CHAPITRE III


LES BRUMES DE LA TAMISE

— Au risque de passer pour une insupportable béotienne, j’aimerais que quelqu’un m’explique qui était au juste cette Bianca Capello ! déclara la marquise en reposant sa flûte de champagne vide. Voilà deux jours qu’elle va et vient dans ma maison sans que personne songe seulement à me la présenter ! ajouta-t-elle d’un ton plaintif.

— Nous ne la connaissons pas ? s’indigna Marie-Angéline scandalisée.

— Pourquoi ? Je devrais ?… Imaginez-vous, Plan-Crépin, que je tienne registre de toutes les gourgandines de France, de Navarre et même d’ailleurs sous prétexte que je dois cette maison à l’une d’entre elles ? Je n’ai pas votre culture encyclopédique, moi ! Je ne suis pas un Pic de la Mirandole en jupons, moi ! lança Madame de Sommières se montant peu à peu.

— Comment peut-on évoquer Pic de la Mirandole et ignorer Bianca Capello ? soupira la vieille fille les yeux au ciel.

— Ils n’étaient pas mariés que je sache ? Et si j’en juge par les bribes collectées ici et là ils ne vivaient pas à la même époque ! C’est vaste la Renaissance alors ne dites pas n’importe quoi !… Et donnez-moi encore un peu de champagne !

Le regard nostalgique dont la vieille dame couvait son verre vide n’avait pas échappé à Aldo déjà occupé à le remplir. Il était cinq heures du soir et Tante Amélie qui détestait le thé – cette tisane ! – célébrait toujours le five o’clock britannique en sacrifiant aux mânes de Dom Pérignon. Aussi achevait-elle à peine sa phrase qu’il lui offrit le joli cornet de cristal empli de fines bulles sur fond de citrine pâle. Ce qui lui valut un grand sourire :

— Merci, mon garçon ! Tu te dévoues pour m’éclairer ?

— Il vaudrait mieux que ce soit Lisa, répondit-il avec un tendre regard pour sa femme. Elle connaît Venise et ses fantômes mieux que moi et si un jour un cataclysme m’engloutissait avec la maison Morosini elle ferait un malheur comme guide conférencière !

— Moi qui déteste les conférences ! soupira la jeune femme. Ou l’auteur est ennuyeux ou c’est le sujet qui l’est ! Mais j’accepterais volontiers un supplément de champagne moi aussi.

— Un conférencier convenable boit de l’eau !

— Eh bien c’est un tort. Je les trouverais peut-être plus distrayants mais pour faire plaisir à Tante Amélie, je me lance : Dans la nuit du 29 novembre 1563…

— Tu connais même la date ? s’exclama Aldo sincèrement admiratif.

— Si tu m’interromps à chaque phrase nous en avons pour huit jours ! Je reprends, donc la nuit du 28 au 29 novembre 1563, deux jeunes gens s’enfuyaient de Venise sur une barque servant au ravitaillement de la cité. Deux amoureux à demi liquéfiés de peur car s’ils étaient repris c’était la mort sans phrases surtout pour le garçon, fils d’un notaire florentin et modeste employé de la banque Salviati où il poursuivait son apprentissage. La jeune fille, elle, appartenait à l’une des plus puissantes familles patriciennes de la ville, les Grimani-Capello. C’était aussi la plus jolie vierge de la ville et elle était promise en mariage au fils du Doge Priuli. Elle avait seize ans et elle s’appelait Bianca.

— Je suppose que le garçon aussi était beau ? murmura Tante Amélie.

— Assez pour avoir séduit une éblouissante créature dont rêvait la moitié des hommes. Car en plus elle était riche, une circonstance qui n’avait pas échappé au ravisseur, Pietro Buenaventuri, qui afin de couvrir leurs premiers frais, l’avait incitée à emporter quelques bijoux et un peu d’or tandis que lui-même se servait dans la caisse de son employeur. Tant qu’à prendre des risques – et ils étaient énormes ! – autant que cela en vaille la peine ! Et l’entreprise réussit : on gagna la terre ferme puis Padoue où l’on trouva des chevaux pour rejoindre Florence… là Bianca éprouva une première déception : les Buenaventuri habitaient, sur la piazza San Marco, une étroite et haute bâtisse à deux fenêtres de façade par étage dont la comparaison avec le palais de son père eût été risible. Cependant, on s’y aima ferme…

Aldo éclata de rire :

— Ah que j’aime cette tournure poétique et ce raccourci galant ! Tu devrais écrire, mon cœur ! Je te promets un triomphe.

— Raconte toi-même ou tais-toi ! protesta Lisa qui revint aussitôt à ses moutons. Mais entretemps Bianca s’ennuyait à périr n’ayant d’autre distraction que regarder les passants et se rendre parfois, étroitement voilée, aux offices du couvent San Marco où d’ailleurs un prêtre avait béni son mariage avec Pietro dans la chapelle divinement décorée par Fra Angelico. Il ne pouvait être question pour elle de sortir de la maison parce qu’à Venise sa fuite avait déclenché un drame affreux : on avait retrouvé les bateliers payés par Pietro. Ils avaient été torturés puis mis à mort avec leurs femmes tandis que l’oncle du jeune homme, le vieux Buenaventuri chez qui il logeait, était lui aussi confié aux bourreaux et mourait peu après enchaîné au mur de sa prison. Depuis le Conseil des Dix avait envoyé ses sbires les plus habiles à Florence afin de ramener les coupables et leur faire payer leur forfait.

« Pietro alors prit peur et, pour se mettre à l’abri ainsi que ses parents – peu satisfaits, surtout la mère, de ce mariage insensé ! – il eut l’idée de demander la protection du prince François de Médicis, fils et héritier du Grand-Duc Cosme Ier. Un petit calcul assez infâme car, de notoriété publique, François était un grand amateur de jolies femmes toujours prêt à se lancer aux trousses de beautés inconnues. Si Bianca lui plaisait, non seulement sa protection serait assurée au couple mais le mari obtiendrait peut-être quelques avantages substantiels, le prince passant pour être très généreux…

— Pouah ! Le vilain bonhomme ! émit la marquise.

— Je vous concède qu’en dehors de son physique Pietro ne valait pas cher. Cependant il obtint un succès complet. François de Médicis le reçut et même l’accueillit avec empressement : les rares personnes ayant pu entrevoir la jeune recluse de la piazza San Marco en disaient merveilles. Et comme il fallait avant tout que le prince pût voir Bianca, on décida que la jeune femme pourrait, à un moment donné, prendre le frais à sa fenêtre. Le risque serait mince : dès la veille, François ferait veiller par ses gardes à la sûreté de la maison. Au jour dit, le prince passa et repassa sous les fenêtres de Bianca et put la contempler dans tout l’éclat de son épanouissement car elle venait de donner le jour à une petite fille. Sur-le-champ François prit feu car elle était vraiment très belle, ses yeux sombres contrastant avec le blond de sa chevelure le tout mis en valeur par des traits d’une pureté et d’une finesse extrêmes. François se prit pour elle d’un violent amour et n’eut de cesse de se la faire présenter…

Lisa s’interrompit un instant pour tremper ses lèvres dans le vin pétillant, avala une gorgée et reprit :

— Une grande dame, la marquise de Mondragone, se chargea de l’agréable corvée. Elle entra en relations avec Bianca, l’attira chez elle où comme par hasard François venait souvent. La rencontre eut lieu et la jeune femme n’eut guère de peine à s’éprendre du prince. Il faut dire qu’à vingt-trois ans François était fort séduisant sans être vraiment sympathique. De sa mère, Eléonore de Tolède, il tenait un physique élégant, un visage régulier et surtout de très beaux yeux mais, de son père, le redoutable Cosme Ier, un caractère difficile, une cruauté profonde pouvant aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et le goût prononcé des femmes. Malheureusement il n’avait ni son intelligence froide et lucide, ni son sens politique. Quoi qu’il en soit ce fut entre Bianca et lui un double coup de foudre et quelques jours plus tard, le mari étant allé faire un tour opportun à la campagne, François vint piazza San Marco et prit possession de la belle. Bientôt leur liaison devint publique. Fier de sa maîtresse, François l’étala avec une insolence qui n’eut d’égale que la servile complaisance du mari. C’est alors que Cosme Ier s’en mêla : que son fils eût une maîtresse de plus il n’y voyait pas d’inconvénients sinon que pour se rendre chez elle, il lui fallait traverser la ville nocturne avec tous les dangers que cela comportait. En outre il désirait lui voir épouser l’archiduchesse Jeanne d’Autriche.

— Et en conclusion il lui conseilla de rompre ? intervint la marquise qui suivait l’histoire avec passion. C’est classique !

— Les Médicis n’ont jamais rien eu de classique, reprit Lisa. Cosme ordonna à son fils d’aller épouser sa princesse et d’installer sa maîtresse dans un petit palais de la Via Maggio, sur la rive droite de l’Arno, donc beaucoup plus proche du palais Pitti qui était la résidence grand-ducale. Ce qui fut fait : Jeanne d’Autriche dûment mariée et enceinte, la grande vie débuta pour le couple Buenaventuri. Bianca devint dame de la princesse et Pietro gentilhomme de la chambre avec une telle pluie d’avantages financiers que le peuple le surnomma rapidement Pietro Cornes d’Or. Il avait le cuir épais et ne s’en offusqua pas en profitant même pour réclamer toujours plus d’or, toujours plus de prébendes, récriminant sans cesse auprès de sa femme, voire auprès du prince pour faire valoir tout ce qu’il avait à souffrir de leur liaison. Tant et si bien qu’un soir, alors qu’il festoyait avec des amis, François déclara qu’il en avait assez de ce perpétuel mécontent qui était bien capable de venir lui réclamer un jour son droit d’héritage sur la Toscane. La phrase fut entendue par Roberto de Ricci qui partageait parfois les débauches où se vautrait Pietro et il vint proposer au prince de le débarrasser du gêneur moyennant une promesse d’impunité totale. Qu’on lui accorda et, dans la nuit du… 24 au 25 août 1572, le gêneur fut proprement assassiné à coups de dague à quelques pas de sa maison où, le jour venu, on le rapporta pour y recevoir les soins dus à la mort. Bianca, toute de noir vêtue et tenant par la main sa petite fille, s’en alla réclamer justice contre les assassins de son époux. Cosme la releva avec bonté, l’assura que tout serait fait pour lui donner pleine et entière satisfaction… et classa l’affaire. D’ailleurs ayant donné ce bel exemple de piété conjugale, Bianca n’eut pas le mauvais goût de revenir à la charge. Elle se hâta d’oublier Pietro pour se consacrer pleinement à ses nouvelles ambitions dont la principale était tout simplement de devenir un jour Grande-Duchesse de Toscane. Pietro n’était plus et la santé de la princesse Jeanne n’était pas des meilleures. Ce qui n’avait rien d’étonnant car depuis son mariage elle passait d’une grossesse à une autre sans interruption.

« Délaissée, bafouée, écrasée par le luxe insolent de sa rivale, la malheureuse finit par ne plus se sentir en sécurité derrière les murs cyclopéens du palais. Surtout après la mort de Cosme Ier qui fit d’elle une Grande-Duchesse. Elle avait perdu son meilleur défenseur et François ne cachait guère son impatience de s’en séparer. Elle avait, en effet, rempli sa tâche puisqu’elle avait donné sept enfants à la couronne… dont une certaine Marie destinée à devenir un jour reine de France en épousant Henri IV…

« Au début de l’an 1578, comme elle attendait le huitième, Jeanne était en si piteux état qu’elle ne pouvait plus se déplacer seule. On la portait d’une pièce à l’autre ou au jardin pour en admirer les cascades dans une espèce de chaise fabriquée exprès pour elle. Or, un matin où elle avait demandé qu’on la mène au jardin pour admirer les jeux d’eau et les nouveaux arrangements, les valets chargés de porter sa chaise la lâchèrent en plein milieu du grand escalier. Elle roula jusqu’au bas des degrés de marbre qui la brisèrent. Quelques heures plus tard elle faisait une fausse couche et mourait dans d’affreuses souffrances. Le chemin était libre devant Bianca et François proclamait déjà son intention de l’épouser. C’est alors que Venise effectua l’un de ces retournements spectaculaires dont le palais des Doges possédait le secret. Après l’avoir honnie, pourchassée, méprisée, la Sérénissime décidait d’adopter Bianca et de la proclamer sa « Fille très particulière ». Elle lui envoya même son père pour conclure la réconciliation mais…

— Ah ! Il y a un mais ! Je commençais à trouver que tout allait trop bien dans le pire des mondes, ronchonna Madame de Sommières.

— Dans ce genre d’histoire, il y en a toujours, sourit Lisa. Celui qui se dressa devant les deux amants était de taille puisqu’il s’agissait du propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand le mariage fut annoncé, une scène violente l’opposa au Grand-Duc auquel il fit entendre que même couvert d’or, un mulet ne peut devenir un pur-sang, que l’adoption de Venise ne changeait rien à la chose et que, d’ailleurs, ni Florence ni l’Autriche n’accepteraient ce monstrueux mariage. Après quoi le cardinal partit pour Rome afin de ne pas sanctionner le scandale par sa présence. L’atmosphère de Florence devenait irrespirable. Les Florentins haïssaient Bianca pour son orgueil et son faste impudent au point que tout ce qui pouvait arriver de fâcheux dans l’État lui était attribué aussitôt. On ne l’appela plus que la Strega… La Sorcière !

« Le Grand-Duc ne l’ignora pas mais, en dépit des menaces et des arrestations, la favorite ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux fut même si violent qu’il éprouva un malaise et choisit d’aller passer quelques jours à l’île d’Elbe. Il savait bien qu’il aurait dû renoncer à cette union mais il en était incapable et le 12 octobre 1579 les cloches sonnèrent et les canons tonnèrent pour l’événement… mais le peuple lui était muet et sur le passage du cortège on s’efforçait d’effacer à la hâte les graffiti injurieux qui couvraient les murs. Devant cette énorme et silencieuse réprobation, le couple grand-ducal choisit d’abandonner le palais Pitti, pour s’installer hors de la ville, dans la superbe villa de Poggio à Caiano jadis chère à Laurent le Magnifique. Là François délaissa complètement les affaires de l’État pour le plaisir de se livrer à sa vieille passion pour l’alchimie. Il y réussissait assez bien mais le mécontentement autour de lui ne fit que grossir, attisé par les agents du cardinal.

« Bianca alors prit peur quand elle sut que, du haut de la chaire du Duomo, l’archevêque de Florence avait tonné contre la Sorcière et son prince indigne et ce n’était pas ainsi cachée, comme une lépreuse, qu’elle voulait régner. Pour tenter de parer au danger, elle écrivit elle-même à Ferdinand, plaidant pour un rapprochement entre les deux frères. Le cardinal revint à Florence… On échangea des visites courtoises, on donna des fêtes et même une chasse dont le cardinal était friand à la suite de laquelle Ferdinand reçut à souper le couple grand-ducal. En rentrant à la loggia les deux époux s’attardèrent auprès du petit lac pour jouir de la beauté d’une nuit exceptionnelle… et le lendemain tous deux souffraient d’une fièvre violente qui les clouait au lit… Ce fut l’affaire de quelques jours. François mourut le premier puis ce fut le tour de Bianca après avoir adressé à son époux un dernier message d’amour. Les sénateurs de Venise sautèrent sur l’occasion et n’eurent qu’une seule voix pour clamer que le cardinal avait empoisonné leur fille mais Florence était toute à la joie de cette double mort et s’en soucia peu. On illumina. Ferdinand jetant sa soutane aux orties, accepta la couronne et fit faire à son frère de fastueuses funérailles mais il refusa la sépulture chrétienne à la Strega. On l’enterra de nuit et clandestinement dans un terrain en friche…

Trois paires de mains applaudirent la fin du récit. Lisa salua une main sur le cœur et acheva son champagne.

— Je ne te savais pas une telle culture florentine, fit Aldo. Je croyais que seule Venise t’intéressait ?

— Ses ramifications aussi et Bianca en est une belle, il me semble ?

— En tout cas j’ignorais la fin de l’histoire. On n’a jamais retrouvé son corps ?

— Je ne crois pas. D’ailleurs pourquoi aurait-on cherché ? Tu penses bien que les sbires de Ferdinand ne l’ont pas inhumée avec ses bijoux.

— Elle devait en posséder de magnifiques s’écria Marie-Angéline qui s’était tenue coite durant le récit de Lisa ce qui ne lui ressemblait pas. Sait-on ce qu’ils sont devenus ?

Elle allait devoir attendre la réponse un moment. Le vieux Cyprien qui patientait depuis pas mal de temps pour annoncer « Madame la Marquise est servie ! » se lança dans la brèche pour clamer son message en y ajoutant sotto voce :

— Si les quenelles sont trop cuites, il faudra s’expliquer avec Eulalie ! Elle est d’une humeur de chien !

En passant près de Cyprien, Aldo lui tapa sur l’épaule :

— Voulez-vous que j’aille la voir ?

— Elle adore Votre Excellence mais elle est sourde et aveugle quand l’un de ses plats est en danger ! Peut-être si le potage est expédié rapidement…

Or il était très chaud, le potage. On se brûla héroïquement et il fut avalé en trois minutes. Tous les visages étaient d’une belle couleur écarlate quand les quenelles de brochet à la Nantua firent leur apparition, à peine moins gonflées qu’il aurait fallu mais ensuite on se consacra à leur dégustation. Silencieuse bien entendu et ce fut seulement quand Cyprien servit les émincés de veau aux épinards que l’on put reprendre la conversation. « Plan-Crépin » ouvrit le feu.

— Alors ? Ces bijoux ?

Elle regardait Morosini et celui-ci ne s’y trompa pas :

— Au risque de vous décevoir je dirai que je n’en sais rien. Les Médicis étaient si riches et leurs joyaux si nombreux qu’il n’est pas facile de s’y retrouver. Mais nous pouvons réfléchir ensemble. En premier lieu je vais démolir quelque peu l’image sulfureuse que ma chère épouse a donnée de Ferdinand. Après la mort de son frère et de Bianca, on a pratiqué une sorte d’autopsie et aucun poison n’a été décelé dans les viscères…

— As-tu vraiment le sentiment que s’ils en avaient trouvé les médecins en auraient fait part au nouveau Grand-Duc ? s’insurgea Lisa. Il aurait fallu être fou ou suicidaire puisque les victimes avaient pris chez lui leur dernier repas…

— Ôte-toi de l’esprit que c’était un homme cruel ! Depuis Laurent le Magnifique il a été le meilleur et le plus sage administrateur de Florence qui a connu sous son règne une paix brillante.

— Il a tout de même jeté sa soutane aux orties comme dit Lisa, coupa Marie-Angéline pour qui ce qui touchait à la religion était sacré.

— Elle n’était que symbolique, sa soutane ou plutôt sa simarre. Il avait été nommé cardinal à quatorze ans comme cela se faisait beaucoup dans nos familles princières mais il n’avait jamais reçu les ordres. N’empêche que l’Église lui doit pas mal de choses comme l’œuvre de la Propagation de la Foi mais en bon Médicis, il était passionné d’art et enragé collectionneur d’antiques… C’est lui qui a fait édifier à Rome la Villa Médicis sans compter, devenu souverain, le port de Livourne et une marine solide pour lutter contre les pirates turcs. Il a entretenu avec la reine Catherine de Médicis des liens chaleureux et c’est elle qui l’a autant dire marié à sa nièce Christine, fille de Charles II de Lorraine détachant ainsi celui-là de l’alliance espagnole. Plus tard Ferdinand a uni sa nièce Marie avec Henri IV. Et maintenant les bijoux ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant s’ouvrir avec ensemble les bouches de sa femme et de Marie-Angéline.

Elles les refermèrent avec le même ensemble. Aldo poursuivit :

— Ferdinand ayant eu huit enfants de Christine de Lorraine, dont deux ont renouvelé l’ancienne alliance autrichienne, de nombreuses pièces ont alimenté le trésor des Habsbourg mais je vois mal le Grand-Duc leur faire présent de celles qui appartenaient à une gueuse néfaste. En revanche, il peut fort bien les avoir incluses dans l’énorme cassette de sa nièce Marie. Ce qui était plus normal puisque, à l’exception de la fameuse croix, son propre père les avait offertes à sa seconde épouse. En outre il s’est montré vraiment fastueux avec elle. Songez que la galère où Marie prit place pour se rendre en France était entièrement dorée au-dessus de la ligne de flottaison et que les armes de la France qui la décoraient étaient en diamants et saphirs tandis que celles de Toscane brillaient de tous leurs rubis, émeraudes et saphirs…

— Quel gâchis ! soupira Madame de Sommières en chipotant les épinards qu’elle n’aimait pas.

— Je partage votre avis et il se peut que toute cette joaillerie ait subi quelques prélèvements au cours de sa navigation mais pour en revenir à ce qui nous occupe je pense que la parure a pu venir en France avec la fiancée d’Henri IV. J’ai bien envie d’aller voir au Louvre la série des grandes peintures que Rubens a consacrées à Marie de Médicis. Il me semble que sur l’une d’elles, la Reine porte une croix du même style…

— Auquel cas elle aurait rejoint les Joyaux de la Couronne, constata la marquise avant d’ajouter : Au fait, tu ne nous as pas appris ce que t’a raconté Boldini ?

— Non, c’est vrai, dit Aldo dont le visage se rembrunit. C’est une histoire assez terrible et dont pour l’instant je ne sais trop que penser.

— Dis toujours ! Nous avons la soirée devant nous.

Il s’exécuta sur fond de tarte aux fraises de façon aussi concise que possible sans oublier cependant le bref entretien avec Ricci mais quand il eut fini, un nuage s’était installé sur le front et les beaux yeux violets de sa femme. Il ne s’en aperçut pas tout de suite parce que Marie-Angéline exultait déjà à la pensée que l’Américain possédait un palais à Newport où Mrs Van Buren venait d’inviter « notre chère marquise » et bien entendu elle-même. Ladite marquise se hâta de doucher son enthousiasme :

— Du calme, Plan-Crépin ! Vous n’y êtes pas encore. Je n’étais pas très tentée par cette invitation mais si c’est pour vous l’occasion de fourrer votre nez pointu dans les affaires d’un personnage louche et de lui donner la chasse…

— Louche mais passionnant ! Et si Aldo avait dans l’idée d’aller voir de plus près…

— Ça y est ! Il a fallu qu’elle le dise, s’écria Madame de Sommières en tapant sur la table. Regardez plutôt Lisa, bécasse que vous êtes ! Vous pouvez être sûre qu’elle s’attend à quelque chose d’approchant !

Aldo fixa sa femme et son regard se chargea de tendresse :

— Tu es inquiète, mon cœur ? C’est vrai ?

— Vrai ! Je suis persuadée que tu te lances déjà, au moins en pensée, sur la trace de ces sacrés bijoux… et cette histoire ne me plaît pas. Ces femmes assassinées…

— Ce que j’ai en tête c’est simplement un petit tour à Londres en général et à Scotland Yard en particulier.

— Tu veux voir Warren ?

— Oui. Son opinion a beaucoup d’importance pour moi. Et tu pourrais venir avec moi. Ce n’est pas loin et tu irais courir les magasins avec Mary ? Elle doit être rentrée des Indes puisque son mariage avec Douglas Mac Intyre a lieu dans deux mois en Écosse(4).

— Mary est à Kapurthala où elle fait le portrait de la princesse Blinda tandis que Douglas est à Peshawar en mission. Quant au mariage il est prévu dans un mois mais à Delhi, chez le Vice-Roi. J’ai reçu une lettre un peu avant que nous ne quittions Venise !

— Et tu ne m’as rien dit ?

— Tu as toujours tellement de chats à fouetter ! Tu es parti comme la foudre pour Paris où je t’ai rejoint quelques jours après… Cela m’était sorti de l’idée. Alors si tu vas à Londres tu y vas seul. Je préfère t’attendre ici… mais pas pendant des mois ! Si tu tardes trop je rentrerai.

Aldo vint s’accroupir auprès de sa femme dont il prit les deux mains entre les siennes :

— Nous nous étions juré de ne plus nous séparer ? Viens avec moi en Angleterre et ensuite nous rentrerons ensemble !

— Non, mon chéri ! Il y a là quelqu’un dont je dois prendre grand soin et, en outre, je te connais trop bien ! Si tu flaires une piste, rien ne pourra t’arrêter et tu te retrouveras de l’autre côté de l’Atlantique sans même t’en apercevoir.

— Tu me juges si mal ? fit Aldo d’un air si déconfit que Lisa se mit à rire :

— Non seulement je ne te juge pas mal mais je ne te juge pas du tout. Simplement, il faut que je me fasse à l’idée qu’on n’a pas droit aux états d’âme quand on est ta femme. C’est le revers de la médaille.

— Alors je n’y vais pas, décréta Morosini en se relevant.

— Mais si tu vas y aller, sinon ton esprit engendrera toute une série d’idées fixes tant que tu ne sauras pas où sont passés les cadeaux du Doge ! Et moi j’ai besoin de paix. Au moins pour quelques mois. Alors va à Londres et voyons ce qu’il en sortira !…

— Oui, mais à présent, te laisser m’ennuie. Tu vas te tourmenter et ce ne sera pas bon pour le bébé.

— Pas à ce point tout de même ! Si tu veux savoir je vais te dire ce qui m’inquiète le plus : c’est de te voir t’embarquer seul dans cette aventure car je sens que c’en sera une. Si Adalbert était avec toi je serais beaucoup plus tranquille.

— Oui mais une fois de plus il est aux abonnés absents, Adalbert, et personne ne sait où il est passé.

Tante Amélie qui, avec Marie-Angéline, s’était écartée avec discrétion du duo revint sur le devant de la scène pour envelopper les épaules de Lisa d’un bras protecteur :

— Vous faites du roman d’anticipation pour l’instant, mes enfants ! Voyons d’abord ce qu’Aldo va rapporter de chez le Superintendant. Lisa, vous pouvez rester ici le temps que vous voudrez. Et faire venir les jumeaux s’ils vous manquent trop. Quant à Vidal-Pellicorne, il va bien reparaître un jour ? Plan-Crépin se fera un plaisir de surveiller ce qui se passe rue Jouffroy. Quand il revient, on te l’envoie, mon garçon. Il suffira que nous sachions où t’atteindre…

Lisa tourna la tête afin de poser ses lèvres sur la joue poudrée de la vieille dame :

— Vous savez toujours ce qu’il faut dire, Tante Amélie. Avec vous tout devient simple…

— et puis, flûta Marie-Angéline occupée à servir le café, en cas de besoin, je suis là, moi…

Ainsi conforté, Morosini prit le lendemain matin, en gare du Nord, le rapide de Calais.


« Ce qu’il y a de bon avec les Anglais c’est que chez eux rien n’a jamais l’air de changer, se disait Morosini en franchissant deux jours plus tard les grilles de Scotland Yard. Cela évite de mesurer le temps qui passe et de se sentir vieillir. »

C’était valable, évidemment, pour le solide bâtiment flanqué d’une tour ronde en sombre granit de Dartmoor fait pour défier les siècles mais aussi pour les hommes de garde et leur casque ovoïde la jugulaire au menton qui gommait les différences physiques, la taille des moustaches, les longs couloirs gris… et peut-être aussi le sergent qui, au poste de garde, accueillit sa demande d’être reçu par le Chief-Superintendant Warren. Et en fait c’était le même. Le nom qu’on lui donna lui fit lever la tête et lui arracha l’ombre d’un sourire :

— Il y a longtemps qu’on ne vous a vu, sir ! émit-il avec sobriété avant de décrocher le téléphone intérieur pour s’assurer que l’on pouvait recevoir. Quelques mots brefs puis « Vous êtes attendu ! »

— Même étage, même bureau ?

— Bien entendu, sir !

Dédaignant l’ascenseur, Morosini choisit l’escalier. Une activité mesurée, feutrée même régnait dans la grande maison. Au siège de la police de Sa Majesté, les portes ne claquaient pas comme au Quai des Orfèvres mais les brouillards extérieurs étaient renforcés par la fumée des pipes – dont chacun sait qu’elles sont propices à la réflexion – ou des cigarettes. Un planton qui ne fumait pas, lui, ouvrit devant le visiteur une porte matelassée et celui-ci put constater que la pièce où travaillait son ami était toujours la même avec ses classeurs d’un brun presque noir, ses lampes à opalines vertes, son fauteuil de cuir noir usagé et ses chaises inconfortables. L’unique changement – et il était de taille ! – venait de Gordon Warren lui-même : tous les souvenirs qu’en conservait Aldo étaient gris. Or, il arborait ce jour-là un complet bleu marine admirablement coupé comme d’habitude, agrémenté en outre d’un bleuet à la boutonnière. L’inévitable macfarlane était cependant pareillement présent et pendait à un porte-manteau comme un drapeau en berne.

— Heureux de vous voir, Morosini, fit Warren venu à sa rencontre. J’espère que votre visite est purement amicale ?

Au physique il n’avait pas changé : long, maigre, chauve, l’œil bouton d’or et la lèvre mince, il tendit à son visiteur une main osseuse mais forte qui broya joyeusement ses aristocratiques phalanges. Le ton était calme, uni mais à la petite étincelle dans l’œil et au léger frémissement des lèvres bien rasées on pouvait déduire une joie extravagante qu’Aldo eût vivement regretté de ternir :

— Si j’ai fait le voyage depuis Paris, c’est uniquement pour vous voir, dit-il. J’avoue que j’ai une ou deux questions à vous poser mais j’aurais pu vous écrire. Je n’ai pas résisté. Mais d’abord comment allez-vous ?

— Bien, je suppose. C’est une question que je ne me pose jamais. En revanche, donnez-moi des nouvelles de Lisa mais si vous étiez à Paris peut-être n’en avez-vous pas de fraîches ?

« Sacré policier ! pensa Morosini, tu veux savoir ce que je faisais en France ? » Cela ne le gênant pas de répondre il s’exécuta :

— Elle a profité de mon voyage pour venir faire le tour des couturiers et elle est en forme. Moi j’avais été appelé en consultation par votre confrère Langlois au sujet d’une affaire assez vaseuse…

— Les curieuses collections de ce vicomte qui s’est octroyé une mort présidentielle, je suppose ?

— Décidément on ne peut rien vous cacher, dit Aldo en riant. Nous avons réussi à rendre certains bijoux à leurs véritables propriétaires.

— Si vous pensez que quelques-uns d’entre eux étaient anglais, c’est non.

— Je le savais et je n’aurais pas affronté un Pas-de-Calais grincheux pour ça. Ce qui m’amène est une histoire bien plus ancienne qui remonte à un temps où nous ne nous connaissions pas. Vous souvenez-vous de la mort tragique de la cantatrice Teresa Solari ?

— Tuée au Covent Garden en décembre 21 ? Pas facile à oublier. La femme était fort belle et sa voix exceptionnelle… mais comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ? À cause des bijoux qu’on a volés sur son cadavre ?

— Naturellement. Eux aussi étaient exceptionnels, ou plutôt le sont toujours car je suppose qu’ils doivent être quelque part. Vous n’en auriez pas une petite idée par hasard ?

— Aucune. Les journaux en auraient fait état… Mais comment cette histoire est-elle venue jusqu’à vous ? À l’époque votre notoriété était encore… jeune ?

— Elle n’est pas encore si vieille. C’est le peintre Boldini qui m’a renseigné. Un vrai conte fantastique mais il vaut d’être rapporté et en venant je n’avais pas l’intention de vous cacher quoi que ce soit.

Avec sa précision habituelle, Morosini évoqua le portrait de Madame d’Ostel sans se perdre dans les détails et sans céder à un lyrisme dont il savait que Warren avait horreur. Celui-ci l’écouta avec une attention soutenue, tout en prenant quelques notes.

— Des joyaux Médicis ? Peste ! soupira-t-il quand Aldo eut fini. Votre Boldini ne me l’avait pas dit. Je me demande pourquoi d’ailleurs ?

— Je crois qu’il avait l’impression de ne pas vous intéresser et aussi que vous redoutiez de le voir se mêler à votre enquête.

— Il n’a pas entièrement tort. Je me souviens qu’il m’avait un peu agacé avec le lamento dont il m’a régalé à l’époque. En plus il ne me lâchait pas et trouvait visiblement que l’enquête piétinait.

— En dépit du fait qu’il ait rendu hommage à votre valeur, ça aussi c’est vrai. Il pense même qu’elle a été abandonnée…

Warren lâcha son crayon, planta ses coudes sur son bureau et darda sur Aldo un regard qui pesait une tonne :

— Jamais nous n’abandonnons faute de résultat. Le dossier n’est toujours pas refermé… même si l’assassin a été retrouvé.

— Vous l’avez eu ? Qui était-ce ?

— Oh ! Un simple exécutant : un certain Bobby Rasty qui s’était fait engager au théâtre comme machiniste quelques semaines avant la représentation. Quelqu’un l’a vu s’enfuir de Covent Garden aussitôt après la découverte du cadavre. Il est monté dans une voiture qui l’attendait sur l’arrière du bâtiment…

— Et vous avez réussi à mettre la main dessus quelque temps après ?

— C’est la brigade fluviale qui l’a fait quand elle a repêché son corps près de Wapping environ un mois après le crime. Il avait été proprement égorgé.

— Autrement dit, il n’était qu’un comparse et le véritable assassin vous ne l’avez pas coincé ?

— Non. C’est pourquoi le dossier n’est pas refermé. Auriez-vous une suggestion ? ajouta le policier mine de rien en feignant de concentrer son attention sur son crayon dont, à l’aide d’un canif, il entreprit de retailler la pointe avec autant de soin que si le sort du monde en dépendait. Du coup Morosini se consacra soudain à un examen attentif de ses ongles.

— Peut-être ! laissa-t-il tomber négligemment. Ce n’est, remarquez-le, qu’une suggestion mais il m’arrive de croire aux coïncidences. Il y en a qui donnent à penser. Connaissez-vous un certain Ricci ? Aloysius C. Ricci pour être plus complet ?

— Le milliardaire américain ? Comme tout le monde : sale tête d’origine italienne et, grosse fortune d’origine douteuse. Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

— Rien peut-être mais il se trouve qu’il était présent chez Pavignano à certaine fête de fiançailles et qu’il assistait à la tragique représentation de La Tosca.

L’œil rond du « Ptérodactyle » abandonna son crayon pour lancer un éclat jaune sur son visiteur :

— Comment le savez-vous ?

— Boldini bien sûr !

— Celui-là ! Au lieu de fuir ses imprécations j’aurais mieux fait de le passer à la question ! Vous a-t-il tout dit ou conserve-t-il quelques détails à distiller ?

— En dehors du fait qu’il a reçu, à l’époque, une lettre de menaces qui lui a fait reprendre le chemin de la France et vous a débarrassé de lui, je crois sincèrement que tout y est. Il n’avait évidemment aucune raison de risquer sa peau pour une belle cantatrice que sa mort n’aurait pas ressuscitée. D’où l’idée qu’il a eue de décorer le portrait de feue la baronne d’Ostel des bijoux de la « Sorcière de Venise » dans l’espoir d’inciter quelqu’un dans mon genre à les rechercher. Mais j’ai encore à vous dire qu’avant de me jeter dans le train pour me précipiter chez vous, nous avions déjeuné au Ritz Boldini et moi en face de Ricci et d’une de ses belles amies…

Suivit la fidèle relation de la conversation à trois avec le milliardaire qui n’eut d’ailleurs pas l’air d’impressionner Warren : il se remit à peaufiner son crayon.

— Je ne vois rien là-dedans qui confirme si peu que ce soit la thèse de sa culpabilité, dit-il en conclusion. Boldini lui a refusé un portrait et vous d’investiguer au sujet de son envie de collectionner. Un point c’est tout.

— Il n’en demeure pas moins que ce personnage mérite qu’on lui consacre une certaine attention. Ne fût-ce que pour sa manière d’accepter les refus. J’ai trouvé ça ce matin sur la table de mon breakfast ajouta-t-il en tirant de sa poche un télégramme qu’il jeta sur le bureau. On m’y apprend que la maison du peintre a été victime dans la nuit d’avant-hier d’un incendie que la présence d’esprit d’un voisin noctambule a permis fort heureusement d’éteindre très vite. Sans lui son atelier était anéanti. Encore une coïncidence sans doute ?

Sans répondre, le Superintendant lut à deux ou trois reprises le papier que Lisa avait signé et ne sortit de son silence que pour clamer d’une voix digne de commander une revue de la Garde :

— Pointer !

Une porte de côté s’ouvrit aussitôt permettant à Aldo de constater que l’inspecteur Jim Pointer n’avait pas changé lui non plus : c’était toujours la même carrure de grenadier surmontée d’un long visage dont les incisives proéminentes évoquaient irrésistiblement un lapin. La vue de Morosini eut l’air de lui faire plaisir mais on ne lui laissa guère de temps pour la joie des retrouvailles :

— Allez me chercher le dossier Teresa Solari ! Décembre 1921 ! lui enjoignit son patron.

— Oh, je n’ai pas oublié ! Heureux de vous voir, sir ! réussit-il à placer avant de s’éclipser.

— Moi aussi, inspecteur ! dit Morosini à la porte qui se refermait cependant que par l’entrée principale le planton surgissait armé du plateau à thé. Il était en effet cinq heures et le sacro-saint breuvage devait circuler dans toute la maison comme dans tout le reste de l’Angleterre. Aldo détestait le thé et eût donné n’importe quoi pour un bon café mais le divin nectar était outrageusement inconnu dans le Royaume-Uni où l’on osait servir sous son nom – sauf au Ritz d’origine suisse ! – une accablante tisane que le Vénitien soupçonnait de provenir en droite ligne des glands de la forêt druidique. En outre deux tasses figuraient sur le plateau, signe tangible de l’estime où le tenait Scotland Yard puisqu’il était l’ami du patron. Aussi se résigna-t-il à avaler l’eau chaude additionnée de sucre et de lait qu’on lui offrait.

De son côté, l’inspecteur Pointer fit preuve d’une remarquable célérité : le sous-main de Warren était encore chaud quand il déposa le dossier demandé que d’ailleurs le policier n’ouvrit pas. Il s’agissait d’une liasse épaisse et, devinant que Warren préférait le consulter seul, Morosini se leva et prit congé en annonçant son intention de revenir le lendemain si Warren n’y voyait pas d’inconvénients.

— À moins que vous n’acceptiez de dîner ce soir avec moi ? proposa-t-il.

— N’est-il pas déjà convenu que nous nous retrouvions ce soir ?

— Où ?

— Mais chez Vidal-Pellicorne ?

Il prononçait « Pellicôôôôrne » d’une façon plutôt réjouissante mais Morosini était trop surpris pour s’amuser :

— Adalbert ? Il est ici ?

— Depuis une petite semaine, je crois. Oh, je vois que vous ne le saviez pas et je crains d’avoir gaffé !

— Non. Je viens d’arriver et il l’ignore. Quant à moi je le croyais encore sur le Nil mais c’est une bonne nouvelle que vous m’annoncez là et je vais filer chez lui de ce pas ! À ce soir sans doute !

Heureux tout à coup comme un collégien qui s’en va rejoindre un copain, Aldo quitta allègrement le siège de la police métropolitaine, héla un taxi et lui donna l’adresse d’Adalbert à Chelsea. En effet, depuis l’affaire de la Rose d’York qui les avait retenus longtemps à Londres, lui et Morosini, l’archéologue louait dans le quartier des artistes une charmante maison datant des Stuart ayant appartenu plus récemment au peintre Dante Gabriele Rossetti. Il s’y était tellement plu qu’il l’avait gardée ce qui lui permettait de venir, de temps à autre, surveiller ce qui se passait chez ses rivaux du British Museum. Depuis la découverte de la tombe de Tout-Ank-Amon qu’il ne parvenait pas à digérer, il brûlait de leur damer le pion d’une manière quelconque. Et tandis que sa voiture se frayait un passage dans les encombrements de la City en cette fin de journée Morosini pensait qu’il devait y avoir une excellente raison pour qu’Adalbert fût parti d’Égypte et eût gagné Londres sans passer par Paris. Surtout sans récupérer son fidèle Théobald seul capable de lui assurer le confort douillet dont il était bien obligé de se priver sur les chantiers de fouille.

Pourtant quand Aldo sonna à la porte de chêne au vernis aussi étincelant que ses cuivres, ce fut le même Théobald qu’il découvrit derrière, drapé dans un vaste tablier blanc. La surprise fut totale pour tous les deux.

— Son… euh Excellence ? émit celui-ci avec une sorte de hoquet.

— Vous ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?

— Monsieur le Prince voit : mon service !

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu de votre départ ? Vous êtes ici depuis quand ?…

— Trois jours, Excellence, trois jours ! Monsieur m’a convoqué par télégramme. J’ai fait mon sac, fermé la rue Jouffroy et je suis parti.

— Encore une fois pourquoi n’avoir rien dit ? Vous saviez bien que je cherchais votre maître ?…

— Qu’est-ce que c’est, Théobald ?

L’apparition d’Adalbert armé d’un attendrissant bouquet de roses et de muguet dispensa son serviteur d’une réponse un peu difficile à trouver mais au lieu de s’éclairer à la vue de son ami, son œil bleu sur lequel une mèche blonde s’obstinait à retomber vira à un gris curieux :

— Toi ? Mais comment es-tu venu ici ?

— À ton avis ? Forcément pas à pied ! émit Aldo que ce genre de réception déroutait quelque peu. Bien que ni Adalbert ni lui ne fussent partisans des grandes embrassades, il avait, pour la première fois, la désagréable impression de mal tomber.

— Excuse-moi ! Je voulais dire comment se fait-il que tu sois à Londres ?

Théobald fila discrètement vers la cuisine ce qui laissait Adalbert maître d’un terrain se limitant toujours à l’antichambre. La moutarde commença son ascension jusqu’aux narines sensibles d’Aldo :

— Tu y es bien, toi ? Et je ne suis pas, que je sache, interdit de séjour en Angleterre ? En tout cas tu pourrais au moins me laisser entrer et m’offrir un siège ? Voire un verre ? Cela se fait entre amis.

Visiblement embêté, Vidal-Pellicorne s’écarta pour permettre à Morosini de pénétrer au-delà de ladite antichambre. Toujours aussi agréable avec ses rideaux de velours d’un jaune doux, ses tapis aux couleurs assorties, son mobilier Chippendale et ses vastes fauteuils Chesterfield, il y avait là plus une « pièce à vivre » qu’un salon. Comme la première fois qu’il y était venu Morosini vit une table ronde où le couvert était mis pour trois personnes placée près de la cheminée en marbre blanc où brûlaient quelques bûches répandant une odeur de pinède beaucoup plus agréable que l’habituel feu de tourbe. Il y avait déjà des fleurs dans de grands vases égyptiens et celles que tenait Adalbert étaient destinées visiblement au petit surtout de table d’argent placé au centre de la table.

— Ravissant ! ironisa Aldo. Je vois que tu m’attendais ? J’ai toujours admiré ton sens divinatoire…

— Qu’est-ce qui te le fait supposer ? fit Adalbert d’un ton rogue.

— Cette table ! C’est comme la première fois que je suis arrivé ici. Trois couverts Warren, toi et moi.

— Où as-tu pris que Warren doit venir ?

— Je sors de chez lui. Il me l’a dit pensant dans sa grande ingénuité que nous allions dîner ensemble.

— Ah ! Tu l’as vu ?… Visite d’amitié ou d’affaires ?

Vidal-Pellicorne revenait à son arrangement floral, ce qui le dispensait de regarder son ami.

— Un peu les deux, répondit celui-ci, mais comme de toute évidence tu t’en fiches éperdument, je m’en voudrais de te déranger plus longtemps. Et surtout de troubler ton envol artistique. Qui me surprend un peu : tu aurais dû me dire que tu te reconvertissais dans la fleur coupée.

— J’ai le droit de mettre des fleurs chez moi, aboya Adalbert qui se coupa un bout d’ongle avec son sécateur.

— Mais tu as tous les droits, mon bon ! Même celui de me recevoir comme un chien dans un jeu de quilles. Je t’ai connu plus aimable. Et puisque décidément je dérange…

— Tu ne me déranges jamais ! Euh… rarement ! J’avoue que ce soir… Mais, j’y pense, tu voulais peut-être venir t’installer ?

— Alors que je te croyais au fond de l’Égypte ? Je n’ai pas pour habitude d’investir les logis qui ne m’appartiennent pas. Rassure-toi j’ai laissé mes petites affaires au Ritz et c’est Warren qui m’a appris ta présence à Londres. En outre, il a gaffé, le pauvre ange, en s’imaginant que je dînais chez toi avec lui.

— Mais enfin pourquoi y es-tu allé ? Tu as des ennuis ?

— Pourquoi veux-tu que j’aie des ennuis nécessitant l’aide de la police de Sa Majesté ?

— Alors qu’est-ce que tu fais à Londres ?

— Ça mon bonhomme ça ne te regarde pas ! Chacun ses petits secrets. Je pourrais d’ailleurs te retourner la question mais comme tu n’as pas l’air décidé à répondre, je te tire ma révérence ! Cependant je n’imaginais pas que le Ptérodactyle eût des goûts aussi romantiques, ajouta-t-il en désignant les fleurs de la table. Des roses et du muguet ! Au fond ce doit être un tendre…

Aldo persiflait mais intérieurement il bouillait. L’accueil plutôt frais de son ami lui causait une déception d’autant plus cuisante qu’elle suivait de trop près la joie éprouvée à l’idée de reconstituer leur tandem dans la chasse aux joyaux de la Sorcière. Il ne comprenait pas ce qui se passait. À eux deux, ils composaient jusqu’à présent une belle mécanique, bien huilée et c’était bien la première fois qu’un grain de sable s’y glissait au point de la faire grincer. Peut-être même la briser ?

Refusant de s’attarder sur une pensée aussi déprimante, Aldo regagna l’antichambre. Adalbert l’y suivit :

— Écoute, dit-il, je suis désolé de te recevoir de la sorte mais je suis pris par une… importante affaire et je n’ai pas le moindre temps à te consacrer. Il faut comprendre ! On se reverra… plus tard et alors je t’expliquerai…

— Tu n’expliqueras rien parce que c’est moi qui alors n’aurai peut-être plus de temps à t’accorder, lâcha Morosini incapable, sous peine d’étouffer, de contenir plus longtemps sa colère. Je te souhaite une excellente soirée !

— Dis-moi au moins comment vont Lisa et les enfants ?

— Le mieux du monde ! Bonsoir !

En prenant son chapeau et ses gants des mains de Théobald, Morosini rencontra son regard et ce regard empreint d’une lourde tristesse, ce regard qui cherchait à lui transmettre un message lui rappela quelque chose. Théobald avait le même quand, à leur retour du périple à la recherche des émeraudes du Prophète, Adalbert s’était fiancé avec la pseudo-Hilary Dawson et que, rue Jouffroy, on parlait mariage. Un mariage qui représentait aux yeux du serviteur modèle la fin d’une existence, pleine d’imprévus sans doute, mais harmonieusement réglée dans ses détails quotidiens. Le simple fait de cuisiner pour une Anglaise au goût irrémédiablement dépravé le rendait malade. Ce fut pour Aldo un trait de lumière : cette débauche de fleurs, la mauvaise humeur d’Adalbert et son désir de se débarrasser de lui s’expliquaient tout naturellement s’il attendait une femme. Cependant quelque chose clochait : qu’est-ce que Warren venait faire là-dedans ? Aldo que le temps ne pressait pas résolut d’en savoir un peu plus.

Revenu dans Cheyne Walk, la promenade qui longeait la Tamise, il partit d’un pas tranquille comme s’il cherchait un taxi, gagna l’abri des arbres, s’éloigna assez pour n’être plus en vue des fenêtres de la maison, fit un tour et revint s’abriter derrière le tronc le plus commode pour observer ce qui allait se passer. D’abord la nuit tomba puis il vit arriver Warren en smoking sous un ample manteau. Enfin, après un laps de temps qui lui parut interminable une longue Rolls-Royce noire conduite évidemment par un chauffeur en livrée s’arrêta : une jeune femme enveloppée de chinchilla – une frileuse sans doute car on était au printemps et il ne faisait pas froid ! – en descendit. À la lumière d’un réverbère, Aldo put voir qu’elle avait de magnifiques cheveux sombres dans lesquels une aigrette blanche était plantée fixée par un étroit bandeau clouté de diamants. D’autres diamants brillaient à ses oreilles mais elle était de celles qui n’ont pas besoin d’ornements pour rehausser leur beauté. Sous la lumière froide du réverbère cette femme lui parut ravissante et il eut l’impression quelle ne lui était pas inconnue. Elle ressemblait incontestablement à une princesse égyptienne… mais aussi à quelqu’un d’autre que pour le moment il ne situait pas.

Quand la belle inconnue fut entrée dans la maison, Aldo dut se faire violence pour ne pas aller faire un brin de causette avec le chauffeur. Même appartenant à une grande maison, il y a toujours moyen d’en tirer des renseignements mais il se voyait mal dans ce rôle et, pensant que Warren consentirait peut-être à satisfaire sa curiosité, il resta encore un moment à contempler les fenêtres éclairées puis tournant les talons se mit en quête d’un taxi pour rentrer à l’hôtel. Encore plus déprimé qu’en sortant de chez Adalbert parce qu’il y avait gros à parier que celui-ci était tout simplement tombé amoureux de la dame au chinchilla. Il fallait avouer qu’il y avait de quoi mais était-ce une raison pour jeter quasiment dehors son meilleur ami ?

Aldo admettait volontiers que le meilleur ami en question n’avait pas débordé d’enthousiasme lorsqu’à Istamboul, il avait vu débarquer de l’Orient-Express un Adalbert épanoui escortant une blonde Anglaise que l’on supposait s’appeler Hilary Dawson. Il était resté courtois parce que c’était chez lui une seconde nature mais ne s’était guère donné la peine de cacher son agacement et même sa méfiance(5). Amplement justifiée par la suite des événements mais il n’y avait aucune raison pour que la jolie femme entrevue soit aussi vénéneuse. En outre elle ne devait pas avoir de problèmes d’argent…

Une fois casé dans un taxi qui sentait la pipe froide, il fit son examen de conscience et s’adressa des reproches. De quel droit prétendait-il régir la vie sentimentale d’Adalbert ? Celui-ci avait bien été obligé d’en passer par les fluctuations de la sienne au temps où Anielka Solmanska(6) l’envahissait et, plus tard, de le voir épouser Lisa sans broncher alors qu’il était lui-même quelque peu amoureux de la jeune fille. Et la nouvelle venue semblait bien belle ! Avec son faux air de princesse égyptienne, elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire un archéologue. Et la débauche de fleurs à laquelle s’était livré Adalbert était significative. À y réfléchir Aldo finit par conclure que ce qui le froissait le plus dans cette histoire c’était Warren. Quel rôle le Ptérodactyle venait-il jouer dans les amours pellicorniennes ? Celui de duègne ? Ridicule ! Celui de confident ? C’est là que le bât blessait… Ou alors, la dame avait un problème nécessitant un conseil, voire une aide discrète de la Police et ceci expliquerait cela mieux que n’importe quel roman né de son imagination méridionale ?…

On en était à ce point quand la voiture s’arrêta devant le Ritz mais avant que le voiturier galonné ait eu le temps d’ouvrir la portière, Morosini ordonnait à son chauffeur :

— Retournons à Cheyne Walk !

— Si c’est pour revenir ensuite ici, je préfère que vous preniez un de mes confrères, sir. Je termine dans une demi-heure.

— Dans ce cas…

Aldo paya la course, descendit presque sur les pieds du voiturier qui avait entendu l’échange de paroles :

— Un autre taxi, sir ?

— Pas maintenant, merci !

Habitué aux caprices des clients, l’homme n’insista pas. Aldo rentra dans l’hôtel et fila droit au bar. Il venait de penser à un moyen commode d’exécuter l’idée qui lui était venue mais pour ce faire il avait besoin d’une fine à l’eau pour se remettre de ses émotions et de l’annuaire du téléphone… Nanti de l’une et de l’autre, il chercha le numéro du White Horse, un pub du Strand où l’une de ses vieilles connaissances avait ses habitudes. Il demanda Harry Finch(7). Par chance il était là :

— Vous souvenez-vous de moi ? Prince Morosini ?

— On n’oublie pas facilement un client comme vous, sir. Vous avez besoin de moi ?

— Tout de suite si vous êtes libre. Venez me prendre au Ritz !

Quelques minutes plus tard, Harry Finch arrêtait son taxi devant le palace.

— Ça fait plaisir de vous revoir, votre Altesse s’écria-t-il avec une bonne humeur garante de sa sincérité.

— Laissez l’Altesse de côté ! Je n’y ai pas droit ! Sir suffira.

— Comme vous voudrez. Alors où va-t-on ce soir ? White Chapel, Lime House ? Wapping ? proposa Finch à la manière d’une carte de restaurant.

— Chelsea, si vous le voulez bien. Et en particulier Cheyne Walk.

— Ça change en effet !

— Que voulez-vous on ne peut pas toujours fréquenter les bas-fonds. On finit par se lasser !

— Ce n’est pas une critique. Il arrive qu’on puisse s’amuser autant dans les beaux quartiers…

Le taxi démarra allègrement donnant à Morosini l’impression que son moteur ronronnait d’enthousiasme. Il était lui-même très content d’avoir retrouvé Harry Finch qui s’était montré à une autre époque un auxiliaire d’autant plus précieux qu’il était discret. Arrivés en vue de la maison d’Adalbert devant laquelle la Rolls patientait toujours, il lui indiqua de rester à quelque distance de façon à ne pas la perdre de vue.

— Et maintenant, on attend ! conclut-il quand Finch eut trouvé l’emplacement idéal.

— Jusqu’à quand ?

— Que la voiture démarre. Il faudra la suivre. Je veux savoir où elle se rendra.

— Me répondez pas si ça vous ennuie mais c’est pas là que vous habitiez au moment du procès Ferrals qui a fait tant de bruit ? Un Français au nom impossible mais bien sympathique y logeait avec vous ?

— Il y est toujours et il n’y a pas d’indiscrétion. Je redoute qu’il soit embarqué dans une histoire… inquiétante…

— … mais qui a l’air d’avoir les moyens ! Quelle bagnole ! Si je vous ai compris : vous voulez le protéger ?

— Exactement !

L’attente dura environ une heure. Minuit sonnait à Big Ben quand la porte de la maison s’ouvrit, livrant passage à Adalbert accompagnant ses invités jusqu’à la voiture. La vue de la jeune femme arracha à Finch un sifflement admiratif et un :

— By Jove ! Je comprends que vous soyez inquiet ! Pour une belle femme c’est une belle femme ! Et tout le reste va avec ! Mais dites donc, l’homme qui monte avec elle, ce serait pas l’as de Scotland Yard ? Le Superintendant Warren ?

— Oh oui. C’est lui !

— Eh bien, pour suivre une voiture où il est, il va falloir des précautions. Il connaît la musique !

— Prenez, mon cher Finch, prenez ! Tout ce que je veux, pour ce soir, c’est savoir où cette dame habite et, si possible, qui elle est.

— Ça ne devrait pas poser de problèmes.

Avant de démarrer, Harry Finch laissa la Rolls prendre un peu de distance puis se lança sur ses traces. Au bout d’un moment, il reprit :

— On dirait qu’elle le ramène au Yard ? Il fait quand même pas des heures supplémentaires ?

— Rien d’étonnant ! Depuis que je le connais je ne l’ai jamais vu vivre comme tout le monde.

C’était effectivement à son bureau que retournait Warren. Les deux observateurs virent la voiture s’arrêter devant le factionnaire et le policier en descendre après quoi elle reprit sa route. Imperturbable, Finch suivit…

On alla ainsi jusqu’à Regent’s Park où le beau carrosse s’arrêta devant l’une des plus luxueuses demeures. Le chauffeur d’Aldo siffla doucement :

— Eh bien dites donc elle ne se refuse rien ! Cet hôtel c’est Hanover Lodge qui appartenait jusqu’à y a pas longtemps à l’amiral Beatty ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Rien sinon me ramener au Ritz. Mais si vous aviez un moyen d’apprendre qui habite à présent cette maison cela me rendrait service.

— Oh ça ne devrait pas poser de difficultés majeures. Avec ce genre d’adresse et le numéro de la Rolls, on peut faire de grandes choses.

— Alors je m’en remets à vous, mon cher Finch ! Il y a longtemps déjà que je n’en ai plus à découvrir sur votre valeur.

Un moment plus tard, Morosini allait se coucher tandis qu’Harry Finch, tout fier de lui et récompensé royalement de ses peines à venir, reprenait sa course à travers Londres nocturne.

Le lendemain matin, sur la table de son breakfast, Aldo trouvait une enveloppe contenant une carte sur laquelle son chauffeur avait écrit :

« C’est la princesse Obolensky mais ne la prenez pas pour une Russe. C’est une Américaine pur jus qui serait même un brin timbrée. »

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