CHAPITRE 3 UNE BONNE SURPRISE
Quand le motoscaffo coupa ses gaz pour glisser sur son erre et aborder les marches du palazzo Morosini, Cecina surgit du grand vestibule, semblable à une Erinye rondouillarde dont le vaste tablier immaculé avait de plus en plus de mal à faire le tour. Ce matin, les rubans multicolores flottant habituellement sur la coiffe napolitaine qu’elle ne quittait jamais étaient devenus rouges, comme si le génie familier des Morosini arborait, à la manière des corsaires et des pirates d’autrefois, le « Sans quartiers », la longue et redoutable flamme écarlate indiquant à l’ennemi qu’il ne serait pas fait de prisonniers. Et son visage déterminé était si fermé qu’Aldo, inquiet cette fois, se demanda quelle catastrophe venait de frapper sa maison.
Mais il n’eut même pas le temps d’articuler une parole. A peine eut-il posé le pied sur l’escalier que Cecina s’emparait de son bras pour l’entraîner à l’intérieur comme si elle avait l’intention de le mettre aux fers. Naturellement, il essaya de se dégager mais elle le tenait bien et, déstabilisé par la surprise, il réussit tout juste à lancer un vague bonjour à Zaccaria qui regardait la scène d’un air accablé avant de traverser le cortile à une allure de courant d’air. Un instant plus tard, la cavalcade vengeresse de Cecina prenait fin dans la cuisine où la grosse femme consentit à lâcher son maître, avec tant de précision qu’il se retrouva assis sur un escabeau. Le choc lui rendit la parole :
– En voilà un accueil ? Qu’est-ce qui te prend de me traîner ainsi à ta remorque sans me laisser seulement le temps de dire « ouf » ?
– C’était le seul moyen si je voulais que tu me parles à moi avant qui que ce soit d’autre.
– Parler de quoi, s’il te plaît ? Tu pourrais au moins me laisser le temps d’arriver et me servir une tasse de café. Tu sais quelle heure il est ?
Les cloches de Venise sonnant l’angélus du matin dispensèrent Cecina de répondre. Elle les accueillit d’un ample signe de croix avant d’aller prendre la cafetière mise au chaud sur le coin d’un fourneau, de revenir se planter de l’autre côté de la grande table de chêne ciré et d’y emplir une tasse déjà disposée auprès d’un sucrier.
– Je sais, dit-elle, et j’espérais bien que tu débarquerais du train du matin. A cette heure-ci, tout le monde dort et on peut causer. Quant au café, c’est bien parce que je t’aime encore que je l’ai préparé à ton intention mais un gros dissimulé comme toi ne le mérite pas !
La surprise et l’incompréhension remontèrent les sourcils du prince d’un bon centimètre :
– Je suis un gros dissimulé ? Et tu m’aimes « encore » ? Qu’est-ce que tout ça signifie ?
De ses deux poings, Cecina s’appuya au bois ciré de la table et darda sur l’arrivant un noir et fulgurant regard.
– Et comment tu appelles un homme qui a des secrets pour celle qui s’est occupée de lui depuis son premier braillement ? Je croyais compter un peu plus pour toi. Mais non ! Maintenant que je suis vieille, je ne compte plus pour Son Excellence ! Son Excellence a quelque part une fiancée et elle ne me juge même pas digne de le savoir. C’est vrai aussi qu’il y a pas de quoi être fier ! Et même, si j’étais toi, j’aurais plutôt honte !
– Moi ? J’ai une fiancée ? articula Morosini suffoqué. Mais où vas-tu chercher ça ?
– Oh, pas loin ! Dans la chambre aux chimères, c’est-à-dire la moins agréable de la maison. C’est là que je l’ai installée. Tu n’aurais pas voulu que je la mette chez toi tout de même ? Ou pourquoi donc pas chez ta pauvre mère puisqu’elle a l’audace de vouloir prendre sa place ? Ces filles de maintenant ça n’a pas de vergogne et il faudra bien qu’elle s’en contente... jusqu’à ce soir ! Ce serait par trop inconvenant qu’une demoiselle couche sous le même toit que son futur époux. Il est vrai que les convenances et cette créature, ça n’a pas l’air d’aller très bien ensemble. Et comme elle est sûrement assez riche pour aller à l’hôtel, fiancée ou pas, si elle reste, c’est moi qui m’en vais !
Cecina s’arrêta pour reprendre haleine. Aldo savait depuis toujours que, lorsqu’elle était lancée, il était impossible d’arrêter le flot et que la sagesse conseillait de patienter. Mais comme elle ouvrait déjà la bouche pour reprendre sa philippique, il se leva, fonça sur elle, l’attrapa aux épaules et l’obligea à s’asseoir.
– Si tu ne me laisses pas placer un mot, on ne s’en sortira pas. Et, tout d’abord, dis-moi comme elle s’appelle ma... fiancée ?
– Ne me prends pas pour une idiote ! Tu le sais mieux que moi !
– C’est ce qui te trompe. Je découvre et j’ai hâte de savoir.
– Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit moi qui explique, fit la voix douce de Guy Buteau qui venait de se glisser dans la cuisine en achevant de nouer la ceinture de sa robe de chambre. Et d’abord, je vous dois des excuses, mon cher Aldo. Je voulais aller vous attendre à la gare avec Zian et le motoscaffo mais j’ai dormi d’un sommeil de plomb et je n’ai même pas entendu mon réveil, ajouta-t-il en passant sur son visage non rasé une main qui essayait d’effacer les traces du sommeil. Pourtant ça ne m’arrive jamais !
– Ne vous excusez pas, mon vieux ! fit Aldo en serrant les deux mains de son ancien précepteur. Les pannes de réveil, ça arrive à tout le monde. Une bonne tasse de café va vous remettre d’aplomb très vite, ajouta-t-il en se tournant vers Cecina assez prestement pour surprendre sur son large visage ivoirin un fugitif sourire de satisfaction. Dis-moi, toi, tu ne lui aurais pas servi une tisane hier soir ?
S’il espérait déstabiliser sa cuisinière-gouvernante, il se trompait. Elle releva le nez et carra ses poings sur l’emplacement normal de ses hanches :
– Bien sûr que je lui ai donné une tisane : un délicieux mélange de fleur d’oranger, de tilleul et d’aubépine avec un soupçon de valériane. C’était un vrai paquet de nerfs. Il fallait qu’il dorme... et qu’il ne se mêle pas de me couper l’herbe sous les pieds. Moi, je voulais te voir seule et la première.
– Eh bien, c’est réussi, Cecina ! soupira Aldo en s’installant à table. A présent, si tu nous servais un vrai petit déjeuner pendant que nous causerons. Au moins, tu ne m’accuserais pas d’essayer de te tenir à l’écart.
– Je n’ai jamais rien dit de pareil...
Elle allait remonter sur un autre cheval de bataille quand, assenant un grand coup de poing sur la table, Aldo, exaspéré, se mit à crier :
– Est-ce que l’un de vous va se décider enfin à m’apprendre qui est en train de dormir dans la chambre aux chimères ?
– Lady Ferrals ! fit Guy en sucrant son café avec générosité.
– Répétez-moi ça, fit Aldo qui crut avoir mal compris.
– Croyez-vous que ce soit utile ? C’est bien lady Ferrals qui nous est arrivée hier matin en s’annonçant comme votre future – et proche ! – épouse et en exigeant presque qu’on lui donne l’hospitalité.
– Pas presque ! rectifia Cecina ? Elle a exigé en disant que tu serais furieux à ton retour si on la laissait s’installer ailleurs que chez nous.
– C’est insensé ! Et elle arrivait d’où ?
– Du Havre où elle a débarqué voici peu du paquebot France. Elle est venue directement ici.
J’ajoute qu’elle semblait inquiète, nerveuse, et qu’elle a été fort déçue de votre absence. Elle paraissait ne pas douter un seul instant que vous l’attendiez.
– Vraiment ? Je ne l’ai pas vue depuis... Londres, et elle trouve bizarre que je ne sois pas là quand elle décide d’apparaître ? C’est un peu excessif, non ?
– Il me semble aussi mais que pouvais-je faire ? C’est pourquoi j’ai télégraphié.
– Vous avez eu raison et je vais tirer tout cela au clair.
– Moi, ce que je voudrais bien tirer au clair c’est ce qu’il y a de vrai. Elle est ta fiancée oui ou non ?
– Non. J’admets lui avoir proposé, l’année dernière, de devenir ma femme mais ce projet n’a pas eu l’air de retenir son attention. Aussi tu n’as guère de raisons, Cecina, de faire tes bagages... Prépare-moi plutôt des scampis pour le déjeuner...
Quittant la cuisine, Morosini se dirigea vers l’escalier dans l’intention d’aller faire un peu de toilette. Il trouva d’ailleurs Zaccaria dans sa chambre, occupé à lui préparer un bain comme il en avait l’habitude à chacun de ses retours :
– Zaccaria, je voudrais que tu ailles saluer lady Ferrals de ma part et que tu lui dises de bien vouloir venir me rejoindre à dix heures dans la bibliothèque. Compris ?
– C’est très clair, il me semble ! Un peu solennel peut-être ?
La commission n’enchantait pas le vieux majordome qui, contrairement à son épouse, ne discutait jamais un ordre. Il s’acquitta de celui-là puis revint dire que c’était d’accord, sans autre commentaire.
Immergé dans sa baignoire, Aldo essaya de jouir pleinement du moment qu’il préférait dans la journée : tremper dans de l’eau chaude parfumée à la lavande en fumant une cigarette : c’était toujours là qu’il réfléchissait le mieux...
Durant tous ces mois écoulés, il avait bien souvent pensé à Anielka. Avec une irritation grandissante d’ailleurs. Le silence où elle avait choisi de disparaître après son acquittement par le tribunal d’Old Bailey était d’abord apparu à Morosini comme surprenant – il s’était donné assez de mal pour mériter au moins un mot de remerciement ! – puis blessant et, enfin, franchement offensant. Et voilà que la belle Polonaise tombait chez lui telle la foudre, sans se soucier le moins du monde des dégâts qu’elle pourrait causer en osant se déclarer sa fiancée.
– Et si je vivais avec quelqu’un, moi ? s’indigna Morosini en s’octroyant une seconde dose de tabac anglais. C’est un coup à briser un ménage... ou un embryon de ménage !
Sa colère, qu’il nourrissait, lui tint compagnie tandis qu’il achevait de se laver puis s’introduisait dans une chemise d’un bleu léger et dans un costume de flanelle tout aussi anglais que son tabac. Il brossa ses épais cheveux bruns que la quarantaine argentait légèrement aux tempes, ce qui ajoutait un charme supplémentaire à son brun visage où la nonchalance du sourire à belles dents blanches tempérait l’arrogance du nez et l’éclat des yeux d’un bleu d’acier facilement moqueurs. Il ne jeta qu’un regard distrait à son image et descendit enfin à la bibliothèque pour y rencontrer celle dont il ne savait plus trop quel effet elle allait lui produire.
Comme il n’était pas encore dix heures, il pensait arriver avant elle. Pourtant, elle était déjà là. S’il en fut contrarié, ce ne fut qu’un instant : son entrée n’ayant fait aucun bruit, il put s’accorder le loisir de contempler cette jeune femme qui, à vingt ans, tout juste, trouvait le moyen d’avoir derrière elle un passé déjà chargé et l’ombre tragique de deux hommes : son mari, sir Eric Ferrals, le richissime marchand de canons, assassiné par empoisonnement, et son amant Ladislas Wosinski, suicidé par pendaison.
Elle avait ouvert l’un des cartulaires et, debout près de la grosse mappemonde sur piétement de bronze placée devant la fenêtre centrale, elle examinait une carte marine ancienne. Sa fine silhouette se découpait harmonieusement dans la lumière du soleil et son image était toujours ravissante. Différente cependant, et il ne fut pas certain que ce changement lui plût. Certes, la robe courte, d’une teinte de miel qui s’accordait avec les yeux de la jeune femme, révélait jusqu’aux genoux les plus jolies jambes qui soient, mais les beaux cheveux blonds qu’Aldo avait toujours trouvés si émouvants étaient réduits à un petit casque lustré, à la dernière mode sans doute, mais infiniment moins seyant que la précédente coiffure. L’Amérique et ses outrances, Paris et sa garçonne étaient passés par là, et c’était dommage.
Cependant, en dépit de ce qu’il croyait, Anielka avait dû l’entendre arriver. Sans quitter des yeux le parchemin vénérable qu’elle contemplait, elle dit du ton le plus naturel, comme s’ils étaient quittés depuis quelques heures seulement :
– Vous avez ici des merveilles, mon cher Aldo !
– Cette bibliothèque est la seule pièce de ce palais avec la chambre de ma mère où je n’ai rien prélevé lorsque j’ai monté ma maison d’antiquités. Mais est-ce pour les admirer que vous avez pris la peine de venir jusqu’ici ? Il existe de par le monde des musées plus intéressants !
D’un geste désinvolte où entrait un défi, elle laissa tomber l’antique portulan qu’il attrapa au vol avant d’aller le remettre à sa place.
– Les musées ne m’ont jamais attirée : vous savez bien que j’aime surtout les jardins. Je n’ai pris ceci que pour passer le temps en vous attendant mais je sais tout de même reconnaître la valeur des choses.
– On ne le dirait guère !
Se retournant brusquement, il s’adossa au meuble et demanda froidement :
– Que venez-vous faire ici ?
Une surprise pleine d’innocence agrandit encore les yeux dorés de la jeune femme :
– Eh bien, quel accueil ! J’avoue que j’en espérais un autre. Ne fut-il pas un temps où vous vous déclariez mon chevalier, où vous vouliez me persuader de vous suivre à Venise, où vous juriez que, devenue votre femme, je n’aurais plus rien à craindre ?
– C’est exact mais n’avez-vous pas, très peu de temps après, choisi d’en épouser un autre ? Vous êtes toujours lady Ferrals, ou bien est-ce une erreur ?
– Non, je le suis toujours.
– Et comme je ne me souviens pas d’avoir jamais demandé la main de cette dame, j’apprécie peu que vous soyez arrivée ici en vous annonçant comme ma fiancée !
– C’est cela qui vous fâche ? Ne soyez pas stupide, mon ami ! Vous savez très bien que je vous ai toujours aimé et que, tôt ou tard, nous serons l’un à l’autre...
– Votre belle assurance m’enchante mais je crains de ne pas la partager. Il faut admettre, ma chère, que vous avez tout fait pour m’amener à une grande tiédeur de sentiments. La dernière fois que mon regard a croisé le vôtre, vous sortiez du tribunal en compagnie de votre père et vous avez disparu dans les brumes de l’Angleterre avant de vous embarquer à destination des États-Unis. Toutes choses que j’ai apprises par le superintendant Warren car vous n’avez jamais daigné m’en avertir. C’est pourtant vite écrit, un billet ! Sans parler d’un vulgaire coup de téléphone.
– Vous oubliez mon père. Dès que j’ai été libérée, il ne m’a plus lâchée une seconde. Et il ne vous aime pas, en dépit de ce que vous avez fait pour me secourir lorsque j’étais accusée de ce meurtre horrible. La sagesse était de l’écouter, de partir et de me faire oublier, pendant quelque temps tout au moins...
– Alors ne vous plaignez pas d’y avoir réussi ! Puis-je savoir quels sont vos projets à présent ? Mais d’abord, prenez un siège !
– Je ne suis pas fatiguée...
– Comme il vous plaira...
Anielka se déplaça lentement dans la vaste pièce en se rapprochant de la fenêtre et Aldo ne vit plus d’elle qu’un profil perdu.
– Vous ne m’aimez plus ? murmura-t-elle.
– C’est une question que je ne tiens pas à me poser. Vous êtes plus belle que jamais – encore que je déplore le sacrifice de vos cheveux ! – et, si vous posiez la question différemment, je répondrais que vous me plaisez toujours... !
– Autrement dit, je suis toujours désirable à vos yeux ?
– Quelle question idiote !
– Alors, si vous ne voulez plus m’épouser, faites de moi votre maîtresse... mais il faut que je reste ici !
Elle était revenue vers lui en courant et, à présent, elle posait ses mains fines sur les épaules solides en levant vers Aldo un regard implorant au sens strict du terme : il y avait des larmes dans ses yeux. Des larmes et de la peur.
– Je vous en prie, ne me renvoyez pas ! supplia-t-elle. Prenez-moi, faites de moi ce que vous voulez mais gardez-moi !
Elle était bien séduisante ainsi avec sa jolie bouche tremblante, ses prunelles scintillantes et le parfum subtil, indéfinissable et prenant – un coûteux mélange, sans doute, fait pour elle par quelque maître des senteurs ! – mais Aldo ne retrouva pas l’élan qu’il avait eu vers elle alors qu’elle était une prisonnière vouée à la corde dans le parloir de Brixton Jail, avec pour seule parure une sévère robe noire et sa blondeur quasi irréelle. Cependant, il fut sensible à l’angoisse que tout son être exprimait :
– Venez ! dit-il doucement en la prenant par le bras pour la guider jusqu’à un canapé ancien disposé près de la cheminée. Il faut que vous m’expliquiez tout ça afin que je sache de façon certaine où vous en êtes. Ensuite nous aviserons. Mais d’abord dites-moi pourquoi vous avez si peur et de quoi ?
Tandis que, accroupi, il tisonnait le feu pour le rendre plus efficace, elle alla prendre le petit sac assorti à sa robe qu’elle avait posé sur un meuble. En revenant s’asseoir, elle sortit quelques papiers et les tendit à Aldo :
– C’est de ça que j’ai peur ! Des menaces de mort, j’en recevais de plus en plus à New York. Tenez ! Voyez !
Aldo déplia un billet mais le lui rendit aussitôt :
– Vous auriez dû mettre la traduction : je ne lis ni ne parle le polonais...
– C’est vrai. Excusez-moi ! Eh bien, en gros, ces messages m’accusent d’être la cause de la mort de Ladislas Wosinski. Selon eux, il ne se serait pas suicidé mais on l’aurait tué après l’avoir obligé à écrire une confession mensongère pour me sauver...
Morosini se souvint alors des confidences du superintendant alors qu’ils prenaient ensemble un dernier repas avant qu’Adal et lui-même quittassent l’Angleterre. Lui aussi avait des doutes sur ce suicide un peu trop opportun, survenu dans un modeste appartement de Whitechapel, alors que le procès d’Anielka marchait à grands pas vers une sentence de mort. Warren croyait à une mise en scène, parfaitement réglée par le comte Solmanski, père d’Anielka, dont il ne désespérait pas de trouver le fin mot et apparemment il n’était pas le seul.
– Qu’en dit votre père ?
– Il fait appel à la police mais celle-ci n’a pas pris ces menaces au sérieux. Pour elle, c’est une histoire entre Polonais, des gens beaucoup trop romantiques et excessifs pour qu’on ajoute quelque foi à leurs démêlés. Mon père, alors, s’est assuré les services d’un détective privé chargé de me surveiller mais qui n’a pas empêché deux attentats : le feu a pris sans raison apparente dans ma suite du Waldorf Astoria et j’ai failli être écrasée en sortant de Central Park... J’ai alors supplié mon père de m’emmener hors d’Amérique. D’abord, je ne m’y plais pas : les gens y sont excessifs, brutaux, trop souvent mal élevés et tellement contents d’eux-mêmes !
– Ne me dites pas qu’il ne s’y est pas trouvé quelques hommes de goût pour se mettre à vos pieds et offrir leur bras à votre défense ? persifla Morosini. Quoi ? Pas le moindre soupirant ?
– Vous voulez dire qu’il y en avait trop ! Au point qu’il était impossible de savoir qui était sincère et qui ne l’était pas. N’oubliez pas que je suis une jeune veuve très riche et plutôt belle !
– Qui songerait à l’oublier ? Est-ce parce que vous vous trouviez à ce point dans l’embarras que vous avez pensé à moi ?
– Non, fit la jeune femme avec une certaine candeur qui amena un sourire ironique sur les lèvres d’Aldo. Je me suis d’abord réfugiée chez mon frère, qui habite un magnifique domaine sur la côte de Long Island, mais je ne m’y suis pas sentie longtemps à l’aise. Ethel, ma belle-sœur, est plutôt gentille, mais Sigismond et elle mènent une vie insensée : ils vont de fête en fête et leur maison ne désemplit pas. Je ne sais pas comment mon frère peut supporter une existence aussi éreintante !
– Il doit aimer ça ! Mais pourquoi êtes-vous restée si longtemps là-bas ? Qu’est-ce qui vous y retenait, alors que vous avez des biens en Angleterre et aussi en France ? Sans compter, sans doute, ce que j’ignore ?
– La sagesse, je pense. Mon père assurait qu’il valait mieux faire une nette cassure avec ce qui venait de se passer en Europe afin de laisser s’apaiser les vagues et les remous soulevés par cette malheureuse affaire. Un an lui semblait une bonne mesure. Pendant ce temps, il s’est un peu lancé dans les affaires. C’est très facile là-bas quand on en a les moyens ! Il s’est pris au jeu et s’est mis aussi à sillonner le pays. On dirait même qu’il est saisi par la soif de l’or...
– Il sillonnait le pays ? Curieuse façon de vous protéger !
– Oh, j’étais toujours très entourée mais je m’ennuyais, je m’ennuyais terriblement. Au point parfois d’apprécier la peur : elle m’occupait l’esprit. Et puis, un beau jour, j’ai appris que John Sutton venait d’arriver à New York. Wanda l’avait vu. Alors là, j’ai cédé à la panique. Je me suis enfuie en profitant d’une absence de Père.
– Quelle idée ! A votre place, j’aurais affronté l’ennemi ? Que pourrait-il vous faire ?
– Mais je l’ai affronté ! Ça a été horrible. Il est toujours persuadé que j’ai tué mon époux ; il prétend même en détenir la preuve...
– Qu’attend-il pour s’en servir alors ? fit Aldo avec dédain.
– Non. Il a trouvé mieux : il se prétend amoureux de moi et il veut que je l’épouse. Prise entre les Polonais et lui, il ne me restait qu’une seule issue : disparaître. C’est ce que j’ai fait avec l’aide de Wanda et de mon frère. Sigismond m’a procuré un faux passeport.
– On dirait qu’il a conservé ses bonnes relations avec la pègre ?
– En Amérique, on a tout ce qu’on veut avec de l’argent. Je suis à présent miss Anny Campbell. Sigismond m’a aussi pris un passage sur le paquebot France.
– Et qu’avez-vous donné comme destination à votre cher frère ? Avez-vous annoncé que vous comptiez venir chez moi ?
Elle lui jeta un regard sévère :
– Vous voulez rire ? Ce n’est pourtant pas le moment. Sigismond vous déteste...
– C’est presque un euphémisme. J’irais jusqu’à dire qu’il m’exècre ! Sentiment que je partagerais sans doute si je pensais qu’il en vaille la peine.
– Ne soyez pas méchant ! J’ai annoncé mon intention de séjourner en France ou en Suisse, en précisant que je donnerais de mes nouvelles quand j’aurais trouvé un endroit sûr et agréable.
– Et vous croyez que les vôtres ne se souviendront pas que j’existe, étant donné nos relations passées ?
– Il n’y a pas de raison. Nous n’avons eu aucun contact depuis bientôt un an et ils doivent penser que j’ai eu pour vous l’un de ces emballements de jeune fille qui ne prêtent pas à conséquence. Non, je ne crois pas que l’on viendrait me chercher à Venise.
– Ma chère, il est assez difficile de savoir ce que croit ou ne croit pas le voisin même très proche. Il ne peut être question que je vous garde ici !
La déception douloureuse qu’il lut dans le regard qu’il avait tant aimé lui fit peine mais ne le bouleversa pas. Il ne comprenait pas bien d’ailleurs ce qui se passait en lui. Un an plus tôt, il aurait ouvert ses bras sans chercher à imaginer les conséquences possibles. Seulement, il y a un an, il était follement amoureux d’Anielka et prêt à courir tous les risques. Simon Aronov l’avait bien senti qui, à Londres, était venu tirer pour lui la sonnette d’alarme. Maintenant, les choses avaient changé. Peut-être parce que sa confiance aveugle de naguère s’était trouvée entamée par les contradictions de lady Ferrals qui, tout en jurant n’aimer que lui, avait choisi de rester avec un époux détesté et n’avait pas hésité à redevenir la maîtresse de son ancien fiancé, Ladislas Wosinski. Elle avait beau jurer qu’il n’en était rien, lui Morosini avait du mal à croire que l’on pouvait conduire un homme jusqu’au meurtre de son semblable en lui offrant seulement le bout de ses doigts. Non, il n’était plus captif comme il l’avait été...
– Ainsi, vous me chassez ? murmura la jeune femme.
– Non, mais vous ne pouvez pas rester dans ma maison. Quoi que vous en pensiez, vous n’y seriez pas en sûreté et vous pourriez même compromettre celle de ses habitants. Ce que je ne veux à aucun prix : ils sont pour moi ma famille et j’y tiens !
– Autrement dit, vous ne vous sentez pas de taille à me défendre, fit-elle avec dédain. Seriez-vous peureux ?
– Ne dites pas de sottises ! Je vous ai suffisamment donné la preuve du contraire. Je peux assumer n’importe quelle défense et les hommes qui vivent ici ne sont pas des lâches mais ils ne sont plus jeunes. Quant à moi, j’étais en affaires à l’étranger et ne suis revenu que pour m’occuper de vous mais je vais repartir. Donc pas question de laisser ma maisonnée seule avec vous au milieu ! Mettez bien dans votre jolie tête que, si Venise n’est pas grande, sa colonie internationale est importante, et en outre c’est une ravissante boîte à cancans. La présence, chez moi, d’une aussi jolie femme que vous déchaînerait les commentaires !
– Alors épousez-moi ! Personne n’y trouvera à redire !
– Croyez-vous ? Et votre père, votre frère qui m’aiment tant ? Ajoutons à cela que vous n’êtes pas encore majeure. Il s’en faut d’un an si ma mémoire est fidèle ?
– Vous ne raisonniez pas de la même façon, l’an passé, au Jardin d’Acclimatation de Paris ? Vous vouliez m’enlever, m’épouser sur-le-champ...
– J’étais fou, je le reconnais volontiers, mais je songeais seulement à une bénédiction nuptiale, après quoi je vous aurais tenue cachée jusqu’à ce qu’il soit possible de régulariser la situation devant la loi !
– Eh bien, faisons ça ! Au moins, nous aurons la satisfaction de pouvoir nous aimer... autant que nous en avons envie tous les deux ? Ne dites pas le contraire ! Je le sais, je sens que vous me désirez.
C’était malheureusement vrai. Dans sa volonté de séduire, Anielka était plus tentante que jamais, et l’épisode de la cantatrice hongroise remontait à plusieurs mois. En la voyant marcher vers lui avec lenteur, les mains ouvertes en un geste d’offrande, le corps ondulant sous le fin tissu de la robe, les lèvres brillantes entrouvertes, il saisit le temps d’un éclair que le danger était sérieux. Il l’esquiva en glissant sur le côté, juste avant d’être atteint, pour aller vers la cheminée où il resta un instant le dos tourné, le temps qu’il fallait pour allumer une cigarette et retrouver le contrôle de lui-même.
– Je crois vous avoir dit que j’étais fou, fit-il d’une voix un peu altérée. Il ne peut être question de mariage. Oubliez-vous déjà que je vais repartir ?
– A merveille ! Vous m’emmenez ! Nous pourrions faire un joli voyage... très agréable à tous égards ?
Morosini commençait à penser qu’il aurait du mal à s’en débarrasser et qu’il fallait trouver au plus vite une solution. Son ton se fit très sec :
– Je ne mélange jamais les affaires et... le plaisir ! Lancé intentionnellement, le mot la blessa :
– Vous auriez pu dire : l’amour ?
– Quand le doute s’insinue, il ne peut plus en être question. Cependant, vous avez raison de penser que je ne vous abandonnerai pas. Vous êtes venue ici pour trouver un refuge, n’est-ce pas ?
– Pour vous retrouver !
Il eut un mouvement d’impatience :
– Ne mélangeons pas tout ! Je vais faire en sorte de vous mettre à l’abri. Et je ne crois pas que, chez moi, vous y seriez !
– Et pourquoi ?
– Parce que si, d’aventure, un esprit malin parvenait à relever votre trace, c’est dans cette maison qu’il atterrirait, à coup sûr. Et comme il ne saurait être question d’un de ces hôtels de luxe auxquels vous êtes habituée, il faut que je vous trouve un logis avant de repartir. A moins que vous ne souhaitiez quitter Venise pour la Suisse ou la France comme vous en aviez l’intention...
– Mais je n’en ai jamais eu l’intention. J’ai toujours voulu venir ici et puisque j’y suis, j’y reste ! comme a dit je ne sais plus quel personnage illustre.
A nouveau, elle s’approchait de lui mais ses intentions semblaient plus paisibles et, cette fois, il ne bougea pas pour ne pas changer cette entrevue en course poursuite. D’ailleurs, elle se contentait de lui tendre une main qu’il ne put refuser :
– Voilà, fit-elle avec un beau sourire, je vous déclare la guerre la plus douce qui soit : je n’aurai plus d’autre but que vous reconquérir puisque, à ce qu’il paraît, nos liens se sont détendus. Installez-moi où vous voulez pourvu que ce soit dans cette ville mais retenez bien ce que je vous dis : un jour c’est vous-même qui me ramènerez dans ce palais et nous y vivrons heureux !
Pensant qu’il était plus sage de se contenter d’une demi-victoire, Aldo posa un baiser léger sur les doigts qu’on lui offrait et sourit à son tour mais, pour qui le connaissait vraiment, ce sourire contenait une forte dose de défi :
– Nous verrons bien ! Je vais m’occuper de votre installation... miss Campbell ! En attendant vous êtes ici chez vous et j’espère que vous me ferez la grâce de déjeuner avec moi et mon ami Guy ?
– Avec plaisir. Ainsi je peux aller où je veux dans la maison ? demanda-t-elle en virant sur ses fins talons, ce qui fit voleter sa robe, découvrant ainsi encore un peu plus de jambes.
– Naturellement ! Sauf, toutefois, dans les chambres... et les cuisines ! Si vous le souhaitez, Guy vous fera visiter le magasin.
– Oh, soyez sans crainte, fit Anielka d’un ton pincé, je n’aurai garde d’aller me fourrer dans les jupes de cette grosse femme qui se donne de si grands airs, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une cuisinière !
– C’est là que vous faites erreur. Cecina est beaucoup plus qu’une cuisinière. Elle était là avant ma naissance, et ma mère l’aimait beaucoup. Moi aussi, dit Morosini avec sévérité. Elle est en quelque sorte le génie familier de ce palais. Tâchez de vous en souvenir !
– Je vois ! Si je veux devenir un jour princesse Morosini, il faut que j’apprivoise d’abord le dragon ! soupira Anielka.
– Autant vous prévenir tout de suite : celui-là est inapprivoisable ! A tout à l’heure !
Et, laissant Anielka inspecter les hautes bibliothèques pour se choisir un livre, Aldo quitta la pièce dans l’intention de chercher Cecina. Il n’eut pas à aller bien loin : elle lui apparut comme par miracle dès qu’il se trouva dans le portego, la longue galerie-musée commune à nombre de palais vénitiens. Un plumeau à la main, elle époussetait avec une attention suspecte une cage de verre renfermant une caravelle aux voiles déployées posée sur l’une des consoles de porphyre. Aldo ne se laissa pas prendre à son air faussement détaché :
– C’est très vilain d’écouter aux portes ! chuchota-t-il. Tu devrais le dire à ton confesseur !
– Grotesque ! Comme si tu ne savais pas que ces portes sont trop épaisses pour que l’on puisse entendre !
– Peut-être... quand elles sont fermées. Celle-ci ne l’était pas tout à fait ! fit-il, taquin. Et puis, depuis quand manies-tu cet outil ?
– Bon, admettons ! Qu’est-ce que tu vas faire d’elle ?
– L’installer chez Anna-Maria. Personne n’ira la chercher là. Elle y sera tranquille.
– Elle a besoin de... tranquillité ? On ne le dirait guère à la voir !
– Plus que tu n’imagines. Si tu veux tout savoir, elle est en danger. Une des raisons pour lesquelles je ne peux pas la garder ici : je n’ai aucune envie d’attirer quelque péril que ce soit sur cette maison et ses habitants...
Il allait redescendre pour téléphoner dans son bureau mais il se ravisa :
– Ah ! Pendant que j’y pense : qui connaît son nom ici ?
– Zaccaria, bien sûr, puisqu’il l’a reçue et aussi notre M. Buteau mais pas le jeune Pisani : il était à la villa de Stra pour expérimenter des peintures...
– Pas expérimenter : expertiser ! corrigea machinalement l’antiquaire... Les deux femmes de chambre ?
– Oh non ! Elles l’ont à peine vue. Quant à moi, j’ai toujours été incapable de retenir les noms étrangers. Je sais seulement que c’est une lady... quelque chose !
– Plus de lady quelque chose ou autre ! C’est désormais miss Anny Campbell. Je vais prévenir Zaccaria et Guy.
La première idée d’Aldo avait été de téléphoner à son amie Anna-Maria pour retenir le logement d’Anielka mais, à la réflexion, il choisit de se déplacer. Il connaissait d’expérience les demoiselles du téléphone à Venise : elles étaient dévorées en permanence par une insatiable curiosité et n’hésitaient pas à colporter certains échos lorsqu’ils se révélaient quelque peu croustillants. Mieux valait ne pas s’y fier.
Anna-Maria Moretti habitait, au bord d’un rio tranquille, une adorable maison rose pourvue d’un joli jardin dont le fond atteignait le Grand Canal. Depuis la guerre où son mari, médecin, avait trouvé la mort, elle l’avait convertie en une sorte de pension de famille dans laquelle elle ne recevait que des gens recommandés souhaitant vivre au calme. Étant donné qu’il s’agissait de sa propre demeure convertie pour raisons financières en halte passagère, la veuve de Giorgio Moretti ne voulait à aucun prix accueillir de clients bruyants ou mal élevés. Elle entendait que l’on se tienne chez elle comme si l’on était invité dans l’un des palais environnants.
Elle accueillit Aldo avec la chaleur toujours égale conservée à un ami d’enfance. Elle était la sœur du pharmacien Franco Guardini en compagnie duquel Morosini avait passé de l’enfance à l’adolescence, jusqu’à atteindre la maturité sans que rien vienne troubler leur entente. Plus jeune que son frère, Anna-Maria, à trente-cinq ans, couronnée d’une abondante chevelure de ce blond chaud typiquement vénitien, appartenait à la catégorie de celles dont on dit en les voyant : « Voilà une belle femme ! » Les traits de son visage et les lignes de son corps évoquaient la statuaire grecque mais lui conféraient une certaine froideur. Apparente sans doute mais qui n’avait jamais incité Aldo à lui faire la cour. Ses sentiments envers elle étaient toujours demeurés fraternels et c’était bien mieux ainsi, Anna-Maria étant la femme d’un seul amour. La disparition de son époux avait mis un terme à sa vie sentimentale.
Elle accueillit Aldo avec le lent sourire qui était peut-être son plus grand charme.
– Veux-tu que nous allions boire un verre au jardin ? Il y fait bon, ce matin !
L’automne de cette année étant d’une grande douceur, le petit jardin sur l’eau était encore plein de fleurs et la vigne vierge, d’un beau rouge profond, qui escaladait les murs de la maison et du palais voisin lui faisait un écrin somptueux. Cependant, il déclina l’invitation :
– Je boirais volontiers un Cinzano glacé mais dans ton petit bureau. Il faut que je te parle !
– Comme tu voudras !
Anna-Maria savait écouter sans interrompre son interlocuteur, et celui-ci l’eut vite informée de la situation mais, loin de s’effrayer des dangers courus par sa future pensionnaire, elle se mit à rire :
– Je suis sûre qu’il y a beaucoup d’exagération dans ce qu’elle te raconte ! Tu connais pourtant bien les femmes ? Or celle-là s’est mis en tête de devenir princesse Morosini. Comme tu n’es ni pauvre ni repoussant, je ne lui donne pas tout à fait tort. Peut-être d’ailleurs arrivera-t-elle à ses fins ?
– Ne crois pas ça ! Le temps où je souhaitais l’épouser est passé et je serais surpris qu’il revienne. Cependant ne minimise pas les problèmes qui tournent autour d’Anielka et si, je t’ai tout raconté, c’est d’abord parce que tu es une amie fidèle mais aussi pour que tu puisses refuser en connaissance de cause.
– Tu veux que je refuse ?
– Non. J’espère que tu accepteras mais les temps ont changé et les étrangers qui séjournent un peu longuement en Italie sont surveillés de près par les gens de Mussolini, et je ne voudrais pas que tu aies d’ennuis.
– Il n’y a aucune raison. D’abord la municipalité me tient en grande estime, ensuite le chef du Fascio local me mange dans la main et enfin ton amie a un passeport américain. Or, les Américains et leurs dollars, les Chemises noires les aiment beaucoup. Si miss Campbell joue bien son rôle, nous n’aurons pas de problème. Va la chercher !
– Je te l’amènerai cet après-midi. Tu es un amour !
De retour chez lui, il se mit à la recherche d’Anielka pour lui faire part des dispositions qu’il venait de prendre mais il eut quelque peine à la trouver, n’imaginant pas un instant qu’elle pût être dans son magasin d’exposition. Elle était bien là pourtant, en compagnie d’un Angelo Pisani visiblement sous le charme. Le jeune homme la guidait avec un soin dévotieux à travers les deux grandes salles, autrefois dépôts de marchandises quand les navires vénitiens sillonnaient les Echelles du Levant pour en rapporter tout ce que produisait le fabuleux Orient. A présent, au lieu des épices rares, des ballots de soie, des tapis et autres splendeurs, s’y étalaient – juste retour des choses d’ici-bas – un échantillonnage des merveilles produites au cours des siècles par les artistes et artisans de la vieille Europe.
Lorsqu’il rejoignit les deux jeunes gens, Anielka tenait en main un grand gobelet de cristal ancien, gravé d’or, qu’elle s’amusait à faire jouer dans un rayon de soleil tandis qu’Angelo, rose d’émotion, la renseignait sur l’âge et l’histoire de ce bel objet. À l’entrée de son patron, le jeune homme rougit et prit un air gêné comme si Morosini le surprenait en flagrant délit.
– J’ai... j’ai eu le plaisir d’être... pré... présenté à miss Campbell par M. Buteau, bredouilla-t-il, et je... je lui fais admirer... nos richesses !
– Remettez-vous, mon vieux ! fit Aldo avec un bon sourire. Vous avez très bien fait de distraire notre visiteuse.
– C’est une véritable caverne d’Ali-Baba, mon cher prince ! fit la jeune femme en reposant le vase.
Il y manque seulement les joyaux, les pierreries ? Où les cachez-vous donc ?
– Dans un lieu bien secret. Lorsque j’en ai à vendre, s’entend ! Ce qui n’est pas le cas en ce moment !
– Mais... on vous dit collectionneur ? Ce qui sous-entend une collection, bien sûr ! Ne me la montrerez-vous pas ?
Le ton et le sourire étaient également provocants, et Aldo n’aima pas beaucoup ce soudain intérêt pour ce que, à l’instar de ses pareils, il considérait comme son jardin secret. Cela lui rappela que cette ravissante créature qu’il avait été si près d’adorer était la fille du comte Solmanski, un homme qu’il soupçonnait toujours d’avoir commandité le meurtre de sa mère, la princesse Isabelle, pour lui voler le saphir étoilé du pectoral devenu joyau de famille dans la suite des temps.
– On dit beaucoup de choses ! soupira-t-il avec désinvolture. Il va être l’heure de passer à table et Cecina déteste que l’on fasse patienter sa cuisine !
– Alors ne la faisons pas attendre ! Vous me montrerez tout cela cet après-midi.
– A mon grand regret nous n’en aurons pas le temps ! Je dois vous conduire à la Casa Moretti où l’on vous prépare un petit appartement. Ensuite, je repartirai comme je vous l’ai annoncé, miss Campbell !
– Quoi ? Déjà ? ... Mais vous venez d’arriver ?
– En effet, mais nous sommes jeudi, et l’Orient-Express en direction de Paris quitte Venise à cinq heures un quart...
– Ah ! C’est à Paris que vous allez ?
– Je ne ferai qu’y toucher terre. L’affaire que j’ai laissée pendante m’appelle ailleurs.
La déception de la jeune femme était visible. Ce dont le jeune Pisani s’aperçut. Avec une émouvante bonne volonté, il se précipita au secours de la beauté en détresse :
– Si, en l’absence du prince, vous craignez de vous ennuyer, miss Campbell, je me mets à votre disposition... pendant mon temps libre tout au moins, rectifia-t-il avec un coup d’œil inquiet en direction de son patron. Ce sera une joie pour moi de vous faire visiter Venise. Je la connais mieux que n’importe quel guide...
Anielka lui tendit la main avec un radieux sourire, ce qui le fit rougir de nouveau :
– Vous êtes très gentil ! Je ferai appel à vous, soyez-en certain !
Morosini déplora que le jeune Pisani ne soit pas resté deux ou trois jours au château de Stra. Il crevait les yeux que ce bécasseau était en train de tomber amoureux de miss Campbell, et cela n’arrangeait rien ! Aucune jalousie dans le mécontentement d’Aldo. Il pensait seulement qu’embarqué dans cette galère le pauvre garçon risquait fort de souffrir, et c’était une idée qui lui déplaisait parce qu’il aimait bien Angelo.
Tandis qu’il se lavait les mains avant de passer à table, Guy Buteau, qui avait entendu la fin de la conversation dans le magasin, demanda :
– Je croyais que vous retourniez à Vienne ?
– D’abord, ma destination n’était pas Vienne mais Salzbourg, et ensuite, j’ai une bonne raison de passer par Paris : je voudrais bien savoir si l’on y a des nouvelles d’Adalbert dont le silence commence à m’inquiéter. Ça ne fera pas un si grand détour, puisque là-bas je pourrai prendre le Suisse-Arlberg-Vienne Express[ii] qui me déposera chez Mozart le plus confortablement du monde ! Mais je préfère que nous n’en parlions pas à table.
Le déjeuner expédié par les soins diligents d’une Cecina pressée par la hâte de voir la trop jolie intruse « vider les lieux », Aldo conduisit Anielka chez Anna-Maria où elle se déclara enchantée du décor aussi bien que de l’accueil, revint régler deux ou trois détails avec ses collaborateurs puis se fit déposer par Zian à la gare de Santa Lucia où il arriva un quart d’heure environ avant le départ du train, ce qui lui laissa le temps d’acheter quelques journaux pour la route.
Ce fut avec un vif soulagement qu’il prit possession du single que le contrôleur des wagons-lits parvint à lui trouver. Grâce à Dieu, il avait réussi à ne passer que la journée à Venise et à régler au mieux une question délicate. Ce n’était, bien sûr, que momentané mais, professant volontiers le vieil adage affirmant qu’à chaque jour suffit sa peine, il était content de pouvoir écarter ce souci de son esprit pour se consacrer à la recherche de la dame masquée de dentelles noires...
Pourtant, lorsqu’il déplia l’un de ses journaux étrangers, un titre lui sauta aux yeux : « Vol à la Tour de Londres... Les joyaux de la Couronne en danger. Grande émotion dans toute l’Angleterre. »
A la surprise générale, un seul bijou avait été dérobé, avec une facilité qui laissait le journaliste perplexe et incitait à se poser des questions sur la confiance que l’on pouvait attacher aux moyens de protection déployés autour du Trésor britannique. Il est vrai qu’étant donné la récente publicité faite à la Rose d’York, les conservateurs de la Tour avaient jugé préférable de l’installer dans une vitrine séparée et peut-être un peu moins bien protégée. Mais qui pouvait imaginer qu’on volerait ce vieux diamant, moins éclatant que ses confrères, quand les plus gros du monde se trouvaient à proximité ? Le rédacteur concluait à une opération montée sans doute par l’un des nombreux collectionneurs déçus quand le gouvernement de Sa Majesté avait récupéré le diamant historique. Naturellement, le superintendant Warren était de nouveau en charge d’une affaire qui lui avait déjà fait passer quelques nuits blanches...
Ayant lu, Morosini envoya une amicale pensée au Ptérodactyle, qui n’avait pas besoin de ce surcroît de travail, puis se mit à réfléchir. Qui avait pu prendre de tels risques – ils étaient réels en effet ! – pour s’approprier la maudite pierre... ou plus exactement sa copie fidèle ? Lady Mary reposait à présent dans la sépulture écossaise des Killrenan, son époux coulait des jours paisibles sous étroite surveillance dans une clinique psychiatrique. Restait peut-être Solmanski, le père d’Anielka, l’ennemi juré de Simon Aronov, prêt à tout pour s’approprier le pectoral dont il croyait détenir le saphir Oui, ce vol audacieux était peut-être son œuvre ? Anielka ne disait-elle pas qu’il s’absentait souvent « pour ses affaires » ? Ou alors, bien sûr, un collectionneur tout à fait en dehors du circuit ayant les moyens de s’offrir un cambrioleur habile et des complicités ? De toute façon, le vrai diamant étant à présent retourné à sa source, ce qu’il pouvait advenir de sa doublure n’intéressait plus guère Morosini. Et, comme la sonnette du premier service retentissait dans le couloir, il plia son journal, le mit sous son bras et s’en alla dîner...