Troisième partie La lèpre de Venise

CHAPITRE 12 UN PIÈGE TROP BIEN TENDU


C’était la première fois que Morosini rentrait chez lui en voiture. A ce fils de la Sérénissime amoureux de la mer, les bateaux suffisaient. Et pour les voyages en dehors du pays les grands express européens, confortables comme des palaces roulants, emportaient ses préférences.

Il n’en était pas moins enchanté du voyage accompli : son petit engin marchait à merveille et allait lui permettre cette arrivée surprise grâce à laquelle il espérait découvrir ce qui passait au juste chez lui. Revenir à pas de loup, il n’aimait pas beaucoup ça. La joie qu’il éprouvait à regagner sa chère maison s’en trouvait affectée, mais le moyen de faire autrement ?

Arrivé à Mestre, il confia l’automobile à l’unique garage de la ville où il comptait la laisser en pension jusqu’à ce qu’il en ait besoin. Ensuite, il hésita : prendrait-il passage sur une barge, mais elles étaient lentes et il était déjà plus de quatre heures. Aussi opta-t-il pour l’une des navettes ferroviaires plusieurs fois quotidiennes qui reliaient Mestre à Venise. La belle de l’Adriatique n’était en effet retenue à la terre que par le double fil d’acier des rails sur les trois mille six cents mètres du ponte sulla Laguna[x].

Arrivé en gare de Venise quelques minutes plus tard, Morosini était certain que personne ne l’attendrait puisque ce n’était l’heure d’aucun grand train. Il n’évita cependant pas la surprise un peu choquée du porteur qui prit ses bagages :

– Je n’aurais jamais cru ça ! Vous, Excellence, dans la navette ?

– Je suis venu en voiture jusqu’à Mestre et ça m’arrivera encore de prendre les petits trains. Les temps changent...

– Ça, vous pouvez le dire ! murmura l’homme en désignant du menton deux hommes jeunes, en chemises et calots noirs, qui déambulaient lentement, les mains derrière le dos. Y en a partout maintenant de ces types venus on n’ sait d’où et qui ont l’air de menacer tout le monde... D’ailleurs ils ont la main leste !

– Et la police ? Elle laisse faire ?

– On ne lui demande pas son avis ! C’est plus sain pour elle de n’ pas bouger... Allons bon ! Les voilà qui viennent !

Les miliciens, en effet, s’intéressaient à ce voyageur élégant débarqué dans des conditions qui leur paraissaient anormales :

– Vous venez d’où ? demanda l’un d’eux pourvu de l’accent rocailleux de la Romagne et, bien sûr, sans l’ombre d’un salut.

– De Mestre où j’ai laissé ma voiture. C’est défendu ?

L’un des hommes, qui se curait les dents, grogna :

– Non, mais c’est pas normal. Vous êtes étranger au moins ?

– Je suis plus vénitien que vous et je rentre chez moi...

Bien décidé à ne pas se laisser faire par ces rustres, il allait passer outre mais on n’en avait pas encore fini avec lui.

– Si vous êtes d’ici, dites voir un peu comment vous vous appelez ?

– Vous n’avez qu’à le demander à n’importe quel employé de la gare : tout le monde me connaît !

– C’est le prince Morosini ! se hâta de répondre le porteur, et à Venise, tout le monde l’aime bien parce qu’il est généreux...

– Encore un de ces aristos qui n’ont jamais rien fait de leurs dix doigts ?

– Erreur, mon ami, je travaille, moi ! Je suis antiquaire... et j’ai bien l’honneur de vous saluer ! Viens Beppo !

Et cette fois il leur tourna le dos, en se maudissant d’avoir eu l’idée d’arriver quand même par le train... Le voyage par eau lui eût évité cette rencontre désagréable mais il la chassa vivement de son esprit tandis qu’il embarquait dans le canot de l’hôtel Danieli dont le chauffeur, venu chercher des paquets, lui avait proposé de le déposer. Le parcours du Grand Canal représentait toujours pour lui un moment de grâce et il voulait en goûter la beauté sous un coucher de soleil comme on en voyait fort peu aux approches de l’hiver. Une journée comme celle qu’il venait de vivre – ciel bleu et douceur de l’air chargé de senteurs marines ! – était exceptionnelle en novembre.

Mais, lorsque le canot obliqua vers la droite et l’entrée du rio Foscari, Morosini reçut un choc désagréable : au seuil de son palais, un gamin en chemise noire qui semblait le frère cadet de ceux de la gare montait la garde, une arme à la bretelle.

– Eh bien, dit l’homme du Danieli, on dirait que vous avez de la visite, don Aldo ? Ils commencent à devenir envahissants, ces gens-là !

– Un peu trop en effet ! dit celui-ci entre ses dents.

Et sans attendre que le visiteur indésirable lui pose la moindre question, il attaqua en lui demandant ce qu’il faisait là. Le jeune milicien commença par rougir sous le regard orageux du prince mais il n’en abandonna pas pour autant le ton insolent qui semblait de mise :

– Ça vous regarde pas. Et, vous, vous voulez quoi ?

– Rentrer chez moi ! Je suis le propriétaire de cette maison.

L’autre s’écarta de mauvaise grâce et se garda bien de donner un coup de main pour le débarquement des bagages. Morosini remercia son chauffeur et, abandonnant ses valises au milieu du vestibule, se dirigea vers son bureau après avoir appelé Zaccaria. Sensible aux atmosphères, il n’aimait pas du tout celle qui régnait chez lui, et même une vague inquiétude commençait à poindre.

Celui qui parut, ce fut Guy Buteau mais tellement pâle, tellement bouleversé qu’Aldo crut qu’il allait s’évanouir. Il se précipita pour le soutenir :

– Guy ! Que se passe-t-il ? Vous êtes malade ?

– D’angoisse, oui, mais, Dieu soit loué, vous êtes là ! Vous avez reçu mon télégramme ? ...

– Je n’ai rien reçu du tout. Quand l’avez-vous envoyé ?

– Avant-hier. Tout de suite après... le drame !

– Je devais être sur la route. Mais de quel drame parlez-vous ?

– Cecina et Zaccaria... ils ont été arrêtés par les gens du Fascio. Et tout ça, parce qu’ils ont voulu jeter dehors cet homme quand il a prétendu s’installer ici... Oh, Aldo, j’ai l’impression de vivre un cauchemar !

– Quel homme ? Parlez, bon Dieu ! Incapable de soutenir le regard fulgurant de

Morosini, Buteau détourna le sien :

– Le... le comte Solmanski. Il... il est arrivé il y a deux jours. C’est sa fille qui nous l’a amené...

– Quoi ?

Cette fois, Aldo crut tout de bon que l’un d’eux était en train de devenir fou et si ce n’était Guy, il fallait que ce soit lui. Solmanski ! Cet assassin, ce misérable chez lui ! Et conduit par Anielka ? Il s’accorda quelques secondes pour encaisser mais son incompréhension demeurait totale... à moins que la plus rouée des femmes ne lui ait joué une infernale comédie en affirmant se cacher des siens pour mieux dépister ses prétendus poursuivants ? Ce qui, après tout, ne l’étonnait plus vraiment. Anielka s’était jouée de lui dès leur première rencontre.

– Ne me dites pas qu’ils ont osé loger chez moi ?

– Si. Ils sont venus escortés par des miliciens. Vous savez sans doute, puisque, m’a confié Cecina, vous avez téléphoné l’autre soir, qu’elle... cette femme qui s’était prétendue votre fiancée passait le plus clair de son temps ici ?

– ... grâce à ce jeune imbécile de Pisani dont elle a tourné la tête et à qui je vais frotter les oreilles ! A propos, où est-il celui-là ? Il roucoule toujours aux pieds de sa belle ?

– Non. Il a disparu après qu’elle lui a ri au nez en le traitant de benêt. Il doit se cacher quelque part, malade de honte.

– Il fait bien : cela m’évitera de le flanquer à la porte. Mais parlez-moi de Cecina et de son époux. Qu’y a-t-il eu au juste ?

Ce fut simple et rapide. En voyant débarquer, avec armes et bagages, les deux Solmanski accompagnés d’un chef des Chemises noires et prétendant prendre logis au palais Morosini, Cecina était entrée dans la plus mémorable des colères dont tout Venise reconnaissait, avec un rien d’admiration, l’exceptionnelle virulence. D’un mot en était venu un autre et, devant ce qu’elle considérait comme une violation de son territoire et un insupportable déni de justice, la bouillante Napolitaine avait laissé entendre ce qu’elle pensait des nouveaux maîtres de l’Italie. L’effet avait été immédiat : on s’était emparé d’elle sur-le-champ et, comme Zaccaria s’était jeté lui aussi dans la bagarre pour défendre sa femme, ils avaient été arrêtés tous les deux pour outrage à la personne sacrée du Duce !

– Je vous jure, Aldo, que j’ai fait ce que j’ai pu pour qu’on les libère mais ce Fabiani qui les accompagnait m’a menacé du même sort. Il a dit que Solmanski était un ami personnel de Mussolini et que l’envoyer habiter chez nous était une marque de faveur extraordinaire qu’il convenait d’apprécier autrement que par des injures. J’ai expliqué qu’en votre absence il était plus que délicat de faire pénétrer des étrangers sous votre toit. On m’a répondu que votre future épouse et son père ne pouvaient être considérés comme des étrangers...

– Encore cette histoire insensée ? Je n’ai pourtant pas caché ma façon de penser à... lady Ferrals sur ce point !

– Elle a cru peut-être que vous vouliez la mettre à l’épreuve ou Dieu sait quoi ? Toujours est-il que j’ai été obligé de m’incliner si je ne voulais pas laisser votre maison sans surveillance.

– Qui songerait à vous reprocher quoi que ce soit, mon ami ? fit Aldo que ce chagrin bouleversait. Ils sont ici, en ce moment ?

– Dans le salon des laques où Livia a dû leur servir le thé.

– Ils se croient vraiment chez eux ! ragea Morosini. Mais, j’y pense, comment vous nourrissez-vous ? Qui remplace Cecina aux fourneaux ?

L’ancien précepteur baissa le nez et devint tout rouge :

– Oh... pour ce qui est du thé, du café, les petites Livia ou Fulvia s’en tirent bien. Pour le reste... c’est moi !

– C’est vous qui faites la cuisine ? lâcha Morosini abasourdi. Ils ont osé vous demander ça ?

– Non. C’est moi qui en ai décidé ainsi. Vous savez l’amour que notre Cecina porte à son domaine, à ses casseroles, et j’ai pensé que l’absence lui serait moins pénible si... un ami s’en chargeait. Elle doit être déjà assez malheureuse sans imaginer une violation de son domaine particulier.

Ému, Aldo prit le vieil homme dans ses bras et le tint un instant serré contre lui. Cette preuve d’amitié donnée à celle qu’il appelait sa mère-nourrice lui allait droit au cœur mais il savait depuis longtemps qu’à travers d’innombrables discussions et controverses culinaires les liens tissés entre la Napolitaine et le Bourguignon étaient devenus fraternels.

– J’espère qu’elle viendra bientôt vous dire ce qu’elle en pense, murmura-t-il. Maintenant, je vais m’occuper des envahisseurs ! Et s’il ne tient qu’à moi...

– Allez-y doucement, Aldo ! pria M. Buteau. N’oubliez pas que nous sommes gardés et qu’il suffirait d’un coup de sifflet au gamin sinistre qui obstrue notre porte pour attirer une escouade de ses collègues ! Il faut à tout prix que vous restiez avec nous, sinon ces gens sont capables de vous déposséder de tout’

– On n’en est pas encore là !

Cependant, parti pour escalader l’escalier quatre à quatre, il ralentit le mouvement, s’accordant ainsi le temps de réflexion nécessaire au refroidissement de sa colère. N’eût-il écouté que son indignation, il eût, sans doute, passé le seuil du salon des laques, empoigné ce vieux démon de Solmanski pour l’envoyer directement dans le Grand Canal à travers une fenêtre.

Arrivé dans le portego, la longue galerie où l’on avait rassemblé, sous l’œil altier du doge Francesco Morosini, le Péloponnésien, les grands souvenirs des combats et des gloires navales de la famille, il abandonna sur l’un des coffres de marine son pardessus, ses gants et son chapeau, l’œil fixé sur la porte derrière laquelle l’ennemi restait tapi. L’impression qu’un ver immonde était en train de pourrir le fruit magnifique de sa maison, mûri par des siècles de grandeur ! Mais il avait mieux à faire que philosopher ! Prenant une profonde respiration comme on faut toujours avant de plonger, il ouvrit la porte d’un geste décidé et entra...

Ils étaient là tous les deux, le père et la fille, assis de part et d’autre d’un guéridon ancien supportant un large plateau d’argent, lui vêtu de noir à son habitude, le monocle soulevant avec arrogance son épais sourcil gris ; elle frileusement habillée d’un fin lainage blanc qui lui donnait cet air de fée des neiges auquel Aldo n’avait été que trop sensible mais qui, cette fois, le laissa froid.

Ce fut elle qui le vit la première. Posant sa tasse, elle s’élança vers lui, les mains tendues :

– Aldo ! Enfin vous voilà ! Je suis si heureuse... Elle était prête à l’étreinte. Il l’arrêta d’un geste sec et sans lui accorder même un regard :

– Je ne suis pas certain que vous le restiez longtemps.

Puis, marchant droit sur le comte qui le regardait venir avec un demi-sourire mais sans bouger d’une ligne, il attaqua :

– Foutez le camp d’ici" ! "Vous n’avez rien à faire chez moi !

Brusquement relevé, le sourcil lâcha son cercle de verre tandis que, reposant sa tasse, Solmanski semblait se ramasser sur lui-même. Sa bouche rasée eut un pli déplaisant :

– Eh bien, quel accueil ! J’espérais mieux d’un homme dont je viens combler les aspirations les plus profondes en assurant son bonheur.

– Mon bonheur ? Vraiment ? En faisant jeter en prison telle qui a été ma seconde mère et mon plus vieux serviteur ? Et vous pensiez que j’allais avaler ça ?

Solmanski eut un geste évasif, se leva et fit quelques pas sur le tapis de la Savonnerie :

– Cette femme vous est peut-être chère mais elle a méconnu vos intérêts les plus élémentaires en me refusant l’hospitalité demandée cependant, fort courtoisement, par le grand homme qui a pris en main les destinées de ce pays et qui...

– Que pensez-vous tenir, en ce moment ? Une réunion électorale ? Je ne connais pas Benito Mussolini, il ne me connaît pas et je désire seulement que nos relations en restent là ! Cela dit, la demeure des Morosini n’a jamais servi d’asile à un assassin et c’est ce que vous êtes. Alors partez ! Allez à Rome, allez où vous voulez mais quittez ce palais ! Et emmenez votre fille !

– Sa vue vous offenserait-elle ? Vous seriez bien le premier et, jusqu’à présent, vous pensiez autrement ?

– Il y a déjà un moment que j’ai changé d’avis en ce qui la concerne : elle est beaucoup trop bonne comédienne pour mon goût. Un grand avenir l’attend au théâtre !

La protestation indignée d’Anielka fut coupée net par son père qui l’invita d’un ton aimable mais ferme à se retirer dans sa chambre :

– Nous allons sans doute nous dire des choses peu agréables. Je préfère que tu ne les entendes pas : tu risquerais de t’en souvenir plus tard.

À la surprise de Morosini, Anielka ne protesta pas. Elle eut l’ébauche d’un geste vers la statue rigide et sans regard qu’il dressait en face d’elle puis laissa retomber sa main et sortit sans que son pas léger eût arraché la moindre plainte au parquet. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, Aldo alla se placer devant le grand portrait en pied de sa mère, peint par Sargent, qui faisait face à celui de l’héroïne familiale, Felicia, princesse Orsini et comtesse Morosini, dont Winterhalter avait fixé sur la toile l’impérieuse beauté. Aldo resta devant le tableau et, les mains nouées dans le dos, fit face à l’homme dont il était sûr qu’il était le commanditaire du meurtre. Le sourire qu’il lui offrit alors fut un poème de dédaigneuse insolence :

– Au temps où j’étais amoureux d’elle, je me suis souvent demandé si... lady Ferrals – il ne pouvait s’obliger en cet instant à prononcer le prénom – était votre fille. J’en suis maintenant certain : elle vous ressemble trop... et c’est pourquoi je ne l’aime plus !

– Oh, vos sentiments n’ont pas beaucoup d’importance ! Vous ne serez pas le premier couple à faire cœur à part. Encore que je la croie très capable de vous reconquérir. Sa beauté est de celles qui ne laissent aucun homme indifférent. La rouerie est un travers bien féminin mais qui se pardonne aisément quand la femme possède un visage d’ange et un corps à damner Satan lui-même !

Morosini se mit à rire :

– Avec lui ce serait de l’inceste ! Mais dites-moi, Solmanski, songeriez-vous par hasard à devenir mon beau-père ?

– Bravo ! Vous comprenez vite ! jeta l’autre rendant sarcasme pour sarcasme. J’ai en effet décidé de vous donner Anielka. Je sais qu’il fut un temps où vous l’auriez reçue à genoux mais, à l’époque, une telle union se mettait à la traverse de mes projets. Il n’en est pas de même aujourd’hui et je ne suis venu que pour conclure ce mariage.

– Vous ne manquez pas d’audace ! Tartuffe était un apprenti auprès de vous. Pourquoi donc n’ajoutez-vous pas que ma demeure vous est apparue comme un excellent refuge contre les polices qui vous recherchent ? Et pas pour des broutilles : plusieurs assassinats, séquestration... vol aussi car vous devez être pour quelque chose dans le cambriolage de la Tour de Londres ?

Le comte s’épanouit soudain comme une belle-de-jour touchée par le premier rayon du soleil :

– Ah, vous avez deviné ? Vous êtes plus intelligent que je ne le pensais et j’avoue que... je ne suis pas mécontent de ce coup-là ! Mais puisque vous abordez la question du pectoral, et que j’ai en ma possession le saphir et le diamant, je pense que vous ne verrez pas trop d’inconvénients à me remettre l’opale puisque, pour vous et pour Simon Aronov, la course est perdue aux trois quarts ?

– Elle l’est aussi pour vous, fit Morosini soudain suave, sachant fort bien que les joyaux détenus par Solmanski étaient faux. Si vous voulez cette pierre, il vous faudra aller la chercher dans les entrailles de la terre, au fond de la cascade des environs d’Ischl où s’est jetée la malheureuse condamnée par vous à mourir dans le feu d’une explosion. Elle a choisi l’eau.

– Vous mentez ! gronda l’homme dont le nez se pinçait curieusement.

– Non, sur mon honneur, encore que ce mot-là doive vous être inconnu. Le journal autrichien acheté hier et qui se trouve dans mes bagages fait état de cet accident. Quant à Mlle Hulenberg, elle avait, à l’insu de ses serviteurs, soustrait l’aigle de diamant au reste de ses bijoux. Par une étrange aberration, elle voyait en elle son plus cher talisman et elle la portait constamment cachée dans ses vêtements. Eh oui, Solmanski ! Durant plusieurs jours, vous avez eu l’opale à portée de la main. Malheureusement, elle s’en était parée pour son dernier dîner et l’a emportée dans la mort... avec également un assez joli diadème que Mme von Adlerstein lui avait prêté pour la circonstance. Il faudra vous contenter des bijoux que vous avez volés, avec tout de même une consolation : vous ne serez plus obligé de les partager avec madame votre sœur. Là où est la baronne, elle ne risque pas d’en porter avant longtemps !

– C’est à cause de vous si elle a été arrêtée, grinça le comte. Vous en vanter devant moi est une grave maladresse !

Sous une poussée de rancune, l’arrogance du soi-disant Polonais s’effritait. Aldo s’accorda le plaisir d’allumer une cigarette et d’en souffler la fumée au nez de son ennemi avant de déclarer :

– Ce fut pour moi une vraie joie et je ne pense pas que cela vous cause une peine sérieuse : vous n’êtes pas l’homme des grands sentiments...

– Peut-être mais je suis aussi un homme qui aime à régler ses comptes et le vôtre s’alourdit singulièrement. Quant à l’opale, je ne désespère pas d’en prendre un jour possession : un corps cela se retrouve, même dans une cascade.

– A condition de pouvoir, au moins, retourner à Ischl où le Polizeidirektor Schindler serait si heureux de vous accueillir !

– Chaque chose en son temps. Pour l’heure présente, c’est de vous qu’il s’agit et de votre prochain mariage : dans cinq jours, vous ferez de ma fille une délicieuse princesse Morosini !

– N’y comptez pas ! articula Aldo.

– Vous pariez ?

– Sur quoi ?

Les yeux du comte, froids comme ceux d’un reptile et ceux, étincelants, du prince s’étaient accrochés et ne se lâchaient plus. Un sourire cruel tordit les lèvres minces de Solmanski :

– Sur la vie de cette grosse femme que vous appelez votre seconde mère et sur celle de son compagnon. Nous avons veillé, mes amis et moi, à ce qu’on les enferme dans un heu suffisamment secret pour que la police officielle n’ait aucune chance de les retrouver et d’où ils pourraient disparaître sans la moindre difficulté... C’est ce qui leur arrivera si vous refusez.

Un désagréable filet de sueur froide glissa le long de l’échiné raidie du prince-antiquaire. Il savait ce forban capable de mettre sa menace à exécution sans l’ombre d’une hésitation, et même en y prenant un certain plaisir. La pensée de la mort, peut-être affreuse, qu’il réservait au vieux couple qu’il aimait depuis l’enfance lui fut intolérable, mais il refusait de rendre les armes aussi vite et tenta de combattre encore :

– Venise est-elle tombée si bas qu’un monstre tel que vous puisse y perpétrer ses forfaits à son aise sans que ceux qui la gouvernent puissent l’en empêcher ? J’ai beaucoup d’amis parmi eux...

– …dont aucun ne lèvera le petit doigt ! Ce n’est pas Venise qui tombe en décrépitude, c’est l’Italie tout entière. Il était grand temps qu’un homme se lève et nombreux sont ceux qui le reconnaissent. La loi, à présent, ce sont ses serviteurs qui la font. Et j’ai l’honneur d’être son ami. Vous le serez aussi dès l’instant où vous lui obéirez ! Il sera beaucoup plus grand que n’importe lequel de vos doges...

– Cela reste à voir. L’obéissance est un mot que l’on déteste ici, quant à moi je ne partagerais pas avec vous même l’amitié d’un saint !

– Cela veut dire que vous refusez ? Prenez garde : si dans cinq jours ma fille n’est pas devenue votre femme, vos gens ne seront pas mis à mort tout de suite mais chaque jour qui s’écoulera en plus vous apportera un cadeau de leur part : une oreille... un doigt !

Ce fut plus qu’Aldo n’en pouvait supporter. Pris d’une aveugle fureur, d’un irrépressible besoin de figer à jamais ce visage impudent, d’éteindre pour toujours cette voix féroce, il se jeta de tout son poids sur le comte qui n’eut pas le temps de prévenir son attaque, le renversa sur le tapis, entraînant avec eux le plateau qui s’abattit dans un tintamarre d’apocalypse et, nouant ses longs doigts nerveux autour de la gorge mal protégée par le col à coins cassés, il entreprit de l’étrangler, jouissant déjà du premier râle que l’autre fit entendre. Ah, la divine sensation de le sentir se débattre sous sa poigne impitoyable ! Quelqu’un, cependant, surgit qui le tira en arrière :

– Lâchez-le, Aldo, je vous en conjure ! supplia la voix épouvantée de Guy Buteau. Si vous le tuez nous y passerons tous !

Les mots réussirent à s’enfoncer comme un coin de glace dans le cerveau du prince. Ses mains desserrèrent leur étreinte et, lentement, il se releva, époussetant d’un geste machinal le pli de son pantalon avant même d’essuyer, de son mouchoir, la sueur fine qui perlait à son front :

– Pardonnez-moi, Guy ! fit-il d’une voix rauque. J’avais oublié, je crois, tout ce qui n’était pas mon désir d’en finir une bonne fois avec ce cauchemar vivant ! Pour rien au monde, je ne voudrais que l’on vous fasse de mal, à vous ou à n’importe lequel de ceux que ce toit a toujours abrités.

Sans un regard à sa victime que l’ancien précepteur aidait charitablement à reprendre pied, il sortit du salon et le claquement de la porte résonna tout au long du portego.

Anielka l’attendait, debout et les mains jointes, auprès du coffre où il avait déposé ses vêtements. Le regard qu’elle leva sur lui était lourd de larmes et implorant :

– Ne pouvons-nous parler un instant seul à seule ? demanda-t-elle.

– Votre père s’est exprimé pour vous deux ! Souffrez cependant que je vous félicite : votre piège a été bien tendu, de main de maître, mais vous avez été à bonne école ! Et moi je n’ai été qu’un imbécile de me laisser prendre une fois de plus à votre personnage de fragile créature poursuivie par toutes les forces du mal... Je n’ai jamais pu savoir qui vous étiez réellement, lady Ferrals, mais à présent, je n’en ai plus la moindre envie ! Veuillez me laisser passer !

Elle baissa la tête et s’éloigna.

Après une courte hésitation, Aldo décida de sortir et se rhabilla. Dans l’escalier, il rencontra Livia qui commençait à monter ses bagages. Il vit qu’elle avait les yeux rouges :

– Laissez la grande valise, je m’en occuperai tout à l’heure, lui dit-il. Et... n’ayez pas peur, Livia ! Nous vivons un mauvais rêve mais je vous promets de nous en sortir.

– Et notre Cecina ? Et Zaccaria ?

– Eux surtout ! Eux avant tout ! ... mais si vous avez peur, allez passer quelque temps chez votre mère.

– Pour laisser Votre Excellence faire son café toute seule ? Quand on appartient à une maison, don Aldo, on vit avec elle les bons comme les mauvais jours. Et Fulvia pense comme moi !

Ému, Morosini posa une main sur l’épaule de la jeune femme de chambre et la pressa doucement :

– Qu’ai-je fait pour mériter des serviteurs comme vous ?

– On a ceux qu’on mérite !

Et Livia poursuivit son ascension.

La nuit était tombée depuis un moment déjà et, à la porte du palais, les grandes lanternes de bronze montrèrent à Morosini que le milicien de garde n’était plus le même. On avait dû le relever mais le prince n’eut guère le temps de s’attarder sur la question : avec l’air de surgir de l’eau sombre moirée par les reflets de lumière, Zian venait de bondir sur les marches verdies :

– Don Aldo ! Madona mia ! Vous êtes rentré ? Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ?

– Parce que j’ai préféré ne prévenir personne. Viens ! Nous allons prendre la gondole : tu me conduis à la Cà Moretti ! ... Comment se fait-il que je te trouve à cette heure-ci ? demanda-t-il tandis que le gondolier décollait l’élégant esquif des palis rubannés. Tu ne gardes plus le palazzo Orseolo ?

– Plus depuis deux jours, Excellence ! Donna Adriana est rentrée mardi soir, au moment où j’arrivais pour prendre mon service, et elle m’a autant dire fichu à la porte.

– Curieuse façon de te remercier ! Qu’est-ce qui lui a pris ?

– Je ne sais pas. Elle était bizarre, avec la mine de quelqu’un qui a beaucoup pleuré... Je ne suis même pas certain qu’elle m’ait reconnu.

– Elle était seule ?

– Tout à fait et il m’a semblé qu’elle ne rapportait pas tous les bagages qu’elle avait emportés. Elle a sûrement des ennuis...

Morosini voulait bien le croire. Il devinait sans peine ce qui avait dû se passer entre Adriana et le valet grec dont elle rêvait de faire un grand chanteur. Pour l’excellente raison que, depuis longtemps, il en avait imaginé le scénario : ou bien Spiridion devenait célèbre et trouvait sans peine une compagne plus jeune et surtout plus riche, ou bien il ne devenait rien mais, étant pourvu d’un assez beau physique, il se trouvait une maîtresse plus jeune et surtout plus riche ! Dans les deux cas, la malheureuse Adriana, proche de la ruine, se voyait débarquée sans trop de précautions oratoires. D’où les yeux rouges et la mine bizarre.

– J’irai la voir demain, conclut Aldo.

Il trouva Anna-Maria dans la petite pièce intime, mi-salon, mi-bureau, d’où elle dirigeait, avec grâce et fermeté, son élégante pension de famille. Mais elle n’y était pas seule : assis dans un fauteuil bas, les coudes aux genoux et un verre dans les mains,

Angelo Pisani, le visage plissé par le souci, essayait de se remonter le moral. L’entrée soudaine de Morosini le mit debout aussitôt :

– Désolé de t’envahir ainsi sans prévenir, Anna-Maria, mais je voulais causer un moment avec toi... Qu’est-ce que vous faites-là, vous ?

– Ne le bouscule pas trop, Aldo ! plaida la jeune femme dont le sourire disait le plaisir que lui apportait cette visite inattendue. Il s’est fait rouler dans la farine par la pseudo-miss Campbell et il est malheureux comme les pierres.

– Ce n’est pas une raison pour abandonner son travail. Je lui ai confié mes affaires sous le contrôle de Guy Buteau et quand il ne se transforme pas en chien de manchon, il vient pleurer dans tes jupes. Au lieu de rester à son poste et de s’expliquer avec moi d’homme à homme...

Le ton cinglant fit blêmir le jeune homme mais réveilla en même temps son orgueil :

– Je sais bien que vous m’aviez fait confiance, prince, et c’est ce qui me rend malade. Comment oser vous regarder en face à présent et surtout comment imaginer qu’une femme au regard d’ange, aussi exquise, aussi...

– Voulez-vous que je vous fournisse d’autres adjectifs ? Vous n’en trouverez jamais autant que moi. J’avais compris que vous alliez en tomber amoureux et j’aurais dû vous interdire tout contact avec elle mais vous ne m’auriez pas obéi, n’est-ce pas ?

Angelo Pisani se contenta de baisser la tête, ce qui était une réponse suffisante. Anna-Maria s’en mêla :

– Vous continuerez aussi bien cette explication assis ! Reprenez votre verre, Angelo et toi, Aldo, je te sers ! Où en es-tu ?

– Je te le dirai après, fit Morosini en acceptant le verre de Cinzano qu’elle lui offrait. Laisse-moi en finir avec Pisani ! Décoincez-vous, mon vieux ! ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme. Reprenez votre siège, buvez un peu et répondez-moi.

– Que voulez-vous savoir ?

– Cecina que j’ai eue au téléphone... juste avant la catastrophe, j’imagine, m’a dit que lady Ferrals – pour lui donner son vrai nom ! – était chez moi continuellement. Qu’y faisait-elle ?

– Pas grand mal ! Elle ne cessait d’admirer le contenu du magasin, elle me demandait des renseignements, des histoires...

– Et... le contenu des coffres ? A-t-elle demandé à le voir ?

– Oui. A plusieurs reprises, bien que je lui aie répété ne pas disposer des clefs puisque c’est M. Buteau qui les a, mais, en admettant que je les aie eues, je vous donne ma parole que je n’aurais jamais ouvert pour elle. C’eût été trahir votre confiance ! ...

– C’est bien. A toi maintenant, Anna-Maria ! Comment est-elle partie de chez toi ?

– Le plus simplement du monde. Il y a deux jours, un homme hésitant entre la cinquantaine et la soixantaine, portant monocle, un peu l’allure d’un officier prussien en civil mais fort distingué, est venu voir « miss Campbell » en demandant qu’on veuille bien lui passer un petit mot. Elle est arrivée tout de suite, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre après quoi elle est montée faire ses bagages tandis qu’il réglait la note en annonçant qu’il allait revenir la chercher. Le programme a été exécuté en tous points puis elle m’a dit un « au revoir » chaleureux en me remerciant de mes soins, lui m’a baisé la main et ils sont partis à bord d’un motoscaffo. J’avoue n’avoir pas très bien compris, étant donné ce que tu m’avais confié.

– Oh, c’est fort simple ! Cet homme, qui se dit un ami personnel de Mussolini et semble avoir à sa dévotion tout le Fascio de Venise, est allé s’installer chez moi, a fait enlever Cecina et Zaccaria par les Chemises noires et, dès mon retour, m’a annoncé que si je voulais revoir mes chers vieux serviteurs vivants, je devais, dans cinq jours, épouser sa fille. J’ajoute que ce Solmanski est un criminel déjà recherché par la police autrichienne et, très probablement, par Scotland Yard. Il a, à ma connaissance, au moins quatre morts récentes sur la conscience, sans compter d’autres plus anciennes. Je suppose qu’il a dû tremper aussi dans le meurtre d’Eric Ferrals...

– Et il veut que tu épouses sa fille ? Mais pourquoi ?

– Pour me tenir dans sa main. Nous sommes engagés, l’un et l’autre, dans une affaire gravissime et il pense sans doute avoir désormais barre sur moi.

– Si vous le permettez, prince, coupa Angelo, votre collection de joyaux anciens l’intéresse aussi. Anny... je veux dire lady Ferrals m’en a trop souvent parlé pour qu’il en soit autrement.

– Je n’en doute pas un seul instant, mon ami. Cet homme-là aime les pierres tout autant que moi mais pas de la même façon.

La signora Moretti servit de nouveau ses hôtes et revint à la charge :

– Mais c’est affreux ! Tu ne vas pas accepter ces gens-là dans l’une des premières familles de Venise ?

– Tu veux dire épouser ? A moins d’un raz de marée qui nous emporterait tous, je ne vois pas, hélas, d’autre moyen de sauver Cecina et Zaccaria. Sauf, peut-être, si tu peux m’aider ? Ne m’as-tu pas dit que le chef du Fascio local te mangeait dans la main ?

– Fabiani ? Je l’ai dit, c’est vrai, mais ça l’est beaucoup moins à présent.

– Pourquoi ?

– La main ne lui suffisait plus...

– Oh, alors oublie tout ce que je viens de dire ! Tu dois songer à ta propre protection et j’essaierai de t’aider... Je vous ramène chez vous, Pisani ?

– Non merci. Je voudrais marcher un peu. Quelques pas dans Venise apportent souvent un peu de paix. Elle est si belle !

– Et lyrique avec ça ! En tout cas, soyez au travail à l’heure, demain matin ! Il est grand temps qu’on s’y remette !

– Justement, fit Angelo soudain volubile, nous avons à dix heures un client important : le prince Massimo qui doit arriver de Rome ce soir. C’est une vraie chance que vous soyez rentré ! M. Buteau n’aime pas beaucoup le prince...

– Il n’en aime aucun ! Le seul qu’il supporte c’est moi... et encore parce qu’il m’a élevé !

– Il y a aussi le senor Garabanchel, de Barcelone, qui doit...

La joie qu’éprouvait le jeune homme à se retremper dans un poste qu’il croyait perdu était touchante. Pourtant Morosini coupa court en disant qu’il était inutile de fatiguer la signora Moretti avec des histoires de boutique, et prit congé là-dessus.

Tandis que Zian le ramenait chez lui, Aldo profita de cet instant de paix pour essayer de trouver un moyen d’échapper au piège tendu par Solmanski et sa fille. Comment croire à la fuite d’Anielka loin des siens alors que son père était venu directement chez Anna-Maria dès son arrivée à Venise ? Ils étaient de mèche et maintenant ils jouaient sur le velours : des institutions officielles muselées par un pouvoir qui n’avait plus rien d’occulte, une police impuissante à défendre les honnêtes gens... Le roi ? Mais Victor-Emmanuel III ne ferait rien contre un ami du redoutable Mussolini. Et pas davantage la reine Hélène, même si, un temps, la belle Monténégrine avait entretenu d’aimables relations avec la princesse Isabelle Morosini. Et puis tous deux étaient à Rome qui paraissait au bout du monde. Et pour une excellente raison : surveillé comme il l’était sans doute, Aldo n’arriverait même pas à quitter Venise... Alors, à qui s’adresser ? A Dieu ?

– Conduis-moi à la Salute ! ordonna soudain Morosini. J’ai besoin de prier !

– Il y a des églises plus proches et il est déjà tard !

– C’est celle-là que je veux. Il y a la peste chez moi, Zian, et la Salute a été bâtie pour remercier la Madone d’avoir chassé la peste de Venise. Elle fera peut-être quelque chose pour moi !

La brève escale qu’il fit à Santa Maria, au pied de l’admirable Descente de Croix de Titien, apaisa un peu Aldo. Il était tard, mais c’était l’heure des dernières prières de la journée et la grande église ronde, à peine éclairée par quelques cierges et la lampe de chœur, était calme et rassurante...

Peu dévot jusqu’à présent, le prince Morosini en vint à penser qu’il avait tort, sans doute, de négliger les plus simples devoirs chrétiens. Une prière ne fait jamais de mal et il arrive même qu’elle soit entendue ! Ce fut donc dans des dispositions d’esprit plus sereines qu’il regagna son palais, décidé à discuter pied à pied avec l’envahisseur. Il serait peut-être contraint d’épouser Anielka mais il ne voulait à aucun prix que Solmanski s’incruste chez lui.

Comme au départ, il rencontra Livia dans l’escalier et, cette fois, la jeune fille descendait avec une pile de serviette destinées au magasin. – Donna Adriana vient d’arriver, confia-t-elle à son maître. Elle est dans la bibliothèque avec le comte... machin. Je n’arrive pas à retenir son nom. – C’est sans importance ! Qu’est-ce qu’elle fait avec lui ?

– Je ne sais pas mais c’est lui qu’elle a demandé en arrivant...

Ça, c’était la meilleure ! D’où diable ! Adriana pouvait-elle connaître ce rufian de Solmanski ? ... Mais comme il serait plus intéressant de surprendre leur conversation que de se poser des questions stériles, Aldo grimpa l’escalier quatre à quatre, puis parcourut le portego sans faire plus de bruit qu’un chat en s’efforçant surtout de refréner le début de colère qui lui venait à l’idée que « l’autre » osait s’installer dans « sa » bibliothèque considérée comme une sorte de sanctuaire.

Parvenu à destination, il s’aplatit contre la porte qu’il savait pouvoir ouvrir sans faire entendre même un grincement. La voix de sa cousine lui parvint aussitôt. Tendue, implorante, ce qu’elle disait était plus qu’étrange :

– Comment ne comprends-tu pas que ta présence ici est pour moi une chance inespérée ? Je suis ruinée, Roman, complètement ruinée... à la côte ! Il me reste ma maison et le peu qu’il y a encore dedans ! Alors quand je suis venue ici, avant-hier, et que je t’ai aperçu avec ta fille, je n’osais pas en croire mes yeux. J’ai compris que tout allait changer pour moi...

– Je n’en vois pas la raison ! Et ta visite est une folie.

– Aldo n’est pas là. C’est sans importance !

– Que tu crois ! Il est rentré tout à l’heure et tu aurais pu tomber sur lui.

– Je ne vois pas où serait le mal ? Il est mon cousin, je l’ai presque élevé et il m’aime beaucoup Rien de plus normal que ma visite !

– Il est parti je ne sais où mais il peut revenir d’un instant à l’autre.

– Et après ! Tu es chez lui, j’y arrive, nous venons de nous rencontrer et nous causons : rien que de très naturel ! ... Roman, je t’en prie, il faut que tu fasses quelque chose pour moi ! Souviens-toi ! Tu m’aimais autrefois ! As-tu donc oublié Locarno ?

– C’est toi qui l’as oublié ! Quand je t’ai envoyé Spiridion pour t’aider dans ta tâche, je n’imaginais pas un seul instant que tu allais en faire ton amant.

– Je sais, j’ai été folle... mais j’en suis tellement punie ! Il faut me comprendre ! Il possède une voix merveilleuse et j’étais sûre d’arriver à en faire l’un de nos plus grands chanteurs. S’il avait seulement accepté d’être raisonnable... de travailler, mais il est incapable de s’astreindre à la moindre discipline, la plus petite contrainte ! Boire... boire et courir les filles et, surtout, ne rien faire ! Voilà le genre de vie qui lui plaît. C’est un monstre !

Le rire sec de Solmanski se fit entendre :

– Pourquoi ? Parce qu’il t’a dit qu’il t’aimait et que tu as eu la sottise de le croire ?

– Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? s’indigna Adriana. Il savait si bien me le prouver !

– Dans un lit je n’en doute pas ! Et... où est-il à présent ?

– Je ne sais pas... Il m’a... abandonnée à Bruxelles où j’ai dû vendre mes perles pour payer l’hôtel et avoir de quoi rentrer ! Aide-moi, Roman, je t’en prie ! Tu me dois bien cela !

– Pour ce que tu as fait ici ? Tu as été payée, il me semble ? Et bien payée...

Le dialogue se poursuivait, suppliant d’un côté, de plus en plus sec de l’autre, mais Morosini avait dû chercher l’appui d’une des consoles tant était brutal et cruel le choc éprouvé. Ainsi, c’était Solmanski, le R. de la lettre trouvée chez Adriana et dont Aldo n’avait pu se résoudre à la remettre en place ! Tout y était : le heu de rencontre, la relation amoureuse qui avait fait de la sage comtesse Orseolo un outil prêt à n’importe quoi pour assouvir la passion que cet homme lui avait inspirée et son perpétuel besoin d’argent. Et ce n’importe quoi n’était à présent que trop facile à deviner : pour offrir à son amant le saphir des Morosini, Adriana, que la princesse Isabelle aimait cependant comme une jeune sœur, n’avait pas hésité à l’assassiner !

Ce qu’éprouvait Aldo n’était pas vraiment de la surprise : en lisant et relisant le mystérieux billet dont il connaissait chaque mot par cœur – « Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera... » – il n’avait cessé de craindre d’être trop clairvoyant. Cela lui semblait monstrueux ! Mais maintenant que le dernier doute était levé, une vague écœurante de dégoût et de chagrin ravivé submergeait le fils d’Isabelle, partagé entre l’envie de fuir et celle de foncer dans la bibliothèque pour y étrangler de ses mains la meurtrière. Ne s’était-il pas juré, en renonçant à prévenir la police, de faire justice lui-même comme l’aurait fait n’importe lequel de ses ancêtres ?

Il restait là, écoutant son cœur cogner lourdement dans sa poitrine, cherchant l’air qui se refusait à lui, quand il entendit Solmanski, plus méprisant que jamais, lancer :

– En voilà assez ! Je ne ferai rien pour toi et je te conseille même de m’éviter à l’avenir parce que tu risques de gêner mes plans. Si tu as besoin d’aide, adresse-toi donc à ton beau cousin : il est assez riche pour ça !

Adriana n’eut pas le temps de répondre : Morosini venait de se dresser au seuil de la porte et il devait y avoir sur sa personne quelque chose d’effrayant car le cri poussé à sa vue par la visiteuse fut un cri de terreur et elle courut vers son complice dans l’intention puérile de chercher sa protection.

Pourtant Aldo n’avança pas. Il restait là, debout sous le chambranle doré qui l’encadrait, les mains au fond des poches de son manteau au col relevé, aussi hautain et froid que les portraits de la galerie, toute émotion intérieure réfugiée dans ses yeux étincelants devenus d’un vert inquiétant. Il regardait les deux autres, content malgré tout de constater que l’arrogant Solmanski paraissait soudain mal à l’aise. Il le dédaigna provisoirement pour transpercer de son regard implacable la femme terrifiée qui tremblait devant lui.

– Va-t’en ! dit-il seulement, mais sa voix tranchait comme la hache du bourreau.

Les yeux d’Adriana s’agrandirent. Elle joignit les mains, ébauchant un geste de prière, mais il ne lui permit pas de dire un seul mot.

– Va-t’en ! répéta-t-il. Ne reviens plus jamais et estime-toi heureuse que je te laisse la vie !

Elle comprit qu’il avait entendu et deviné plus encore. Pourtant quelque chose en elle refusait de se rendre sans combattre :

– Aldo ! Tu me rejettes ?

– C’est ma mère qui aurait dû te rejeter. Sors de sa maison sans m’obliger à employer la force !

Il s’écarta pour lui laisser le passage mais détourna la tête. Alors, courbant les épaules sous le poids d’une condamnation qu’elle devinait sans appel, la comtesse Orseolo quitta la vieille demeure qui l’accueillait naguère avec tant de joie sans espoir d’y revenir jamais...

Lorsque l’écho de ses pas se fut éteint, Morosini claqua brutalement derrière lui le lourd battant de chêne orné de bronzes dorés tout en s’approchant du Polonais :

– Vous pouvez la suivre, articula-t-il, et même je vous le conseille ! Parce qu’elle vous a aimé, vous en avez fait une criminelle. Vous lui devez bien cette compensation !

– Je ne lui dois rien. Quant à vous, votre exécution ne manque sans doute pas de grandeur mais croyez-vous qu’elle soit bien prudente ? La chère comtesse est peut-être décavée mais elle a rendu quelques services au Fascio et pourrait trouver des appuis à Rome ?

– Surtout avec votre aide puisque vous êtes si bien en cour ! Cela dit, j’exige que vous sortiez de chez moi. Je l’ai chassée mais l’instigateur du crime, c’était vous. Alors, dehors ! Vous et votre fille !

– Vous êtes fou, ma parole ? Ou bien avez-vous choisi de vous désintéresser du sort de vos vieux serviteurs ? Ils peuvent avoir beaucoup à souffrir de votre manque de collaboration.

Morosini sortit d’une de ses poches une main armée d’un revolver qu’il braqua sur Solmanski :

– Si je les avais oubliés vous seriez déjà mort ! Ce que j’entends à présent, c’est que tout soit bien clair entre nous. Dans cinq jours, j’épouserai lady Ferrals mais sous certaines conditions.

– Vous n’êtes guère en mesure d’en poser.

– Moi, je crois que si ! A cause de cet objet, fit Aldo en agitant légèrement son arme. Ou vous acceptez ou je vous loge une balle dans la tête !

– Vous signeriez votre propre arrêt en même temps que celui des domestiques.

– Pas sûr ! Vous disparu, j’arriverais peut-être à m’entendre avec vos protecteurs ? Dès l’instant où l’on peut payer cher...

– Voyons vos conditions !

– Elles sont trois. Premièrement, Cecina et Zaccaria Pierlunghi seront présents au mariage, libres.

Deuxièmement, la cérémonie aura lieu ici même. Troisièmement, vous allez, dès ce soir, habiter ailleurs que dans ce palais où vous ne reviendrez qu’une seule fois, le jour du mariage. L’assassin ne doit pas souiller de sa présence la maison de sa victime. Votre fille vous accompagnera jusqu’à l’heure prévue. Il n’est pas convenable que de futurs époux habitent sous le même toit.

Solmanski accueillit cette dernière exigence par un froncement de sourcils qui fit tomber son monocle, mais le temps de le reloger sous l’orbite et son visage était redevenu impassible, – Je ne veux pas vivre à l’hôtel. On peut y faire des rencontres désagréables...

– Surtout quand on est recherché déjà par au moins deux polices étrangères ! Mais vous pouvez loger chez la signora Moretti où j’avais installé votre fille. Elle est la discrétion même et je n’ai qu’à lui téléphoner... Vous acceptez ?

– Et si je n’accepte pas ?

– Je vous tue séance tenante ! Et n’agitez pas votre menace d’appeler au secours ! Votre gardien ne pèserait pas lourd entre les mains de Zian, mon gondolier, qui est encore en bas.

– Vous bluffez ! fit l’autre en haussant les épaules.

– Essayez, vous verrez ! Et mettez-vous bien ceci dans la tête : nous autres gens de Venise supportons difficilement d’être asservis. Il nous arrive de préférer en finir. Alors croyez-moi, contentez-vous d’avoir réussi votre petit chantage et acceptez mes conditions !

C’était sans doute chose acquise pour le comte car il ne prit même pas le temps de la réflexion.

– Dans cinq jours, ma fille sera princesse Morosini ?

– Vous avez ma parole...

– Appelez votre amie et faites-nous conduire chez elle. Nous allons nous préparer !

Debout près d’une des fenêtres de la bibliothèque, Aldo regardait le père et la fille prendre place dans le motoscaffo avec l’aide de Zian. Avant d’embarquer, la tête de la jeune femme s’était levée dans sa direction comme si elle le sentait là. Avec un mouvement d’épaules mécontent, il se détourna et descendit aux cuisines où M. Buteau, drapé dans l’un des vastes tabliers de Cecina, hachait des herbes en compagnie de Fulvia qui mettait à chauffer une marmite d’eau pour les pâtes.

– Laissez ça ! lui dit-il. Nous sommes débarrassés pour cinq jours et vous en avez assez fait. Je vous emmène à San Trovaso manger une zuppa di verdure et des scampis chez Montin. Nous prendrons nos repas au restaurant jusqu’à samedi. Ce jour-là, j’espère que Cecina nous sera rendue...

– Vous allez donc accepter ce mariage ?

Il y avait du chagrin et de la colère sur le visage de l’ancien précepteur. Ému, Aldo le prit aux épaules, l’embrassa et sourit :

– Je n’ai pas d’autre moyen de les sauver, elle et Zaccaria.

– Cecina déteste cette jeune femme. Elle n’acceptera pas...

– Il le faudra pourtant bien. A moins qu’elle ne m’aime pas autant que je l’aime ?

Fulvia, qui s’était contentée d’écouter sans rien dire, vint prendre la main de son maître et la baisa. Elle aussi avait les larmes aux yeux...

– Nous ferons de notre mieux pour vous aider, don Aldo ! Et je vous promets que Cecina comprendra ! D’ailleurs, elle est très jolie cette jeune dame ! Et elle a l’air de vous aimer.

C’était bien là l’ironie du sort ! Il y avait eu le temps, pas si lointain, où Aldo aurait donné sa fortune pour faire sa princesse de l’exquise Anielka. Avait-il rêvé, mon Dieu, sur les jours et surtout les puits passés auprès d’elle ! Et voilà qu’à l’instant où elle lui était donnée il en refusait l’idée avec horreur...

Pas donnée, d’ailleurs ! Vendue... et au prix d’un chantage ignoble ! Un chantage qu’elle acceptait, qu’elle avait peut-être suggéré. Il y avait désormais entre eux trop d’ombres, trop de doutes ! Plus rien ne pourrait être comme avant.

– Et si vous vous posiez la seule question valable ? suggéra Guy tandis qu’ils dînaient dans l’agréable salle de Montin où la bohème vénitienne se réunissait autour des nappes à carreaux et des fiasques transformées en porte-bougies.

– Laquelle ?

– Vous l’aimiez autrefois. Que reste-t-il de cet amour ?

La réponse vint aussitôt, rapide, implacable :

– Rien. Tout ce qu’elle m’inspire, c’est de la méfiance. Et retenez bien ceci, mon ami. Au jour dit je lui donnerai mon nom mais jamais, vous entendez, jamais elle ne sera ma femme !

– Il ne faut pas dire jamais ! La vie est longue, Aldo, et cette Anielka est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées...

– ... et je ne suis qu’un homme ? Allez donc au bout de votre pensée !

– J’y vais. Si elle est vraiment amoureuse de vous, mon cher enfant, vous aurez affaire à forte partie. Une tentation permanente.

– C’est possible mais je sais comment l’affronter : si j’accepte contraint et forcé que la fille de ce bandit qui a tué ma mère devienne mon épouse au yeux de tous, je n’accepterai jamais le risque d’avoir des enfants porteurs de ce sang-là !


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