CHAPITRE 2 LE CHEVALIER À LA ROSE
Morosini serra la main que lui tendait son hôte et prit place sur la chaise voisine :
– Je ne vous aurais jamais reconnu, fit-il avec un sourire admiratif. C’est étonnant !
– N’est-ce pas ? Comment allez-vous, mon ami ?
– Si vous voulez parler de ma santé, elle est excellente, mais le moral est moins bon. En vérité, je m’ennuie et c’est la première fois que ça m’arrive...
– Vos affaires sont-elles moins prospères ?
– Non, tout va bien de ce côté-là. C’est vous, je crois, qui me manquiez. Et aussi Adalbert ! Depuis la fin du mois de janvier je n’ai plus aucune nouvelle de lui.
– C’était un peu difficile et surtout fort délicat, pour lui, de vous envoyer une lettre ou tout autre message : il était en prison au Caire.
Les yeux de Morosini s’arrondirent :
– En prison ? ... Une histoire de services secrets ?
– Oh non ! fit le Boiteux. Une histoire de chez Toutankhamon. Notre ami n’aurait pas résisté à l’attrait de certaine statuette votive d’or pur...
Aldo s’indigna. Il savait son ami habile de ses doigts et capable de pas mal de choses, mais pas d’un vol crapuleux.
– Rassurez-vous ! L’objet a été retrouvé et on a relâché Vidal-Pellicorne avec des excuses, mais il est resté enfermé un bout de temps. Vous le reverrez bientôt, je pense ! Vous venez d’arriver à Vienne ?
– Non. J’y suis depuis trois jours. Je voulais revoir certains lieux et aussi visiter le Trésor impérial. Ne m’aviez-vous pas dit que l’opale devait en faire partie ?
– Je me trompais. L’opale qui s’y trouve n’a rien à voir avec celle que nous cherchons.
– J’ai remarqué, en effet, mais j’ai aussi constaté qu’aucun des bijoux des deux derniers empereurs et de leur famille n’y était exposé. Je n’ai pas pu apprendre où ils étaient.
– Dispersés ! Vendus ! Les joyaux privés de la famille impériale ont été enlevés le 1er novembre 1918, juste avant le changement de régime, par le comte Berchtold qui les a transportés en Suisse. Beaucoup ont été vendus, et je ne serais pas étonné que certain banquier de vos amis en ait acquis un ou deux... J’ajoute que j’ai pu examiner la parure de noces de Sissi et qu’aucune des opales n’était celle que je recherche.
Le dialogue s’interrompit. Par-dessus la cloison de la loge voisine, une dame empanachée de « paradis » saluait Aronov en l’appelant « mon cher baron », entamait avec lui une conversation à bâtons rompus, et Aldo choisit de s’intéresser à la salle, pleine à présent... Elle offrait l’agréable coup d’œil d’une assemblée où les femmes vêtues de satin, de brocart, de velours aux couleurs contrastées arboraient diamants, perles, rubis, saphirs et émeraudes sur leur gorge découverte ou dans leur chevelure. Aldo put constater avec plaisir que l’horrible mode des cheveux courts et des nuques rasées n’avait pas encore atteint la haute société viennoise qui ne faisait sans doute pas son livre de chevet de La Garçonne, le livre scandaleux de Paul Margueritte dont la France se régalait depuis l’an passé. Il détestait cette mode-là !
Non qu’il fût rétrograde, mais il adorait les belles chevelures, parures naturelles où il est si doux de noyer ses doigts ou d’enfouir son visage ! C’était un crime de les massacrer ! En revanche, il n’avait rien contre les robes courtes, souvent charmantes et qui permettaient d’admirer de bien jolies jambes jusque-là interdites à d’autres regards que celui de F époux ou de l’amant.
Un tonnerre d’applaudissements salua le maestro qui eut juste le temps de dresser la salle sur l’hymne national à l’entrée de Mgr Seipel. Puis on se rassit ; les lumières s’éteignirent, ne laissant que la rampe éclairée. Un profond silence s’établit.
– Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ce soir ? chuchota Morosini.
– Pour vous montrer quelqu’un qui n’est pas encore là. Chut !
Résigné, Aldo consacra son attention au spectacle. Le rideau se levait sur un ravissant décor de chambre féminine au temps de l’impératrice Marie-Thérèse et dans le palais de la Maréchale. Celle-ci, une très jolie femme, s’y livrait à un charmant badinage amoureux avec son jeune amant Octavian avant de recevoir, comme son rang l’y obligeait, les visites et les solliciteurs du petit lever. Parmi ceux-ci, le baron Ochs, personnage aussi important qu’importun, assez ridicule, venu prier la grande dame de lui trouver un chevalier chargé de porter la traditionnelle Rose d’argent, symbole d’une demande en mariage officielle, à la jeune fille qu’il souhaitait épouser. En dépit de sa répugnance, ce chevalier sera, bien sûr, le bel Octavian.
Aldo se laissait emporter par la grâce allègre et malicieuse d’une œuvre servie par des voix superbes quand la main de son voisin se posa sur sa manche :
– Regardez ! souffla-t-il. La loge en face de nous...
Deux personnes venaient d’y entrer, toutes deux vêtues de noir. D’abord un homme entre deux âges mais qui devait être d’une rare vigueur physique. Il portait une sorte de livrée de velours soutachée de soie à la mode hongroise.
Après un bref coup d’œil à la salle, il livra passage à sa compagne qu’il fit asseoir avec toutes les marques d’un profond respect avant de se retirer au fond de la loge. Plus remarquable encore était la femme qui fixa l’attention du prince. Son port était celui d’une altesse et, en la regardant, Morosini évoqua certain portrait de la duchesse d’Albe peint par Goya. Elle était à la fois vêtue et masquée de dentelles noires : une sorte de mantille retombant de sa haute coiffure un peu plus bas que la bouche. Ses longs gants étaient taillés dans le même tissu léger et sombre qui faisait ressortir l’éclatante blancheur d’une peau sans défaut. Aucun autre bijou qu’une broche scintillant d’un éclat magique dans les dentelles mousseuses au creux d’un magnifique décolleté. Un éventail était posé sur le rebord de velours rouge de la loge.
Sans un mot, sans même tourner la tête vers lui, Aronov glissa des jumelles de nacre dans la main de son invité qui faillit les laisser tomber tant il était saisi par l’apparition. Cependant, il réussit à retenir l’instrument qu’il plaça devant ses yeux, d’abord braqué sur la scène où la Maréchale déplorait la fuite du temps puis sur la loge. La femme inconnue s’y tenait un peu en retrait de façon à n’être pas trop éclairée par les feux de la rampe. Le masque de dentelles empêchait de distinguer les traits de son visage mais à la teinte ivoirine de sa peau, à sa finesse devinée, à la façon qu’elle avait de se tenir droite et la tête fièrement portée sur son long cou, il était évident qu’elle n’était pas vieille et qu’un noble sang coulait dans ses veines.
– Regardez surtout le bijou ! souffla le Boiteux. Il en valait la peine : c’était, exécutée en diamants, une aigle impériale dont une magnifique opale formait le corps. A l’aide des jumelles, Morosini l’examina aussi soigneusement que possible puis tourna vers son compagnon un regard interrogateur :
– Oui, murmura celui-ci. J’ai tout lieu de penser qu’il s’agit de la nôtre.
Morosini se contenta d’un hochement de tête puisqu’il était impossible de parler, mais l’acte s’acheva bientôt au milieu d’un grand enthousiasme. La salle se ralluma. L’inconnue recula davantage dans l’ombre de la loge. Elle avait repris l’éventail et, le tenant déployé, s’en abritait encore un peu plus.
– Qui est-elle ? demanda Aldo.
– D’honneur je n’en sais rien, répondit Aronov. Une femme de haut rang très certainement mais qui ne doit pas habiter Vienne. On ne la connaît dans aucun hôtel et d’ailleurs, on ne l’a jamais vue que dans cette salle et uniquement lorsque l’on donne Le Chevalier à la rose. Ce qui n’est pas fréquent.
– C’est étrange ? Pourquoi cet opéra-là ?
– Regardez mieux son éventail !
Retiré derrière les chaises, Morosini braqua de nouveau les jumelles : l’éventail était une magnifique pièce d’écaille sombre et de dentelle sur la branche maîtresse de laquelle une rose d’argent était fixée. Morosini eut un sourire :
– Une rose ! C’est, bien sûr, la raison de son attachement à cet opéra. Il doit lui rappeler un souvenir...
– Sans aucun doute, mais cela ne fait qu’ajouter au mystère dont elle s’entoure. Le joyau qu’elle porte a appartenu, j’en suis certain, à l’impératrice Elisabeth. Je l’ai vu sur un portrait mais je savais déjà que la pierre centrale était celle que nous recherchons. J’ajoute que je vois cette dame pour la première fois. On m’avait déjà signalé sa présence à deux reprises et je n’étais pas sûr qu’elle soit ici ce soir. J’ai cependant pris le risque de vous inviter.
– Et je vous en remercie plus que vous n’imaginez. Mais enfin, il doit être facile d’apprendre par qui cette loge a été louée ?
– En effet, avec cette différence que celles-ci sont d’abonnement à l’année. La nôtre appartient à la comtesse von Adlerstein.
Morosini ne chercha même pas à dissimuler sa surprise :
– Eh bien, pour une coïncidence ! ... Vous connaissez la comtesse ?
– Pas personnellement. Je sais seulement qu’elle est la belle-mère de Moritz Kledermann, le grand collectionneur suisse...
– Et la grand-mère de mon ancienne secrétaire.
– Tiens donc ? Voilà qui est intéressant ! Vous devriez me raconter ça ?
– Oh, ce n’est pas le plus passionnant ! J’ai mieux encore, car je pense avoir rencontré cette inconnue aujourd’hui même, en fin d’après-midi, dans la crypte des Capucins. Elle était venue fleurir la tombe de l’archiduc Rodolphe, et ce ne serait pas la première fois selon le moine-gardien. Elle aurait même une autorisation spéciale pour venir en dehors des heures de visite...
– De mieux en mieux ! Vous êtes passionnant quand vous le voulez, mon cher prince ! Dites-m’en un peu plus !
Sans se faire prier, Aldo évoqua l’étrange vision de la crypte, la longue silhouette drapée de crêpe qu’il avait prise un instant pour le fantôme de la mère douloureuse de l’archiduc. Il raconta ensuite comment il s’était lancé à la poursuite de la voiture qui la ramenait au palais de Himmelpfortgasse :
– Une chance que Vienne reste fidèle aux voitures à chevaux ! Avec une automobile, je n’en aurais eu aucune...
– Cela veut dire que la vôtre tient bon ! C’est du très beau travail, mon ami, et le doute n’est plus permis : la dame doit habiter chez la comtesse...
– J’ai essayé, tout à l’heure, de lui rendre visite mais elle n’est pas à Vienne en ce moment. Un accident la retiendrait dans ses terres provinciales...
– C’est sans importance si cette femme loge chez elle. C’est peut-être une parente. De toute façon, nous la suivrons à la sortie du théâtre. J’ai là une voiture...
L’entracte s’achevait. Les lumières s’éteignirent. Les deux hommes se turent mais, s’il continua d’apprécier la musique et ses interprètes, Aldo ne vit pas grand-chose de la scène. Avec ou sans jumelles, son regard revenait sans cesse à la silhouette hautaine, à la fois discrète et fastueuse, où seul le joyau semblait vivre comme une étoile dans la nuit.
Lorsque le deuxième acte s’acheva dans une véritable explosion de gaieté soutenue par un ensorcelant rythme de valse, la salle, debout, acclama les artistes mais Aldo, figé dans sa contemplation, ne bougea pas :
– Levez-vous, voyons ! Faites comme le public, lui souffla Aronov qui applaudissait à tout rompre. Vous allez nous faire remarquer.
Il tressaillit et s’exécuta, faisant observer que, dans la loge d’en face, on applaudissait sans doute mais sans gesticuler.
Cette deuxième coupure était plus brève que la première. Les spectateurs se déplacèrent moins. Les deux hommes reprirent leur conversation mais c’était au tour de Morosini d’être songeur :
– Pourquoi ces voiles de deuil tout à l’heure ? Pourquoi, ce soir, ce véritable masque de dentelles ? Qu’est-ce que cette femme veut cacher ? ... A moins qu’elle ne souhaite attirer la curiosité, intriguer ? Auquel cas, elle y réussit à merveille.
– Je le pensais aussi avant que vous ne me pariiez de la crypte. A présent, je sens qu’il y a autre chose... Si je vous ai bien suivi, cette femme porterait le deuil de l’archiduc suicidé à Mayerling ? Il est mort depuis bientôt quarante-cinq ans. Ça ne vous paraît pas un peu long ?
– C’est peut-être sa veuve ?
– Stéphanie de Belgique ? Vous rêvez ! C’est une vieille femme maintenant qui s’est remariée en 1900 avec un Hongrois et dont je ne sais trop ce qu’elle est devenue. Celle-ci est beaucoup plus jeune. En outre, elle a grande allure, ce qui n’était pas le cas de la pauvre princesse.
– Sa fille alors ? Il en a eu une, je crois ?
– L’archiduchesse Elisabeth, devenue princesse Windischgraetz, pourrait correspondre en âge mais ce n’est pas elle. Il se trouve que je la connais...
– Alors une fanatique ? ... ou une folle ? Cependant, son calme s’inscrit en faux contre cette dernière hypothèse. En tout cas, cela n’explique pas pourquoi elle dissimule son visage ?
– Elle est peut-être laide... ou abîmée. Plusieurs beautés plus ou moins célèbres ont choisi de s’ensevelir ainsi, en condamnant leurs miroirs pour ne plus y lire leur déchéance.
– il faudra bien, dit Aldo, en venir à la rencontrer, voilée ou non. Si vous êtes certain que l’opale est celle que nous cherchons ?
– J’en jurerais ! Encore que je ne comprenne pas pourquoi l’aigle de diamants brille sur la poitrine d’une inconnue. L’archiduchesse Sophie l’a donnée jadis à sa belle-fille à l’occasion de la naissance de Rodolphe... sans doute afin de compléter la parure reçue au mariage...
– Il me semble que c’est simple : vous m’avez dit que les bijoux privés ont été vendus en Suisse. Cette pièce a dû être achetée par la dame en question ?
– Non. Elle ne faisait pas partie du lot... Pendant le troisième acte, Morosini accorda plus d’attention au spectacle. La beauté de Lotte Lehmann, sa voix prenante agissaient sur lui comme un sortilège. Son compagnon en était également captif et, quand lustres et girandoles se rallumèrent dans un enthousiasme porté à son comble, ils s’aperçurent que la loge d’en face était vide. L’inconnue et son garde s’étaient éclipsés avant la fin du spectacle. Morosini prit la chose avec philosophie :
– C’est fâcheux sans doute mais pas catastrophique, puisque je suis certain que la femme de la crypte et celle de la loge ne sont qu’une seule et même personne.
– Espérons que vous ne vous trompez pas... Une fois l’évêque-chancelier reparti, la salle se vida. Aronov et son compagnon allèrent reprendre aux vestiaires l’un une chaude pelisse et l’autre l’ample cape doublée de satin qu’il portait toujours avec l’habit. Morosini put alors constater que la canne à pommeau d’or avait reparu.
– Je vous ramène en voiture ? proposa le premier. Nous avons encore à causer.
– J’habite la porte à côté, au Sacher. Une voiture serait du pur dévergondage. Pourquoi ne viendriez-vous pas souper avec moi, mon cher baron ?
Simon Aronov se mit à rire tandis que son œil unique d’un bleu intense – celui qu’abritait le monocle devait être en verre ! – pétillait de malice :
– Il vous intrigue, hein, mon titre ? Sachez qu’il est authentique et que j’y ai droit. En revanche, le nom que j’y accole n’est pas le mien. J’en change suivant l’aspect que je choisis. La société d’ici m’accueille sous le nom de baron Palmer... et j’accepte très volontiers votre invitation.
A la surprise d’Aldo, il ordonna au chauffeur de la longue Mercedes noire qui s’avança de ne pas l’attendre et de rentrer sans lui :
– Je vais souper avec un ami, indiqua-t-il. Frau Sacher me fera appeler un fiacre !
Puis il ajouta, en passant son bras libre sous celui du prince :
– Après un souper chez Frau Anna, j’ai toujours aimé rentrer avec les chevaux. Cela rappelle le passé.
– Il n’est jamais bien loin ici. Sous quelque régime que ce soit, les Autrichiens restent fidèles à eux-mêmes.
Bras dessus, bras dessous, les deux hommes regagnèrent l’hôtel. La pluie, enfin, ne tombait plus mais les pavés mouillés reflétaient les lumières douces des globes de verre dépoli comme autant d’étoiles familières. Frau Sacher, un havane au bout des doigts, les accueillit et les confia à un maître d’hôtel attentif qui les pilota à travers la salle jusqu’à une table discrète damassée de blanc et fleurie de roses, à bonne distance du traditionnel orchestre tzigane. Ce qui ne l’empêcha pas de les accompagner :
– Comme d’habitude, le menu de l’Archiduc ? proposa-t-elle en riant car c’était une plaisanterie habituelle avec les vieux clients. Il s’agissait en effet du dernier dîner dégusté par Rodolphe deux ou trois jours avant qu’il ne s’en aille « chasser » à Mayerling. Il avait écrit lui-même le menu, qui se composait ainsi : Huîtres, Soupe à la tortue, Homard à l’armoricaine, Truite au bleu sauce vénitienne, Fricassée de cailles, Poulet à la française, Salade, Compote, Purée de marrons, Glace, Sachertorte, Fromage et Fruits. Le tout arrosé de chablis, de mouton-rothschild, de Champagne Roederer et de xérès. De quoi combler un appétit à la Louis XIV !
– Il fallait être jeune et archiduc pour avaler tout ça, fit le Boiteux. A moins que vous ne vous sentiez affamé, mon cher prince, moi je suis assez frugal...
On opta pour des huîtres suivies d’une fricassée de cailles, d’une salade et du célèbre gâteau, accompagnés d’un bon Champagne, sans autre mélange.
Tandis que son compagnon échangeait encore quelques mots avec leur hôtesse, Morosini l’examinait. Cet homme ne cesserait jamais d’être une énigme pour lui. En dépit de deux handicaps sérieux, puisqu’il était borgne et boiteux, il trouvait moyen de se composer des personnages toujours différents mais avec des moyens somme toute assez simples : une perruque comme ce soir, un chapeau, des lunettes foncées ou claires, un monocle, la barbe du prêtre orthodoxe qu’il avait été un instant dans le cimetière de San Michele à Venise. Il semblait capable de pousser très loin l’art du grimage à peine visible et cependant, quelle que fût l’incarnation choisie, il ne quittait jamais la canne d’ébène à pommeau d’or qui pouvait le faire reconnaître. Y avait-il là une sorte de superstition, ou encore un souvenir particulièrement cher ? Une question à ce sujet aurait relevé de l’indiscrétion, mais il y en avait une qui tracassait Aldo : la voix de Simon Aronov, cette magnifique voix de velours sombre qui lui donnait tant de charme, pouvait-elle subir, elle aussi, des transformations ? Aussi n’hésita-t-il pas plus longtemps à la poser. Elle eut le don de faire rire son compagnon :
– De ce côté-là aussi, vous pourriez avoir des surprises, mon ami. Non seulement je peux changer de registre, mais je peux prendre un certain nombre d’accents. Vous me permettrez seulement de ne pas vous faire de démonstration ici. – Je ne vous le demanderai pas, mais je voudrais vous poser une question : comment faites-vous pour vous intégrer à ce point au milieu où vous vous trouvez ? A Londres, vous étiez un parfait gentleman anglais. A Venise, on aurait juré que vous arriviez en droite ligne du mont Athos. Ici vous incarnez le type même de l’aristocrate viennois. On vous y connaît. Je suppose qu’il vous arrive d’y habiter. Or vous m’avez dit naguère que Varsovie était votre résidence préférée. Auriez-vous donc une maison dans chaque capitale ?
– Comme les marins ont une femme dans chaque port ? Non. J’ai plusieurs demeures, en effet, mais ici j’habite le palais d’un ami fidèle et sûr, dans Prinz Eugenstrasse.
Morosini leva les sourcils. Il connaissait suffisamment Vienne et ses notabilités pour ne pas craindre d’émettre une erreur. Pourtant, il baissa la voix jusqu’au murmure :
– Le baron de Rothschild ?
– M. Palmer n’a aucune raison de le cacher, dit Aronov avec une indulgente douceur. Le baron Louis, en effet. Comme son défunt père, il connaît à peu près tout de moi, et je sais qu’en cas de... drame je pourrais toujours trouver asile et appui dans cette maison. Si vous aviez besoin de me joindre rapidement, vous ne devez pas craindre de vous adresser à lui. C’est un homme d’une grande piété, sous ses dehors mondains, et d’un rare courage.
– Je sais. Il m’est arrivé de le rencontrer mais j’avoue que j’aimerais le connaître un peu mieux. Bien qu’il n’ait guère plus de quarante ans, il a déjà sa légende...
Sa mémoire infaillible lui retraçait le portrait d’un homme mince, blond, élégant, d’un imperturbable sang-froid et bourré de talents. Outre qu’il était un savant fort versé dans la botanique, l’anatomie et les arts graphiques, le baron Louis était un grand chasseur devant l’Éternel, montait à cheval comme un centaure – il était l’un des rares cavaliers ayant la permission de monter les fameux Lipizzaners blancs de l’École d’équitation « espagnole » de Vienne – et c’était un remarquable joueur de polo. Célibataire endurci, il n’en adorait pas moins les femmes auprès desquelles il connaissait un vif succès. Quant à la légende de son flegme, elle était née avant la guerre, alors qu’il était encore très jeune, à l’inauguration du métro de New York où une panne de moteur et de ventilation s’était produite. Lorsque l’on avait sorti de ce mauvais pas les voyageurs transpirants, à moitié étouffés et à moitié déshabillés, le jeune baron avait reparu aussi net que s’il sortait des mains de son valet de chambre, n’ayant ôté ni sa veste ni son gilet et n’ayant, selon les sauveteurs sidérés, « pas même une goutte de sueur au front ».
– Il chasse en Bohême ces jours-ci mais, plus tard, je pourrai peut-être vous réunir. Je crois qu’il en serait très content : je lui ai déjà parlé de vous.
– Et... les autres membres de La Famille ? Vous les connaissez aussi ?
– Les Français, les Anglais ? Très bien, dit Aronov, qui ajouta avec un mince sourire : Un peu moins toutefois que le baron Louis. J’étais proche de son père. Je le suis toujours de lui. Mais parlons un peu de vous ? Il semble que vous ayez suivi mon conseil en ce qui concerne la belle lady Ferrals ?
Morosini haussa les épaules :
– Je n’ai guère eu de peine. Après le procès que vous avez certainement suivi, elle est partie pour les États-Unis en compagnie de son père. Quant à moi, je n’en ai plus eu la moindre nouvelle.
– Quoi ? Pas même un merci ? Deux lignes sur une carte ?
– Pas même.
Aldo s’était raidi quand son compagnon avait prononcé le nom de celle qu’il avait toujours quelque peine à oublier. Simon Aronov s’en aperçut :
– Et cela fait très mal ?
– Un peu, oui, mais avec le temps j’en viendrai à bout, affirma Morosini en attaquant ses cailles et, pendant quelques instants, les deux hommes mangèrent en silence, laissant les violons de l’orchestre les envelopper d’harmonie. Jusqu’à ce qu’Aronov demande :
– À mon tour de vous poser une question. Comment est-ce, Venise, pendant que Benito Mussolini règne à Rome ?
– Toujours aussi belle, toujours semblable à ce qu’en attend le visiteur occasionnel ou le couple en voyage de noces, soupira Morosini en haussant les épaules. En apparence tout y est normal... Mais en apparence seulement. Avant, on voyait parfois déambuler deux carabiniers. A présent, ce sont souvent des gamins en chemise et calot noirs. Ils vont par deux, comme les autres, mais mieux vaut les éviter le plus possible : ils se croient tout permis et sont volontiers agressifs au nom de la plus grande gloire de l’Italie.
– Vous n’avez pas eu de problème ?
– Non. Certes, les gens en place doivent faire allégeance au nouveau régime mais moi je ne suis qu’un honnête commerçant qui ne cherche noise à personne. Tant qu’on me laissera voyager à mon gré et traiter mes affaires comme je l’entends...
– Tenez-vous-en à cette sagesse ! C’est plus prudent.
Le ton soudain grave du Boiteux avait quelque chose d’impressionnant. Après un instant de silence, Morosini reprit :
– Vous souvenez-vous qu’à Varsovie vous m’avez annoncé la venue prochaine d’un... ordre noir, capable de mettre en danger toute liberté ?
– ... et à cause duquel il nous faut reconstituer le pectoral et ressusciter au plus tôt Israël en tant qu’État, compléta Aronov. Vous allez à présent me demander si le Fascio est l’ordre noir en question ?
– Exactement.
– Disons que c’est la première atteinte d’un mal terrible, un premier coup de vent avant la tempête. Mussolini est un histrion vaniteux qui se prend pour César et qui pourrait n’être que Caligula. Le véritable danger vient de l’Allemagne dont l’économie est détruite, les forces vives atteintes. Un homme à peu près illettré, inculte, brutal mais grandiloquent et habité d’un sombre génie tourné vers la guerre va s’efforcer de ressusciter l’orgueil allemand en glorifiant la force et en excitant les instincts les plus détestables. N’avez-vous pas entendu parler encore d’Adolf Hitler ?
– Vaguement. Une manifestation au printemps dernier, je crois ? Quelque chose qui ressemble assez aux démonstrations du Fascio ?
– Exact. L’aventure mussolinienne pourrait bien avoir donné des ailes à Hitler. Il n’est encore que le petit chef d’une bande paramilitaire mais j’ai très peur qu’un jour cela ne se change en un raz de marée capable d’engloutir l’Europe...
Les deux coudes sur la table, sa coupe entre les doigts, Simon Aronov semblait avoir oublié son compagnon. Son regard se perdait droit devant lui, dans un lointain où Morosini n’avait pas accès, mais la crispation de son visage disait assez que cette perspective n’offrait aucune image riante. Aldo allait poser une question au moment où il acheva sa phrase :
– Quand il sera le maître – et il le sera un jour –, les enfants d’Israël seront en danger de mort... Ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres enfants !
– Dans ce cas, coupa Morosini, pas de temps à perdre si nous voulons le gagner de vitesse. Il faut compléter le pectoral du Grand Prêtre au plus vite.
Aronov eut un sourire en coin :
– Vous y croyez donc, à notre vieille tradition ?
– Pourquoi n’y croirais-je pas ? bougonna Morosini. De toute manière et même au cas où Israël ne devrait jamais revivre en tant qu’État, si les remettre à leur place est le seul moyen d’empêcher ces sacrées pierres de nuire, je m’y dévouerai corps et âme. Le saphir et le diamant ont laissé tous les deux une trace sanglante et je suppose que les deux autres en font autant. Pour l’opale, si la malheureuse Sissi l’a portée, la cause est déjà entendue. Quant à celle qui s’en pare actuellement, les voiles funèbres dont elle masque son visage ne sont guère signe d’un bonheur éclatant... Il faut l’en débarrasser au plus vite !
– Je suis d’accord avec vous, bien entendu, mais allez-y doucement, murmura le Boiteux avec gravité. Il est possible qu’elle tienne à ce joyau plus qu’à toute autre chose. Peut-être même plus qu’à sa vie ? Si c’est le cas – et je le crains ! – l’argent sera sans pouvoir.
– Vous croyez que je ne le sais pas ? Et je suppose que, cette fois, vous n’avez pas de pierre de rechange comme pour les deux précédentes. Vous me l’auriez déjà dit.
– En effet. Une opale ne s’imite pas. Il est vrai que la Hongrie en produit et qu’il est peut-être possible d’en trouver une à peu près semblable. Je dis bien peut-être ! Mais le plus gros problème serait posé par la monture. Cette aigle blanche est composée de diamants assortis et d’une rare qualité. C’est un bijou de très haut prix qui, en dehors de toute appartenance à l’Histoire, est susceptible de tenter plus d’un voleur. Il est bon que la dame inconnue soit escortée d’un garde aussi imposant que le sien.
– Vous m’inquiétez : au cas où elle accepterait de vendre, seriez-vous en mesure de payer le prix demandé ?
– Sur ce point, soyez rassuré ! Je dispose de tous les fonds dont je peux avoir besoin. A présent, je vais vous quitter. Un grand merci pour cet agréable repas.
– Vous reverrai-je ?
– Si le besoin s’en fait sentir ou si vous apprenez quelque chose d’intéressant, venez me voir au palais Rothschild. Je compte y rester quelques jours.
Après avoir mis Aronov en voiture, Morosini hésita un instant sur ce qu’il allait faire. Pas se coucher. Il n’avait pas la moindre envie de dormir.
Levant la tête, il vit le ciel presque dégagé : deux ou trois courageuses étoiles y clignaient de l’œil. Le chasseur de l’hôtel, voyant qu’il s’attardait sur les dernières marches, lui proposa une voiture.
– Ma foi non, dit-il. Je préfère marcher un peu en fumant un cigare. Veuillez aller chercher au vestiaire du restaurant ma cape et mon chapeau...
Quelques minutes plus tard, Aldo déambulait dans Käerntnerstrasse au pas paisible d’un fêtard attardé qui avait choisi de respirer l’air vif de la nuit afin de dissiper les vapeurs de l’alcool. Déserte à cette heure – la tour de la cathédrale Saint-Etienne sonnait deux coups – la grande artère luxueuse brillait de mille éclats comme l’intérieur d’une grotte magique... Aussi, en tournant le coin de Himmelpfortgasse, beaucoup moins bien éclairée, Morosini eut-il l’impression de pénétrer dans une faille entre deux falaises. Ici et là, une lanterne pâle permettait tout juste de ne pas se tordre les pieds sur les pavés qui devaient dater de Marie-Thérèse. Celles du palais Adlerstein étaient éteintes.
S’enveloppant de sa cape dans le meilleur style espagnol, ce qui le rendit à peu près invisible, Morosini se rencogna dans le renfoncement d’un portail et se plongea dans la contemplation de la maison muette. Aveugle aussi : aucun rai de lumière ne filtrait des volets clos.
Il resta là un bon moment, cherchant comment pénétrer le secret de cette façade austère qui, dans la nuit, devenait sinistre avec les formes imprécises et convulsées des atlantes soutenant le balcon mais, au bout d’un moment, il en eut assez, se jugea ridicule et regretta d’avoir sacrifié un bon cigare. Mystérieuse ou pas, la dame aux dentelles noires devait reposer du sommeil du juste à cette heure, alors que lui commençait à avoir froid aux pieds. Le seul, le meilleur moyen d’investigation était encore de voir sans retard la comtesse von Adlerstein. Si elle n’était pas à Vienne, il irait la rejoindre dans son château alpestre et voilà tout !
Il allait quitter sa retraite quand le grincement d’une lourde porte retint son mouvement : le grand portail du palais était en train de s’ouvrir, libérant le double pinceau des phares d’une voiture qui sortit dès qu’elle eut le passage libre. Morosini vit une grosse limousine de couleur sombre. A l’intérieur, un chauffeur en livrée et trois personnes difficiles à distinguer mais Morosini aurait gagé son âme immortelle que deux d’entre elles étaient la dame inconnue et son garde du corps. Une malle et plusieurs bagages étaient attachés à l’arrière. L’observateur n’eut pas l’occasion d’en apprendre davantage : franchissant en souplesse le léger cahot du ruisseau, la puissante voiture tourna à gauche, gagna le Ring voisin et disparut tandis qu’une invisible main s’empressait de refermer le portail.
De toute évidence, l’inconnue quittait Vienne et Morosini ne voyait aucun moyen de savoir, dans l’immédiat, où elle se rendait, mais le fait qu’elle choisissait de voyager de nuit n’était pas pour dissiper les brumes qui l’entouraient.
Plutôt perplexe, Aldo quitta son poste d’observation et, à grands pas cette fois, se mit en devoir de rejoindre son hôtel. Il n’avait pas encore tourné le coin de la rue qu’un homme vêtu lui aussi d’un habit de soirée, mince, vif et un peu plus petit que lui, quittait une autre encoignure, se plantait un instant au milieu de la ruelle, indécis visiblement sur ce qu’il convenait de faire puis, avec un haussement d’épaules agacé, prenait ses jambes à son cou et s’élançait sur les traces du prince-antiquaire.
Le lendemain matin, lorsqu’il eut achevé sa toilette, Aldo s’installa devant le petit bureau de sa chambre puis, dédaignant le papier à lettres de l’hôtel, prit l’une de ses cartes personnelles et écrivit quelques mots fort respectueux à l’intention de Mme von Adlerstein, la priant de bien vouloir lui accorder une entrevue « pour affaire importante », cacheta l’enveloppe, enfila son imperméable et ses gants – le temps hésitait entre des accumulations de nuages gris et des sautes de vent qui s’efforçaient de les chasser ! – enfonça une casquette de tweed sur sa tête et reprit la direction de Himmelpfortgasse avec la ferme intention de se faire enfin ouvrir une porte si capricieuse.
Elle s’ouvrit, et il se retrouva en face de l’homme au costume traditionnel déjà rencontré la veille.
Celui-ci le reconnut aussitôt mais n’en eut pas l’air plus heureux pour cela. Cette fois, la glace ne fondit pas et même un léger froncement de sourcils vint s’y ajouter :
– Votre Excellence aurait-elle oublié quelque chose ?
– Que pourrais-je bien avoir oublié ? fit avec hauteur Morosini qui n’aimait pas les domestiques insolents. Je ne crois pas être entré dans cette maison ?
– Je me suis mal exprimé et prie Votre Excellence de m’en excuser. Je voulais dire : auriez-vous oublié de me dire quelque chose ?
– Du tout. Je vous avais annoncé un message : le voici !
– Certes, mais ne devait-il pas être porté par un chasseur du Sacher ?
– Peut-être, mais j’ai décidé de l’apporter moi-même et je ne vois pas bien la différence que cela peut faire pour vous ? Soyez bon de veiller à ce que la comtesse von Adlerstein ait cette carte au plus vite...
– Dès que Mme la comtesse sera de retour, je la lui remettrai sans faute !
– Mais avez-vous au moins une idée de la date de ce retour ? Il s’agit d’une affaire plutôt urgente.
– J’en suis tout à fait désolé mais il faudra que ce message l’attende.
– Ne pouvez-vous au moins le lui faire suivre ?
– Si Votre Excellence est pressée, le plus court est encore de laisser la lettre ici : Madame ne saurait tarder longtemps...
La moutarde commençait à monter au nez de Morosini, avec la nette impression que le pompeux personnage se moquait de lui. D’abord, il ne lui avait même pas permis de franchir le vantail découpé dans le portail qu’il maintenait fermement. En outre, cette espèce de dialogue surréaliste qu’il venait de lui imposer était ridicule. D’un geste vif, Morosini enleva sa carte de la main de l’homme et la fourra dans sa poche.
– Tout compte fait, je la reprends. Votre bonne volonté est tellement touchante que je m’en voudrais d’en abuser davantage...
Surpris par la rapidité du geste et la rudesse du ton, le cerbère recula suffisamment pour que l’importun pût avoir un aperçu de la cour intérieure. Il vit alors une petite voiture basse, rouge vif, gainée de cuir noir, qui lui rappela si fort celle de Vidal-Pellicorne qu’il voulut l’observer de plus près et tenta de bousculer le gardien, mais l’autre tenait bon :
– Hé là ! Où prétendez-vous aller comme ça ?
– Cette voiture ? A qui est-elle ? Tout de même pas à la comtesse ?
Il voyait mal, en effet, une noble dame déjà âgée se faisant véhiculer par un engin où le confort était plus proche des noyaux de pêche que du duvet.
– Et pourquoi pas ? Je vous en prie, monsieur, allez-vous-en si vous ne voulez pas que j’appelle à l’aide. En l’absence de notre maîtresse, vous n’avez rien à faire ici !
En dépit de la vive colère qui s’était emparée de lui, Morosini n’en remarquait pas moins que les formes de respect venaient de disparaître du langage du bonhomme. Il n’insista pas. C’eût été stupide de faire un scandale pour si peu de chose. Adalbert ne pouvait avoir l’exclusivité des petites Amilcar rouges à coussins noirs – il était sûr de la marque – avec des roues à rayons.
– Vous avez raison, soupira-t-il. Excusez-moi, mais j’ai bien cru reconnaître l’automobile d’un ami...
Tandis que l’autre refermait le portail derrière lui, il s’éloigna, sans parvenir à s’arracher de l’esprit l’idée qu’il avait effectivement vu la voiture d’Adal. D’autant plus que sa mémoire photographique lui restitua soudain un détail : les deux premiers chiffres du numéro minéralogique – les autres étant cachés par le seau d’eau du valet occupé à laver la voiture – étaient un 4 et un 1. Or, le numéro d’Adalbert était 4173 F... C’était tout de même troublant !
Partagé entre l’envie de camper nuit et jour devant cette maison pour voir qui en sortirait et le désir d’aller déjeuner – il n’avait avalé ce matin qu’une tasse de café ! –, Aldo hésita un moment sur le parti à prendre. La faim l’emporta et aussi la sagesse : monter la garde en plein jour et dans une rue aussi étroite, c’était aller au-devant d’ennuis sérieux. Le dévoué domestique de la comtesse serait capable d’appeler la police et de le faire embarquer. Il pourrait revenir plus tard, sous un autre aspect. D’ailleurs, une idée lui venait.
Il repartit en direction de Käertnerstrasse qu’il traversa, emprunta Plankengasse et gagna le Kohlmarkt sans avoir remarqué, tant il était préoccupé, le jeune homme blond, plutôt bien habillé, qui, en le voyant sortir, se hâta de replier le Wïenertagblatt qu’il lisait avec application en amont du palais Adlerstein et de lui emboîter le pas à distance convenable.
L’un derrière l’autre, ils se rendirent ainsi chez Demel qui était à Vienne une manière d’institution, parce que c’était à la fois le dernier café ancien régime – la maison avait été fondée en 1786 – et un prodigieux pâtissier-confiseur. Demel avait été jusqu’à la chute de l’empire le fournisseur attitré de la Cour et il était possible d’y déjeuner le plus agréablement du monde.
L’entrée qui se situait à deux pas de la Hofburg était discrète, presque confidentielle, mais la simple porte à double battant et à va-et-vient en verre gravé ouvrait sur le palais de Dame Tartine : une vaste salle en L dont le fond de la première branche était tapissé par un gigantesque buffet d’acajou couvert des célèbres gâteaux de la maison et aussi de mets salés – foie gras, vol-au-vent, bœuf en croûte, aspics et canapés en tout genre – permettant de combler le plus vaste appétit. L’autre branche du L se scindait en deux salles meublées de tables à dessus de marbre mais on ne pouvait fumer que dans une seule. Le reste du décor se composait d’un carrelage ancien, de miroirs d’époque et de candélabres en appliques.
Après avoir fait son choix devant le buffet – saumon sauce verte, bœuf en croûte et quelques gâteaux – et l’avoir confié à l’une des serveuses en uniforme noir et blanc, Morosini choisit une table dans un coin de la salle « fumeurs » et accepta le journal, déployé sur un cadre d’osier comme un grand papillon, que l’on offrait aux clients pour leur faire passer le temps en attendant la commande. Cependant, il ne le lut pas, préférant se laisser imprégner par une atmosphère qu’il avait toujours trouvée amusante. La salle s’emplissait d’habitués qui se saluaient, peuplant l’air ambiant de ces titres interminables affectionnés par les Autrichiens et dont la base était toujours Herr Doktor, même quand il ne s’agissait pas d’un médecin, Herr Direktor, Herr Professor, mais dont certains pouvaient atteindre les dimensions d’une véritable litanie.
Son suiveur s’étant établi à une table juste en face de lui, il ne pouvait plus éviter de le remarquer. D’autant que le jeune homme le fixait avec une attention si soutenue qu’elle en devenait insolente.
Un peu agacé mais n’ayant aucune envie de chercher noise à cet inconnu dont la coiffure évoquait un toit de chaume inégal, Morosini s’abrita derrière le journal jusqu’à ce qu’on lui apporte son déjeuner auquel, ensuite, il se consacra. Un bref coup d’œil lui avait appris que l’autre en faisait autant mais en privilégiant les macarons à la confiture, les Strudel et les Schlagober, dont il avala une incroyable quantité, le tout à une vitesse de courant d’air, ce qui fait qu’il en eut fini quand Aldo entamait seulement son bœuf.
Sa troisième tasse de café avalée, le jeune goinfre prit un temps de réflexion au cours duquel son humeur ne s’arrangea pas. Il devint tout rouge, cependant que ses sourcils se fronçaient au point de se rejoindre. Enfin, il se dressa de toute sa taille, enfonça sur son chaume son chapeau de feutre vert orné d’un blaireau et marcha droit sur Morosini.
– Monsieur, articula-t-il, je n’ai pas grand-chose à vous dire, sinon ceci : laissez-la tranquille !
Aldo leva le nez de sa Spanische Windtorte pour considérer l’arrivant :
– Monsieur, fit-il avec un aimable sourire, je n’ai pas l’honneur de vous connaître et si vous procédez par énigmes, nous aurons du mal à nous entendre. De qui parlez-vous ?
– Vous le savez très bien et, si vous êtes un homme convenable, vous comprendrez que je me refuse à prononcer un nom qui n’est pas fait pour traîner dans les cafés, même aussi respectables que celui-ci !
– Cette délicatesse vous honore mais, dans ce cas, préférez-vous me le confier dehors ? Si toutefois vous consentez à me laisser achever mon dessert et boire mon café !
– Je n’ai pas l’intention de m’attarder : simplement de vous donner un bon avis : cessez de tourner autour ! L’intérêt que vous portez depuis peu à certain palais devrait vous faire comprendre ce que je veux dire. Serviteur, monsieur !
Et sans laisser à Morosini le temps de se lever de table, le Chevalier au blaireau traversa Demel et s’engouffra dans la porte battante. D’abord soulagé d’être débarrassé de ce qu’il considérait comme un fou, Aldo réagit pourtant rapidement : ce garçon n’avait pu faire allusion qu’à la dame en noir et, en conséquence, devait savoir qui elle était. Aussi, abandonnant son gâteau Vent d’Espagne à peine entamé, il posa de l’argent sur la table et se précipita vers la sortie, sous l’œil horrifié de sa serveuse : un comportement aussi agité n’était pas de mise chez Demel !
Malheureusement, une fois dans la rue, il constata que, si plusieurs chapeaux vert sombre à blaireau y naviguaient, aucun ne recouvrait la tête espérée : le bouillant jeune homme s’était fondu dans la nature.
Après avoir hésité un instant sur la conduite à tenir, Aldo décida de ne pas réintégrer Demel mais, comme il n’avait pas eu le temps de prendre son café et qu’il y tenait, il rentra à l’hôtel et s’en fit servir un au bar. Le calme qui y régnait à cette heure de la journée était propice à la réflexion et il ne manqua pas de s’y plonger, car il ne se dissimulait pas qu’il se trouvait bel et bien dans une impasse : la femme aux dentelles avait disparu. Quant au palais Adlerstein, il n’avait plus guère de chances d’y pénétrer : le cerbère lui refermerait la porte au nez s’il avait le mauvais goût de s’y présenter. Conclusion : il fallait trouver un moyen de rencontrer la maîtresse des lieux en dehors de Vienne, donc dans son domaine près de Salzbourg.
C’était l’une des plus belles régions de l’Autriche et Morosini ne voyait aucun inconvénient à lui rendre visite. Encore fallait-il savoir comment s’appelait le château en question et où il se trouvait.
Une tentative de renseignement auprès de Frau Sacher ne donna rien : si la célèbre Anna connaissait Vienne et ses habitants comme sa propre maison, elle ignorait à peu près tout de la province.
– Mais, ajouta-t-elle, pourquoi ne pas demander cela au baron Palmer puisque vous êtes amis ?
– Amis, c’est beaucoup dire ! Nous sommes en relations. Vous le connaissez depuis longtemps, vous ?
– Avant la guerre, il est descendu plusieurs fois ici. Jamais très longtemps. Il a toujours été un grand voyageur. Très lié à la famille Rothschild, il descend à présent chez eux quand il vient en Autriche. Mais quand il est à Vienne il ne manque jamais de venir déjeuner ou dîner. Parfois avec le baron Louis et je ne serais pas surprise qu’ils aient un lien de parenté...
Morosini retint un sourire : une parenté avec les fabuleux banquiers « collait » assez peu avec ce qu’Aronov lui avait appris des siens, massacrés au cours du pogrom de Nijni-Novgorod en 1882. Pourtant, il pouvait se trouver dans l’Histoire des exemples plus singuliers... et cela expliquerait peut-être, en partie, l’énorme fortune dont semblait disposer le Boiteux...
– Moi non plus ! dit-il enfin. Puis, d’un air détaché, il ajouta : Il habite toujours à... oh, je n’arrive jamais à me souvenir du nom ! ...
– Comment voulez-vous retenir un nom comportant plus de consonnes que de voyelles ? Je suis comme vous, prince ! Tout ce que je me rappelle c’est que ce n’est pas très loin de Prague ! répondit innocemment Frau Sacher en remontant ses nombreux colliers de perles. Il faudrait que je recherche les fiches d’autrefois pour retrouver ça.
– Ne vous donnez pas cette peine ! Je dois, moi aussi, avoir ça inscrit quelque part, fit hypocritement Aldo un peu déçu que son piège n’ait pas fonctionné. Les environs de Prague ne lui en apprenaient pas beaucoup plus sur son mystérieux client : il savait déjà qu’il possédait divers domiciles. Alors pourquoi pas Prague, de tous temps un des hauts lieux du peuple juif ? ...
Un moment plus tard, il hélait un fiacre. Le temps ayant rangé ses arrosoirs, Morosini, en dépit de ses soucis, goûta sa promenade vers l’élégant quartier du Belvédère où l’hôtel Rothschild occupait une place de premier rang.
Un maître d’hôtel à l’échine raide, que l’énoncé de son nom n’assouplit qu’à peine, l’accueillit dans le grand vestibule coiffé d’une coupole qui était le cœur de la maison puis l’introduisit dans un salon marqué au coin de ce faste un peu lourd mais indéniable qui était celui de toutes les demeures de la famille. Un moment plus tard, le pas inégal du baron Palmer résonnait sur les parquets Versailles miroitants.
– Pouvons-nous parler ici ? demanda Morosini après les politesses de l’entrée.
– Absolument. Les domestiques d’un Rothschild n’oseraient se permettre d’écouter aux portes. Ils sont tous de trop grande qualité ! Que se passe-t-il ?
– Je vais vous le dire mais, auparavant, je voudrais savoir pourquoi vous m’avez fait venir, puisque vous aviez déjà Vidal-Pellicorne ?
Le sourcil d’Aronov, relevé, laissa échapper le monocle :
– Adalbert ici ! D’honneur, je n’en savais rien ! Comment l’avez-vous appris ?
– En voyant un serviteur laver une voiture dans la cour du palais Adlerstein. Il se trouve que c’était la sienne et je ne vois pas ce qu’elle y ferait sans son propriétaire ?
– Moi non plus mais, puisque vous étiez sur place, vous auriez pu le demander ?
– Je n’y étais pas vraiment. En fait, j’étais en train de me faire jeter dehors par le serviteur rencontré hier. J’ai l’impression qu’il se passe de drôles de choses dans ce palais. Ou tout au moins qu’il est habité par de drôles de gens...
– Vous allez me raconter tout cela dans un instant...
Après s’être annoncé par un grattement discret, un valet de pied en livrée à l’anglaise pénétrait dans la pièce chargé d’un plateau à café qu’il vint déposer sur un guéridon, puis se mit en devoir de servir :
– Il ne fallait rien demander pour moi, fit Aldo.
– Mais je n’ai rien demandé, dit Aronov avec l’un des rares sourires qui conféraient un charme certain à son visage un peu sévère. Ceci est simplement l’hospitalité Rothschild. Quand on est admis chez eux, on doit être servi sur-le-champ. A Londres, on vous offrirait du thé ou du whisky. Ici, c’est, bien entendu, le café, la passion nationale.
– Et tout ça, parce qu’en s’enfuyant, après leur siège manqué en 1683, les Turcs ont laissé derrière eux une telle quantité de sacs de café que les Viennois y ont prit goût. A quoi tiennent les choses !
– Ce n’est pas moi qui vous dirai le contraire. Parlez à présent !
Morosini raconta alors les trois aventures vécues par lui autour de cette « ruelle de la Porte du Ciel » qui l’était si peu pour lui : le départ nocturne, sa visite du matin et, enfin, son incompréhensible dialogue avec le jeune homme au chapeau vert. Il termina par son intention de rencontrer la comtesse au plus tôt et de se rendre en province.
– Le malheur est que je n’ai aucune idée de l’endroit où elle est. Près de Salzbourg, c’est vaste ! Frau Sacher m’a conseillé de vous questionner à ce sujet : vous seriez, selon elle, l’homme le mieux informé qui soit.
– Elle me fait beaucoup d’honneur mais, hier soir encore, je l’ignorais. Depuis, je me suis renseigné. J’allais vous envoyer un mot : l’antique château familial, je devrais dire la ruine ancestrale, se trouve près de Hallstatt mais, comme c’est inhabitable, les Adlerstein, proches de la Cour, se sont fait construire une villa – entendez plutôt un château ! – près de Bad Ischl. Cela s’appelle Rudolfskrone et c’est, paraît-il, très beau. Vous n’aurez, je pense, aucune peine à vous le faire indiquer.
Morosini nota le renseignement sur le calepin qui ne quittait pas ses poches, acheva son café et prit congé.
– Vous pensez vous y rendre bientôt ? demanda le Boiteux.
– Tout de suite, si possible. Je rentre à l’hôtel, je demande l’heure du premier train pour Salzbourg et je pars... mais, puis-je vous demander un petit service ?
– Naturellement.
– Essayez de savoir ce qu’Adalbert fait ici Même si je n’étais pas obligé de partir, je ne peux pas monter la garde jour et nuit devant le palais Adlerstein en attendant qu’il sorte.
– Vous allez tout à fait dans le sens de mes intentions. Je m’en occupe. Partez tranquille !
Cependant, il était écrit quelque part qu’Aldo ne prendrait pas le train de Salzbourg. En rentrant chez Sacher, il trouva un télégramme que l’on venait juste d’apporter.
« Vous supplie de m’excuser mais vous demande de revenir immédiatement. Suis confronté à une situation dont il m’est impossible de décider. D’autant que Cecina menace de rendre son tablier. Affectueusement. Guy Buteau. »
Plus que contrarié, Aldo fourra le papier bleu dans sa poche, décrocha le téléphone intérieur avec l’intention d’appeler chez lui mais se contenta, après un instant de réflexion, de demander qu’on lui retienne un sleeping dans le train de nuit pour Venise. Si Buteau, qui connaissait aussi bien que lui les vertus du téléphone, avait choisi le télégraphe, ce n’était pas sans une bonne raison. Ce que la nouvelle pouvait être, par exemple, Morosini n’en avait pas la moindre idée mais pour qu’elle ait mis Buteau dans l’embarras et Cecina hors d’elle, il fallait qu’elle fût très désagréable.
Après avoir sonné un valet pour qu’il fasse ses bagages, Morosini demanda le numéro du palais Rothschild mais ne put obtenir le baron Palmer : celui-ci venait de s’absenter.
– Veuillez lui transmettre un message : dites-lui que le prince Morosini est rappelé à Venise d’urgence et qu’il reviendra dès que possible.
Une heure plus tard, un taxi le conduisait à la Kaiserin Elisabeth Bahnhof où l’attendait le train pour Venise.