Deuxième partie TROIS PAS HORS DU TEMPS...

CHAPITRE 8 LE MESSAGE


Ce qui s’était passé était d’une affligeante simplicité : vers dix heures, alors que Lisa conduisait Elsa à sa chambre pour l’aider à se coucher, Marietta, qui se préparait à éteindre les lampes tandis que Mathias remettait au râtelier les deux fusils dont il venait de passer la minutieuse inspection, entendit une voix de femme qui l’appelait en pleurant. Pensant qu’une voisine était en difficulté, elle n’hésita et sans même attendre l’avis de son époux, ouvrit la porte déjà verrouillée et sortit pour revenir aussitôt, poussée brutalement à l’intérieur par quatre personnages vêtus de noir, masqués et tout alla très vite : Mathias qui avait repris l’un des fusils fut abattu par la hache lancée d’une main experte ; Marietta, terrifiée, reçut une balle de revolver pour l’empêcher de crier, tandis que les bandits commençaient à tout bouleverser dans la pièce. C’est alors que Lisa attirée par le bruit descendit l’escalier. Elle tenait un pistolet à la main et s’apprêtait à faire feu quand une balle l’atteignit : – Tu n’aurais pas dû tirer ! reprocha l’homme qui paraissait le chef. Il nous faut les bijoux et s’il n’y a plus personne pour répondre à nos questions...

– Reste la folle ! Elle saura bien nous dire où ils sont ! Montons !

Quand ils atteignirent les marches, Lisa, qui était tombée et faisait semblant d’être évanouie, rassembla ses forces malgré la douleur et s’agrippa à leurs jambes au passage. Un seul tomba : l’autre assomma la jeune fille d’un violent coup de crosse et, cette fois, elle s’évanouit pour de bon. Elle avait juste eu le temps d’apercevoir l’un des meurtriers arrachant Elsa à sa chambre.

– Je n’en sais pas plus mais j’ai très peur pour elle, murmura Lisa quand, deux heures plus tard, elle se retrouva, la balle extraite et l’épaule bandée, dans l’une des chambres de Maria Brauner en compagnie de celle-ci, d’Aldo et d’Adalbert Ces gens veulent les bijoux et sont capables de la torturer pour savoir où elle les cache. Or elle ne sait rien !

– Comment cela ! fit Morosini. Vous m’avez dit que l’aigle était son plus cher trésor avec la rose d’argent ? N’en avait-elle pas la disposition ?

– La rose, oui. Quant à l’aigle, on la lui donnait lorsqu’elle en exprimait le désir mais c’était elle qui souhaitait qu’on la range sans lui dire où. N’oubliez pas qu’elle se croit archiduchesse ! Oh, mon Dieu, que vont-ils lui faire ?

– Je ne pense pas qu’elle craigne quelque chose dans l’immédiat, dit Adalbert. Ces gens la croient folle, n’est-ce pas ?

– C’est ce qu’a dit l’un d’eux.

– S’ils ont une once d’intelligence, ils vont d’abord essayer de la calmer. Ensuite ils l’interrogeront. C’est pour ça qu’ils l’ont enlevée au lieu de la tuer.

– Et quand ils s’apercevront qu’elle ne sait rien ?

– Lisa, Lisa, je vous en prie ! intervint Aldo en prenant une main où battait la fièvre. Il faut penser un peu à vous et vous reposer. Frau Brauner va veiller sur vous...

– Ça, vous pouvez en être sûr ! approuva celle-ci. On ne peut pas faire grand-chose à présent. Notre bourgmestre a téléphoné à Ischl. La police arrivera au matin mais, pour trouver des traces, ce ne sera pas facile. Hans, le pêcheur qui est sur le lac par tous les temps, a vu une barque qui s’éloignait du rivage mais, avec le brouillard, ce n’était pas facile de distinguer sa route. Il lui a semblé que c’était vers Steg... Allez, Fraulein Lisa ! Il faut dormir ! ... Et vous, messieurs, dehors !

Ils se levèrent et gagnèrent la porte mais soudain Morosini entendit :

– Aldo !

Il se retourna : c’était la première fois que Lisa usait de son prénom. Il fallait que l’ex-Mina fût vraiment bouleversée pour abaisser ainsi sa garde :

– Oui, Lisa ?

Ce fut elle qui chercha sa main, la pressa en levant sur lui des yeux suppliants :

– Grand-mère ! ... Il faut aller la prévenir... et surtout veiller sur elle ! Ces gens sont prêts à tout ! Quand ils s’apercevront qu’ils n’obtiennent rien de leur prisonnière, Grand-mère sera en danger. Ils penseront à elle...

Ému devant l’angoisse que traduisait le mince visage, il se pencha pour effleurer de ses lèvres les doigts crispés sur les siens :

– J’y vais !

– Ne dites pas de sottises ! Il faut attendre le bateau... et le train...

– Vous voulez rire ? fit Adalbert qui s’était bien gardé de sortir. Il y a combien de kilomètres jusqu’à Steg par le chemin du lac ? Environ huit. Et une fois là, on trouvera bien un moyen de transport pour les dix derniers. Sinon on continuera à pied...

– Vingt kilomètres ? Vous arriverez rompus !

– Cessez de nous prendre pour des vieillards, ma chère ! Quatre ou cinq heures de marche ne nous tueront pas ! Tu viens, Aldo ?

– Oui. Encore un mot, Lisa ! Comment m’avez-vous dit que s’appelait votre pauvre amie ? Le vrai nom.

– Elsa Hulenberg. Pourquoi ?

– Plus tard, je vous expliquerai !

Il gagna sa propre chambre en se traitant de tous les noms ! Lui qui était si fier de sa mémoire, comment un déclic ne s’était-il pas produit quand Lisa lui avait raconté l’histoire d’Elsa ? Etait-il fasciné par son ex-secrétaire au point de n’avoir pas fait le rapprochement ? Après leur séparation, il avait bien emporté la vague impression d’avoir manqué quelque chose mais il n’avait pu trouver quoi. Et c’était si simple pourtant !

Rassurés sur le sort de Lisa, Adalbert et lui quittèrent l’auberge un moment plus tard, équipés de vêtements de sport, de gros souliers, de sacs à dos contenant trousses de toilette et linge de rechange et prirent le chemin de terre qui rejoignait la route remontant vers Bad Ischl.

– On a le temps de causer, fit Adalbert quand ils eurent dépassé la maison du drame, gardée par quelques volontaires, en attendant la gendarmerie. Dis-moi un peu pourquoi tu as demandé à Lisa qu’elle te rappelle le nom d’Elsa ? Tu as fait alors une drôle de tête.

– Parce que je suis un imbécile et que c’est toujours affligeant à constater. Au fait, ça ne te rappelle rien, à toi, ce nom-là, Hulenberg ?

– N...on. Ça devrait ?

– Souviens-toi de ce que nous a dit le portier de l’hôtel à Ischl quand nous lui avons parlé de la villa où le mystérieux visiteur de tante Vivi a jugé bon de faire halte avant de rentrer à Vienne !

– C’était ça ?

– Tout juste ! La villa a été achetée « depuis peu » par la baronne Hulenberg ! Cette fois, je te garantis que rien ne m’empêchera d’aller y faire un tour. La nuit prochaine, par exemple !

– Et on dormira quand ?

– Ne me dis pas que tu t’arrêtes encore à ces viles contingences ? Quand on porte un si beau chapeau orné d’un blaireau et tout l’équipement d’un naturel du pays on doit se sentir taillé dans le granit. Alors ne commence pas à gémir, parce qu’on va avoir besoin d’un sacré courage tous les deux !

– Pour défendre la vieille dame ?

– Non, fit Morosini. Pour lui raconter l’agréable soirée que nous avons passée derrière ses fenêtres à épier ses petits secrets.

– Tu crois qu’il faut tout lui dire ?

– Pas moyen de faire autrement.

– Elle va nous jeter dehors ?

– Possible ! Mais avant il faudra qu’elle nous écoute.

En dépit de leur énergie, les deux hommes étaient éreintés lorsque, vers huit heures du matin, ils entrèrent dans Ischl et rejoignirent le Kurhotel Elisabeth où le portier leur réserva un accueil discrètement surpris de leur apparence mais sincèrement ravi de leur retour : les clients devaient se faire rares.

Ils commencèrent par s’attabler devant un solide petit déjeuner avant d’aller se mettre sous la douche et de changer de vêtements : ni l’un ni l’autre ne souhaitait s’attarder dans une chambre où s’offrait l’irrésistible tentation d’un lit moelleux. Il importait de se présenter au plus tôt à Mme von Adlerstein, même si la perspective ne les enchantait pas.

Adalbert n’en retrouva pas moins sa chère petite voiture avec une vive satisfaction et la ferme décision de ne plus s’en séparer :

– Quand on retourne à Hallstatt, on la prend, déclara-t-il. J’ai déjà fait le voyage avec Pomme Verte. On peut la garer dans une grange à environ deux kilomètres et je me demande même si je n’essaierai pas d’aller plus loin...

– Tu iras où tu veux pourvu que ce ne soit pas dans le lac, grogna Morosini, occupé à préparer ce qu’il allait dire. Tout dépendait, bien sûr, de l’accueil qui leur serait fait...

Lorsque la voiture et son bruit significatif s’arrêtèrent devant la haute porte de Rudolfskrone, il en eut une petite idée : un cordon de trois valets formant front derrière le vieux Josef barrait le passage.

– Mme la comtesse ne reçoit jamais le matin, messieurs ! déclara le majordome d’un ton sévère.

Sans s’émouvoir, Morosini tira de son portefeuille un bristol préparé à l’avance qu’il tendit au serviteur :

– Veuillez lui faire porter ceci. Je serais fort surpris qu’elle ne nous reçoive pas. Nous attendons !

Pendant que l’un des valets se chargeait de la commission, Adalbert et lui s’extirpèrent de leur véhicule et s’y adossèrent en contemplant le parc où l’automne étalait une superbe palette de couleurs allant du brun foncé au jaune pâle, relevé par le vert profond et immuable des grands conifères.

– Qu’est-ce que tu as écrit sur ta carte ? demanda Adalbert.

– Que Lisa est blessée et que nous avons à lui parler d’une affaire grave...

Le résultat fut des plus rapides. Le valet revint, dit un mot à l’oreille de Josef qui s’ébranla aussitôt :

– Si ces messieurs veulent bien me suivre... La comtesse les reçut dans la robe de chambre qu’elle avait dû passer en sortant de son lit mais sans perdre un pouce de sa dignité. Même si son visage pâle et tiré criait l’angoisse, même si sa main tremblait sur la canne où elle s’appuyait, elle n’en était pas moins debout et la tête haute, cette tête dont elle avait pris le temps de faire brosser et ramasser la chevelure blanche en un chignon lâche. H y avait quelque chose de royal dans cette vieille femme, et les deux hommes, plus impressionnés peut-être que la première fois, exécutèrent pour elle, avec un ensemble parfait, le même salut profond mais elle était bien au-delà des politesses de l’entrée :

– Qu’est-il arrivé à Lisa ? Je veux savoir !

– Elle a reçu cette nuit une balle dans l’épaule, mais rassurez-vous, elle a été soignée et à cette heure, elle repose au Seeauer sous la garde de Maria Brauner, dit Aldo. Malheureusement, nous avons d’autres nouvelles, beaucoup plus dramatiques, comtesse : Mlle Hulenberg a été enlevée, sa maison mise au pillage et l’on a tué ses serviteurs.

Le soulagement apparu sur le visage de la vieille dame fit place à une véritable peine :

– Mathias ? Marietta ? ... Morts ? Mais comment ?

– Lui a reçu une hache en plein front, elle un coup de revolver. Les assassins sont entrés par surprise. Ils ont abattu ceux qui se dressaient devant eux avant de se mettre à fouiller partout. Lisa était à l’étage : elle aidait son amie à se mettre au lit. Elle a pris une arme, est descendue. C’est dans l’escalier qu’elle a été frappée... Et nous, nous avons fait diligence afin que vous n’appreniez pas ce drame par les gendarmes ou la police...

– N’auriez-vous pas mieux fait de rester auprès de ma petite-fille ? Qui vous dit qu’elle n’est pas encore en danger ?

– Là où elle est, je pense qu’il faudrait passer sur le village entier pour l’atteindre. C’est elle qui a insisté pour que nous allions vers vous. Voyez-vous, elle craint que les ravisseurs ne s’en prennent à vous quand ils s’apercevront que leur otage ignore ce qu’ils veulent savoir. Alors elle nous a envoyés...

– Et, pour aller plus vite, nous sommes venus à pied, précisa Adalbert qui trouvait qu’on les recevait bien mal et aurait aimé s’asseoir. J’avais laissé ma voiture à l’hôtel et nous avions gagné Hallstatt par le train d’abord et le bateau ensuite, comme tout un chacun.

L’ombre d’un sourire flotta un instant sur les lèvres décolorées de la vieille dame :

– Je vous prie de m’excuser. Vous devez être très las. Prenez place, s’il vous plaît ! dit-elle en allant s’asseoir sur sa chaise longue. Désirez-vous un peu de café ?

– Non, merci, comtesse. Le siège suffira, bien que nous ne souhaitions pas vous importuner trop longtemps...

– Vous ne m’importunez pas. D’ailleurs, je crois que nous devrions parler un peu plus sérieusement que la dernière fois.

– Il m’est apparu que vous étiez pourtant très sérieuse ?

– Sans doute et je croyais vous avoir fait comprendre qu’il était inutile d’aborder certains sujets ? Je pensais même vous avoir incités à ne pas séjourner plus longtemps ici ? Comment se fait-il que vous vous soyez trouvés à Hallstatt cette nuit ?

– Nous y étions depuis quelques jours, dit Vidal-

Pellicorne. Je désirais depuis longtemps visiter les vestiges d’une très ancienne civilisation. Ce petit voyage m’a permis de rencontrer un confrère éminent, le professeur Schlumpf avec qui j’ai eu de passionnants entretiens... Mon ami Morosini a souhaité m’accompagner...

– Vraiment ? Vous me voyez surprise, prince, que vos affaires, dont je connais l’importance, ne vous aient pas déjà réclamé à Venise ?

– Mais je suis en affaire, madame, et vous le savez fort bien. De même que vous n’ignorez pas que Mlle Kledermann, sous le nom d’emprunt de Mina Van Zelden, a bien voulu se charger de mon secrétariat pendant deux ans.

– C’est elle qui vous a dit que je savais ?

– Qui d’autre l’aurait pu ?

– Vous a-t-elle dit aussi que je ne vous aime guère ? fit-elle avec une brutale franchise.

– Croyez que je le regrette. Est-ce parce que je ne suis pas tombé sous le charme de « Mina » ? Vous auriez dû la voir ! Son père lui-même lorsqu’il s’est trouvé en face d’elle à Londres a piqué une crise de fou rire.

– C’est cela que j’aurais aimé voir ! Mon gendre, la gravité même, se laissant aller à l’hilarité, cela aurait mérité le voyage mais nous laisserons pour le moment mes sentiments de côté. Jouons cartes sur table ! Vous n’avez pas perdu l’espoir de vous emparer de l’aigle à l’opale, n’est-ce pas ?

– L’aigle ne m’intéresse pas et pas davantage sa valeur marchande encore que je sois prêt à la payer un prix royal. C’est l’opale que je veux parce qu’elle représente trop pour trop de gens. Cela dit, il est vrai que je n’abandonne jamais quand je crois avoir raison...

Il y eut un silence que la comtesse employa à examiner avec une attention presque gênante l’homme qui lui faisait face, et Morosini eût sans doute été fort surpris s’il avait pu lire ses pensées. Elle le trouvait séduisant, avec ce visage sauvé de la fade perfection par l’arrogance du profil et l’ironie nonchalante de la bouche, avec ce regard étincelant dont l’acier bleu savait atteindre une nuance plus tendre ou se teinter d’un vert inquiétant. Elle pensait que, plus jeune, elle l’eût sans doute aimé et s’étonnait que Lisa ait résisté à ce charme au point d’avoir abdiqué pendant deux ans toute la grâce de sa féminité. Celle-ci avait agi comme un entomologiste qui souhaite observer en toute quiétude un insecte rare. Quel curieux comportement !

– Soit ! soupira-t-elle enfin. Me direz-vous à présent comment vous avez retrouvé ma petite-fille ? Le pur hasard, peut-être ? Le merveilleux hasard de l’archéologie ? ... N’est-ce pas un peu trop facile ?

Morosini échangea un coup d’œil avec Vidal-Pellicorne. Le moment difficile était venu.

– Un peu, en effet, dit-il avec un grand calme. Pourtant, le hasard n’est pas complètement étranger. A notre hôtel, nous avons lié connaissance avec M. von Apfelgrüne qui s’est enthousiasmé en apprenant la profession de mon ami. Il a tenu à l’accompagner à Hallstatt pour une première visite, tandis que j’errais, moi, dans le parc de la Villa impériale à la recherche de ses fantômes. Il vantait – avec raison d’ailleurs ! – ce site assez exceptionnel, ajoutant qu’il était le berceau des Adlerstein...

– Aussi, enchaîna Adalbert, ai-je été à peine surpris d’y apercevoir votre majordome. De là à penser qu’une dame à laquelle vous accordez amitié et protection pourrait n’en être pas éloignée, il n’y avait qu’un pas et nous l’avons franchi.

– Friedrich a toujours été trop bavard ! dit la vieille dame en s’adoucissant un peu. Cependant...

La phrase resta en suspens. La porte venait de s’ouvrir, livrant passage à un homme en tenue de chasse qui entra avec toute l’aisance d’un intime :

– On me dit que vous êtes déjà levée, ma chère Valérie. Aussi ai-je tenu à vous embrasser avant d’aller courir sus au gibier... mais peut-être suis-je indiscret ? fit le comte Golozieny en considérant les visiteurs avec curiosité.

– Nullement, mon cher Alexandre. J’allais vous faire chercher. Un drame s’est produit chez Elsa : il y a deux morts sans compter une blessure de Lisa, ma petite-fille, et l’enlèvement de notre amie. Mais que d’abord je vous présente ces messieurs qui m’apportent cette affreuse nouvelle !

Golozieny l’arrêta du geste, tandis que son regard pâle scrutait les deux hommes, avec une visible méfiance :

– Un instant ! Comment se fait-il que ces messieurs aient pu se trouver sur le théâtre du drame ? Connaissaient-ils donc ce secret que vous n’avez jamais voulu me confier ?

Sa mine disait assez qu’il était vexé, mais la comtesse n’eut pas l’air de s’en soucier outre mesure :

– Ne soyez pas ridicule ! Seul le hasard leur a permis d’être sur place ! M. Vidal-Pellicorne est un archéologue fort intéressé par notre époque hallstattienne. Il effectuait un séjour là-bas en compagnie de son ami, le prince Morosini, que voici. J’ajoute que tous deux sont des amis de Lisa et que, depuis quelques jours, ma petite-fille était venue rejoindre Elsa qu’elle aime beaucoup et... qui avait besoin d’aide.

– C’est donc à Hallstatt qu’elle habite ? ...

– Nous en parlerons plus tard si vous le voulez bien ! Messieurs, je vous présente mon cousin, le comte Golozieny, attaché au département des Affaires étrangères.

On échangea saluts et poignées de main, ce qui n’augmenta pas la sympathie mutuelle : le cousin offrait une main molle, chose dont Aldo comme Adalbert avaient une sainte horreur. Ils se contentèrent de presser des doigts inertes. Quant au regard du diplomate, il était plus aigu et plus froid que jamais : la découverte, dans l’entourage de sa cousine, de deux étrangers remplis d’énergie et plutôt séduisants ne lui causait aucun plaisir. Comme c’était tout à fait réciproque, Aldo choisit de prendre congé :

– Les autorités ne vont pas tarder à se manifester, dit-il en se tournant vers son hôtesse. Je pense qu’il vaut mieux vous laisser les recevoir en famille. Nous sommes au Kurhotel Elisabeth, si vous aviez besoin de nous.

– Ce n’est pas moi qui vous chasse, j’espère ? dit le comte avec une onctuosité quasi épiscopale.

– En aucune façon, mentit Morosini. Nous avons à faire et puis nous souhaitons aussi prendre un peu de repos puisque, grâce à votre présence, comte, nous pouvons espérer que Mme von Adlerstein ne coure plus aucun danger. Ce qui n’était pas le cas jusque-là. Veillez bien sur elle !

– Fiez-vous à moi ! Je veillerai.

Le ton, pompeux à souhait, répondait à ce qui était plus un ordre et un avertissement qu’un conseil.

– Revenez ce soir, s’il vous plaît ? pria la vieille dame avec un élan soudain qui traduisait peut-être son angoisse. Nous aurons des nouvelles et vous partagerez notre dîner ?

Les deux hommes acceptèrent, prirent congé et regagnèrent leur véhicule sans échanger un mot. Ce fut seulement quand ils se furent éloignés qu’Adalbert lâcha la bride à ses impressions :

– Quel foutu hypocrite ! Je mettrais ma main au feu et ma tête à couper que ce bonhomme trempe jusqu’au cou dans le complot contre cette malheureuse Elsa !

– Tu peux y aller sans crainte ! Ni l’une ni l’autre ne craignent rien.

– Est-ce bien prudent de laisser « Grand-mère » seule avec lui ?

– Tenter quoi que ce soit contre elle serait se démasquer. Je ne crois pas qu’il soit fou...

– Alors que vient-il faire ? Elle est un peu subite, cette envie de chasser qui l’a amené à Rudolfskrone ?

– Tout à fait adéquate, au contraire ! Ses entrées fibres dans la place représentent une garantie idéale pour ses complices : il est venu voir comment les choses se passaient chez la comtesse, contrôler ses réactions et peut-être glisser ici ou là un conseil... judicieux.

– Comment une femme aussi intelligente peut-elle lui faire confiance ? Il a l’air franc comme une pièce fausse !

– C’est son cousin. Elle n’imagine pas un instant qu’il puisse la trahir. L’ennui, c’est que son entrée en scène nous a empêchés de nous confesser et de la mettre en garde... En attendant, conduis-moi donc à la gare !

– Qu’est-ce que tu veux y faire ? Tu n’as pas l’intention de dormir un peu ?

– Je dormirai dans le train. Je veux aller à Salzbourg afin d’y louer une voiture moins voyante que la tienne et, si possible, moins bruyante. Ce n’est pas une automobile, c’est un placard publicitaire... et nous avons besoin de passer un peu inaperçus !

– Alors, oublie tes goûts princiers et ne reviens pas avec une Rolls ! grogna Adalbert atteint dans son amour pour sa petite bombe rouge.

Aldo revint dans l’après-midi avec une Fiat en robe grise discrète comme une sœur des pauvres. Elle était solide, maniable et peu bruyante, mais Morosini avait été contraint de l’acheter. On ne trouvait à louer, dans la cité de Mozart, que de grosses voitures généralement assorties d’un chauffeur.

Satisfait de son achat, il se contenta de la garer sous les arbres bordant la Traun, à faible distance de l’hôtel, puis s’accorda deux bonnes heures de sommeil avant de songer à sa toilette pour aller dîner à Rudolfskrone. Adalbert était sorti.

Aldo venait de prendre une douche quand l’archéologue fit irruption dans sa salle de bains sans même prendre la peine de frapper. Il avait l’œil vif, le teint animé et ses mèches blondes plus en bataille que jamais.

– J’ai eu des nouvelles, clama-t-il, et pas des moindres ! D’abord, la fameuse villa est habitée : les volets sont ouverts et les cheminées fument... A propos de fumée, tu n’aurais pas une cigarette ? Mon paquet est vide...

– Il y en a sur le secrétaire, fit Aldo qui avait eu tout juste le temps de ceindre ses reins d’un drap de bain. C’est une nouvelle, en effet, mais tu dois en avoir une autre dans ta manche ? Tu as dit : « d’abord ».

– Et celle-là c’est la meilleure, crois-moi ! Pendant que j’errais aux environs de cette maison du pas fatigué du vieux curiste qui s’embête, une voiture s’est arrêtée devant la grille qui s’est ouverte presque aussitôt mais pas assez vite pour m’empêcher de reconnaître l’occupant. Tu ne devineras jamais qui c’était !

– Je ne cherche même pas, fit Aldo en riant. Je ne veux pas te couper tes effets, ajouta-t-il en approchant un rasoir de son visage enduit de savon.

– Pose cet outil, conseilla Adalbert, sinon c’est toi qui vas te couper ! L’homme de la voiture, c’était le comte Solmanski.

Sidéré, Morosini contempla tour à tour la lame acérée et la mine gourmande de son ami :

– Qu’est-ce que tu viens de dire ?

– Oh, tu as parfaitement entendu, même si j’admets volontiers que ce soit difficile à croire, mais le doute n’est pas possible : c’était bien notre cher Solmanski, l’affectueux beau-père de ce pauvre Eric Ferrals et le tien éventuellement. Tout y était : l’air empaillé, le profil romain et le monocle. A moins qu’il n’ait un sosie parfait, c’est bien lui.

– Je le croyais en Amérique.

– Il faut croire qu’il n’y est plus. Quant à ce qu’il fait ici...

– Pas difficile à deviner ? fit Morosini qui, remis de sa surprise, s’apprêtait à reprendre son rasage. Il est sûrement pour quelque chose dans le drame d’hier. J’étais à peu près certain que cette Hulenberg était à la base du double meurtre mais maintenant j’en mettrais ma main au feu. La présence de Solmanski chez elle est une signature. Nous savons tous les deux de quoi il est capable...

– ... surtout quand il est question des pierres du pectoral. Comment a-t-il pu apprendre que l’opale était là ?

– Simon Aronov l’a bien su. Pourquoi pas son ennemi intime ? N’oublie pas que Solmanski croit posséder le saphir et le diamant, parce que je suis convaincu qu’il est l’auteur du vol à la Tour de Londres.

– Moi aussi et, à ce propos, je sens poindre une idée...

Assis sur le bord de la baignoire, le nez en l’air et

la bouche arrondie, Adalbert se mit à suivre d’un air rêveur les ronds de fumée issus de sa cigarette. Aldo en profita pour se raser, puis se tourna vers son ami :

– Dix contre un que je la connais, ton idée !

– Oh !

– Tu ne songerais pas à conseiller au cher superintendant Warren une cure tardive aux eaux bienfaisantes de Bad Ischl ?

– Si, admit l’archéologue. Le malheur, c’est que je ne vois pas du tout comment il pourrait nous être utile. Ici, il ne disposerait d’aucun pouvoir...

– Je le crois très capable de s’en procurer. Après tout, il est à la recherche d’un voleur international et, dès l’instant qu’il s’agit des joyaux de la Couronne, il doit être prêt à toutes les acrobaties... à condition, bien sûr, qu’il ait un début de preuve... Conclusion : écris-lui ! De toute façon, ça ne peut pas faire de mal... Sur ce, laisse-moi finir de me préparer et va en faire autant !

Une heure plus tard, abritant leurs smokings sous le confortable loden régional, les deux hommes reprenaient l’Amilcar à laquelle Mme von Adlerstein était habituée et remontaient à Rudolfskrone. Une surprise les y attendait : Lisa avait été rapatriée dans la journée. Sur l’ordre de sa grand-mère qui ne supportait pas l’idée de la savoir blessée loin d’elle, la grosse limousine noire qu’Aldo avait vue, certaine nuit d’octobre, sortir du palais Adlerstein, était allée l’attendre au débarcadère, tandis que Josef et l’un des plus solides valets passaient le lac avec le vapeur et ramenaient la jeune fille, dûment emmaillotée et couverte des plus chaudes recommandations de Maria Brauner. Son état était satisfaisant et elle reposait dans sa chambre où les deux hommes furent invités à aller la saluer :

– Elle sera contente de vous voir, dit la comtesse. Elle vous a réclamés deux ou trois fois. Josef va vous conduire.

Les deux hommes craignaient un peu l’atmosphère d’une chambre de malade mais Lisa n’était pas fille à la leur infliger. En dépit du voyage éprouvant qu’elle avait subi dans la journée, elle les attendait sur une chaise longue, vêtue d’une ravissante robe d’intérieur en soie blanche pékinée d’azur. Elle était pâle, et, dans la discrète échancrure du vêtement, on pouvait voir un coin du pansement de son épaule mais son attitude, pleine d’une fierté proche du défi, n’était pas sans rappeler celle de sa grand-mère au jour où elle avait reçu les deux étrangers. Elle les accueillit d’un :

– Dieu soit loué, vous voilà ! Avez-vous appris du nouveau ?

– Un instant ! coupa Morosini. Ce n’est pas à vous de réclamer des nouvelles. Dites-nous d’abord comment vous allez ?

– A votre avis ? fit-elle avec un sourire espiègle qu’il ne lui connaissait pas.

– On ne dirait jamais, fit Adalbert, que l’on vous a extrait hier une balle de revolver. Vous ressemblez à une rose pâle !

– Eh bien, voilà un homme qui sait parler aux femmes ! soupira Lisa. Je n’en dirai pas autant de vous, prince !

– Aussi n’essaierai-je même pas. Nous n’avons guère cultivé le madrigal au temps de notre collaboration. C’est entièrement de votre faute, d’ailleurs.

– Ne revenons pas là-dessus et passons à ce drame qui nous occupe. J’ai déjà demandé des nouvelles. En avez-vous ?

– Oui, mais je crains que vous ne les accueilliez aussi mal que le ferait votre grand-mère au cas où l’idée nous viendrait de les lui confier.

– Vous lui avez caché quelque chose ?

– Je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement, dit Adalbert. Vous nous voyez lui conter sur le ton de la conversation de salon que, durant près de deux heures, nous avons épié, à plat ventre sur la loggia de cette maison, l’entretien secret qu’elle avait avec un certain Alexandre...

– Golozieny ? Le cousin ? Et en quoi cela vous intéressait-il ?

– Nous allons y venir, reprit Aldo, mais avant d’aller plus loin nous aimerions savoir ce que vous pensez de lui, quels sont vos sentiments à son égard ?

Pour mieux réfléchir sans doute, Lisa leva vers le plafond ses grands yeux sombres et soupira :

– Rien ! Ou pas grand-chose ! Il est l’un de ces diplomates toujours à court d’argent mais tirés à quatre épingles, sachant baiser avec âme les métacarpes patriciens mais incapable d’atteindre les sommets de sa carrière. Des gens dans son genre, il y en a toujours deux ou trois qui traînent dans les chancelleries et les milieux gouvernementaux. L’argent l’intéresse beaucoup...

– A merveille ! fit Aldo soudain épanoui. A présent, Adalbert va se sentir beaucoup plus à l’aide pour vous raconter notre équipée, ce que nous avons surpris et ce que nous avons vu ensuite. C’est un conteur-né !

Ce fut au tour de Vidal-Pellicorne d’éclore comme un tournesol touché par les tendres rayons du soleil. Le regard qu’il offrit à Morosini était empreint de gratitude, puisqu’il lui donnait l’occasion de briller devant celle qui le captivait de plus en plus. Ainsi encouragé, il fut parfait, retraçant la scène nocturne sans oublier le moindre détail et surtout ce qui l’avait suivie : l’étrange et courte visite rendue par Alexandre à la toute récente villa Hulenberg.

Lisa écouta avec attention mais ne put s’empêcher de remarquer avec un demi-sourire :

– Écouter aux fenêtres, c’est nouveau ça ! Je ne vous connaissais pas cette curieuse façon de traiter vos amis ?

– Puis-je vous rappeler que, jusqu’à ce jour, la comtesse ne nous traitait pas vraiment en amis. Maintenant, si ce qu’on vient de vous dire vous paraît sujet d’amusement...

La main de la jeune fille vint se poser sur celle de Morosini :

– Ne vous fâchez pas ! Mon accès d’ironie, hors de saison, tient surtout à ce que j’éprouve une véritable angoisse. Ce que vous avez découvert me paraît des plus graves et il faut en avertir Grand-mère. Quant à moi, je ne suis qu’à moitié surprise : je n’ai jamais aimé ce cousin-là !

D’un mouvement vif, elle se levait pour aller vers la porte mais Adalbert la retint par un pan de sa robe d’intérieur :

– Ne soyez pas si pressée ! Il y a peut-être mieux à faire.

– Et quoi, mon Dieu ? Je veux que cet individu quitte la maison sur-le-champ !

– De façon à ce qu’il nous file entre les doigts et qu’on ait toutes les peines du monde à le rattraper ? persifla Aldo. Ne raisonnez pas comme une gamine impulsive ! Tant qu’il est ici, on l’a au moins sous la main. Quelque chose me dit qu’il pourrait bien nous conduire à Elsa !

– Vous rêvez ? Il n’est pas d’une intelligence extrême mais il est rusé comme un vieux renard...

– Peut-être, mais les vieux renards se laissent quelquefois prendre au sourire d’une jolie fille, dit Aldo. Alors vous allez être charmante avec lui, ma mignonne, même si...

Les yeux sombres noircirent de colère :

– Un, je ne suis pas votre « mignonne » et, deux, vous n’obtiendrez pas de moi que je sois aimable avec ce vieux bouc ! Imaginez-vous qu’à son âge il prétend m’épouser ?

– Encore un ? Vous êtes un vrai danger public !

– Ne soyez pas grossier ! Si mon charme personnel ne vous paraît pas suffisant, sachez que la fortune de mon père me pare de toutes les séductions. Au fond... je n’ai jamais été aussi heureuse que durant ces deux années où je me suis cachée sous la défroque de Mina, ajouta-t-elle avec une amertume qui toucha Morosini, parce que c’était un aspect de la question qui lui avait échappé jusqu’à présent.

Désolé d’avoir peiné Lisa, il allait s’emparer de sa main quand, dans les profondeurs de la maison, un son de cloche annonça le dîner :

– Allez à table ! soupira Lisa. On se reverra plus tard...

– Vous ne venez pas ?

– J’ai une trop bonne excuse pour éviter Golozieny. Souffrez que j’en profite !

– C’est très compréhensible, dit Adalbert, mais vous avez peut-être tort. Avec un homme tel que lui trois paires d’yeux et autant d’oreilles ne seraient peut-être pas de trop ?

– Arrangez-vous des vôtres, mais ne manquez pas de venir me dire bonsoir avant de partir ! ...

Si Lisa pensait jouir tranquillement d’un moment de réflexion solitaire, elle se trompait. Elle finissait de parler quand sa grand-mère pénétra chez elle en trombe. La vieille dame semblait sous le coup d’une grande émotion. Alexandre la suivait comme son ombre.

– Regarde ce que Josef vient de trouver ! s’écria-t-elle en tendant à Lisa un papier. C’était sur la table du dîner, près de mon couvert. En vérité, l’audace de ces misérables ne connaît pas de bornes, ils osent s’introduire jusque sous mon toit ! ...

La jeune fille tendit la main vers le billet mais Morosini fut plus rapide et l’intercepta. Un coup d’œil lui suffit pour déchiffrer le message aussi bref que brutal :

« Si vous voulez revoir Mlle Hulenberg en vie, vous devrez obéir à nos ordres et ne prévenir la police sous aucun prétexte. Tenez-vous prête à déposer les joyaux demain soir à un endroit qui vous sera indiqué ultérieurement. »

– Avez-vous une idée de la façon dont ceci est arrivé jusqu’à vous ? demanda Morosini en donnant le billet à Lisa.

– Aucune ! Je réponds de mes serviteurs comme de moi-même, dit la comtesse. Cependant, l’une des fenêtres de la salle à manger était entrouverte et Josef pense...

– Que le papier est entré par là ? A moins d’être doué d’une vie propre, il faut qu’on l’ait déposé. Voulez-vous me permettre d’aller jeter un coup d’œil ? Reste avec ces dames, Adalbert, ajouta-t-il en posant sur Golozieny un regard dénué de toute expression. Je devrais suffire à la tâche...

Guidé par le vieux majordome, il gagna la grande salle où tout était disposé pour quatre personnes sur une longue table capable d’en accueillir une trentaine, et vit que le couvert de la maîtresse de maison était, en effet, le plus proche de la fenêtre restée ouverte.

Sans mot dire, Morosini examina l’endroit avec soin, se pencha au-dehors pour apprécier la hauteur et finalement quitta la pièce après avoir prié Josef de lui trouver une lampe électrique. Ensemble, ils firent le tour de la maison jusqu’à se trouver à l’aplomb de la salle à manger.

Celle-ci était au même niveau que la loggia mais sans communication avec elle, ce qui en rendait l’accès extérieur beaucoup plus difficile. A l’aide de sa lampe, Aldo put constater qu’aucune trace d’escalade n’apparaissait – avec l’humidité du temps, des pieds plus ou moins boueux auraient laissé leur marque. Aucun signe de dérangement non plus dans les massifs défleuris cernant la villa. La conviction de l’enquêteur était faite dès qu’il avait tenu le billet dans ses mains : il avait été déposé par quelqu’un de la maison et, puisque les serviteurs ne pouvaient être soupçonnés, il ne restait qu’une seule personne dont la complicité ne faisait aucun doute : Golozieny.

– Avez-vous trouvé quelque chose ? demanda la comtesse quand il la rejoignit dans le petit salon.

– Rien, madame ! Il faut croire que vos ennemis ont à leur disposition quelque génie ailé... ou alors un complice ?

– C’est une idée à laquelle je refuse de m’arrêter !

– Personne ne peut vous y forcer. Il faut pourtant bien qu’il y ait une explication ?

– En ce qui me concerne, émit Golozieny d’une voix flûtée, je me demande si vous ou votre ami, prince, ne pourriez nous la fournir ? Après tout, vous êtes les seuls étrangers ici ?

– Pas pour moi ! coupa la voix glacée de Lisa dont la silhouette, vêtue cette fois d’une longue robe de velours vert, venait de s’encadrer dans le chambranle de la porte. Continuez dans cette direction, Alexandre et je ne vous adresse plus la parole !

– Vous ne feriez pas cela, chère... très chère Lisa ? Vous savez à quel point je vous admire, et...

– Vous l’admirerez aussi bien à table ! intervint la comtesse. Si je comprends bien, ma chérie, tu as décidé de te joindre à nous ?

– Oui. J’ai déjà dit à Josef de mettre mon couvert...

Préludé de cette façon, le dîner fut ce qu’il devait être : sinistre et silencieux. Chacun s’enfermant dans ses propres pensées, on n’échangea que de rares paroles jusqu’à ce que Golozieny se hasarde à demander quelle suite sa cousine comptait donner au message des ravisseurs.

Mme von Adlerstein tressaillit comme s’il l’éveillait mais le regard qu’elle lui lança était plein de fureur :

– Quelle question stupide ! Que puis-je faire sinon obéir, et vous devriez savoir que je déteste ce mot-là ! Je vais donc attendre une autre communication puis... Les bijoux ont été récupérés par Josef dans leur cachette et rapportés ici en même temps que Lisa.

– Un instant, Grand-mère ! fit Lisa. Avant de donner à ces gens le prix de leur crime, il me semble que la moindre des choses est d’obtenir la certitude qu’Elsa est toujours vivante. C’est un peu trop facile d’exiger puis, une fois en possession du butin, on se débarrasse d’un témoin gênant... en admettant que ce ne soit pas déjà fait. Nous avons affaire à des gens pour qui la vie humaine ne compte pas : un mort de plus ou de moins est sans importance pour eux.

– Que proposes-tu ?

– Je n’en ai aucune idée encore mais une chose est certaine : nous ne devons rien dire à la police. D’ailleurs, elle me paraît un peu débordée par l’ampleur de la tâche et je suppose qu’elle va demander du secours à Vienne. À ce propos, ajouta-t-elle en se tournant vers Golozieny, et puisque vous allez sans doute regagner demain la capitale, j’espère que vous allez vous aussi garder le silence et ne pas vous précipiter chez vos « hautes relations » pour les mettre en mouvement ?

Offusqué, le menton du comte releva sa barbiche jusqu’à former un angle droit avec son cou maigre.

– Ne me prenez pas pour un imbécile, Lisa ! Je ne ferai rien qui puisse vous gêner. D’ailleurs, j’ai l’intention de prolonger mon séjour. La seule idée de vous laisser toutes deux seules aux prises avec un si grave problème est de nature à me faire changer mes plans. J’entends veiller sur vous... si vous le permettez ? ajouta-t-il avec un regard engageant à l’adresse de sa cousine.

Celle-ci lui répondit par un sourire un peu las mais affectueux :

– C’est gentil ! fit-elle. Vous pouvez rester, bien sûr, autant que vous le voudrez. Votre dévouement nous émeut, Lisa et moi...

Si la jeune fille semblait touchée par un sentiment quelconque, ce n’était certes pas la reconnaissance et moins encore la joie, mais Golozieny lui adressa un sourire aussi rayonnant que si elle venait de lui promettre sa main.

– Parfait ! En ce cas, nous pourrions peut-être songer à écourter cette soirée ? Tout le monde est fatigué, ce soir, et notre Lisa, en particulier, doit se reposer.

Le message était clair : « Il nous flanque à la porte, songea Morosini. Décidément, on le gêne ! ... » Mais la comtesse en se levant de table semblait l’approuver et fit mieux encore en disant :

– J’avoue sentir la fatigue. Si vous le voulez bien, messieurs, ajouta-t-elle à l’adresse de ses invités, nous allons prendre un peu de café puis nous nous séparerons jusqu’à demain.

– Pas de café pour moi, comtesse ! fit Adalbert. J’en bois trop et si j’en avale un de plus je ne dormirai pas.

Aldo, à son tour, demanda la permission de prendre congé mais tandis qu’Adalbert, devinant qu’il avait besoin d’un instant, éternisait ses salutations en délivrant à Mme von Adlerstein et à son cousin un petit discours sur les formules de politesse usitées dans l’Egypte ancienne, Morosini rejoignit Lisa dans la galerie sur laquelle ouvraient les pièces de réception :

– Avez-vous la possibilité de laisser ouverte une des portes de cette maison ?

-Je crois, oui... celle des cuisines. Pourquoi ?

– Combien de temps faut-il pour que tout soit livré au silence et au sommeil ? Une heure ?

– C’est un peu court. Deux plutôt, mais que voulez-vous faire ?

– Vous le verrez bien. Dans deux heures, nous vous rejoindrons dans votre chambre... Et arrangez-vous pour trouver une corde !

– Dans ma chambre ? Vous êtes fou ?

– J’ai dit « nous », pas « je » ! N’allez pas tirer de conclusions déplacées et faites-moi un peu confiance ! Maintenant si vous préférez attendre dans la cuisine je ne vous en empêche pas... Adalbert ! appela-t-il à haute voix sans autre transition. Notre hôtesse a besoin de repos. Pas d’une conférence !

– C’est vrai ! Je suis impardonnable ! Que d’excuses, chère comtesse...

Les trois personnages apparurent dans la galerie presque aussitôt et trouvèrent Morosini seul, une cigarette au bout des doigts. Lisa s’était éclipsée comme un rêve.

Pour être sûr qu’ils partaient bien, Golozieny les accompagna jusqu’à leur voiture et, pour lui faire plaisir, Adalbert démarra en produisant le maximum de bruit :

– Tu as décidé quelque chose ? demanda-t-il en fonçant tête baissée dans l’obscurité du parc.

– Oui. On revient dans deux heures. Lisa s’arrangera pour que la porte de la cuisine ne soit pas verrouillée...

– Et les chiens ? Tu y as pensé ?

– Elle n’en a pas parlé. Peut-être qu’on ne les lâche pas quand il y a des invités ? Nous prendrons nos précautions !

Celles-ci consistèrent en un plat de viande froide que les deux compères, sous prétexte d’avoir fort mal dîné, se firent monter dans leurs chambres accompagné d’une bouteille de vin pour plus de vraisemblance. Laquelle bouteille disparut en grande partie dans un lavabo. Une heure plus tard, ayant troqué leurs smokings pour des vêtements plus appropriés à une expédition nocturne, ils quittaient discrètement l’hôtel et gagnaient le bord de la rivière où Aldo avait garé sa nouvelle voiture.

Ils allèrent la dissimuler dans le petit bois où ils avaient précédemment caché l’Amilcar et continuèrent à pied, nantis chacun d’un paquet de viande dans la poche de leur manteau.

Cela ne leur servit à rien : les chiens ne se montrèrent pas. Pourtant, aucune lumière ne brillait dans le petit château. Soulagés d’un grand poids, ils gagnèrent la porte des cuisines à pas prudents et silencieux mais pas plus que le vantail de bois qui s’ouvrit sans le moindre grincement sous la main de Morosini :

– J’espère que vous me féliciterez ? fit la voix étouffée de Lisa. J’ai même pris la peine de huiler les gonds...

Elle était là, en effet, assise sur un tabouret ainsi que le révéla la lanterne sourde posée sur la table à côté d’elle et dont elle ouvrit le volet. Elle aussi avait changé de vêtements : la jupe de loden, le chandail à col roulé et les chaussures de marche ressuscitèrent un instant la défunte Mina dans l’esprit d’Aldo.

– C’est du beau travail, chuchota-t-il, mais pourquoi êtes-vous là ? Vous n’êtes pas remise et nous avions seulement besoin que vous nous indiquiez la chambre de votre ami Alexandre.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous n’allez pas le... le tuer ? fit Lisa, inquiète de retrouver dans la voix habituellement chaude et un peu voilée de Morosini certaine résonance métallique annonçant quelque résolution extrême. Le rire étouffé d’Adalbert la rassura :

– Vous nous prenez pour qui ? Il ne mérite sans doute pas mieux mais on veut seulement l’enlever.

– L’enlever ? Pour l’emmener où ?

– Dans un coin tranquille où l’on puisse l’interroger loin des oreilles sensibles, fit Aldo. J’ajoute que nous comptions un peu sur vous pour nous trouver ça.

La jeune fille réfléchit un instant à haute voix, pas autrement émue par le projet de ses amis :

– Il y a bien l’ancienne sellerie mais elle est trop proche de la nouvelle et des écuries. Le mieux serait la resserre du jardinier. Mais autant vous apprendre tout de suite que Golozieny n’est pas dans sa chambre...

– Où est-il alors ?

– Quelque part dans le parc. Il a la manie des promenades nocturnes. Même à Vienne, il lui arrive d’aller fumer un cigare sous les arbres du Ring. Grand-mère le sait et on ne lâche jamais les chiens quand il est ici. Une chance que vous ne soyez pas tombés sur lui en arrivant : il aurait pu appeler au secours.

– Il n’aurait rien appelé du tout et je considère au contraire comme une chance qu’il soit dehors. C’est toujours autant de fait...

– Le parc est grand. Vous n’espérez pas le retrouver en pleine nuit ?

Adalbert qui commençait à avoir sommeil bâilla sans retenue avant de soupirer :

– C’est sans doute parce que vous êtes blessée, mais votre brillante intelligence ne saisit pas bien la situation. On ne va pas lui courir après : on va l’attendre. Vous avez la corde ?

Lisa la ramassa sur un banc voisin puis, sans relever le propos, ferma la porte de la cuisine et conduisit les deux hommes à travers la maison obscure jusqu’au grand porche d’entrée dans les ombres duquel il fut facile de se dissimuler :

– C’est curieux, cette manie ambulatoire chez un homme de cet âge ? remarqua Vidal-Pellicorne. Surtout quand il ne fait guère un temps à rêver aux étoiles !

– Non, c’est commode ! fit Aldo entre ses dents. Un bon moyen de prendre langue avec ses complices... mais chut ! Il me semble que je l’entends...

Un pas tranquille se rapprochait, souligné par le crissement du gravier. Le point rouge d’un cigare brilla avant de décrire une courbe gracieuse quand le fumeur jeta son mégot. En même temps le pas s’accélérait et bientôt la silhouette du promeneur se découpa sur la nuit à l’entrée du porche. C’est là qu’Aldo l’attendait : son poing partit comme une catapulte. Atteint à la pointe du menton, Golozieny s’écroula sans dire « ouf »...

– Joli coup ! apprécia Adalbert. Et maintenant, on le ficelle et on l’emporte...

– N’oubliez pas de le bâillonner ! conseilla Lisa en présentant un mouchoir roulé en boule et un foulard...

Morosini rit doucement tout en s’activant :

– Vous progressez sur le chemin du crime, ma chère Lisa ! Si vous voulez bien nous guider à présent ?

Elle reprit la lanterne qu’elle s’était bien gardée d’oublier mais ne l’ouvrit pas :

– Par ici ! Je vous préviens : c’est assez loin et je n’ai pas de brancard à vous offrir...

– On le portera à tour de rôle, dit Aldo en chargeant le grand corps inerte sur son épaule dans la meilleure tradition des pompiers.

Il fallut dix bonnes minutes en se relayant pour atteindre, au fond du parc, un petit groupe de bâtiments bas, abrités sous de grands arbres, et que l’on ne pouvait apercevoir de la maison à cause des buissons disposés devant. Lisa ouvrit une porte, libéra la lumière de sa lanterne et pénétra dans une assez vaste resserre, meublée d’outils de jardinage aussi nombreux que divers, et admirablement rangés. Elle posa la lanterne sur un établi. Pendant ce temps, Morosini déchargeait Adalbert du fardeau qu’il avait pris à mi-chemin et l’étalait sans excessives précautions sur le sol en terre battue. Le comte émit un gémissement. Il avait repris conscience et roulait, au-dessus du bâillon, des yeux brûlants de colère.

Aldo s’accroupit auprès de lui et lui mit sous le nez le revolver qu’il venait de prendre dans sa poche :

– Comme nous avons quelques questions à vous poser, nous allons vous rendre votre voix mais je vous préviens que, si vous criez, j’aurai le regret de me montrer fort désagréable !

– De toute façon, fit Lisa, personne ne vous entendrait, « cher » Alexandre. Aussi ne saurais-je trop vous conseiller de répondre à ces messieurs aussi calmement que possible. C’est le moment où jamais de montrer vos talents de diplomate... Alors, nous sommes bien d’accord ? Pas de cris ?

Le prisonnier fit « non » de la tête.

Aussitôt, Adalbert s’agenouilla à son tour, dénoua le foulard et libéra la bouche du comte, tandis qu’Aldo contemplait non sans surprise ce nouvel avatar de son ancienne collaboratrice : Lisa semblait se glisser avec aisance dans la peau d’une justicière froide, déterminée et, peut-être, implacable.

Ce fut aussi le sentiment de Golozieny, car non seulement il ne cria pas mais tout ce qu’il réussit à articuler, ce fut :

– Vous, Lisa... vous me traitez en ennemi ?

– Je vous traite comme le seront, en pire j’espère, ceux qui ont enlevé Elsa Hulenberg et assassiné ses serviteurs...

– Et moi, moi j’en ferais partie ?

– Si ce n’est pas le cas, intervint Morosini, expliquez-nous ce que vous êtes allé faire, dans la nuit du 6 au 7 novembre, dans la villa achetée par Mme Hulenberg, et cela en sortant d’une entrevue que vous souhaitiez secrète dans ce château de Rudolfskrone ?

Le regard que le prisonnier leva sur son accusateur refléta un effroi sincère mais ce ne fut qu’un éclair. Presque aussitôt, les lourdes paupières fripées retombèrent :

– Vous pouvez poser toutes les questions que vous voudrez, je ne répondrai à aucune...


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