle tourna à peine la tête et il ne vit qu’un profil perdu dont il ne put lire l’expression :

— Merci, dit-elle.


Aldo dormit cependant et comme une bûche au point de ne pas entendre la cloche du lunch mais il en fut de même pour les autres et la table ne fut desservie que lorsque vint le moment de préparer le thé, le mode de vie à l’anglaise ayant perduré dans les anciennes colonies de la côte nord-est des États-Unis. Encore ne remporta-t-il pas, ce jour-là, un franc succès. Ni Pauline ni sa belle-sœur ne parurent. Seuls John-Augustus et Adalbert qui étaient allés se baigner vinrent y faire honneur. Quant à Aldo, il était allé nager lui aussi pour se remettre les idées en place mais, n’aimant pas le thé, il avait en sortant de l’eau emprunté une bicyclette pour filer à la White Horse Tavern où il avait bu deux ou trois tasses de café accompagnées d’autant de cigarettes mais sans échanger avec Ted autre chose qu’un salut : il y avait un monde fou et le personnel était débordé. Ce qui lui valut une relative tranquillité en vertu du vieil adage proclamant que l’on n’est jamais aussi seul qu’au milieu d’une foule.

Son aventure du matin le laissait perplexe. S’il continuait à se sentir coupable, il n’arrivait pas à la regretter. Même pour lui que bien des femmes avaient aimé et qui, à deux reprises au moins, avait connu la passion. Avec Pauline il avait atteint l’éblouissement absolu et le sentiment d’amitié qu’il lui portait n’avait rien à voir avec l’Amour. Le sien appartenait toujours à Lisa et sans le moindre partage : il l’aimait avec sa chair autant qu’avec son cœur mais le corps de Pauline recelait un charme capiteux dont il fallait apprendre à se méfier. C’était comme un sortilège que n’expliquaient ni la douceur de sa peau ni la splendeur de sa beauté épanouie… ni une science certaine de l’amour. Elle était de ces femmes rares pour qui un homme pouvait tout quitter – même la vie ! – sans éprouver pour elles la moindre tendresse. Or jusque-là il lui avait voué une sorte d’affection fraternelle née de la reconnaissance et de l’estime. Conclusion : il était urgent de rentrer en Europe donc d’en finir avec l’affaire Ricci ! Grâce à Dieu le mariage aurait lieu dans trois jours ! Il devrait posséder suffisamment d’empire sur lui-même pour se tenir convenablement jusque-là…

En la revoyant au dîner, il éprouva une émotion inattendue qui lui fit l’effet d’une sonnette d’alarme. Elle portait une simple robe du soir en crêpe blanc dont la coupe asymétrique dévoilait les jambes pour s’achever derrière en une courte traîne. De même, si le corsage montait jusqu’au cou, retenu par un collier étincelant et restait vague sur la poitrine, il laissait le dos nu jusqu’aux reins.

Aldo eut l’impression désagréable qu’elle ne portait rien sous son crêpe et que si le lien de strass se dénouait Pauline apparaîtrait aussi nue qu’Eve au premier matin. John-Augustus, lui, en resta pantois :

— Chez qui allez-vous danser dans cette tenue ? Vous allez provoquer une révolution !

— Chez personne mais il fait chaud ce soir et j’ai eu envie de porter cette robe que je n’ai pas encore mise pour mon seul plaisir ! Peut-être aussi pour juger de son effet avant de la produire ailleurs.

— Vous êtes… superbe ! lâcha Adalbert sincère.

— Possible ! ronchonna Belmont mais si vous ne voulez pas que la meute des douairières se jette sur vous tous crocs dehors, je vous conseille de la garder pour les veillées au coin du feu… avec peut-être une petite laine par-dessus ? Nous autres les Belmont sommes sensibles des bronches.

— À qui le ferez-vous croire, vous qui trempez dans l’eau froide à longueur de journée ? N’importe, vous n’y connaissez rien. Cette robe est à la dernière mode. Demandez plutôt à Cynthia !…

— On ne la verra pas avant après-demain : elle cuve !

— … ou à nos amis ! Voyons, messieurs, lequel de vous aurait l’audace – puisque apparemment audace il y a ! – de m’accompagner à une soirée quelconque ou au Yacht Club ?

— Moi ! s’écria Adalbert. Et avec le plus vif plaisir !

— Et vous Aldo ? M’emmèneriez-vous danser ?

Son regard souriant le défiait. Il imaginait trop bien comment s’achèverait ce genre de sortie et toussota avant de répondre par crainte de faire entendre une voix enrouée. Cependant son œil en train de virer au vert apprenait à Pauline qu’il goûtait peu son effronterie :

— Adalbert est célibataire, lui, et accompagner une sirène… Vénus en personne serait pour lui un vrai triomphe… qu’un père de famille ne saurait revendiquer.

Pauline eut un petit rire nerveux :

— Vénus ? Est-ce un compliment ? Dans quelle pièce votre Racine parle-t-il de « Vénus tout entière à sa proie attachée ? »

— Phèdre, baronne !… Une femme malheureuse que l’amour mena à sa perte… et à qui vous ne ressemblez absolument pas !

— Voilà ! conclut John-Augustus avec satisfaction. Et maintenant on va dîner j’espère ? Qu’est-ce que Beddoes fabrique avec sa cloche ?

Ledit Beddoes entrait précisément à cet instant portant sur un plateau d’argent une lettre qu’il vint offrir à Morosini :

— Pour Son Excellence !

— Il y a une réponse ?

— Pas que je sache. Le messager est reparti !

Du regard, Aldo interrogea ses hôtes.

— Vous permettez ?

— Mais on vous en prie, cher ami ! fit Belmont. Il y a là un léger parfum de mystère qui me fait griller de curiosité !

Le texte était courtois mais bref. Aloysius C. Ricci invitait le prince Morosini à venir lui rendre visite le lendemain vers trois heures de l’après-midi. Il enverrait sa voiture le chercher…

La réaction de Pauline fut immédiate :

— Vous n’allez pas vous y rendre, j’espère ?

Elle avait presque crié puis, se rendant compte de la surprise des autres, elle ajouta, aussitôt :

— On n’accepte pas une invitation formulée de façon si cavalière. Et sans même attendre de réponse. Cela ressemble trop à une convocation !

— Sur ce point je partagerais son avis, appuya Belmont. C’est d’un sans-gêne !

Aldo en convint avec bonne humeur :

— On ne peut attendre d’un tel homme que le code du Savoir-Vivre soit son livre de chevet. Je me rendrai cependant à son invitation : il y a trop longtemps que j’ai envie de jeter un coup d’œil à son palazzo !

— J’irai avec toi, décida Adalbert. Ce type doit bien savoir que nous sommes inséparables ?

— Il est très capable de refuser de vous recevoir, dit Pauline.

— En ce cas je resterai dehors. J’attendrai ! fit-il avec philosophie. Ne vous tourmentez pas, baronne ! Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait arriver à Morosini après une invitation, peu protocolaire sans doute, mais trop publique pour cacher un piège…

On passa à table avaler un dîner froid servi rapidement à la demande de John-Augustus conscient de la fatigue de ses serviteurs et désireux de les envoyer se coucher de bonne heure. Cynthia était restée invisible… et silencieuse : soucieuse de la perfection de son teint, elle s’octroyait une cure de sommeil de quarante-huit heures.

Pauline remonta chez elle une fois la dernière bouchée avalée laissant les trois hommes prendre leur café sur la terrasse en regardant mourir le jour après un sublime coucher de soleil et en fumant un cigare. C’est alors que reparut Beddoes : il venait annoncer à Morosini qu’une femme demandait à lui parler en privé. En même temps il lui remettait un billet simplement plié mais cacheté qui disait :

« Je vous envoie Brownie, ma femme de chambre. Écoutez-la c’est extrêmement important ! Hilary. »

Le message alla rejoindre celui de Ricci dans la poche d’Aldo qui suivit le maître d’hôtel dans le vestibule. Une femme en effet l’y attendait vêtue et chapeautée de noir comme il convenait à une camériste de bonne maison mais qui devait être une sportive car elle avait les épaules larges pour une femme et semblait vigoureuse. Sous le rebord du chapeau le visage aux traits nets, dégagé des cheveux tirés en chignon dans le cou, n’était pas sans beauté.

— Puis-je parler sans crainte d’être entendue ? demanda-t-elle. Ma maîtresse y tient beaucoup !

De la main, Morosini indiqua le buste romain qui était le plus proche de la porte et le plus loin de l’escalier :

— Voulez-vous ici ?

Elle approuva de la tête puis sans perdre de temps, déclara que Miss Hilary désirait le ren­contrer le lendemain :

— Monsieur Ricci restera toute la journée au Palazzo pour les préparatifs du mariage. Elle a l’intention de se rendre à la Newport Historical Society. Si vous en êtes d’accord, elle vous attendra à trois heures devant la Touro Synagogue qui est en face ? Si vous acceptez, vous devrez être très exact…

— Je suis toujours exact mais trois heures ne m’arrangent pas. J’ai un rendez-vous à cette heure-là !

— Déplacez-le ! Ou alors dites que vous serez en retard. Miss Mary prend de gros risques en vous accordant ce rendez-vous qui d’ailleurs sera bref. Elle se sent épiée sinon elle serait venue elle-même.

La femme de chambre semblait réellement inquiète. Aldo la rassura aussitôt :

— Ne vous tourmentez pas et dites à Miss Mary qu’elle peut compter sur moi.

Brownie salua et franchit le seuil de la porte. Aldo l’y suivit et put la voir rejoindre une démocratique bicyclette qu’elle enfourcha sans perdre un pouce de dignité. Du haut des marches, il regarda le petit feu rouge arrière se perdre dans le crépuscule violet.

Quand il retourna sur la terrasse il n’y avait plus personne. Belmont et Adalbert étaient allés faire un tour dans le parc. Grâce à leurs cigares il les aperçut mais renonça à les rejoindre et remonta dans sa chambre où il s’étendit sur son lit sans enlever ses vêtements. Au fond ces deux rendez-vous ne le contrariaient pas. D’abord, il était satisfait qu’Hilary ait enfin décidé de s’entendre avec lui. En outre, il n’était pas mécontent de donner à son fiancé une leçon de politesse. Ou bien la voiture de Ricci attendrait son retour, ou bien on lui donnerait un autre rendez-vous.

Un moment plus tard, quelques coups légers furent frappés à sa porte et Vidal-Pellicorne entra :

— Tu dors tout habillé à présent ?

— Non. J’avais besoin de réfléchir.

— C’est indiscret de te demander qui est venu te voir tout à l’heure ?

— Une certaine Brownie, la femme de chambre d’Hilary ! Elle venait me donner rendez-vous avec sa maîtresse demain à trois heures.

— À trois heures ? Tu as été obligé de refuser ?

— Tu es fou ?

— Mais alors Ricci ?

— La voiture sera priée de m’attendre ou repartira sans moi. Dans un sens je préfère. Sauf à l’armée je n’ai jamais supporté les ordres.

— Tu n’as pas entièrement tort. Allons voir Hilary ! J’avoue que ça m’amusera.

— Désolé j’y vais seul. Brownie a insisté sur ce point. Elle ne veut voir que moi et je t’en demande pardon au cas où cela déplairait à tes souvenirs. Peut-être craint-elle de retomber sous ton charme fatal ?

— Ou elle a peur de constater que je l’ai oubliée ! Les femmes n’aiment pas…

— Comme l’entretien sera court, elle doit plutôt penser qu’on se fait moins remarquer à deux qu’à trois. Mais au fait, l’as-tu vraiment oubliée ?

— En vertu du vieil adage qu’un clou chasse l’autre ? C’est oui. Ce mariage désespérait tellement Théobald.

— Penses-tu qu’un autre l’aurait moins touché ?

— Il n’a jamais été question de mariage entre Alice et moi, sinon sur le plan mystique. Elle est toujours en puissance de mari… et je l’aurais quittée. Sur le plan sentimental, elle ne sait pas ce qu’elle veut.

— Elle avait pourtant l’air de tenir à toi ?

— Oui mais elle tenait encore à Obolensky, son mari russe, quand un nouveau personnage a fait son apparition pendant que nous étions à New York : un écrivain allemand nommé Hofmannsthal…

— Hugo von Hofmannsthal ? Le poète. Il ne doit plus être très frais…

— Non, Raimund, son fils ! Qui a l’art de se servir des œuvres paternelles. Les derniers temps Alice en déclamait à longueur de journée. Seulement moi je continuais à lui être utile à cause de l’Égypte.

Aldo qui s’était assis sur son lit depuis un moment et avait offert à son ami une place auprès de lui, passa autour de ses épaules un bras fraternel :

— Tâche de l’oublier celle-là aussi et dis-toi que tu n’as pas fini de rencontrer de jolies femmes qui te mèneront par le bout du nez !…

— Possible !… Mais, à propos de jolies femmes, qu’est-ce qu’il y a au juste entre Pauline et toi ?

Aldo bénit la semi-obscurité de sa chambre éclairée seulement par une lampe à laquelle tous deux tournaient le dos : il se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

— Que veux-tu qu’il y ait ? Nous sommes amis…

Confesser à Adalbert, qui avait toujours voué à Lisa une tendre admiration, son gros péché du matin eût été la dernière sottise à faire. Il connaissait sa largeur de vues habituelle mais celle-ci souffrirait peut-être d’une atteinte même légère à l’intégrité d’un couple qu’il considérait comme sacré. Cependant comme Adalbert n’était pas aveugle, il allait falloir jouer au plus serré. En effet, il lâchait avec un petit reniflement assez insolent :

— Amis ? Elle est folle de toi ! En l’honneur de qui crois-tu qu’elle avait revêtu ce soir cette robe dont je ne doute pas qu’elle soit la dernière création d’un grand couturier mais qui n’en était pas moins un chef-d’œuvre de provocation. Évidemment elle peut se le permettre. Quelle anatomie ! Si l’idée lui prenait de m’offrir quelques consolations, je ne dirais pas non ! Toi en revanche tu n’as pas besoin d’être consolé…

Et de rire ! Aldo réussit à y faire écho bien que le sien fût un peu plus jaune. Par chance Adalbert ne prolongea pas la séance. Il lui souhaita une bonne nuit et rentra chez lui laissant Morosini à la torture de ses remords… et aux délices du souvenir.


Le lendemain à trois heures moins cinq il était au rendez-vous. Il s’y était rendu à pied. Le temps était ensoleillé mais moins chaud que les deux derniers jours. Idéal pour une promenade et cela avait l’avantage de lui permettre de réfléchir beaucoup mieux que sur un vélo où il faut surveiller son équilibre.

Il avait déjà visité la Touro, synagogue la plus ancienne et sans doute la plus belle d’Amérique et s’il n’avait pas beaucoup aimé l’intérieur surchargé d’ornements, l’élégance sobre de l’extérieur en pur style géorgien l’avait séduit. À la manière d’un innocent touriste, il se mit à examiner le fronton et la façade, guettant du coin de l’œil ce qui pouvait venir de la Newport Historical Society, prêt à répondre au premier signe qu’on lui adresserait. Ainsi occupé il ne vit pas venir la voiture à laquelle d’ailleurs il n’aurait pas pris garde : c’était une camionnette verte comme il y en avait beaucoup.

Elle s’arrêta devant la synagogue sans couper son moteur, les portières arrière s’ouvrirent ; deux hommes en jaillirent qui s’emparèrent d’Aldo avec une telle rapidité qu’il n’eut pas le temps de pousser un cri. On le fourra dans le véhicule où un troisième homme s’en saisit après l’avoir envoyé au pays des rêves d’un maître coup de poing. Les ravisseurs remontèrent et la camionnette repartit. L’endroit était désert – c’était l’heure de la sieste ! – et personne n’avait rien vu.


Aldo ne fut pas longtemps sans connaissance. On l’avait frappé uniquement pour le faire tenir tranquille mais les gens qui l’enlevaient avaient bien employé ses quelques minutes d’inconscience. Quand il refit surface, sa mâchoire lui faisait d’autant plus mal qu’un solide bâillon la serrait. En outre ses mains attachées derrière le dos par des menottes et ses pieds ficelés ne lui étaient d’aucune aide pour résister aux cahots de la tôle sur laquelle on l’avait jeté. Tout d’abord il ne vit rien et se crut seul mais bientôt il distingua deux paires de pieds à la hauteur de son visage et perçut l’odeur d’ail que dégageaient ses agresseurs. Comme il ne pouvait pas parler, que les autres se taisaient et qu’il était réduit à l’impuissance, il choisit d’essayer de se détendre afin de garder l’esprit aussi clair que possible.

Il n’avait guère d’illusions sur ses ravisseurs : ils ne pouvaient appartenir qu’à Ricci. Pourtant la carotte qui l’avait amené là était signée Hilary et il imaginait mal la jeune femme faisant confidence de son passé ténébreux à un « fiancé » qu’elle entendait plumer selon ses propres règles.

Ignorant combien de temps il était resté sans connaissance il lui était impossible d’évaluer approximativement la distance parcourue. Elle lui parut interminable à cause de l’inconfort de sa situation. À cela près qu’il n’y avait pas de feu sous le véhicule, il avait l’impression de voyager dans une poêle à frire. Surtout vers la fin du voyage où le terrain parut plus accidenté. Enfin la camionnette stoppa mais s’il espérait voir où il se trouvait, on le détrompa rapidement en lui plaçant un bandeau sur les yeux après quoi, enfin, les vantaux s’ouvrirent. On le descendit mais il ne toucha pas le sol. Quelqu’un de particulièrement costaud le chargea sur son épaule comme un simple sac de farine et l’on se mit en marche. À la place de la senteur de la mer, des pins et du soleil, Aldo perçut une odeur de terre et d’humidité voire de moisi.

Son voyage à dos d’homme dura un petit moment. On grimpa une pente difficile puis il y eut un bruit de clefs, des grincements de ferraille enfin on le largua sur ce qui lui parut être une paillasse où, à sa surprise, on le débarrassa de son bandeau, de son bâillon, de ses menottes et de la corde qui lui liait les jambes. Il vit alors qu’il se trouvait dans une cave vaste et fermée par une grille aux barreaux épais. Posée à même le sol avec un paquet de chandelles une lanterne éclairait l’endroit. Trois hommes le regardaient. Trois hommes dont aucun n’avait ouvert la bouche durant son transport et qui continuaient à garder le silence. Persuadé qu’il n’en obtiendrait aucune réponse, il n’essaya même pas de leur parler. D’ailleurs, l’un après l’autre ils s’en allèrent et le dernier referma derrière lui la lourde grille.

Ses ravisseurs ayant eu la bonté de lui laisser son fanal, il put voir qu’en fait, il devait s’agir d’une vieille prison où l’on enfermait jadis les esclaves. Les barreaux solides mais vieux et rouillés dataient peut-être du XVIIe ou XVIIIe siècle. Il n’y avait pas d’ouverture mais l’aération était assurée par la galerie d’accès. Outre la paillasse sur laquelle il était assis et la lanterne, il y avait un broc d’eau sur lequel était posé un gros morceau de pain, un seau d’aisances et une couverture. En résumé pas de quoi effrayer Morosini qui avait connu bien pire aux mains du marquis d’Agalar(23). Au moins ici, il y voyait clair et il n’était pas enchaîné au fond d’un trou. L’endroit était à peu près propre, la toile du matelas neuve, le pain encore frais et l’eau ne sentait pas la pourriture. Ce qui ne voulait pas dire que sa situation était réjouissante mais il se refusait à la croire désespérée. En ne le voyant pas revenir Adalbert et Pauline s’inquiéteraient, le rechercheraient. Ni l’un ni l’autre ne manquait d’audace et Aldo pouvait être certain qu’ils remueraient ciel et terre pour le retrouver. À moins que…

Dieu que cet « à moins que » rendait un son désagréable ! Son ravisseur n’était pas idiot et devait avoir pris quelques précautions pour éviter d’avoir à répondre à des demandes d’explications ? D’ail­leurs c’était à un rendez-vous d’Hilary qu’il s’était rendu, dédaignant celui que lui offrait Ricci et celui-ci aurait la partie belle de jouer l’innocence outragée. D’autant qu’avec Dan Morris dans sa manche il n’avait rien à craindre des autorités du coin… À y réfléchir le nœud de l’affaire ne pouvait qu’être Hilary…

Aldo en était là de ses cogitations quand deux de ses ravisseurs reparurent. L’un était le colosse qui l’avait porté, l’autre celui qui semblait le chef. Il tenait en main un bloc de papier et un stylo qu’il tendit au prisonnier :

— On ne voudrait pas que, chez vous, on se fasse de la bile à cause de vous alors vous allez leur écrire un mot, fit-il d’une voix traînante.

Aldo haussa les épaules :

— Vous plaisantez, je suppose ?

— Oh non ! Je n’ai jamais su plaisanter.

À voir sa figure massive aux yeux froids, Morosini voulait bien le croire :

— Tant pis, fit-il. C’est sans importance et je n’écrirai pas.

— Oh si ! Venez un peu par ici !

On lui fit quitter sa geôle après lui avoir remis les menottes et on lui fit faire quelques pas dans la galerie souterraine jusqu’à ce que l’on se trouve devant l’exacte réplique de sa prison. À cette différence que, sur une paillasse identique à la sienne, il y avait une femme bâillonnée et ligotée et cette femme c’était Betty Bascombe. Elle ouvrit les yeux et souleva sa tête en les entendant approcher mais Aldo n’y lut pas la moindre crainte : rien qu’une impuissante fureur.

— Vous la reconnaissez ? On vous a vu lui parler…

— En effet mais que fait-elle là ?

— Elle avait découvert l’entrée de notre souterrain alors on le lui a fait visiter de plus près.

— Et que voulez-vous en faire ?

— La tuer évidemment mais plus tard. Le patron pense qu’elle peut nous rendre des services. Comme par exemple vous obliger à faire ce qu’on vous demande.

— Si de toute façon elle est condamnée, que j’accepte ou non n’a pas d’importance…

— Pour elle si ! Parce que si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, je lui loge une balle dans le corps. Là où ça fait mal mais ne rétame pas. Dans le ventre par exemple ?… Si vous avez envie de l’entendre gueuler pendant des heures et des heures…

Il n’y avait pas à se tromper sur la détermination du sbire. Il était de ceux qui aiment voir souffrir les autres… Le cœur au bord des lèvres Aldo capitula :

— Que faut-il écrire ?

— On va vous le dire.

Ramené dans sa prison, on lui tendit un papier où il put lire : « Ne vous inquiétez pas. Nous avons vraiment besoin d’aide et je fais un saut à New York pour en chercher. Je reviendrai très vite. A. »

Sans émettre de protestations qui auraient été inutiles, il transcrivit le court texte sur le bloc puis traça sur une enveloppe le nom et l’adresse momentanée d’Adalbert, mit le papier dans l’enveloppe, referma et remit le tout à son geôlier mais celui-ci n’en avait pas encore fini avec ses exigences :

— Maintenant déshabillez-vous !

— Que je…

— Oui et plus vite que ça ! Vous mettrez ça à la place.

« Ça » c’était un bleu de mécanicien qui par chance était propre. Il n’était pas difficile de deviner pourquoi on lui demandait ses vêtements : quelqu’un les revêtirait et coifferait son chapeau resté dans la camionnette pour aller prendre ostensiblement le ferry. Il s’exécuta.

— Vous devriez peut-être donner un coup de fer au pantalon, conseilla-t-il narquois. Le transport l’a un peu froissé et si vous avez besoin de retouches adressez-vous à mon tailleur : Neville Atkins, dans Saville Row à Londres…

— Vous inquiétez pas, on vous rendra vos frusques quand on vous fera passer à l’état de cadavre.

— Ah tant mieux ! Nous autres Morosini avons toujours eu pour habitude de soigner notre apparence.

— Oh ça va ! Fermez-la ! Tâchez de dormir, tiens ! C’est terminé pour aujourd’hui ! Demain on vous apportera à manger.

— Seulement demain ? Votre hôtel n’est vraiment pas à recommander !

— Le pain est frais, l’eau aussi et une diète ne vous fera pas de mal.

Resté seul en compagnie de la lanterne qu’on lui avait laissée, à son soulagement, Aldo alla s’étendre sur son matelas de paille après s’être enveloppé dans la couverture qu’il aurait souhaitée plus épaisse. Depuis son retour de la guerre il était sensible au froid et à l’humidité. Ce caveau était relativement sec mais il y régnait une fraîcheur dont son « bleu » était insuffisant à le protéger. Avec ce morceau de laine usagée cela allait mieux et, roulé en boule sur lui-même il s’efforça de réfléchir en privilégiant autant que possible les pensées positives. Ce qui n’était pas facile, les mesures de l’ennemi étant soigneusement prises. Pourtant il ne perdait pas tout espoir qu’on le sût en difficultés. Adalbert se demanderait sûrement pour quelle raison il ne le tutoyait plus et pourquoi son noble nom de Pellicorne était soudain orthographié par son meilleur ami avec un seul l !…

Médiocrement réchauffé, il mangea son pain, but de l’eau, alla examiner attentivement le système de fermeture de sa grille, une énorme serrure contre laquelle il ne pouvait rien : avec ce qu’on lui avait pris, il y avait son portefeuille, son mouchoir, son couteau suisse et son étui à cigarettes. Au fond c’était ce dernier qu’il regrettait le plus non parce qu’il était en or frappé à ses armes et que sans doute il ne le reverrait jamais mais à cause des petits rouleaux de tabac fin qui, dans les instants de crise, s’ils lui jaunissaient les doigts, savaient aussi l’apaiser et l’aider à penser. Au bout d’un moment n’ayant rien de mieux à faire, il choisit de s’endormir. C’était la seule chose intelligente puisque au moins elle préserverait ses forces…

Il dormit même si profondément que son geôlier dut le secouer pour le réveiller :

— Buvez ! grogna celui-ci en lui tendant un bol de thé.

Aldo n’aimait ni le thé ni cette manie anglaise implantée aux U. S. A. qui consistait à vous en faire avaler quasiment de force l’œil à peine ouvert, mais c’était chaud, sucré et tout compte fait réconfortant. Après quoi on lui remit les menottes et on l’emmena, sans lui bander les yeux. Il en fut satisfait parce que cela lui permit de découvrir l’ampleur du souterrain qui devait s’étendre en long et en large sur une vaste superficie. Tous les dix mètres environ il y avait des intersections, des pièces obscures dans lesquelles s’entassaient des caisses, des tonneaux, des paquets divers attestant que c’était là le centre d’un important trafic de contrebande. D’alcool bien sûr mais aussi de tabac, d’armes et de drogue. À certains passages l’odeur de l’opium s’imposait dominant les autres. Parfois une silhouette apparaissait coiffée d’un casque muni d’une lampe électrique semblable à ce qui coiffait son guide.

On marcha ainsi pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que l’on parvienne à un escalier de fer en colimaçon grimpant à l’intérieur d’une sorte de puits rond éclairé de loin en loin celui-là par quelques lampes électriques. En haut le guide d’Aldo fit pivoter un morceau de muraille et Morosini stupéfait se crut revenu à Florence, au premier étage – en réduction ! – du Palais Pitti dans le vestibule commandant l’enfilade des salons précédant les appartements royaux. Salles de l’Iliade, de Saturne, de Jupiter, de Mars, d’Apollon et de Vénus décorées de tapisseries et de tableaux qu’il se souvenait y avoir vus et qu’il retrouvait dans cette île américaine ? C’était à n’y pas croire, c’était à devenir fou et cet étalage de richesses ne pouvait tromper longtemps son œil d’expert : tout ici était faux ! Les tapisseries de Sustermans n’étaient que des toiles peintes et les tableaux de simples copies mais à moins que Ricci n’eût à son service une armée d’esclaves, cela avait dû coûter une fortune. Même si certaines reproductions n’étaient pas fameuses. C’était saisissant, fastueux et l’illusion acceptable. D’autant plus que l’ensemble était meublé et le sol couvert d’une infinité de tapis venus des pays d’Orient et eux parfaitement authentiques. Morosini eut l’impression d’être dans un théâtre voulu par un mégalomane forcené pour y jouer de sanglantes tragédies.

Il découvrit Ricci dans la Salle des Perroquets assis devant une assez bonne copie de la duchesse d’Urbino par le Titien. À côté de lui une table de petit déjeuner était servie et l’odeur familière du café italien vint chatouiller agréablement ses narines cependant que son hôte forcé se levait pour l’accueillir :

— Sincèrement heureux de vous voir, mon cher prince ! Croyez que je regrette profondément d’avoir employé un moyen un peu radical pour avoir la joie de votre présence mais j’étais certain que vous n’accepteriez pas une invitation régulière. Les faits m’ont donné raison puisque vous aviez choisi de rejoindre ma fiancée de préférence à moi.

— C’est à votre demande qu’elle m’a donné ce rendez-vous en forme de piège ?

— Non je dirais même que c’est le contraire. L’idée vient d’elle. Mais asseyez-vous et prenons ensemble ce petit déjeuner.

Aldo s’assit et faillit refuser la seconde proposition mais ayant mangé la veille le pain de son ennemi, refuser son café eût été ridicule. Et il en avait besoin. Il accepta donc une tasse de son breuvage préféré puis une autre accompagnée de toasts beurrés tandis que Ricci, sans plus sonner mot, entreprenait de faire disparaître ce qu’il y avait sur la table. Il dévora littéralement sous l’œil vaguement dégoûté de son invité forcé qui à cet instant aurait vendu son âme pour une cigarette. Mais soudain, Ricci fouilla dans sa poche et lui tendit par dessus la table l’étui d’or dont il était en train de rêver :

— C’est à vous, je crois ?

— En effet. J’aimerais aussi récupérer mes vêtements.

— Ils sont à New York mais on vous les rendra. Après-demain je me marie et ce que vous portez n’est qu’épisodique. À présent causons ! ajouta-t-il en se carrant dans son fauteuil tandis qu’Aldo tirait une première et voluptueuse bouffée.

— Volontiers ! Surtout si, pour une fois, vous acceptiez de jouer franc jeu.

— Pourquoi me donnerais-je la peine de mentir quand j’ai les cartes en main ? Que voulez-vous savoir ?

— D’abord la raison de ma présence ? Pourquoi m’avoir enlevé ?

— Il fallait que je le fasse et j’y étais décidé avant même que Mary me demande d’intervenir. Voyez-vous, je vous réserve un rôle de premier plan. Vous allez être le témoin… occulte mais d’autant plus important de mon mariage. Cela ne veut pas dire que vous serez à mes côtés pendant les formalités officielles mais plus tard, je vous promets que vous pourrez assister à ce qui se passera… durant la nuit de noces. Vous saurez tout, je vous le promets !

— Après quoi vous me tuerez, je suppose ?

— Vous supposez juste. Ce qui ne veut pas dire que votre rôle sera achevé. Bien au contraire, il se prolongera encore pendant quelque temps.

— Votre discours est pour le moins obscur mais je crois comprendre que vous n’êtes pas disposé à m’en apprendre davantage et je n’insisterai pas. En revanche je voudrais savoir pourquoi… Mary vous a demandé de me capturer en attendant mieux ?

— N’était-ce pas naturel puisque vous êtes son ennemi depuis longtemps ? À ce propos vous avez été imprudent en vous faisant reconnaître d’elle au bal des Belmont ! La connaissiez-vous donc si mal ? Elle est fort vindicative.

— Je n’en ai jamais douté. Pas plus que de sa ruse profonde. Qu’a-t-elle pu vous raconter sur nos relations passées ?

— Mais… à peu près tout je pense. Qu’après avoir causé le désespoir et la mort par suicide de son oncle, le célèbre archéologue sir Percival Clark auquel vous avez volé, pour le compte des Juifs, deux émeraudes d’un prix inestimable, vous l’avez dénoncée, elle, à la Police et fait arrêter. Elle n’a échappé à la corde que grâce à un ami qui l’a aidée à fuir. Après elle a pu trouver refuge en Angleterre chez une cousine qui est la sœur de Mrs Schwob mariée là-bas à un industriel anglais. C’est elle qui lui a conseillé de changer de nom et, quand les Schwob sont venus à Londres, elle a choisi de partir avec eux afin de refaire sa vie en Amérique, loin de vos manigances. Nous nous sommes rencontrés sur le bateau… et vous savez la suite !

— Non, justement, je ne sais pas la suite d’un roman si touchant mais je peux l’imaginer. En me voyant ici, elle a compris que ses efforts pour échapper à ma vindicte étaient inutiles, que j’allais une fois de plus détruire sa vie, la chasser sur les routes du vaste monde et elle a supplié le protecteur puissant que vous êtes de mettre fin à mes agissements coupables…

Le ton déclamatoire de Morosini ne parut pas impressionner Ricci qui enchaîna :

— Votre vue l’a d’autant plus affolée que vous n’avez guère fait mystère de vos intentions malveillantes envers moi à cause – soi-disant ! – des deux drames qui ont endeuillé ma vie et vous avez tenté de la détacher de moi alors qu’en réalité vous ne poursuivez ici qu’un seul but : vous emparer de la parure ancestrale que j’offre à ma femme au soir du mariage.

— En parlant du mariage, sous quel nom a-t-elle l’intention de vous épouser ? Puisqu’elle vous a dit en avoir changé cela signifie que Mary Forsythe n’est pas le vrai ?

— Justement si ! Quand vous l’avez connue à Jérusalem c’était sous le nom de sa grand-mère devenu pour elle un pseudonyme de journaliste et aussi d’écrivain : elle avait en projet un ouvrage sur les pierres sacrées de la Bible.

Cette fois c’en était trop pour Aldo qui éclata de rire. Il aurait dû savoir que l’imagination de cette fille était sans limites. Cependant il n’aurait jamais cru qu’un vieux renard comme Ricci pouvait avaler des couleuvres de cette taille ! Cependant il mit un terme assez rapide à son hilarité en voyant l’œil jaune de son hôte devenir mauvais.

— Excusez-moi ! émit-il avec désinvolture. Je n’ai pas pu m’en empêcher. C’est d’un drôle !

— Ah vous trouvez ?

— Oh oui ! Mais récapitulons : donc Mary Forsythe est son vrai nom. Cependant elle aurait travaillé sous celui d’Hilary Dawson en souvenir de sa grand-mère alors que la véritable Hilary Dawson existe bel et bien sans aucun point commun avec elle. Bon ! À présent quid de Margot la Pie, autre pseudonyme sous lequel la connaissent toutes les polices d’Europe ?

Ricci garda le silence un moment. Il s’était levé et les deux poings appuyés sur la table il fixait son prisonnier d’un œil de granit :

— Ne vous fatiguez pas ! articula-t-il. Pour ce que je veux en faire ça m’est complètement égal !

— Comment ?

— Vous avez parfaitement entendu. Elle pourrait venir de n’importe où, avoir changé de nom vingt fois, posséder une âme aussi noire que l’enfer, cela ne changerait rien à ma décision de l’épouser. Ce qui compte c’est sa beauté et aussi le fait qu’elle ressemble – moins que les autres sans doute mais suffisamment à…

— Bianca Capello ?

Ricci tressaillit et son regard s’alluma un bref instant :

— Ah ! D’où le savez-vous ?

— Elle a dû vous le dire puisque nous en avons parlé ensemble. En y ajoutant, j’espère, le vif intérêt qu’elle-même porte à votre soi-disant parure familiale.

— Non sans raison puisqu’elle sait qu’après-demain soir elle la portera…

— Juste avant d’être livrée au bourreau ? Vous avez une curieuse façon d’aimer, Monsieur Ricci ! Vous donnez une fête, vous épousez, vous parez et vous assassinez !

— Je n’ai jamais tué personne et je ne suis pas présent quand les… meurtres se produisent.

— Ce qui ne veut pas dire que vous n’êtes pas coupable. Je sais qu’en apparence vous n’y êtes pour rien mais en apparence seulement car c’est bien vous qui, avant de partir pour les antipodes, livrez ces malheureuses à celui qui va les massacrer… Je ne comprendrai jamais pourquoi vous n’avez pas été arrêté après la mort d’Anna Langdon ! Les lois de ce pays me semblent curieusement faites…

— Chaque État a les siennes, fit Ricci avec son vilain sourire. Et dans le nôtre c’est la fortune qui fait la loi…

— La fortune ou la Mafia ? Dont vous êtes, j’en suis persuadé…

— Cela devrait alors vous inciter à plus de prudence. Qu’avez-vous besoin de vous mêler de mes affaires en dehors du fait que vous convoitez les bijoux de Bianca ?

— Le devoir qu’a tout homme digne de ce nom qui voit assassiner sous ses yeux une femme innocente. Moi, j’ai vu mourir Jacqueline Auger ! Je sais qu’elle a été tuée sur votre ordre et c’est elle que je veux venger. Sans parler de Bianca Buenaventuri, Teresa Solari, Maddalena Brandini et Anna Langdon. Je déteste Hilary Dawson ou Mary Forsythe ou quel que soit le nom dont elle se pare mais l’idée qu’elle va finir éventrée, lacérée, déchiquetée, violée je ne peux pas la supporter parce qu’elle est une femme !

Le poing de Ricci s’abattit sur la table faisant sursauter les porcelaines :

— Les femmes sont pires que les hommes et, en fait de cruauté, nous n’avons rien à leur apprendre. La première dont vous vous faites le chevalier, cette Bianca Buenaventuri était un monstre. Elle avait amplement mérité son sort. Elle portait en elle le sang pourri de la Sorcière vénitienne et de son lamentable époux. Croyez-moi : elle était digne d’eux…

— Comment est-ce possible ?

— La fille qu’ils ont eue ensemble a procréé et par la suite sa descendante a épousé un cousin Buenaventuri. C’était une garce de la plus belle eau…

— Qu’avait-elle donc fait ?

Ricci se figea dardant sur Morosini un regard où celui-ci lut un doute, une hésitation puis lâcha :

— N’importe ! Vous ne vivrez pas assez longtemps pour trahir le secret des Ricci ! Venez !

Négligeant la menace, Aldo le suivit avec empressement.


Une demi-heure plus tard il était de retour dans son cachot et alla s’asseoir sur son matelas, si pâle que l’impassible Crespo qui le ramenait le remarqua :

— Dites donc, vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette ? Qu’est-ce qu’il vous a fait le patron ?

Et comme Morosini ne répondait pas, il ajouta :

— J’vais vous chercher un coup de grappa, ça vous remettra en attendant qu’j’apporte le lunch !

— Je n’ai pas faim !

— J’apporterai ! Le patron veut qu’vous soyez en forme pour ses noces…

Il s’éclipsa un court moment puis revint avec une bouteille enveloppée de roseau tressé et d’un verre qu’il remplit :

— Avalez !

Aldo but d’un trait, rendit le verre que Crespo plaça sur la table avec la bouteille à côté de la lanterne :

— J’vous la laisse en cas de besoin. Une bonne cuite des fois ça soulage !

Du fond de l’espèce de stupeur où il était plongé, Aldo réagit :

— Vous feriez mieux d’en porter à Betty Bascombe. Elle en a besoin plus que moi !… Elle est toujours là au moins ?

— Sûr qu’elle est là ! Elle peut encore servir et elle ne va pas si mal. On lui a même ôté ses cordes et on lui donne à manger. Elle vous intéresse à ce point ?

Aldo se contenta de hausser les épaules. Toutes les femmes que l’on tourmentait avaient droit à sa sollicitude, à sa compassion. Y compris cette Hilary que cependant il détestait. Traîtresse, cupide et sans scrupules, prête à tuer pour assouvir sa passion de richesse, il en venait à éprouver pour elle de la pitié car même si, comme elle l’assurait, ses « dispositions étaient prises », elle ne pouvait pas s’attendre à l’abomination qu’elle allait devoir subir et que nul n’avait le droit d’infliger à une femme !

La journée se passa pour Aldo à essayer d’échafauder un plan pour la tirer de ce pétrin et s’en tirer lui-même puisque leurs destins étaient liés. On le destinait à assumer le rôle qui avait mené Peter Bascombe à la potence : celui de l’assassin sadique… C’était à devenir fou. Et que faire pour en sortir ? Il avait si peu de temps devant lui ! Son esprit se tourna vers Adalbert. Il devait avoir reçu sa lettre mais en avait-il tiré les conséquences espérées ? Était-il en train de préparer quelque chose ?

Pour la paix de son âme il valait mieux qu’il ignore le sort du message : remis à Hilary, celle-ci avait immédiatement décelé les légères anomalies, et étant aussi bonne faussaire que voleuse habile, elle n’avait eu aucune peine à la recopier en imitant parfaitement l’écriture d’Aldo et en rajoutant une ou deux phrases lénitives après quoi sa fidèle Brownie était partie la porter à Belmont Castle…

N’en sachant rien, Aldo cherchait fébrilement des raisons d’espérer. Il était sûr qu’Adalbert remuerait ciel et terre pour le retrouver avec l’aide sans aucun doute de Pauline et même de Belmont… Cette pensée consolante finit par l’emporter sur l’angoisse, et après avoir fait honneur au plateau qu’on lui apportait, il chercha du repos dans le sommeil. À n’importe quel prix il lui fallait conserver ses forces en vue de ce qui allait venir…

Un bruit, léger cependant, l’éveilla.

Instantanément il vint à la grille. Son oreille fine ne l’avait pas trompé quelqu’un approchait. Quelqu’un qui marchait à pas de loup sans doute avec des semelles de caoutchouc mais la terre du souterrain crissait un peu sous ses pieds. Puis il y eut un mince pinceau lumineux : celui d’une lampe de poche qui s’éteignit, se ralluma et, du même coup, fit battre plus vite le cœur d’Aldo. Pour prendre tant de précautions, il ne devait pas s’agir d’un des hommes de Ricci… Et brusquement la lumière fut sur lui, s’y fixa tandis que lui parvenait une exclamation étouffée. Le porteur de la lampe se précipita vers lui :

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? chuchota une voix qui lui parut féminine… mais dont l’obscurité ambiante l’empêchait de distinguer la propriétaire.

Du coup il alla chercher sa lanterne et revint à la grille pour découvrir un jeune visage qui avait l’air suspendu dans la nuit parce que le reste du personnage, tout de noir vêtu à la manière d’un rat d’hôtel, se fondait dans l’obscurité. Cependant la boucle qui dépassait de l’étroit camail noir et la petite figure ronde appartenaient bel et bien à Nelly Parker, la journaliste du New-Yorker.

— C’est à vous qu’il faudrait le demander ? Vous êtes la dernière personne que je m’attendais à voir. Vous m’avez suivi jusqu’ici ?

— D’abord, oui. En arrivant à Newport j’ai trouvé une chambre presque en face de la vôtre, j’ai loué une bicyclette et je vous ai suivi à peu près partout.

— Comment avez-vous fait pour que je ne m’en aperçoive pas ? Vous avez le don de vous rendre invisible ?

— Un don plus répandu que vous ne le pensez : il suffit de s’arranger pour ressembler à n’importe qui. Vous pourriez y arriver en vous donnant un peu de mal et en laissant tomber vos grands airs !

— Moi, j’ai des grands airs ?

— Disons que… vous avez grand air naturellement, là ! Même à vélo, ce qui m’a simplifié le travail. C’est en vous suivant que j’ai rencontré Betty Bascombe et que j’ai réussi à devenir son amie.

— Félicitations ! Ce n’est pas donné à tout le monde !

— C’est vrai et ça ne s’est pas fait en cinq minutes mais en la rencontrant je me suis souvenue de l’affaire Bascombe qui avait secoué la région. Faut dire que je suis un peu du pays : j’ai une tante à Narragansett. Ça m’a aidée mais je me suis quand même donné du mal parce que c’est une femme extraordinaire… passionnante. Plus que vous et vos mondanités !

— Si je comprends, vous avez cessé de vous occuper de moi ? fit Aldo un peu vexé.

— Oui ! Le drame quelle a vécu, sa haine pour Ricci, la vengeance qu’elle a jurée, c’est autre chose que des histoires de bijoux. Alors je me suis consacrée à elle et, comme elle a disparu depuis trois jours, je la recherche. J’ai cru d’abord qu’elle était partie avec son bateau et qu’elle était restée sur le continent ainsi qu’elle le fait de temps en temps mais jamais aussi longtemps ! Alors cette nuit j’ai décidé d’explorer le souterrain.

— Vous en avez trouvé l’entrée ?

— Betty m’a montré l’entrée et surtout le mécanisme qui permet de faire glisser un rocher.

— Vous aviez vraiment gagné sa confiance. En tout cas vous avez misé juste : elle est enfermée dans une cage semblable à celle-ci après le coude que fait la galerie. Allez-y ! Vous verrez…

— J’y vais… mais je reviens ! Vous devez avoir des choses à me dire !

— Vous feriez mieux d’essayer de nous tirer de là tous les deux ! Les parlottes je commence à en avoir assez !

— Il y a un temps pour tout ! Je reviens, vous dis-je ! Allez remettre votre lanterne en place…

Les ténèbres l’engloutirent comme un fantôme. Son absence parut durer une éternité à Morosini cramponné à sa grille en priant Dieu pour que la jeune Nelly ne se fasse pas repérer parce qu’elle était leur seule chance, à Betty et à lui, de sortir vivants de ce piège ! Encore faudrait-il trouver un moyen d’ouvrir ces maudites grilles.

Quand elle revint, sa figure s’était assombrie.

— Il lui est arrivé quelque chose ? demanda-t-il inquiet.

— Non. Elle va même plutôt bien. Elle m’a dit ce que vous aviez fait pour elle et elle vous en remercie…

— Bon, eh bien à présent il faudrait peut-être songer à nous tirer d’ici ? Vous n’avez pas apporté de quoi ouvrir cette ferraille ?

Elle haussa les épaules avec un petit rire :

— La traditionnelle lime du prisonnier ? Vous avez vu l’épaisseur des barreaux ? On enfermait les esclaves là-dedans jadis et comme ils étaient parfois nombreux, il fallait s’en protéger. Betty veut que je lui apporte de la dynamite…

— Elle en a ?

— Oui et elle m’a dit où la trouver mais…

— … mais cela vous paraît un peu radical ?

— Qu’elle ait envie de faire sauter le Palazzo et tout le fourniment, je peux comprendre, mais j’aimerais autant être enterré ailleurs. Le mieux serait que vous alliez demander de l’aide.

— Où ? À qui ? Ted Mawes ? J’y ai pensé…

— Après si vous voulez mais en premier lieu allez chez les Belmont et demandez la baronne Pauline. Elle a auprès d’elle un de mes amis dont le nom pourrait vous paraître trop difficile à prononcer. À eux deux ils sauront quoi faire ? Quelle heure est-il ?

— Trois heures du matin. C’est peut-être court pour revenir cette nuit.

— L’important est que vous donniez l’alarme. N’oubliez pas que le mariage est pour demain… et que l’on veut m’y donner un rôle de premier plan.

— Lequel ?

— Je dois reprendre celui de Peter Bascombe. La nouvelle épousée mourra et c’est moi qui serai accusé du massacre parce que, bien sûr, le mari, lui, ne sera plus dans les murs mais comme je serai mort j’aurai du mal à me défendre ! Filez à présent ! Chaque minute compte !

— J’y vais ! Gardez courage !

Ce serait plus facile maintenant, pourtant quand le farfadet vêtu de noir eut disparu avec sa faible lumière, Aldo sentit un désagréable pincement au cœur. On pouvait déjà considérer comme un miracle que la petite journaliste ait pu venir jusqu’ici sans faire de mauvaises rencontres mais le miracle se reproduirait-il ?

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