CHAPITRE VIII


LES GENS DE RHODE ISLAND

En mettant pied à terre au seuil de White Horse Tavern dans Marlborough Street non loin de Friends Meeting House, l’ancien lieu de réunion qui rappelait l’importance de la population quaker de la ville au XVIIe siècle, Aldo découvrit que ce Newport-là n’était pas le même que celui rencontré par lui avant la guerre. Il avait alors été hébergé, grâce à un ami lui-même invité mais qui n’avait eu aucune peine à le faire admettre dans l’une des fabuleuses et parfois extravagantes demeures semées le long de Bellevue Avenue ou d’Océan Drive. Il s’agissait à cette époque de « The Breakers » le spectaculaire palais italien des Vanderbilt tout colonnes de marbre et pilastres d’albâtre qui voisinait avec « Beaulieu » le château français bâti par John Jacob Astor pour sa capricieuse épouse Ava. Débordant lui aussi de trésors exilés de leur terre natale. De toute façon, une « villa » à Newport ne pouvait être qu’un palais de la Renaissance italienne, un château français ou à la rigueur anglais dans le style Tudor, la construction de chacune d’elles ayant coûté plusieurs millions de dollars plus ce qu’il y avait dans des intérieurs emplis de statues de marbre, de tapis d’Aubusson ou des Gobelins, de miroirs de Venise, de lustres de cristal, de tableaux de prix et de meubles sculptés, dorés, chantournés. Le tout animé par une domesticité en livrée galonnée d’or ou d’argent. Cependant s’alignaient dans leur port particulier les plus beaux yachts à vapeur et surtout à voiles, ceux qui étaient admis à courir contre l’Angleterre l’America’s Cup dont Newport était(17) la capitale. Aldo lui-même y était alors arrivé à bord du yacht Vanderbilt, un steamer capable de traverser n’importe quel océan aussi aisément qu’un transatlantique et, pris aussitôt dans le tourbillon des fêtes et des plaisirs variés, n’avait pratiquement rien vu de l’île et de ses habitants. Les gens d’Océan Drive ou de Bellevue Avenue composaient un monde à part d’où même le petit tramway desservant la ville était interdit de séjour.

Quant aux gens de moindre importance et de moindre fortune, ceux qui n’étaient pas nés avec une cuillère en or dans la bouche et n’appartenaient pas à ce que l’on appelait les « Quatre cents » limitant ceux qui avaient le droit d’évoluer dans le cirque sacré, les nouveaux venus – exception faite pour les étrangers très riches, très nobles ou très célèbres – ils pouvaient patienter des années avant de réussir à obtenir une invitation à un bal ou à un pique-nique. Les naturels du pays, eux, étaient encore plus mal vus. La High Society les appelait gracieusement « nos paillassons » et ils ne pouvaient fréquenter que la plage d’Euston, dite « plage du vulgaire » et en aucun cas franchir l’accès de l’élégante « Bailey Beach » protégée d’ail­leurs en saison par des valets galonnés sur toutes les coutures.

Aldo se souvenait d’avoir trouvé du dernier ridicule cette espèce de féodalité sauce américaine dépouillée de tout lien d’entraide mais à l’époque il souhaitait surtout s’amuser. À présent il voyait les choses d’un autre œil et en pénétrant au cœur du vieux Newport si séduisant avec ses blanches maisons coloniales, la flèche de l’église baptiste Trinity Church, ses jardins, ses vergers pleins de pommiers noueux et de fragiles cerisiers, ses grands toits à pas coupés, ses fenêtres à l’anglaise garnies de petits carreaux, son port enfin où se balançaient des bateaux de pêche à l’écart des voiliers de plaisance, il en éprouva du plaisir plus qu’en franchissant les portes dorées de ces énormes demeures. Elles n’étaient pour ce pur produit du vieux continent, pour ce véritable seigneur, que faux-semblants auxquels manquait l’âme des demeures patriciennes de l’« Ancien Monde ». Et que le cadre était donc séduisant avec son chapelet d’îles vertes posées sur les eaux bleues et scintillantes de l’immense baie de Narragansett ! Le temps était magnifique, plein d’un soleil qui retenait ses coups sous un vent léger, empli d’odeurs marines et du vol paisible des oiseaux de mer.

En franchissant le seuil de la vieille taverne aux plafonds bas, au plancher inégal mais vénérable – elle datait de 1687 ! – il eut l’impression de remonter le temps, de s’introduire dans le décor de l’Île au Trésor ou de Moby Dick. Cela n’avait rien pourtant d’un mausolée ou d’un musée. On menait même grand tapage entre les murs lambrissés de pin auxquels le temps avait donné une belle couleur de sirop d’érable. Nombre d’hommes occupaient les tables nappées de blanc – la maison était fort bien tenue ! – et discutaient ferme en buvant du thé, du café, de la limonade ou une sorte de bière tellement légère qu’elle ne devait pas titrer plus de deux degrés en attendant de déguster les petits homards ou les poissons de la baie en train de cuire dans une rôtissoire à charbon placée derrière le bar en compagnie de marmitées de clams qui étaient la spécialité du lieu. Des serveuses en bonnets tuyautés et tabliers blancs sur d’amples jupes rouges à la mode d’autrefois, voltigeaient entre les tables avec leurs plateaux. L’une d’elles avisa le nouveau venu et ses bagages qu’un commissionnaire avait transportés depuis le débarquement du ferry. Elle vint s’enquérir de ce qu’il voulait au juste et appela le patron qui officiait au comptoir mais accourut aussitôt.

La quarantaine, pas très grand mais solide avec un large visage où le sourire creusait mille petites rides dans la peau tannée, l’œil franc et bleu, Ted Mawes accueillit le voyageur étranger avec une jovialité spontanée. Prendre pension dans sa maison lui semblait une idée parfaite à une époque où les visiteurs n’étaient pas encore trop nombreux. Aldo – Monsieur Morosini pour une circonstance où sa qualité lui paraissait plus encombrante qu’autre chose ! – reçut l’assurance d’être mieux nourri que partout ailleurs et de disposer d’une chambre dans une maison voisine – on ne logeait pas à la taverne même – où il jouirait de tout le confort et, en outre, du calme nécessaire à l’artiste qu’il était. Après mûres réflexions, Aldo s’était en effet annoncé comme un écrivain doublé d’un peintre désireux de rassembler le matériel destiné à un livre sur la guerre d’Indépendance et les rôles qu’avaient joué à Newport les troupes du roi de France en général, du marquis de La Fayette et du comte de Rochambeau en particulier. L’idée était bonne parce qu’il se trouvait que cette période de l’histoire des États-Unis était le dada favori de Ted Mawes et Aldo, de son côté, doté d’un ancêtre français ayant participé à l’expédition et instruit par un précepteur tout aussi français pouvait tenir largement sa partie dans une joute oratoire sur le sujet.

Entre lui et l’aubergiste la glace fut donc vite rompue. Ted aimait discourir et se promettait d’agréables moments avec ce client visiblement fortuné avec lequel il envisagea aussitôt de longues causeries au coin du feu. Même en été et sauf en cas de canicule, il n’était pas rare d’en allumer le soir, le climat du nord-est océanique rafraîchi par le courant du Labrador étant sujet à des fluctuations rapides avec alternance de soleil et de pluie et des différences de plusieurs degrés. Le soir même Ted vint, avec le plateau du café garni de deux tasses et sa pipe, s’asseoir à la table de ce client de choix, versa le noir liquide – qui sentait bon, ma foi ! – et cala ses pieds sur la pierre de l’âtre voisin :

— À cette heure-ci je suis un peu plus tranquille : on va pouvoir causer. Par où voulez-vous commencer ?

— Ma foi je ne sais pas trop. Reste-t-il ici beaucoup de vestiges de la Révolution(18) ?

— Pas mal, à commencer par cette maison qui lui est bien antérieure mais il y en a d’autres et presque la totalité du centre-ville est d’époque depuis la vieille synagogue – la plus ancienne des États-Unis – jusqu’à Trinity Church en passant par la maison des Quakers, le petit musée, Hunter House, le Brick Market et surtout Old Colony House que je vénère : c’est là que le grand Washington, votre Rochambeau et le chevalier de Ternay son chef d’escadre se sont rencontrés en 1781. Par la suite elle est devenue le centre du gouvernement. Les milliardaires new-yorkais se sont contentés de s’installer vers le sud de l’île pour y construire toute leur marbrerie et ils ont laissé le cœur de la ville tranquille.

Le ton était acerbe. Aldo glissa négligemment :

— On dirait que vous ne les aimez pas beaucoup ?

— À l’exception de quelques-uns, non. Ils nous considèrent en bloc comme des fournisseurs, à peine plus que des pêcheurs. Ils vivent entre eux et nous ignorent. Pourquoi voulez-vous que nous les aimions ? On voit que vous ne les connaissez pas…

— Si, un peu. Avant la guerre, un ami m’avait emmené aux Breakers.

Ted émit un léger sifflement cependant que son œil disait clairement qu’il avait compris que son écrivain n’était pas n’importe qui.

— Le vieux Vanderbilt ? C’était lui le mieux de la bande. Avec aussi les Belmont. C’est Mrs Belmont qui a « lancé » Newport avec Ward Mac Allister mais ensuite, le vieux filou s’est mis au service de Mrs Caroline Astor celle que l’on appelait « la » Mrs Astor qui s’était couronnée elle-même reine de New York… et de Newport. Je l’ai vue quand j’étais petit et vous n’imaginez pas ce qu’elle pouvait transporter comme diamants sur la poitrine. Et elle ordonnait, et elle décidait, et elle faisait la loi de la Haute Société ! Mais laissons ces gens-là et revenons à nos beaux temps de la Révolution !…

— Juste encore un mot à ce sujet parce que le personnage m’intrigue depuis que j’en ai entendu parler en Europe. Connaissez-vous Aloysius C. Ricci ?

Aldo eut l’impression qu’un voile de brume descendait sur la joviale figure de son hôtelier mais ce fut bref et le beau temps revint vite :

— Tout le monde le connaît ici. Un drôle de personnage ! marmotta Ted en tapant sa pipe dans la cheminée avant de la bourrer de nouveau avec un soin méticuleux.

— Mais encore ? J’ai entendu dire en France qu’il avait fait construire une réplique réduite du Palais Pitti à Florence. Or, quand je suis venu en 1913 j’ai vu quelques maisons de style italien mais rien de tel.

— Parce qu’il l’a fait construire juste après la guerre. En plus il n’est pas dans le Cercle d’Or mais plus loin vers les pointes où la côte est plus déchiquetée. La sagesse parce qu’il était plutôt mal vu au début mais il en a tant fait qu’il a réussi à se créer des relations pour ses fêtes de mariage qui toutes deux ont mal tourné. Je ne sais s’il compte recommencer : ça m’étonnerait beaucoup après ces deux drames.

N’étant pas censé être au courant, Aldo réclama quelques explications complémentaires qu’on lui donna bien volontiers en ajoutant que si ça l’amusait, on lui montrerait avec plaisir le « Palazzo » en question tout en précisant qu’il était gardé jour et nuit et quelle que soit la saison, que le maître soit là ou pas, par des gens de type méditerranéen qui ressemblaient plutôt à des gangsters et aussi peu rassurants que possible. Il est vrai que, selon les bruits rapportés par Ted, la bâtisse recelait des trésors.

Le lendemain, après avoir passé la matinée à sacrifier à son rôle en parcourant la ville ancienne et en rendant visite à la bibliothèque plus riche qu’il ne l’eût imaginé, Aldo loua une bicyclette, le moyen de transport local le plus courant, fixa sur le porte-bagages son matériel de peinture et s’en alla en reconnaissance, s’aidant de ce que lui avait appris Ted et de ses propres souvenirs, sa mémoire lui restituant les noms, les lieux, les images même datant de plusieurs années auparavant.

Il commença par piquer droit sur Euston Beach, la « plage du vulgaire » d’où partait le chemin préservé par les pêcheurs et les douaniers qui longeait la rive est opposée au port et filait vers le sud où le littoral se découpait en plusieurs longues pointes. Depuis ce chemin étiré sur quatre ou cinq kilomètres on pouvait contempler les façades arrière des somptueuses demeures où il avait été reçu jadis. Les « Breakers », « Marble House », autre logis Vanderbilt copié sur le Petit Trianon de Versailles mais où certaines moulures étaient d’or massif, puis « Rosecliff », « Beechwood » et « Belcourt Castle », d’autres encore dont il n’avait pas retenu les noms. Il aurait pu emprunter Bellevue Avenue qui partait de la bibliothèque, formant un peu l’épine dorsale du quartier chic sur laquelle ouvraient d’autres « villas » mais il pensait qu’en longeant ainsi la côte il trouverait plus facilement ce qu’il cherchait. Partout la proximité de l’ouverture de la « Season » se faisait sentir. Les intérieurs, toutes fenêtres ouvertes, étaient livrés au grand ménage et l’on s’activait dans les parcs à enrichir les massifs de fleurs et à rendre les pelouses aussi douces et unies que du velours vert. Ailleurs on roulait les courts de tennis.

Il pédala de la sorte pendant une bonne dizaine de kilomètres suivant une petite route s’enfonçant dans les terres en direction des pointes et n’eut pas besoin qu’on lui souffle qu’il était arrivé quand, débouchant sur l’océan, il découvrit adossé à une pente couverte de pins et assis sur une terrasse ce qu’il cherchait. Il mit alors pied à terre et, appuyé au guidon de son vélo, resta là un moment à contempler ce qui était pour lui un phénomène avec un mélange de colère et d’envie de rire. Il fallait être complètement fou pour reproduire – assez mal ! – ce symbole de la puissance des grands-ducs de Toscane. Pour qui ne connaissait pas l’original et n’avait jamais vu ses pierres cyclopéennes se dorer à la tendre lumière florentine, cette copie imparfaite pouvait faire illusion mais privé de ses deux galeries de retour délimitant une noble cour d’honneur, et de deux ou trois fenêtres de chaque côté, il ne restait plus qu’une lourde barre de pierre à deux étages sommée d’une autre moins longue ménageant deux terrasses. Tout le reste – hautes fenêtres cintrées, balustres et balcons – était exact encore que réduit mais que la couronne de pierre posée au sommet telle une cerise sur un gâteau était donc ridicule comme les grilles dorées apposées aux ouvertures du rez-de-chaussée et à l’entrée de la propriété ! En bon Vénitien, Morosini n’avait jamais aimé les palais florentins qu’il trouvait lourds comme des coffres-forts de banquiers – ce qu’ils étaient pour la plupart ! – et le palais Pitti ne faisait exception qu’en vertu de la splendeur de ses jardins animés d’eaux vives et du foisonnement des plantes méditerranéennes. Ceux de celui-là étaient plus anglais qu’italiens même si, descendant devant la façade, au milieu de la pelouse, une fontaine en escaliers avec un dispositif pour des jets d’eau encore endormis s’efforçait de l’ennoblir.

Ici en revanche, pas de grand ménage, pas de jardiniers à l’œuvre. Tout était clos, fermé, muet, aveugle et le gris sombre des moellons patinés par les hivers et les vents de tempête conférait un air sinistre, menaçant même, à un ensemble qui mieux arrangé aurait pu avoir sa beauté.

Cela acquis et puisque apparemment l’endroit semblait abandonné, Aldo pensa qu’il ne serait peut-être pas inintéressant de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Menant sa bicyclette à la main, il entreprit de suivre les murs hérissés de tessons qui, descendant jusqu’aux rochers, délimitaient la propriété, à la recherche de la porte de service qui ne pouvait manquer d’exister. Un étroit sentier filait tout au long bordé de l’autre côté par un épais bois de pins, d’aulnes et de cornouillers qui enveloppait le domaine sur trois côtés.

À hauteur environ de la maison, il trouva en effet une ouverture basse, enfoncée dans l’épaisseur du mur recouvert de lierre. Naturellement elle était fermée et il se pencha sur la serrure afin de l’examiner. Sans posséder la virtuosité d’Adalbert dont les doigts agiles semblaient se jouer des mécaniques les plus compliquées, Aldo en avait reçu quelques leçons – à toutes fins utiles ! – qui devaient lui permettre de se débrouiller dans les cas les plus simples. Assez ancienne cette serrure ne devait pas présenter de difficultés insurmontables et, soudain plein d’optimisme, il fouilla dans la sacoche de son vélo et en tira un crochet de fer qui normalement devait suffire. Il allait l’introduire dans le trou quand, venue de nulle part, une main se posa sur son bras :

— Ne faites pas ça ! Vous allez déchaîner toutes les forces du mal.

Il se redressa et vit à ses côtés ce qu’il crut d’abord, au son grave de sa voix et aux cheveux gris coupés courts, être un homme mais qui en fait était une femme sans âge parce que le visage avait perdu l’éclat de la jeunesse sans avoir atteint les effondrements de la vieillesse. Celle-là était ridée comme une pomme en train de sécher mais n’avait ni bajoues ni fanons. Elle semblait sculptée dans les mêmes pierres que le « Palazzo » mais elle lui rappela un peu Pauline parce qu’elle aussi était grise de vêtements – un chemisier et une jupe de toile sous un chandail délavé – et d’yeux et que comme celle-ci, elle portait sa détermination sur son visage.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si vous enfoncez cet outil dans la serrure vous allez déclencher une sonnerie stridente qui ameutera toute la maison.

— Le mal ne serait pas grand : il n’y a personne !

— Ah vous croyez ?… Alors essayez !

Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Tenté malgré tout de mener son projet à bonne fin, Aldo considéra son crochet d’un œil dubitatif :

— Mais enfin, s’il y a une porte c’est pour entrer. Comment faut-il faire ?

— Escalader le mur si vous vous en sentez le courage sinon essayez de vous procurer une clef comme en ont les domestiques. La sonnerie ne se met en marche que si l’on tente de forcer la serrure.

Cette femme semblait vraiment être au courant. Il fallait en profiter :

— Auriez-vous cette clef par hasard ? fit-il en risquant un sourire auquel répondit un regard lourd de mépris et un :

— Me croyez-vous au service de ce démon ? Dans ce cas je n’ai plus rien à vous dire. Faites donc ce que vous voulez !

L’inconnue tourna ses talons chaussés de bottes à l’épreuve des ronces et des vipères pour regagner les bois mais Aldo se jeta presque sur elle pour la retenir : une femme qui classait Ricci dans la catégorie des démons pouvait être plus qu’utile.

— Ne partez pas, je vous en prie ! Et surtout excusez-moi ! Je suis étranger et ne connais pratiquement personne. Vous auriez pu être une sorte de gouvernante, une « housekeeper » !

— Vous trouvez que j’en ai l’allure ? fit-elle un pli moqueur au coin des lèvres. Vous devez en effet être réellement étranger… ou innocent ! Au fait quel genre d’étranger ?

— Je suis vénitien…

— Un Italien, hein ? Encore un de plus ! gronda-t-elle. Et Aldo pensa qu’elle ne devait pas les porter dans son cœur.

— Les gens de Venise, dit-il, et moi en particulier avons beaucoup de mal à nous reconnaître compatriotes de Mussolini. Non, les enfants de la Sérénissime République de Venise ne sont pas vraiment italiens.

— Comment vous appelez-vous ?

— Morosini ! Aldo Morosini… Et… et vous-même ? osa-t-il demander en s’avouant que cette femme l’impressionnait.

— Je ne crois pas que ça vous intéresserait, répondit-elle en haussant les épaules.

— Pourquoi pas ?

— Vous ne vous imaginez pas que nous allons entretenir des relations ? Je ne sais pas ce que vous venez faire ici ? Vous êtes quoi ? ajouta-t-elle en fixant l’attirail arrimé sur le porte-bagages, un peintre ? Il y a d’autres choses plus belles que cette bâtisse maudite…

— Je ne suis qu’un peintre du dimanche mais je suis aussi écrivain… et antiquaire !

Les sourcils gris de la femme se relevèrent de deux bons centimètres.

— Je commence à comprendre ! Pensant la maison vide, vous espériez pouvoir y entrer pour vous procurer de la camelote sans bourse délier ?

C’était le genre de discours qu’il ne fallait pas tenir à Morosini sous peine de lui ôter toute politesse :

— Vous me prenez pour un cambrioleur ?

— Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ? Être bien habillé, bien élevé et plutôt séduisant n’empêche pas d’avoir la main leste et un sens des affaires particulier. Bon ! Assez bavardé ! J’ai autre chose à faire et je vous donne le bonjour !

Cette fois, elle s’écarta si vite qu’il n’eut pas le temps de la retenir. Juste celui de crier :

— Je vous jure que je n’en suis pas un ! Dites-moi au moins votre nom ?

— En quoi cela vous regarde-t-il ? Il ne vous dirait rien.

— Dites-le quand même ! Vous n’aimez pas Ricci plus que moi je le sens… nous pourrions être amis !

Il l’entendit rire :

— Alors s’il en est ainsi suivez un conseil d’amie : fichez le camp et ne revenez jamais ! C’est malsain…

Le bruit de la course se perdit dans les profondeurs des bois. En dépit de ses bottes – de son âge aussi peut-être ? – elle courait avec la rapidité d’un chevreuil. Aldo, perplexe, resta là jusqu’à ce qu’il n’entendît plus que le cri des oiseaux de mer. Alors il se retourna vers le « Palazzo » où tout semblait frappé d’immobilité. De silence aussi ! Un silence tel qu’il semblait impossible qu’il y eût là-dedans un seul être vivant. L’inconnue devait se tromper : il n’y avait certainement personne puisque Ricci lui-même était toujours à New York. Mais, après tout, pourquoi ne pas s’en assurer ?

Aldo commença par examiner l’environnement, coucha son vélo à terre derrière un buisson et chercha un arbre proche de la muraille où il soit possible de grimper. Justement il y avait un grand pin, bien touffu et qu’il était facile d’atteindre dans un temps record. Ensuite, il vint sans même hésiter une minute, plonger son crochet dans la serrure puis courut se mettre à l’abri dans son arbre tandis qu’éclatait une sonnerie aussi stridente que la trompette de l’Ange au Jugement dernier…

Le pin offrait un excellent abri encore que peu confortable à cause de la rugosité du tronc et des piqûres des aiguilles mais l’occupant ne s’en rendit pas compte, passionné par ce qu’il voyait. L’alarme avait fait l’effet d’un coup de pied donné dans une fourmilière : des deux bouts de la bâtisse des hommes sortaient vêtus comme des ouvriers ou des valets. Il y avait même des marmitons et un cuisinier mais, si divers que fussent leurs vêtements, ils avaient tous délaissé leurs outils habituels au bénéfice d’armes à feu qu’ils semblaient manier avec une grande aisance.

Ils coururent vers les limites de la propriété. L’un d’eux ouvrit la porte qui les avait alertés, examina les alentours pendant un moment, haussa les épaules et referma en grognant :

— Encore un de ces foutus gamins de pêcheurs que ça amuse de nous faire sortir !

— Faudrait peut-être aller dire à leurs parents de leur apprendre la politesse s’ils ne veulent pas prendre du petit plomb, émit un autre. Quand ils en auront pris plein les fesses on s’ra peut-être tranquilles.

— Oui mais vaut mieux pas le faire avant l’arrivée du patron ! Il aime pas les initiatives…

— Alors il faut espérer qu’il ne tardera plus ! J’en ai marre, moi !

Le calme revint bientôt. La maison se referma et le silence reprit ses droits mais Aldo attendit qu’il se fût bien installé pour commencer à bouger. Il descendit lentement de son arbre, alla chercher son vélo et le poussant à la main s’enfonça à son tour dans l’épaisseur du bois en se fiant à son sens de l’orientation afin de rejoindre la route côtière passant par Fort Williams qui le ramènerait à domicile par un autre chemin. Plutôt songeur il était car si son pavé dans la mare avait fait surgir les grenouilles démontrant ainsi que l’inconnue ne se trompait pas, s’il avait eu l’avantage de lui apprendre que Ricci n’était pas encore présent, il lui avait aussi démontré que l’absurde Palazzo était aussi sévèrement gardé que Fort Knox et qu’y pénétrer seul avec les armes dont il disposait – une trousse à outils et un couteau suisse ! – relèverait de la pure folie ! Que serait-ce quand le maître des lieux serait là puisqu’il savait que le Sicilien ne se déplaçait jamais sans un entourage convaincant.

Pour la première fois de sa vie, Aldo se sentit menacé par le découragement. À qui s’adresser ? Où trouver l’aide indispensable ? Au moins quelqu’un pour veiller au grain s’il parvenait à s’introduire dans la place, et à première vue c’était déjà une sacrée difficulté. À moins de s’y faire engager comme domestique ?

L’idée était séduisante et durant un moment il la retourna sur toutes les coutures dans son esprit. Au fond il parlait l’italien aussi purement que tous ces gens-là même si l’accent était légèrement différent et même s’il n’était plus assez jeune pour faire un valet de pied – ce qui lui répugnerait ! – il avait suffisamment d’allure pour faire un bon maître d’hôtel ou un chauffeur. Malheureusement cela ne pourrait marcher qu’en l’absence de Ricci parce que celui-ci le reconnaîtrait sans doute et il n’y avait guère de chance que les occupants actuels eussent la possibilité d’engager qui que ce fût. Sauf peut-être un homme de main ou deux.

Guetté par la migraine et tenté par le beau temps qui semblait vouloir s’installer, il retourna à Euston Beach, acheta un maillot de bain, prit une cabine pour se déshabiller puis traversa la plage en courant pour s’en aller piquer une tête dans la mer. Elle était froide ce qui expliquait qu’il n’y avait pas sur la plage beaucoup de candidats à la baignade mais elle lui parut extrêmement revigorante. En bon fils de l’Adriatique il avait su nager presque avant de savoir marcher et adorait cela. Il nageait de façon remarquable et durant une bonne demi-heure s’en donna à cœur joie de « plumer » l’eau, heureux de sentir s’envoler la légère douleur à sa tête et ses muscles se décontracter. Aussi, quand il toucha terre à nouveau, éprouva-t-il un tel bien-être qu’il se promit de recommencer. En somme, l’été arrivait et puisqu’il le rencontrait dans une station balnéaire autant en profiter !

Ragaillardi, il arrivait en vue de la Taverne quand il aperçut Ted Mawes bavardant sur le seuil avec l’étrange femme de tout à l’heure et en éprouva une vive satisfaction. C’était l’occasion rêvée d’apprendre qui elle était. Aussi fonça-t-il sur le couple pour le rejoindre mais au moment où il allait sauter de sa bicyclette, l’inconnue fronça les sourcils, jeta un mot d’adieu et partit à pas rapides, tête haute, en balançant le panier vide qu’elle tenait à la main.

— Aurais-je fait peur à cette dame ? dit-il à Ted qui l’accueillait avec un large sourire. J’en serais désolé…

— Non, répondit Mawes en regardant s’éloigner la femme. Betty est assez sauvage. Il faut dire, ajouta-t-il comme pour lui-même, qu’elle a eu de grands malheurs…

— Si grands ?

— Oh oui… mais je ne pense pas qu’ils puissent vous intéresser, soupira Ted en laissant retomber la main dont il abritait ses yeux du soleil.

— Détrompez-vous ! Ceux qui souffrent ont droit à ma compassion si je ne peux rien, à mon aide si je peux quelque chose. Que lui est-il arrivé ?

— Elle a perdu son fils dans des circonstances tragiques : il a été accusé de deux crimes odieux qu’il n’avait pas commis. Et exécuté ! Une véritable honte !

La colère vibrait dans la voix de Ted prenant naissance dans les profondeurs de son être et, dans le cerveau de Morosini, un déclic se produisit. Il y avait là peut-être une chance d’avancer et il décida de jouer cette carte :

— Je crois savoir de quoi vous parlez. Elle s’appelle Bascombe n’est-ce pas ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je viens seulement de l’apprendre. Voyez-vous, cette femme je viens de la rencontrer aux abords du Palazzo Ricci… alors que je cherchais un moyen de m’y introduire, émit Aldo paisiblement.

Les yeux de Ted s’effaraient cependant que se fronçaient ses sourcils.

— Qu’y cherchiez-vous ? Et qui êtes-vous au juste ? Un policier ?

— À votre avis ? fit-il avec un sourire narquois. J’en ai l’air ?

— Évidemment non mais…

— Et si j’étais quelqu’un qui veut faire payer à Ricci la mort d’une jeune femme qu’il a tuée il n’y a pas longtemps en Angleterre ? Sa mort et celle de Maddalena Brandini, d’Anna Langdon et peut-être d’autres encore ?

— Je dirais que vous êtes fou… mais venez plutôt par ici !

Il avait saisi Aldo par le bras et l’entraînait à travers la taverne jusqu’à une pièce faisant suite à son bureau où il y avait des fauteuils confortables de part et d’autre d’une cheminée, un divan avec des coussins et une couverture en patchwork, une bibliothèque et une collection de pipes.

Désignant l’un des sièges, Ted plongea dans les soubassements de la bibliothèque et en tira deux verres plus une bouteille pansue qui ne semblait pas contenir de l’eau. Il emplit à moitié les verres, en tendit un :

— Ce n’est pas du whisky canadien ! dit-il en s’asseyant à son tour. Celui-là vient d’Écosse via Terre-Neuve…

L’alcool ambré était ce dont Aldo avait le plus besoin et il le dégusta avec d’autant plus de plaisir qu’il était excellent. Ted cependant faisait claquer sa langue et s’affalait verre en main dans le cuir usagé du fauteuil avec satisfaction :

— Et vous comptez vous y prendre comment ? demanda-t-il. Je suppose que vous disposez d’une véritable armée ?

— Ma foi non. Je suis seul… ce qui me pose quelques problèmes et d’autant plus que je sais n’avoir aucun secours à attendre de votre shérif. Un certain Morris, je crois ? Si c’est toujours lui ?

— Toujours, hélas ! Vous êtes peut-être fou mais vous êtes bien renseigné. Par qui ?

Abrupte, la question trahissait un reste de méfiance. Aussi Aldo ne jugea-t-il pas utile de la contourner :

— Le Chef Anderson de New York à qui m’avait envoyé mon vieil ami le Chief Superintendant Warren, de Scotland Yard…

— Vous connaissez le vieux Phil ? Alors vous pouvez compter sur moi. Il était ici pendant les événements que vous venez d’évoquer et je vous prie de croire qu’ils ne lui ont pas plu. Et à moi pas davantage. Je connaissais parfaitement le jeune Peter Bascombe. Un type superbe et un brave garçon mais contre la bande à Ricci il n’était pas de taille et ils avaient mis le paquet : tout l’accablait et je ne suis pas certain que son avocat, un jeunot commis d’office, n’ait pas été acheté… ou menacé ! Il a été pendu haut et court !

— Et sa mère ? Il ne lui est rien arrivé ?

— Ils n’ont pas osé aller jusque-là. On l’a laissée tranquille dans sa modeste maison de Judith Point où, pour vivre, elle continue de pêcher comme le faisait Peter et elle se débrouille. Ici – j’entends dans la vieille ville ! – tout le monde la connaît et la plaint. Elle adorait son fils et si elle ne s’est pas suicidée c’est parce qu’elle craint Dieu et qu’elle espère pouvoir contribuer à la perte de son ennemi mais que voulez-vous qu’elle fasse contre Ricci et sa bande ?…

— À ce propos, comment se fait-il qu’en l’absence du patron il y ait tant de monde dans la bâtisse ? D’habitude les villas sont gardées – et gardées avec vigilance étant donné ce qu’elles contiennent ! – mais pourquoi des cuisiniers ? C’est peut-être beaucoup pour nourrir des domestiques ?

— Je vais vous dire : on ne sait jamais si Ricci est là ou pas. Évidemment, il y a ce que j’appellerai les arrivées officielles quand le Médicis vient s’ancrer dans le port…

— Son yacht s’appelle le Médicis ? Il ne manque pas d’aplomb !

— Je ne vois pas qui pourrait l’en empêcher ? Donc il y a les entrées au vu et au su de tous mais je sais qu’il vient parfois de façon beaucoup plus clandestine : un bateau anonyme vient mouiller dans la baie en pleine nuit, le débarque à son ponton et revient le chercher de la même manière. La maison reste fermée et on n’y voit que du feu.

— Comment pouvez-vous en avoir connaissance ?

— C’est simple : un jour Mrs Schwob en venant commander des « pies » aux huîtres à mon cuisinier Edgar qui les réussit comme personne, a eu la langue trop longue – faut dire qu’elle ne rechigne pas à boire un verre discret avec moi ! – et elle a parlé de Ricci comme si elle venait de le voir. Elle s’est rendu compte de sa sottise et a essayé de se rattraper mais elle n’est pas futée et n’a fait qu’aggraver les choses. J’ai été faire un tour du côté du Palazzo et à l’aube j’ai vu le Médicis qui s’éloignait…

— Qui est donc cette Mrs Schwob pour en savoir si long ?

— La femme de Nephtali Schwob, un Juif allemand enrichi dans la ferraille qui possède « The Oaks » sur Ocean Drive. Pas jeunes, sans enfants, pas antipathiques, ils sont les seuls amis intimes de Ricci qu’ils connaissent depuis longtemps. Ce sont eux qui l’ont amené dans le coin…

— Et qui ont convaincu la « haute société » d’accepter ses invitations ?

— Dans un sens oui. Mrs Schwob fait partie de tous les comités possibles et imaginables. Elle est d’ailleurs généreuse et comme Ricci leur a versé de grosses sommes, une douairière s’est décidée à l’inviter, puis une autre et finalement, la curiosité aidant, tout ce beau monde a assisté à son mariage. Le premier du moins. Pour le deuxième c’était un brin réduit… Au fait, vous parliez d’une femme tuée en Angleterre ?…

— … à la veille de son embarquement pour l’Amérique où ils devaient se marier. Il l’avait d’abord embobelinée en la traitant comme sa fille adoptive mais quand elle a su qu’elle allait en fait devenir sa femme, elle s’est enfuie d’autant plus vite qu’elle en aimait un autre. Un taxi lui est passé dessus en plein milieu de Piccadilly.

— Et il n’a pas été arrêté ?

— Au moment où elle expirait il était à bord du Leviathan.

Un silence suivit que Ted peupla en versant une autre ration de scotch dont il avala un bon tiers avant de soupirer :

— Dans un sens elle a eu de la chance, surtout si elle a été tuée sur le coup ! Je me demande ce qui lui serait arrivé si elle était venue jusqu’ici ?

— J’y ai pensé mais ces séjours clandestins au Palazzo comment les expliquez-vous ?

— Par la contrebande. Je suis persuadé qu’il en fait sur une grande échelle et sans doute préfère-t-il superviser personnellement certains envois, ou recevoir des fournisseurs plus facilement que dans ses bureaux de New York où Phil Anderson doit le surveiller. Et maintenant qu’est-ce que vous allez faire ?

— Il faut que je réfléchisse ! Encore une question ? Vient-il pendant la « Season » ?

— Toujours ! Il reste un temps variable entre trois semaines et un mois, en juillet pour une célébration à la mémoire de ses défuntes.

— Ce qui signifie qu’il ne va plus tarder… Pourriez-vous convaincre Mrs Bascombe de me parler ? Quelque chose me dit qu’elle en sait davantage que n’importe qui sur les habitudes de la maison.

— On peut essayer. Je vous emmènerai demain avec la camionnette mais on ne fera que passer juste le temps de vous mettre en contact. Après vous pourrez y aller seul…

Mais le lendemain, il fut impossible de trouver Betty Bascombe. Le bateau qu’elle amarrait auprès de sa maison – à peine plus qu’une cabane en bois mais soigneusement entretenue avec des murs que la femme devait blanchir à la chaux une année sur deux – était absent lui aussi.

— Elle doit être en mer, conclut Ted mais ça ne fait rien. Vous savez maintenant où elle habite et je vous donnerai un mot pour elle…

— L’endroit est joli, apprécia Morosini en contemplant l’étroite anse si calme où l’abrupt des rochers ne laissait pas place à la moindre grève, comment se fait-il que les milliardaires du coin ne s’en soient pas emparés ?

— Impossible ! Les Bascombe sont là depuis le XVIIe siècle comme ma taverne. Déjà, quand Peter a été arrêté, ça a failli déclencher une révolution dans le pays. Alors personne n’oserait toucher à Betty. Ils se contentent de l’ignorer et elle n’en demande pas plus.

— Et l’autre, le Ricci ? Tel que je le connais il n’aurait guère de scrupules à s’en débarrasser ?

— Il n’oserait pas : ce serait signer ses crimes et, en hiver, on aurait bien trouvé le moyen de le lyncher. Et il le sait !

— Étrange cette espèce de sécession entre la vieille ville et le Newport doré ! C’est une source de prospérité ?

— Et encore ce n’est plus ce que c’était mais notre île depuis que les premiers colons y sont venus a toujours été une terre de contrastes. Au commencement, comme dit la Bible, étaient les minorités persécutées du XVIIe siècle, Quakers puis Juifs et pourtant l’origine de la fortune de l’île, c’est l’esclavage, partie prépondérante du commerce avec les États du Sud.

— L’esclavage ?

— Eh oui ! Autant et même plus que Charleston, Savannah ou La Nouvelle-Orléans. Les anciens avaient mis au point un système parfait : ils bâtissaient des navires, les expédiaient en Afrique faire le plein de nègres puis cinglaient vers les Indes Occidentales où ils échangeaient leurs cargaisons contre du sucre, de la mélasse et de l’or. Après quoi ils revenaient ici où la mélasse était transformée en rhum. Ainsi se trouvait bouclé un circuit à toute épreuve. En outre nous entretenions d’excellentes relations avec les riches planteurs aristocrates du Sud que rejoignaient aussi les riches planteurs anglais de la Jamaïque. Cela pendant l’été pour fuir les fortes chaleurs. Mais personne n’avait fait construire de simili-palais ou de copies de châteaux. Tout ce monde vivait dans les simples maisons coloniales du vieux Newport où les réceptions succédaient aux réceptions durant tout le XVIIIe siècle, même après la Guerre d’Indépendance qui a fait disparaître les Anglais. Puis ce furent les planteurs du Sud après la guerre de Sécession.

— Vos planteurs avaient des esclaves ?

— Pas seulement eux. Le grand Washington en avait à Mount Vernon et Jefferson à Monticello. C’étaient les seigneurs de la Virginie. Nous avions d’ailleurs été les derniers à ratifier la Charte d’Indépendance et on s’est un peu fait tirer l’oreille pour aller se faire tuer dans le Sud. Ici c’était et c’est resté longtemps une terre de tolérance. Et puis, après la guerre Mrs Augustus Belmont est venue avec Ward Mac Allister, l’homme de toutes les folies qui a transformé nos pique-niques bon enfant en « fêtes champêtres » avec valets dorés versant le champagne à flots dans les bois ou sur les plages, architectures florales, argenterie massive, nappes de dentelles étalées à même le sol et orchestres cachés dans les buissons où les dîners de cent convives étaient quotidiens et où le moindre bal coûtait cent mille dollars. Et puis a commencé le règne de « la » Mrs Astor. C’est elle qui a limité la Haute Société à 400 personnes parce que c’est exactement ce que peuvent contenir ses salles de bal, tant à New York qu’ici… Vous savez le reste je pense, mais nous autres gens du vieux pays nous n’avons jamais pu nous faire à cette foire aux vanités qui n’est pas toujours du meilleur goût. Savez-vous qu’Harry Lehr a donné l’an passé un « dîner de chiens » où étaient invitées cent personnes et leurs toutous ?

— Qu’est-ce qu’on leur a donné à manger ? Des os ?

— Vous avez mis dans le mille ! Une fricassée d’os, du foie de veau bouilli et diverses autres gâteries. Tout le monde était par terre et la joyeuse réunion s’est terminée plutôt mal parce que si les hommes pratiquent l’hypocrisie, les chiens, eux, quand ils ne s’aiment pas, ça s’entend et ça se voit !

Morosini riait de bon cœur mais pas Mawes. Les bras croisés, il s’était approché du sentier dévalant les rochers et le quai de planches. Il regardait l’océan tout bleu où quelques voiles blanches évoluaient gracieusement.

— Vous me direz, soupira-t-il enfin, que six semaines sont vite passées. Après et avant nous avons la joie de contempler les plus beaux voiliers de l’univers et leurs propriétaires sont marins avant d’être richissimes : ceux-là se mêlent à nous pendant leurs entraînements… et ils sont les bienvenus… Tiens, mais… on dirait…

Ted interrompit son discours et une main en auvent au-dessus des yeux scruta l’horizon, sourcils froncés.

— Qu’y a-t-il ?

Ted étendit son bras gauche, un doigt pointé :

— Là-bas ! Une fumée !… la coque blanche d’un yacht ! Pourtant le premier qui arrive c’est traditionnellement le Nour Mahal, celui de Vincent Astor et il n’entre jamais au port avant ou après le 12 juillet…

Morosini avait de bons yeux mais ceux de Ted devaient être meilleurs pour distinguer ce genre de détail. Pendant un moment celui-ci ne dit rien regardant grossir ce qui apparut bientôt être un élégant steamer que le tavernier identifia aussitôt :

— C’est le Médicis ! Et il va droit au port sans passer par son repaire ? Il faut voir ça de près ! Venez ! On rentre !

Aldo n’avait rien à objecter et regrimpa dans la camionnette qui partit sur les chapeaux de roues. Il ne comprenait pas bien pourquoi Ted tenait tellement à assister à l’arrivée du navire mais s’abstint de poser la moindre question devant la mine farouche qu’arborait son compagnon dont l’attention était concentrée sur la route.

On entra dans Newport comme une fusée et en un rien de temps les freins crièrent quand on atterrit près du wharf où s’amarrerait tout à l’heure le navire. Ted jura entre ses dents : arrogante à souhait une somptueuse Rolls-Royce noire montée par un chauffeur et un valet de pied en livrée blanche et casquette galonnée était là.

— C’est ce que je pensais ! Ce type doit posséder une station de radio…

— Parce que les gens de Ricci ont été prévenus à temps pour venir le chercher ? Est-ce qu’un simple télégramme ne suffirait pas ? hasarda Aldo.

— Un télégramme passe par la Poste et serait arrivé au plus tard ce matin. Or il n’y en a pas eu…

— Comment le savez-vous ?

— J’aime à être tenu au courant et j’ai mon petit service de renseignements… C’est un peu illégal, je vous l’accorde, ajouta Ted dont l’œil glissait vers son passager mais vous n’imaginez pas à quel point c’est utile dans mon commerce ! Ça me permet de prévoir…

Il n’en dit pas davantage et Aldo eut le tact de ne pas lui demander de compléter sa phrase. Il commençait en effet à s’habituer à l’idée que, dans ce curieux pays aux lois draconiennes, le sport national pourrait bien consister à les contourner. Cependant cette histoire de radio privée lui semblait excessive.

— Quand je suis allé au « Palazzo » je n’ai rien vu, ni sur la bâtisse ni sur les communs qui ressemble à une antenne ?

— Peut-être parce que vous n’imaginiez pas qu’il pouvait y en avoir une. Quand on ne s’attend pas à trouver une chose on a moins de chance de la remarquer…

— Dans ce cas vous auriez pu la déceler ? Je suppose que vous êtes allé voir ?

— Je m’aventure rarement dans cet endroit et c’est vrai que je n’ai rien vu mais il se pourrait qu’on puisse la dissimuler.

Aldo n’insista pas. Le steamer blanc montrait à présent son nez fin entre l’île plate de Goat Island qui protégeait la partie la plus ancienne du port et l’avancée de Kings Park. Une petite foule sortie des boutiques ou des restaurants se rassemblait et les deux hommes descendirent pour s’y mêler. L’attente fut brève. À peine la coupée fut-elle au quai, quatre personnes en descendirent : d’abord Aloysius C. Ricci, puis deux femmes auxquelles il offrit la main pour les aider à mettre pied à terre, enfin un homme d’un certain âge comme l’une des dames qui était peut-être son épouse selon Aldo. Il fut rapidement renseigné :

— Tiens, remarqua Ted, il amène les Schwob ! D’habitude ils viennent seuls, sur leur propre bateau. Quant à la fille, je ne sais pas qui elle est… Pas la leur, ils n’ont pas d’enfants…

L’autre femme en effet était beaucoup plus jeune que Mrs Schwob même si la mode et la saison les vêtaient toutes deux de robes de soie claire bleu pâle pour la première et mauve pour la seconde sous des capelines de paille souple. Les hommes pour leur part portaient pantalons blancs et blazers marine sur des chemises non empesées mais cravatées aux couleurs du club nautique.

Tous les quatre semblaient fort gais, Ricci et le couple s’empressant autour de la benjamine qui avait un peu l’air d’une reine avec ses courtisans mais une reine rayonnante de grâce.

— Elle est ravissante ! commenta Ted soudain emballé. J’ai hâte de savoir qui elle est ?

Occupé à se demander s’il ne faisait pas un cauchemar, Aldo ne répondit pas. C’était à n’y pas croire et, tandis que le groupe se dirigeait vers la Rolls dont le valet de pied tenait la portière ouverte, il dévorait littéralement des yeux l’arrivante. D’un geste vif, elle venait d’ôter son chapeau en riant afin de laisser le vent de mer jouer dans sa chevelure d’un magnifique blond vénitien à reflets d’or rouge. Mais il sut qu’il ne se trompait pas même si cette couleur l’avait dérouté un instant. La mince silhouette, les longues jambes fines, l’allure dansante, le teint de fleur anglaise, le joli visage à fossettes et les yeux bleus – peut-être plus foncés que dans son souvenir mais cela pouvait venir d’un maquillage poussé ! – ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne dont, bien souvent, Aldo avait pensé que dût-il vivre mille ans il ne l’oublierait pas. Une personne apparue un jour dans sa vie par le truchement de l’Orient-Express d’où il l’avait vue débarquer un matin en gare d’Istamboul au bras d’Adalbert. Depuis elle lui avait donné toutes les raisons de la détester mais, sachant de quoi elle était capable l’idée – ô combien consolante ! – d’observer le développement de ses relations avec Ricci pouvait ouvrir des horizons surprenants.

Cependant Ted au comble de l’excitation retournait à sa camionnette après avoir suivi des yeux la voiture emmenant la jeune femme et ses compagnons. En y remontant il confia à Morosini :

— Ce soir même je saurai comment elle s’appelle. Il me suffira d’aller porter à Mrs Schwob un pie aux huîtres ou une paire de homards en cadeau de bienvenue.

— Ça vous prend souvent ? émit Aldo sincèrement surpris.

— Quoi ?

— Ce coup de foudre pour une parfaite inconnue ? Elle est… charmante j’en conviens mais de là à flamber…

Ted haussa ses larges épaules et embraya férocement :

— Je suis ainsi ! Quand une fille me plaît, je suis prêt aux pires folies pour l’avoir. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me suis jamais marié mais pour celle-là j’irais au bout du monde à la nage. Elle est, elle est…

Dans son enthousiasme, Mawes ne trouvait plus ses mots. Il était devenu tout rouge et ses yeux lançaient des éclairs au point qu’Aldo se demanda s’il ne conviendrait pas de jeter un peu d’eau froide sur ce qui ressemblait à une insolation. Lui dire, par exemple, que lorsque lui-même avait rencontré sa belle inconnue, elle répondait au nom de l’Hono­rable Hilary Dawson mais que toutes les polices d’Europe la connaissaient sous le sobriquet de Margot la Pie et que ce n’était en fait rien d’autre qu’une voleuse de classe internationale.

Ne connaissant pas suffisamment son aubergiste pour savoir comment il prendrait ce genre de révélation, Morosini jugea plus sage de garder l’information pour lui et se contenta d’un :

— Cela ne vous dérange pas qu’elle vienne en compagnie de Ricci et qu’elle soit on ne sait ?… Sa maîtresse ?

— Vous rêvez ? Une fille comme elle avec ce… il faut avoir l’esprit mal tourné pour imaginer une chose pareille.

Là il exagérait. Aldo passa la vitesse supérieure :

— Comment étaient les femmes qu’on lui a tuées ? Des laiderons ?

— Oh non ! Mais…

— Il n’y a pas de mais : cet homme est assez riche pour s’offrir tout ce qu’il veut.

— Pas celle-là ! s’écria Ted avec indignation. Je reconnais volontiers qu’il a tout l’argent pour plaire mais une femme de cette classe avec ce regard, ce sourire, n’acceptera jamais d’un type pareil, même doré sur tranches comme il est, autre chose que l’hommage de son admiration sans rien accorder en échange ! J’en mettrais ma main au feu !

Aldo aurait pu prédire qu’il pourrait finir manchot mais s’abstint. Il savait de quoi Hilary – puisqu’il ne lui connaissait pas d’autre nom ! – était capable. Il avait vu Adalbert bêtifier devant elle pendant des mois mais celui-là battait tous les records ! Il avait d’ailleurs encore quelque chose à dire :

— Vous avez malgré tout raison d’attirer mon attention à ce sujet ! La pauvrette doit ignorer à quel genre d’individu elle a affaire ! Il va falloir ouvrir l’œil afin de la protéger si le besoin s’en faisait sentir !

La camionnette arrivait à cet instant devant la White Horse Tavern et Ted freina des quatre fers en faisant couiner ses pneus. Puis il se tourna vers son passager avec un grand sourire :

— Je suis certain que cette journée va compter dans ma vie, qu’il faut la marquer d’une pierre blanche !

— Si vous le dites !… Et vous allez faire quoi ? Allumer un feu de joie ?

La large patte de l’Américain s’abattit avec une vigoureuse cordialité sur le dos aristocratique de son client :

— Ce serait prématuré ! On verra plus tard… Est-ce que je vous ai déjà fait goûter le vieux rhum qu’on distillait au temps de la traite ? Je suis sûr que vous n’avez jamais rien bu de pareil !

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