CHAPITRE 9 DANS LA RESSERRE DU JARDINIER
La déclaration de Golozieny engendra une minute de silence que les autres protagonistes de la scène s’employèrent à apprécier chacun selon son tempérament. Le premier à réagir fut Adalbert :
– Une attitude romaine, mon cher ! gloussa-t-il, mais il m’étonnerait que vous arriviez à la conserver longtemps...
– Je ne vois pas ce qui pourrait m’amener à en changer.
– Oh, vous allez voir très vite ! Mon ami Morosini et moi n’aimons pas que les choses traînent et, depuis le « poulet » que vous avez si obligeamment déposé dans l’assiette de Mme von Adlerstein, nous aurions même tendance à la nervosité.
La protestation d’Alexandre fut immédiate et furieuse :
– Ce n’est pas moi qui ai déposé l’ultimatum.
– Comme vous ne voulez pas répondre à nos questions, nous ne vous demanderons pas qui c’est et nous tiendrons donc pour vrai que vous êtes bel et bien l’auteur de ce cadeau empoisonné. Comme nous tiendrons également pour vrai que vous êtes
l’un des auteurs du double crime de Hallstatt et de l’enlèvement puis de la séquestration d’une femme innocente. Donc nous n’avons aucune raison de vous traiter autrement qu’en coupable, ce qui va vous valoir quelques désagréments.
– Je n’ai tué personne, moi ! Qui croyez-vous que je sois ? Un homme de main ?
– Ce que vous êtes, on vient de vous le dire, fit Aldo qui avait compris le jeu de son ami. Alors répondez au moins à cette simple demande : préférez-vous mourir lentement ou rapidement ? Comme vous ne pouvez nous être d’aucune utilité et que le temps presse, je voterai personnellement pour une fin brève...
– Hé là ! doucement ! susurra Vidal-Pellicorne. Étant donné la gravité du cas de monsieur, je pencherai plutôt pour quelque chose d’un peu... élaboré. Sans aller jusqu’au découpage en dix mille morceaux usité par les Chinois, qui demande quelques heures, je verrais assez bien un supplice à la saint Sébastien remis au goût du jour. On pourrait commencer par une balle dans le genou, par exemple, puis une dans la hanche... une dans le ventre et ainsi de suite ? ...
– Vous êtes fou ? râla Golozieny. Et vous, Lisa, vous permettez à cet homme de délirer devant vous sans intervenir ? Mais c’est sans doute parce que vous êtes certaine que ces hommes ne feront rien de semblable... D’ailleurs, le bruit des détonations attirerait du monde...
Lisa lui offrit un sourire chargé de malice :
– Dans ce pays, on entend des coups de fusil jour et nuit. Quant aux menaces d’Adalbert, je les prendrais au sérieux si j’étais vous.
– Allons donc ! Et ça les avancerait à quoi de me tuer ? Cela ne vous rendrait pas Elsa...
– Non mais cela débarrasserait la terre d’un homme faux, cupide et profondément ennuyeux. Pour ma part, je n’y verrais que des avantages, conclut la jeune fille.
– Mais puisque je vous dis que je n’ai tué personne, blessé personne, enlevé personne ! Vous savez à quel point vous m’êtes chère, Lisa. Que faut-il faire pour vous convaincre que je ne suis pas coupable ?
– Dire la vérité. Je veux bien croire que vous n’avez pas de sang sur les mains mais je veux savoir, au détail près, quel rôle vous avez joué dans cette triste histoire. Et n’essayez pas de mentir si vous voulez que je vous adresse encore la parole !
– Mais Lisa, je vous jure...
– Surtout ne jurez pas ! Et retenez bien ceci : si vous refusez de nous aider et au cas, très improbable, où l’on vous laisserait la vie, sachez que votre situation deviendrait intenable : mon père, dont vous n’ignorez pas la puissance financière et les bonnes relations qu’il entretient avec votre gouvernement, s’en chargerait. Compris ?
Golozieny hocha la tête mais garda le silence, pesant de toute évidence les paroles qu’il venait d’entendre. La réflexion dut être salutaire car le regard qu’il releva sur Lisa reflétait la soumission :
– Posez vos questions ! exhala-t-il. Je suis prêt à y répondre...
– Voilà qui est sage ! applaudit Morosini. Merci de votre aide Lisa ! A présent commençons : c’est vous qui avez déposé le billet ?
– Oui. Il m’a été remis pendant que je chassais, cet après-midi.
– Quelles sont au juste vos relations avec Mme Hulenberg ?
– Ecoutez, si nous devons discuter, j’aimerais autant le faire assis sur l’un de ces bancs. Je déteste être couché à vos pieds comme un chien...
Les deux hommes accédèrent à son désir et l’installèrent là où il le souhaitait, mais sans le délivrer de ses liens.
– Voilà ! fit Adalbert. Alors, cette baronne ? Gêné tout à coup, Alexandre détourna la tête pour éviter le regard de Lisa debout en face de lui :
– Elle est ma maîtresse... depuis trois ou quatre ans. Elle a été, comme vous le savez, la seconde épouse du père nourricier d’Elsa et elle estime que les joyaux de celle-ci auraient dû lui revenir en tant qu’héritière de feu Hulenberg. Elle s’est juré de les récupérer...
– Au prix du sang ? fit Morosini dédaigneux. Et vous, vous avez trouvé naturel de l’aider dans cette entreprise criminelle ? Que vous a-t-elle donc promis ? De partager avec vous ?
– De m’en donner une partie. Ils ont une énorme valeur et, malheureusement, j’ai perdu presque toute ma fortune. En outre, vous ne pourriez comprendre que si vous la voyiez. C’est une... très belle femme, très séduisante et, je l’avoue, elle m’a... ensorcelé...
Le rire de Lisa sonna dans la pièce et détendit un peu l’atmosphère :
– Le sortilège dont vous étiez captif ne vous empêchait pas de m’accabler de vos hommages... et de courir après ma dot ? C’est ce qui s’appelle un sentiment sincère.
– Mais bien entendu ! Tous les hommes de notre classe ont eu des maîtresses avant de s’éprendre d’une jeune fille et de la rechercher en mariage...
– Vous êtes un peu vieux pour une jeune fille, coupa Aldo. Revenons-en à votre belle amie : on a vu chez elle un homme que je connais trop bien et dont, je vous l’avoue, je ne comprends pas vraiment ce qu’il vient y faire. Il s’agit du comte Solmanski.
Une vraie surprise mêlée à quelque chose qui ressemblait à de l’espoir se peignit sur les traits figés de Golozieny :
– Vous le connaissez ?
Morosini haussa les épaules et fit disparaître son arme devenue inutile.
– Qui peut se vanter de connaître ce genre de personnage ? Nous l’avons rencontré beaucoup trop souvent pour notre paix intérieure mais il est curieux qu’il se retrouve, comme par hasard, dans les lieux et places où il est question de joyaux fabuleux et qu’il essaie toujours de se les approprier par les moyens les moins orthodoxes. Cela dit, j’en reviens à ma question : que fait-il à Ischl et chez cette baronne ?
– Tout ! Il fait tout ! lâcha le prisonnier avec une rage faite sans doute de rancunes accumulées. Il est le maître ! Il règne ! ... Depuis qu’il est arrivé, Maria n’écoute plus que lui ! Il ordonne, il décide, il... exécute ! Les autres n’ont plus droit qu’à se taire et à courber l’échine !
– Curieux ! remarqua Adalbert. Mais à quel titre ? Celui de chef de bande, de général en chef ? Il n’est pas tombé un beau matin chez cette femme en proclamant sa souveraineté sans que rien l’ait laissé supposer ?
– Non. A plusieurs reprises, Maria m’avait parlé de son frère mais je ne l’imaginais pas comme ça !
– Son frère ? firent d’une même voix les deux hommes.
– Eh oui ! Maria est polonaise mais pendant de nombreuses années elle n’avait pas fait mention de sa famille. Une brouille, je crois. Et puis tout d’un coup, elle m’en a parlé. C’était l’an dernier, au moment de ce procès qui a fait tant de bruit en Angleterre à propos de la mort d’Eric Ferrals. Maria a été bouleversée et c’est alors qu’elle m’a parlé de ces gens...
– Et avant son mariage avec Hulenberg elle s’appelait Maria Solmanska ?
– Je pense, oui... je ne vois pas comment il pourrait en être autrement...
Morosini et Vidal-Pellicorne échangèrent un rapide coup d’œil. Eux voyaient très bien comment les choses pouvaient présenter un aspect différent, puisque Solmanski n’était pas le moins du monde polonais mais russe et que son véritable nom était Ortschakoff. Il y avait donc gros à parier pour que les liens entre lui et la baronne – en admettant qu’elle soit polonaise ! – soient d’une nature n’ayant pas grand-chose à voir avec la fraternité... Lisa d’ailleurs émettait à cet instant son opinion personnelle :
– Il faudra que j’interroge ma grand-mère, mais je ne l’ai jamais entendu dire que la belle-mère d’Elsa était étrangère ?
– C’est, pour l’instant, d’un intérêt secondaire. Ce qui compte c’est Elsa elle-même. Il faut la retrouver et vite ! Je suppose, ajouta Morosini en revenant au prisonnier, que vous savez où elle est ?
Celui-ci ne répondit pas et même, dans un mouvement de défense assez puéril étant donné les circonstances, il serra les lèvres :
– Oh non ! émit Aldo agacé en ressortant son arme, vous n’allez pas recommencer ? Ou vous parlez ou je vous jure que je n’hésiterai pas à tirer !
– Un instant, fit Adalbert. J’ai encore un mot à lui dire. Après, tu feras tout ce que tu veux. Si j’ai bien compris votre propos, vous ne portez pas Solmanski dans votre cœur, mon cher comte ? J’irais même jusqu’à dire que vous en avez peur. Vrai ou pas ?
L’autre tourna vers lui un regard de noyé :
– Vrai ! Je hais cet homme ! Sans lui, nous en serions venus à nos fins sans faire couler le sang mais lui c’est un barbare...
– Alors, changez de camp ! proposa Lisa. Il n’est pas trop tard. Dites-nous où Elsa est retenue prisonnière et quand nous livrerons vos complices à la police, nous vous oublierons. Vous aurez le temps de fuir...
– Pour aller où ? s’écria-t-il retrouvant sa rage de tout à l’heure. J’aurai perdu ma part des bijoux...
– Une part que vous n’êtes pas du tout sûr de toucher, coupa Aldo. Solmanski n’aime pas partager !
– ... j’aurai aussi perdu ma situation puisqu’il me faudra fuir.
– On pourra peut-être arranger ça, reprit Lisa. Et, au pire, mon père pourrait vous trouver une compensation. Reste à savoir quel prix vous attachez à votre maîtresse ! Si vous y tenez, je conçois que vous éprouviez quelque angoisse ?
– Je ne tiens qu’à vous ! C’est pour vous que je voulais refaire ma fortune. Quoi que vous en pensiez, je vous épouserais sans dot si vous le vouliez.
– Bravo ! applaudit Adalbert. Voilà du sentiment, voilà de l’amour pur ! Enfin... pas tout à fait si l’on considère les moyens employés. Mais nous nous égarons : où est Mlle Hulenberg ?
– Allons, parlez ! ordonna Lisa voyant se dessiner une nouvelle hésitation. Sinon, je vous jure qu’avant une heure vous serez entre les mains de la police...
– Et pas en bon état ! ajouta Morosini en approchant du genou de Golozieny la gueule noire de son revolver. Son regard implacable disait assez qu’il ne plaisantait pas. Le comte émit une sorte de gargouillis affolé, ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Mais son instinct lui disait qu’il n’avait pas affaire à des tueurs et que, peut-être, s’il tenait bon...
Son dernier espoir s’envola quand, du seuil de la resserre, une voix glaciale ordonna :
– Tirez, prince ! Ce triste sire vous a suffisamment lanternes !
En dépit de sa robe de chambre et du fait qu’elle s’appuyait d’une main sur sa canne et de l’autre au bras de Friedrich von Apfelgrüne emballé de loden vert de la tête aux chevilles, Mme von Adlerstein ressemblait assez à la statue du Commandeur. En la reconnaissant, Golozieny émit une plainte douloureuse. S’il avait espéré garder une chance de ce côté-là, il venait de la voir s’envoler.
– Comment êtes-vous ici, Grand-mère ? demanda Lisa.
– C’est à toi qu’il faudrait demander cela, petite ? Tu devrais être dans ton ht... Quant à notre commune présence, ajouta-t-elle avec un coup d’œil sévère à son petit-neveu, elle est due tout entière à ce cher Fritz. Selon son habitude, il nous est arrivé sans prévenir et à une heure impossible. Pour ne pas coucher dehors, il a réveillé toute la maison, et c’est alors que j’ai remarqué, depuis ma chambre, qu’il y avait un peu de lumière ici. Je lui ai donné l’ordre de m’accompagner et c’est ainsi que nous avons pu être les témoins discrets d’une scène fort intéressante. Pour une fois, Fritz, tes bêtises auront servi à quelque chose.
– Merci, tante Vivi ! ... Ça va, Lisa ?
– A merveille ! Comme tu vois... mais si nous sommes interrompus toutes les cinq minutes, nous ne saurons jamais où Elsa est retenue prisonnière...
Avec un petit salut, Aldo offrit son arme à la vieille dame :
– Après tout, il est votre cousin, comtesse. À vous l’honneur !
Elle saisissait déjà le revolver d’une main ferme quand Golozieny capitula :
– Elle est dans une maison près de Stobl, sur le Wolfgangsee, mais je peux vous assurer qu’elle n’est pas traitée en prisonnière. Elle est même venue de son plein gré...
– À qui ferez-vous croire ça ? s’écria Aldo. De son plein gré en enjambant les cadavres de ses proches ? Elle est complètement folle alors ?
– Non. Disons qu’elle n’a plus les pieds sur terre. Il a suffi de lui dire que son chevalier l’appelait, la faisait chercher et que ses serviteurs n’étaient là, en réalité, que pour empêcher leur réunion.
– Et personne ne la garde ?
– Bien sûr que si ! Une femme est auprès d’elle qui la sert et les deux serviteurs que Solmanski a amenés avec lui veillent nuit et jour.
– Mais enfin, dit la comtesse. Elle a bien dû voir que son ami n’était pas au rendez-vous ? Ou bien avez-vous retrouvé ce Rudiger et l’avez-vous enrôlé dans votre entreprise criminelle ?
– Nous aurions eu du mal. Il est mort des suites de ses blessures peu après la fin de la guerre... mais je connaissais son roman avec Elsa bien avant que vous me le racontiez. Rudiger était l’un des meilleurs agents de François-Joseph...
– Dites l’Empereur quand vous parlez de lui ! coupa Mme von Adlerstein, qui ajouta avec un maximum de mépris : Je ne reconnais pas à un coquin de votre sorte le droit de l’appeler par son seul prénom. Maintenant, la suite ! D’où venaient les lettres que j’ai transmises à Elsa ? Et regardez-moi, s’il vous plaît ! Quand on a trompé à ce point les gens, on doit avoir le courage d’affronter leur regard.
Très lentement, comme s’il craignait d’être foudroyé quand ses yeux rencontreraient ceux, fulgurants, de sa cousine, Golozieny releva la tête :
– Ne m’accablez pas, Valérie ! J’avoue tout ce que vous voudrez et surtout que j’étais un instrument entre les mains de Maria Hulenberg. C’est... c’est moi qui écrivais les lettres. Ce n’était pas difficile : j’avais trouvé à la Chancellerie quelques spécimens d’écriture de Rudiger. Nous voulions nous emparer d’Elsa afin d’avoir ses joyaux.
– Elle ne portait guère que l’aigle d’opale.
– Oui, mais nous aurions eu les autres par le moyen que nous venons d’employer. Malheureusement, jusqu’ici l’enlèvement a échoué. A l’Opéra, nous l’avons eue... et elle nous a échappé. Quant à moi, ce que je devais obtenir de vous, c’était l’endroit où elle se trouvait, mais vous faisiez bonne garde et nous ne pouvions pas vous surveiller à longueur d’année.
– Dire que vous êtes de mon sang et que je vous faisais confiance ! fit la vieille dame en se détournant avec dégoût.
Lisa vint à elle et l’enveloppa de ses bras :
– Vous devriez rentrer, Grand-mère !
– Toi aussi ! Mais avant, je veux savoir ce que l’on va faire d’Alexandre. Le mieux, je pense, est d’appeler la police.
– Surtout pas ! dit Aldo. Il faut que ses complices ignorent qu’il est entre nos mains ! Le mieux serait qu’on le garde prisonnier ici jusqu’à ce que tout soit fini. D’abord, nous avons encore quelques questions à lui poser. Ne serait-ce que sur l’emplacement exact de la maison. Ce qu’il nous a révélé me paraît un peu vague...
– Oh ! reprit Fritz, je être capable de trouver ! Je connaître pays dans l’admiration !
– Pour l’amour de Dieu parle allemand, Fritz ! s’écria Lisa. La situation est déjà difficile sans qu’il faille aussi décrypter ton français approximatif !
– Si tu veux, bougonna le jeune homme déçu, mais c’est vrai que je connais presque chaque brin d’herbe de ce coin. Souviens-toi ! Mes parents y avaient une maison quand j’étais enfant. Tu y es venue plusieurs fois.
Il n’eut, en effet, aucune peine à obtenir une description des lieux qui parut le remplir de satisfaction, puisqu’elle allait lui permettre de briller aux yeux de sa belle.
– Je sais exactement où c’est, s’écria-t-il en dédiant à sa cousine un regard vainqueur. On peut y aller sur-le-champ ! Ça ne fait jamais qu’une dizaine de kilomètres...
Étant donné sa situation, on pouvait s’attendre à n’importe quelle manifestation du prisonnier sauf à l’entendre rire. Un rire, il est vrai, plutôt caverneux :
– Allez-y et vous risquez de déclencher une catastrophe. La maison est piégée...
– Piégée ? fit Adalbert. Comment l’entendez-vous ?
– De la manière la plus simple : si la police fait mine d’approcher ou encore des visiteurs trop curieux, les gens qui gardent votre Elsa la feront sauter au moyen d’une bombe à retardement qui leur laissera le temps de fuir par le lac...
Le sentiment d’horreur qui s’empara de tous se traduisit par un profond silence. Les deux femmes regardaient cet homme qui leur était apparenté avec une sorte de répulsion.
– Comment se fait-il, alors, qu’on ne nous en ait pas avisées avec la demande de rançon ?
– Mais on va vous le dire, sans préciser l’endroit, dans le message que vous allez recevoir demain soir... ou plutôt ce soir...
– Message que vous allez nous délivrer, sans doute ?
– Que je suis chargé de déposer, en effet, après l’avoir récupéré à certain endroit. Je crois que vous allez avoir encore besoin de moi.
Le ton devenait insolent, goguenard même. L’homme reprenait de l’assurance, décidé à marchander ce qui pouvait lui rester d’avenir. Tous le comprirent fort bien mais ce fut la vieille dame qui se chargea de la réponse.
– A vous de voir de quel côté il pourrait rester un peu de beurre sur vos tartines.
– Et je peux déjà vous assurer, reprit Morosini, que du côté de vos amis il n’y en a plus du tout ! Si tant est qu’il y en eût jamais dès l’instant où vous avez affaire à Solmanski.
– En attendant, gémit Apfelgrüne en bâillant à se décrocher la mâchoire, est-ce qu’on doit finir la nuit ici ?
– Non, décida la comtesse. Nous allons ramener cet homme au château où il sera gardé à vue jusqu’à la fin de ce drame. Messieurs, ajouta-t-elle en se tournant vers l’Italien et le Français, j’aimerais, si cela vous est possible, que vous demeuriez avec nous. Puisque nous ne pouvons pas encore le remettre à la police, je crois que votre aide nous est indispensable.
Tout en s’inclinant et en se déclarant à son entière disposition, Aldo pensa que, si l’on avait besoin d’une reine quelque part en Europe ou ailleurs, cette femme pourrait en assumer le rôle beaucoup mieux qu’une autre née sur les marches d’un trône. Elle dégageait ce fluide souverain qui attire le dévouement, au point qu’en ce qui le concernait il en venait à oublier l’opale pour ne plus songer qu’à complaire en toutes choses à cette très grande dame. Adalbert devait éprouver le même sentiment car, lorsqu’il partit pour rejoindre l’hôtel, signaler leur absence et prendre le nécessaire à un bref séjour, il murmura à son ami :
– Voilà une nuit qui comptera dans ma vie. J’ai l’impression d’avoir changé de siècle et de me retrouver dans la peau d’un paladin des temps anciens. Je me verrais assez bien en armure d’argent, chevauchant un blanc destrier et brandissant une épée flamboyante ! Nous devons délivrer une princesse captive... et perdre toute chance de récupérer l’opale ! Mais cela m’est curieusement égal...
Dans la matinée du lendemain, Morosini résolut d’aller repérer la maison que Fritz prétendait pouvoir désigner, et ce en dépit du temps affreux installé depuis quatre heures du matin. Un véritable déluge noyait le paysage, brouillant formes et couleurs ; circonstance qui allait permettre à sa petite Fiat grise à la capote relevée de passer inaperçue. De même pour les passagers : vêtus de cuir avec serre-tête et grosses lunettes, Fritz et lui étaient impossibles à reconnaître :
– Tâchez de bien ouvrir les yeux ! recommanda Aldo à son compagnon, parce que nous ne passerons sur la route qu’une seule fois. J’ai repéré un chemin peut-être un peu cahotant mais qui nous permettra de revenir ici sans trop de difficulté.
Ravi en son for intérieur de l’atmosphère tendue, mystérieuse, qui régnait à Rudolfskrone, et plus encore de la partager avec Lisa, le jeune homme assura qu’il ne lui en fallait pas davantage. Et, en effet, passé Strobl, il désigna sans hésiter un bâtiment construit en partie sur pilotis et situé à l’amorce de la pointe de Pùrglstein :
– Tenez, c’est là ! Impossible de se tromper. Cette baraque a été bâtie, il y a un moment déjà, par un pêcheur enragé qui se serait installé en plein milieu du lac s’il l’avait osé.
– Disons que c’était aussi un homme de goût ! Il a choisi l’un des plus jolis coins d’un lac qui n’en manque pas.
Le lac de Saint-Wolfgang est peut-être le plus aimable parmi ceux qui émaillent l’arrière-pays de Salzbourg et, en dépit des rafales de pluie qui obligeaient Aldo à sortir régulièrement un bras pour essuyer son pare-brise, son charme restait intact. Quant à la maison brune et trapue, assise les pieds dans l’eau et le derrière au milieu des marguerites d’automne et des petits chrysanthèmes jaunes, elle était de celles qui donnent envie de s’y arrêter un moment.
– Curieux endroit pour tenir quelqu’un en prison ? pensa-t-il à haute voix. On attendrait quelque chose de moins aimable. J’aurais plutôt cru que la baronne l’enfermerait dans sa cave...
Il put constater alors qu’il arrivait à Fritz de raisonner convenablement :
– Si c’est pour y mettre aussi une bombe, il vaut mieux choisir d’aller un peu plus loin. Et puis, ici, c’est isolé et on ne doit pas pouvoir approcher de la maison sans être vu. Il n’y a même pas un buisson dans le jardin...
– C’est on ne peut plus vrai et j’aurais dû y penser. Je dois commencer à vieillir...
– Ah ça, malheureusement on n’y peut rien ! soupira le jeune homme avec une conviction qui lui aurait valu un regard noir si Morosini n’avait été contraint de garder les yeux sur une route sinueuse, glissante et truffée de nids de poule.
– Rentrons ! grogna-t-il. Il faut savoir s’il y a des nouvelles.
Il y en avait.
Le système de correspondance usité par Golozieny et ses complices était des plus simples et remontait à la nuit des temps : un creux dans un arbre à la lisière du parc où il était on ne peut plus facile de déposer un billet ou d’en récupérer un. Le diplomate étant venu pour chasser, c’était ainsi qu’il avait trouvé le billet déposé et, le soir, au cours de sa promenade nocturne, il avait pu annoncer à ses complices aussi que les choses se passaient au mieux sans imaginer un seul instant quel gros nuage allait prochainement éclater sur sa tête.
Comme il n’était pas question, depuis qu’il était prisonnier, de le laisser gambader à travers le parc un fusil à l’épaule, Adalbert emprunta sa tenue de chasse, enfonça jusqu’aux sourcils le chapeau orné d’un blaireau, et releva le col, maintenu serré par une écharpe, du vaste loden imperméable qui emballait le tout. Il était peu probable, par cette pluie battante, que quelqu’un se donnât la peine d’observer ses faits et gestes mais un surcroît de précautions était toujours bon à prendre. Lisa, qui connaissait l’arbre en question depuis son enfance, lui servit de guide, habillée en garçon, jouant le rôle d’un valet chargé de porter les fusils.
L’expédition fut brève. Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive, trouvèrent ce qu’ils étaient venus chercher et, comme la pluie redoublait de violence, se hâtèrent de remonter au château en jouant les chasseurs dégoûtés par un si mauvais temps.
Le message, destiné à être déposé sur le secrétaire de Mme von Adlerstein, était un peu plus explicite que le premier et contenait, cette fois, le rendez-vous attendu. Plus une surprise : c’était Golozieny escortant sa cousine Valérie qui devait apporter la rançon contre laquelle on remettrait Elsa à sa protectrice. Ce dernier détail eut le don de mettre Aldo hors de lui :
– Incroyable ! Et tellement commode ! Si nous n’avions démasqué Alexandre, ces gens-là jouaient sur le velours. Ils récupéraient leur complice et n’avaient plus qu’à s’en aller tranquillement partager le magot entre eux. Sans compter qu’on demanderait peut-être une rançon pour rendre, par la suite, l’ineffable cousin promu otage ?
– Votre imagination italienne vous emporte, mon cher prince, dit la vieille dame. Il est beaucoup plus profitable, pour ce malheureux, de continuer à jouer son rôle de parent affectueux puisqu’il caressait l’espoir d’épouser un jour Lisa.
– Il n’est pas question, coupa celle-ci, de vous laisser aller seule avec lui car c’est peut-être vous, Grand-mère, qu’on enlèverait, sachant bien quelle fortune mon père et moi serions prêts à payer pour votre libération...
– Soyez tranquille, elle n’ira pas seule, reprit Morosini. Puisque le rendez-vous est à quelques kilomètres, il faudra prendre une voiture. Votre grande limousine me paraît tout à fait indiquée : je pourrai m’y cacher...
– Et moi ? protesta Adalbert. Je fais quoi ? Je vais me coucher ?
– Il ne faut pas m’oublier non plus, dit Fritz.
– Je n’oublie personne. Je crois que nous sommes en nombre suffisant pour faire en sorte de sauver Mlle Hulenberg et ses joyaux tout en mettant fin aux activités d’un véritable bandit. Si j’ai bien compris, le lieu choisi pour l’échange est proche du lac de Saint-Wolfgang, donc pas tellement éloigné de la maison que nous avons repérée tout à l’heure.
– C’est ça, fit Lisa. Comme ils ignorent que nous savons où Elsa est cachée, ils préfèrent que ce ne soit près ni de la villa de la baronne, ni de chez nous. En outre et en cas de mauvaise surprise, les bords du lac permettent d’échapper d’un côté ou de l’autre, voire par bateau...
– Ne cherchez pas trop la petite bête, fit Mme von Adlerstein. Puisqu’on nous ramène Elsa, le mieux est de leur obéir.
Une grande lassitude se lisait sur ses traits, au point que Lisa proposa de jouer son rôle pour lui éviter l’épreuve ultime qu’elle allait devoir affronter ce soir-là mais elle refusa :
– Nous n’avons pas la même silhouette, ma chérie. Tu es beaucoup trop grande ! Je vais me reposer un peu et j’espère pouvoir jouer dignement ma partie dans cet affreux concert. Il faut, avant tout sauver Elsa... à n’importe quel prix ! Et tant pis si elle doit y perdre ses bijoux ! Cela vaut mieux que la vie et on la laissera peut-être enfin tranquille ! Retenez bien cela, prince, et ne prenez pas de risques inconsidérés.
– Tranquille ? Croyez-vous, Grand-mère, qu’elle le sera quand elle saura que Franz Rudiger est mort ?
– Elle l’a cru longtemps et nous ferons tout pour le lui cacher. Je suppose, ajouta la vieille dame avec une amère tristesse, qu’elle pourra désormais aller entendre le Rosenkavalier sans plus courir de danger...
Morosini pensa, qu’on n’en était pas encore là...
Dans l’après-midi, le chef de la police de Salzbourg se présenta au château, dans l’espoir de faire avancer une enquête que ses sous-ordres ne savaient pas par quel bout prendre à cause du silence absolu dont elle devait s’entourer. A la demande du bourgmestre de Hallstatt d’abord, de Mme von Adlerstein ensuite, la presse avait été tenue à l’écart et comme, au village, personne n’avait rien vu, chacun jugeait plus prudent de ne rien dire... en admettant que l’on eût quelque chose à dire.
Les espoirs du haut fonctionnaire reposaient donc sur Lisa, témoin de premier plan. Elle le reçut dans le petit salon de sa grand-mère, étendue sur la chaise longue, la mine dolente et une couverture sur les genoux mais il ne put pas en tirer grand-chose. Elle se sentait mieux, certes, mais ne pouvait que répéter ce qu’elle avait déjà dit : séjournant chez une ancienne amie de sa mère qui vivait fort retirée, elle avait eu l’affreuse surprise de voir la maison envahie par des hommes armés et masqués qui avaient abattu les serviteurs de Fraulein Staubing et s’étaient enfui en enlevant celle-ci après l’avoir laissée elle-même pour morte. Pareille aventure dépassait son entendement et elle n’arrivait pas à comprendre d’où venait une attaque aussi brutale qu’inattendue.
– Ces gens sont venus pour voler, mais pourquoi avoir enlevé cette pauvre femme ? larmoya-t-elle en conclusion.
– Sans doute dans l’espoir d’une rançon puisque cette dame passait pour riche. Vous n’avez reçu aucune nouvelle ?
– Aucune. Ma grand-mère vous en dirait tout autant. Elle est souffrante, elle aussi, et je vous demanderai de ne pas troubler le repos qu’elle prend en ce moment. Nous sommes toutes les deux dans le brouillard le plus complet. Nous sommes aussi désolées l’une que l’autre, Herr Polizeidirektor. Et fort inquiètes.
– Ne vous tourmentez plus, je suis là ! affirma le gros homme qui était aussi large que haut. Il bombait le torse, ravi d’opérer dans la haute aristocratie. Lisa craignit qu’il ne plantât des hommes dans tous les coins de la maison, mais il se contenta d’offrir sa carte de visite portant son numéro de téléphone privé en recommandant de ne pas hésiter à l’appeler si le moindre événement se produisait. Cependant, la jeune fille le vit partir avec un réel soulagement...
Il était plus de onze heures du soir quand la Mercedes de la comtesse, conduite par un Golozieny plus mort que vif, quitta Rudolfskrone plongé dans l’obscurité. Profitant de ce qu’un vent violent s’était levé en fin d’après-midi, Mme von Adlerstein avait ordonné que tout fût éteint dès que les domestiques auraient regagné leurs quartiers.
Peu après, au volant de la Fiat d’Aldo, Adalbert sortait à son tour en compagnie de Fritz. Tous deux allaient prendre position en un heu dont ils avaient longuement débattu avant le dîner avec Morosini. Seule Lisa demeurait au logis, bien à contrecœur, sous la garde de Josef. Étonnante sagesse obtenue non sans peine : il avait fallu qu’Aldo déploie des trésors d’éloquence pour la convaincre de rester à l’écart mais devant l’inquiétude qu’il manifestait, Lisa avait fini par capituler.
– J’ai besoin d’avoir l’esprit clair, supplia-t-il en désespérant de voir s’effacer le pli d’un front buté et les nuages d’un regard orageux, et je ne l’aurai jamais si je dois me tourmenter pour vous. Ayez pitié de moi, Lisa, et comprenez que vous n’êtes pas encore en état de courir une aventure aussi dangereuse !
Elle céda brusquement mais il ne devina pas que sa main ferme et chaude posée à cet instant sur l’épaule de la jeune fille venait de la convaincre beaucoup mieux qu’une longue plaidoirie.
Le point de rencontre se trouvait en lisière de forêt : une croisée de chemins marquée par l’une de ces petites chapelles de plein vent comme on en rencontre en pays de montagne : un pieu de bois dressé à la verticale et soutenant un petit auvent où s’abritait une image pieuse ou un crucifix. Là, c’était une statue de saint Joseph, patron de l’Autriche, régnant sur un vaste paysage. A l’écart de toute habitation, le lieu était désert...
La grosse voiture noire s’arrêta. On éteignit les phares que l’on avait rallumés en atteignant la route.
Golozieny laissa glisser ses mains du volant, ôta ses gants et se mit à frotter ses doigts glacés sans pour autant faire cesser leur tremblement. Le silence et la nuit l’environnaient à présent, sans lui apporter le moindre apaisement. Comment oublier la vieille dame vêtue de noir qui occupait la banquette arrière, aussi droite et fière que si elle se rendait à une réception de cour ? Comment oublier surtout que, abrité par la couverture étendue sur ses genoux, le prince Morosini, armé jusqu’aux dents, était tapi à ses pieds, prêt à l’abattre, lui Alexandre, au moindre geste suspect, au moindre mot...
C’était bien la première fois qu’il se sentait las et vieux. Il savait que, lorsque se lèverait le soleil, il ne resterait rien de ses espoirs de fortune si longtemps caressés.
Il sentit bouger derrière son siège. L’Italien, devait s’être redressé pour jeter un coup d’œil aux alentours. La voix feutrée de Valérie murmura :
– Je ne vois rien. Est-ce bien l’endroit désigné ?
– C’est bien ça, s’entendit-il répondre, mais nous sommes un peu en avance...
Il descendit l’une des vitres pour laisser entrer l’air froid de la nuit et tenter de percevoir un bruit de moteur, mais il n’entendit que l’aboiement lointain d’un chien puis la voix de Morosini :
– Cette fois il est bien onze heures et demie. Comment se fait-il qu’ils ne soient pas encore là ?
Il finissait tout juste de parler quand une lanterne s’alluma sous les arbres à environ cinquante mètres, s’éteignit puis se ralluma.
L’attention de ceux qui attendaient fut attirée par ces éclats brefs et ils ne virent pas deux personnages sortir de derrière l’épaulement où s’appuyait l’oratoire. Quand ils s’aperçurent de leur présence, ils se tenaient déjà devant la chapelle.
Il y avait là un homme de haute stature et une femme dont la silhouette parut familière Morosini : son allure et ses longs vêtements étaient ceux du fantôme qu’il avait pu voir dans le caveau des Capucins à Vienne. La comtesse confirma aussitôt :
– Regardez ! Ils sont là... et voilà Elsa ! Allons-y Alexandre !
Elle ouvrit la portière et descendit du côté le moins visible de la voiture, ce qui permit à Aldo de glisser à terre dans l’ombre de ses jupes. Sans refermer, elle s’avança jusque devant le radiateur tandis que Golozieny, après s’être emparé d’un sac de voyage posé auprès de lui, venait la rejoindre :
– Eh bien ? cria la vieille dame. Nous voici ! Que devons-nous faire ?
Une voix d’homme à l’accent étranger que Morosini crut reconnaître pour appartenir à Solmanski lui répondit :
– Restez où vous êtes, comtesse ! Étant donné que vous auriez joué votre vie si la police était prévenue, nous n’avons demandé votre présence qu’en garantie. Vous pouvez même remonter en voiture...
– Pas sans Mlle Hulenberg ! Nous vous apportons ce que vous avez demandé : rendez-la-nous !
– Dans un instant. Approchez, comte Golozieny ! Venez jusqu’ici !
– Attention ! souffla Aldo. Vous savez ce qui vous attend au cas où vous choisiriez de les rejoindre. Et j’ai des yeux de chat : je ne vous raterai pas...
Golozieny eut un haussement d’épaules plein de lassitude puis, après un regard angoissé à sa cousine, il se mit en marche avec lenteur, traînant un peu les pieds. Morosini pensa qu’il avait l’air d’aller à l’échafaud et regretta presque son ultime menace. C’était là un homme brisé...
L’émissaire avait une trentaine de pas à franchir pour rejoindre le couple. L’inconnu tenait sa compagne sous le bras comme s’il craignait qu’elle s’écroule ou qu’elle lui échappe. Elle ne faisait d’ailleurs aucun mouvement.
– Pauvre Elsa ! murmura la comtesse. Quelle épreuve !
Golozieny arrivait à présent devant le ravisseur et, soudain, ce fut le drame. Lâchant la femme, Solmanski lui tendit le sac aux bijoux puis, découvrant la gueule noire d’un pistolet, abattit le diplomate à bout portant. Le malheureux s’écroula sans un cri tandis que son assassin rejoignait la femme qui avait filé derrière le haut talus. Un rire moqueur se fit alors entendre.
Morosini, comprenant trop tard que la voiture des bandits était beaucoup plus proche qu’il ne l’imaginait, ne perdit pas une seconde, s’élança l’arme au poing mais, parvenu au tournant de l’épaulement herbeux, il reçut en plein visage le double jet lumineux de phares puissants. En même temps, l’automobile démarrait en trombe et il dut se rejeter en arrière pour n’être pas renversé. Il se releva d’un bond, tira, mais la voiture, lancée sur la route, était déjà hors de vue. Tout ce qui restait à faire, c’était d’essayer de les poursuivre avec la voiture de la comtesse. Mais quand il remonta vers le petit monument votif, il trouva celle-ci agenouillée auprès de son cousin, essayant de le ranimer.
– C’est inutile, comtesse, il est mort ! dit Morosini qui s’était accroupi un instant pour un bref examen. On ne peut plus rien pour lui sinon rattraper son meurtrier...
– On ne va tout de même pas l’abandonner ici ?
– C’est au contraire la seule chose à faire. La police doit le retrouver là où il est tombé. Jamais il ne faut toucher au cadavre d’un assassiné !
Sans vouloir en entendre davantage, il l’entraîna, la fit monter dans la limousine et démarra.
– Ils ont trop d’avance. Vous... vous n’y arriverez pas... fit la vieille dame, le souffle coupé par l’émotion.
– Pourquoi pas ? Adalbert et Friedrich doivent les attendre au croisement de la route d’Ischl à Salzbourg... En tout cas, votre Elsa n’a pas perdu de temps pour changer d’opinion. Curieuse façon qu’elle a eue de récupérer ses bijoux ! Si elle s’imagine qu’on les lui laissera...
– Mais la femme, ce n’était pas elle ! Je l’ai compris quand je l’ai entendue rire. C’est sans doute la Hulenberg qui a pris sa place.
– Vous en êtes sûre ?
– Tout à fait ! Il y avait un ou deux détails auxquels je ne me suis pas arrêtée mais qui... Mon Dieu ! Où peut-elle être ? ...
– Où voulez-vous qu’elle soit ? Dans la maison du... Bon sang ! Y a-t-il un raccourci pour rejoindre le bord du lac ?
Une idée horrible venait de traverser l’esprit de Morosini, tellement effrayante qu’il eut un mouvement brusque qui faillit être le dernier. Menée à tombeau ouvert, la voiture fit une embardée et ne rattrapa le virage suivant que de justesse. Pourtant, sa passagère ne cria pas. Sa voix était seulement un peu étranglée quand elle dit :
– Oui... Vous allez trouver... à main droite un chemin de terre avec une barrière cassée : il mène un peu au-dessus de Strobl, mais il est loin d’être bon...
– Je crois que vous pourrez supporter ça ! fit Aldo avec un sourire en coin. J’ai manqué vous tuer et vous n’avez pas bronché. Vous êtes quelqu’un, comtesse !
Ce qui suivit relevait du cauchemar et fit grand honneur à la solidité de l’automobile lancée dans ce qui ressemblait bien davantage à un sentier de chèvres. Bondissant, sautant, cahotant, secouant ses occupants comme prunier en août, elle se livra à des entrechats qui l’apparentaient à un cheval de rodéo et atterrit sur la petite route du lac où Morosini fonça plus que jamais : le clocheton surmontant la maison qu’il voulait atteindre était en vue.
Une minute plus tard, il arrêtait son véhicule à une certaine distance du jardin sauvage et se ruait au-dehors en criant à sa compagne :
– Surtout ne bougez pas de là ? Vous entendez ? Aucune lumière ne se montrait aux fenêtres
mais, avec sa porte grande ouverte qui battait à chaque coup de vent, la bâtisse donnait l’impression d’avoir été abandonnée précipitamment, et Aldo craignait d’en connaître la raison. Cependant, il n’hésita pas : un rapide signe de croix et il se précipitait à l’intérieur...
Le tic-tac d’horlogerie qu’il y décela, amplifié par l’épouvante, lui emplit les oreilles.
– Elsa ! appela-t-il. Elsa ! Vous êtes là ?
Un faible gémissement lui répondit. Se guidant alors au son, il avança dans les ténèbres – il n’y avait pas d’électricité – jusqu’à ce qu’il bute dans quelque chose de mou et manque tomber dessus. Il avait trouvé ce qu’il cherchait. Solmanski et sa bande avaient non seulement abattu Golozieny mais aussi condamné l’innocente à une mort affreuse.
– N’ayez pas peur ! Je suis venu vous chercher...
Ses mains tâtaient un long paquet de couvertures ficelé de façon à ce qu’il soit impossible à l’occupante de se relever ou même de se traîner vers la porte. Aldo avait sur lui un couteau mais le mouvement d’horlogerie était toujours là et il craignit de perdre trop de temps. Il tira alors le paquet entre deux meubles jusqu’à l’entrée et, l’enlevant de terre au prix d’un violent effort – Elsa était grande et pesait son poids ! – il réussit à le mettre sur son dos qui plia sous la charge. Enfin, il fut dehors mais, un instant, il crut qu’il n’arriverait pas à aller plus loin : son cœur battait la chamade et il se sentait étouffer, pourtant le temps pressait toujours. Il s’accrocha un instant aux branches d’une haie, chercha son souffle, le retrouva et, après une ou deux respirations profondes, il se jeta en avant, droit devant lui, ne pensant qu’à s’éloigner le plus vite possible de la maison en péril et à atteindre la voiture dont il pouvait voir la silhouette à une distance qui lui parut énorme.
La pensée qu’il n’y parviendrait jamais le traversa mais il avisa soudain un rocher qui n’était guère qu’à une vingtaine de mètres. Il fallait l’atteindre, s’y abriter et là délier la malheureuse qui était peut-être en train d’étouffer. Du coup, il trouva de nouvelles forces et, serrant les dents, banda tous ses muscles, s’élança, grimpa une courte pente dont l’herbe mouillée glissa sous son pied, s’accrocha à une poignée de graminées, tira, poussa et réussit à s’affaler derrière le rocher avec sa compagne dont il pensa qu’elle était peut-être évanouie car elle était restée complètement inerte durant la pénible traversée du jardin.
Pour la libérer des tissus laineux qui l’emballaient, il tira son couteau et entreprit de couper les liens... A l’instant où ils cédèrent, une violente explosion déchira la nuit, le jetant sur la femme, dans le geste instinctif de la protéger mieux. Le ciel s’embrasa, devint rouge comme pour l’un de ces couchers de soleil qui annoncent le vent. Morosini tendit le cou, pour voir par-dessus le rocher : la maison n’existait plus. À sa place, une énorme gerbe de flammes et d’étincelles paraissait jaillir des eaux du lac.
Presque aussitôt, il entendit une voix angoissée qui l’appelait. La comtesse devait les croire morts.
– Nous sommes saufs, cria-t-il. N’ayez pas peur ! Je vous la ramène...
À présent, la tête, dont les longs cheveux glissaient dans les mains d’Aldo, était dégagée. Le reflet de l’incendie permit à son sauveur de distinguer les traits fins et délicats d’une femme d’environ quarante ans. Des traits d’une grande beauté dont la ressemblance avec la défunte impératrice Elisabeth le confondit, mais il comprit en même temps pourquoi Elsa ne se montrait plus que voilée : un seul côté de son ravissant visage était intact. L’autre portait une longue cicatrice remontant de la commissure des lèvres jusqu’à la tempe. Aldo se souvint alors que ce n’était pas la première fois qu’elle échappait à un incendie.
Soudain, elle ouvrit les yeux : deux lacs d’ombre qu’une joie soudaine fit briller :
– Franz ! murmura-t-elle. Vous êtes enfin venu ! ... Je savais bien moi que je vous reverrais...
Elle tendit les mains, voulut se redresser mais cet effort dépassa le peu de forces qui lui restaient car elle s’évanouit de nouveau.
– Allons bon, marmotta Morosini. Il ne nous manquait plus que ça !
Heureusement, sa brève défaillance se dissipait. Ses forces étaient revenues et, comme il valait mieux ne pas s’éterniser, il ramassa son fardeau et acheva de remonter vers la route où Mme von Adlerstein s’avança à sa rencontre :
– Vous l’avez ? Merci, mon Dieu ! Mais quel risque vous avez pris là, mon cher enfant !
– C’est, je pense, le résultat de vos prières, comtesse ! A présent, si vous vouliez bien aller ouvrir la portière de la voiture, vous m’aideriez. Je n’aurai jamais cru qu’une héroïne de roman pût être si lourde !
La vieille dame s’empressa d’obéir, non sans s’inquiéter encore :
– Elle n’a pas trop souffert ? Vous pensez qu’elle va bien ?
– Aussi bien que possible d’après ce que j’ai pu voir, soupira Aldo en déposant la femme évanouie sur la banquette arrière. Tout au moins pour le côté physique. Le mental m’inquiète davantage.
– Pourquoi ?
– Elle m’a appelé Franz... Est-ce que je ressemblerais à ce mythique Rudiger ?
Surprise, la comtesse regarda son compagnon plus attentivement :
– Il était comme vous, grand et brun, mais pour le reste, je n’avais rien remarqué. En outre, il portait moustache... Non, en vérité, vous ne lui ressemblez pas vraiment. Il était, en tout cas, moins séduisant que vous.
– Vous êtes fort aimable mais si vous le voulez bien, nous discuterons ce point plus tard. Il est grand temps que je vous ramène chez vous...
– Et que nous prévenions la police. Dieu sait comment ces gens vont prendre un avis aussi tardif !
Morosini l’aida à reprendre place, arrangeant les plis de ses longs vêtements, et ne répondit pas tout de suite. Ce fut seulement une fois réinstallé au volant qu’il déclara :
– Je crois que l’homme de Salzbourg est déjà un peu au courant.
Tout de suite elle s’indigna :
– Vous avez osé ? C’était insensé...
– Non. C’était une précaution qu’il valait mieux prendre et qui, je l’espère, aura permis l’arrestation de la bande d’assassins.
– Comment avez-vous fait ?
– C’est simple ! Quand l’homme de Salzbourg...
– Il s’appelle Schindler !
– C’est bien possible. Donc quand il a quitté Rudolfskrone après son entrevue avec Lisa, il a rencontré Adalbert... Rassurez-vous, ce Schindler est un homme plus intelligent qu’il n’en a l’air. Il avait déjà compris que vous étiez sous le coup d’un chantage. Son rôle a dû se borner à faire barrer la route de Salzbourg tandis qu’Adalbert et Fritz s’occupaient du retour sur Ischl. Naturellement, Vidal-Pellicorne n’a pas fait la moindre allusion au rôle joué par le comte Golozieny. Il est mort à présent et sa mémoire sortira indemne de l’aventure.
– Vous croyez que, s’ils ont été pris, ses complices ne le dénonceront pas ?
– Comment, alors, expliquer qu’ils aient jugé utile de l’abattre sans la moindre explication ? Leur situation va se trouver délicate. Surtout si l’on y ajoute l’explosion de la maison...
A cause de celle-ci, d’ailleurs, Aldo fut obligé de ralentir. Des gens accouraient des fermes les plus proches et aussi de Strobl d’où arrivait une voiture de pompiers sous un carillon frénétique.
Aux abords d’Ischl, ils trouvèrent un attroupement formé par la Fiat, ses occupants et la voiture du directeur Schindler plus deux ou trois policiers. En voyant arriver Morosini, Adalbert se rua vers lui, fou de rage :
– Nous sommes bredouilles, mon vieux ! On nous a joués comme des enfants !
– Comment cela ? Vous n’avez pas pu intercepter ces misérables ?
– Ni nous ni la police... C’est à pleurer.
– C’est surtout idiot. Vous n’avez rien vu ou quoi ?
– Oh si ! Nous avons vu Mme la baronne Hulenberg revenir d’un petit dîner à Saint-Wolfgang accompagnée de son chauffeur. Elle s’est montrée fort gracieuse : elle nous a même autorisés à fouiller sa voiture. Où bien sûr nous n’avons rien trouvé et surtout pas des bijoux !
– Dans l’état actuel des choses, intervint Schindler, nous n’avons rien contre elle et nous avons bien été obligés de la laisser rentrer chez elle.
– Et le troisième larron, qu’est-ce qu’il est devenu, celui qui, il y a une demi-heure, a froidement abattu le comte Golozieny alors que celui-ci venait de lui remettre les bijoux ? Vous feriez bien d’aller faire un tour là-haut, vers la croisée de Saint-Joseph, Herr Polizeidirektor ! Il y a un cadavre tout frais...
Le policier s’écarta pour donner des ordres tandis qu’Aldo reprenait avec amertume :
– Le troisième c’était Solmanski, j’en suis sûr. Il doit être quelque part dans la nature avec le sac aux joyaux. Sa bonne amie a dû le débarquer dans un coin tranquille...
– Il est possible qu’il ait emprunté la voie du chemin de fer qui longe le Wolfgangsee et franchit deux tunnels avant d’arriver à Ischl. Celui du Kalvarienberg mesure 670 mètres. De toute façon je le fais fouiller, mais sans grand espoir, dit Schindler qui avait entendu. Il a pu s’y dissimuler un moment puis gagner le large. Si c’est un sportif...
– C’est un homme d’une cinquantaine d’années mais je le crois bien entraîné. Vous devriez tout de même interroger la baronne puisque, à ce qu’il paraît, elle est sa sœur ? En tout cas, ajouta Morosini acerbe, aucun de vous ne paraît se soucier de l’otage de ces gens ?
– D’après ce que je vois, on te l’a rendue ? fit Adalbert en adressant un petit salut à la comtesse assise à l’arrière et soutenant Elsa qui semblait dormir.
– Ce fut moins simple que tu ne le crois ! Au fait, Herr Schindler, n’avez-vous pas entendu une explosion tout à l’heure ?
– Si et j’ai déjà envoyé quelqu’un. C’était vers Strobl ?
– C’était la maison dans laquelle cette malheureuse femme était retenue prisonnière. Grâce à Dieu, on a pu l’en tirer à temps ! Messieurs, si ça ne tous ennuie pas, je vais reconduire Mme von Adlerstein et sa protégée à Rudolfskrone. L’une comme l’autre ont besoin de repos et Lisa doit être folle d’inquiétude...
– Allez-y ! On se reverra plus tard ! Mais il me faudrait une description minutieuse de ce Solmanski ?
– Monsieur Vidal-Pellicorne vous en fournira une des plus précises. Et puis, la baronne possède peut-être une photo ?
– Oh, ça m’étonnerait, dit Adalbert. Un homme qui est déjà recherché par Scotland Yard ne doit pas laisser traîner ses effigies dans les salons...
Sans en entendre davantage, Morosini repartit et, quelques minutes plus tard, la voiture atteignait le château qui, cette fois, était éclairé comme pour une fête. Lisa, enveloppée dans une grande cape verte, faisait les cent pas devant la maison. Elle semblait très calme, pourtant, quand Aldo s’arrêta et descendit, elle se jeta dans ses bras en sanglotant...