CHAPITRE 6 LA MAISON DU LAC


En descendant dîner, les deux compères trouvèrent à la réception une lettre de leur nouvel ami : Tante Vivi venait de le rappeler d’urgence en lui envoyant sa voiture. Il devait se présenter à sa table, vêtu comme il convenait :

« Je suis si triste, concluait le jeune homme. Je faire tellement de la progrès pour la français avec vous. Je espérer on se revoir bientôt... »

– Eh bien, commenta Aldo, elle n’a pas perdu de temps pour le récupérer.

– C’est parce que tu lui as dit qu’il m’avait emmené à Hallstatt ?

– J’en mettrais ma main au feu ! On est sur la bonne voie, Adal ! Demain, on s’installe là-bas et on ouvre à la fois nos yeux et nos oreilles. Mais si tu veux m’en croire, on laissera ton engin rouge vif ici et on prendra le train. Il est beaucoup trop visible...

Adalbert l’ayant admis volontiers, Morosini informa la réception de leur intention de quitter l’hôtel pour quelques jours en laissant à sa garde l’automobile de M. Vidal-Pellicorne puis, sur un ton presque distrait, il demanda :

– Sauriez-vous me dire à qui a été vendue la villa du comte Auffenberg située un peu après le pont ? Je m’y suis rendu tout à l’heure dans l’espoir de le saluer et j’ai trouvé visage de bois. Une passante m’a appris le changement de propriétaire sans pouvoir me renseigner sur l’identité du nouveau...

Aussitôt l’homme aux clefs d’or prit une mine de circonstance, navré de devoir apprendre à Son Excellence le décès vieux de plusieurs mois du comte Auffenberg :

– La villa a été vendue quelques semaines plus tard à Mme la baronne Hulenberg. Je ne suis pas certain qu’elle en ait déjà pris possession.

– C’est sans importance : je ne la connais pas. Mais je vous remercie.

– Je commence à regretter Fritz ! soupira Vidal-Pellicorne, alors que tous deux buvaient un verre au bar. Avec lui, on aurait peut-être pu avoir quelques tuyaux sur Alexandre et sa baronne, puisqu’il est à peu près sûr qu’ils entretiennent des relations. Ce n’est pas le gardien ou le jardinier que cet honorable membre du gouvernement est venu voir après minuit ?

– Tu n’aurais peut-être rien obtenu du tout. Je me demande si ce garçon est aussi bête qu’il en a Pair ?

– Ça, c’est ce que l’avenir nous apprendra. Peut-être ! ...

L’après-midi s’avançait quand le train montagnard reliant Ischl à Aussee et à Stamach-Irdning s’arrêta à la halte de Hallstatt pour y déposer une demi-douzaine de voyageurs, dont Morosini et Vidal-Pellicorne, pour le bateau qui les passerait avec armes et bagages de l’autre côté du lac. Ils transportaient avec eux tout un matériel destiné à la pêche, aux excursions en montagne et même à la peinture. Cette dernière acquisition, réalisée le matin, relevait de l’initiative d’Aldo. Possédant un assez joli coup de crayon, il s’était avisé qu’aquarelle et autres fusains constituaient un excellent alibi pour qui souhaitait stationner dans un endroit donné afin d’en observer les détails.

Ils avaient joint à leurs emplettes de gros souliers ferrés, des vêtements de loden et de grosses chaussettes sans aller toutefois, dans la couleur locale, jusqu’aux culottes de cuir à bretelles et lacets. Adalbert, pour sa part, n’avait pas résisté à une ample cape et à un chapeau vert à blaireau qui, selon Aldo, lui donnaient l’air d’un archiduc en goguette.

– Dommage, ajouta-t-il, que tu n’aies pas eu le temps de faire pousser tes moustaches, l’illusion eût été complète !

Un employé de la petite gare les aida à porter leurs bagages jusqu’au vapeur qui attendait sous pression. Débarrassé de ce souci, Aldo s’accouda au bastingage pour admirer le paysage à la fois grandiose et sévère. Long de huit kilomètres et large de deux, le Hallstättersee s’insinuait entre de hautes parois sombres pour aller baigner les contreforts escarpés du Dachstein, le massif le plus élevé de la Haute-Autriche dont les sommets gardaient leur neige éternelle. En cette fin de journée où le soleil ne s’était que peu montré, l’endroit était imposant mais sinistre avec les pans noirs des montagnes tombant à pic dans les eaux livides. Là-bas, de l’autre côté, un village s’étirait le long de la rive, accroché aux pentes rocheuses et inhospitalières dont on découvrait l’aridité au-dessus d’une draperie de forêts presque noires.

A mesure que le bateau approchait de Hallstatt que l’on pouvait voir, à présent, se peindre à l’envers sur le miroir du lac, le village qui, de loin semblait collé aux pentes de roches et de sapins, s’enlevait comme un haut-relief dont les points saillants étaient les clochers de ses deux églises rivales mais débonnaires : celui, pointu, effilé, du temple protestant posé au ras de l’eau, et la tour trapue mais surmontée d’une espèce de petite pagode du vieux sanctuaire catholique assis sur un gradin plus élevé. Autour, serrées comme des poules sur leur perchoir, de vénérables et belles maisons dont les pignons en bois sombre largement évasés coiffaient des façades à balcons posées sur des soubassements de pierre... Comble de pittoresque, une cascade, le Mulhbach, lâchait ses eaux blanches au milieu du bourg.

Fasciné, Aldo se souvint de ce qu’avait dit Adalbert la veille au soir : « Un village extraordinaire, magnifique, hors du temps... » C’était tout à fait ça ! L’impression de s’enfoncer au cœur d’un conte fantastique ! Où pouvaient bien se cacher les « c copains » du vieux Josef ?

L’une des maisons surtout, la plus éloignée, attira l’attention de Morosini parce que ses murailles d’un autre âge semblaient surgir de l’eau sombre et montraient les restes d’un appareil de défense. Il aurait bien voulu l’examiner de plus près, mais l’unique paire de jumelles se trouvait momentanément vissée aux yeux d’Adalbert...

Quand enfin on débarqua, il vit qu’en dehors d’une petite place dégageant l’église protestante il semblait n’exister aucune rue dans cette étrange agglomération. Les maisons, élevées les unes au-dessus des autres sur de petites terrasses naturelles ou artificielles, communiquaient entre elles par des escaliers, des passages voûtés et des arcades. L’endroit ne pouvait que séduire peintres et amateurs de romantisme car on n’y comptait pas moins de trois auberges.

Adalbert choisit celle portant le nom de Seeauer. Comme on l’y avait déjà vu la veille et qu’il revenait avec un autre client, on lui réserva un accueil flatteur et les deux meilleures chambres de la maison, toutes deux agrémentées d’un balcon permettant d’admirer le lac dans sa splendeur. Cependant, Georg Brauner et sa femme Marie s’excusèrent à l’avance auprès des nouveaux arrivants : demain il y aurait un mariage, et les étrangers risquaient fort de ne guère dormir. Le mieux serait peut-être qu’ils acceptent d’y participer ?

– Quelle bonne idée ! fit Aldo. Ce sera sûrement plus drôle que le dernier auquel il nous a été donné d’assister, ajouta-t-il en pensant aux épousailles fastueuses mais totalement insensées qui avaient été celles du pauvre Eric Ferrals avec Anielka Solmanska.

– On pourra au moins s’amuser sans arrière-pensées ! renchérit Adalbert. En attendant, on commencera par une partie de pêche demain matin sur le lac, ajouta-t-il en souriant à Maria. Connaîtriez-vous quelqu’un qui nous louerait une barque ?

– Georg, bien sûr, fit l’hôtelière. Nous en avons plusieurs et il en mettra une à votre disposition. Vous verrez cela demain matin ?

– Soyez tranquille ! Pour ce soir, nous avons surtout besoin d’un bon dîner et d’un bon lit...

Ils défirent leurs bagages puis se retrouvèrent dans la grande salle déjà abondamment décorée de guirlandes de sapin et de fleurs en papier. Assis sur des bancs, de part et d’autre d’une table assez grande pour six personnes, ils attaquèrent les assiettées de quenelles et de viande séchée qu’on leur servit arrosées d’un petit vin blanc sec comme pierre à fusil contenu dans un pot ventru, décoré de dessins naïfs :

– Dis donc, fit Morosini sa première faim apaisée, qu’est-ce qui te prend de vouloir aller pêcher dès l’aurore ou presque ? Tu n’oublies pas un peu que tu es archéologue ?

– La civilisation de Hallstatt m’a attendu durant des millénaires ; elle patientera bien encore un peu ? En revanche, je brûle d’envie d’aller voir de plus près certaine tour féodale, ou quelque chose qui y ressemble, que j’ai aperçue tout à l’heure en arrivant. Par le lac, ce doit être assez facile.

Le lendemain matin, après une bonne nuit passée dans les confortables lits paysans de Maria fleurant bon la lessive séchée au grand air, ils prirent possession d’une barque à fond plat, qu’ils choisirent parce qu’elle était la seule à être munie de rames parmi celles qu’on leur proposait, les autres se propulsant à la godille, un exercice qu’ils ne pratiquaient ni l’un ni l’autre. Aldo se mit aux avirons pendant qu’Adalbert préparait les cannes à pêche et il gagna le large pour se conformer aux conseils de Georg qui les avait regardés partir avant de retourner à ses occupations. Le moment était bien choisi, le village ayant fort à faire avec les préparatifs de la fête. Et puis le temps était frais mais calme et le matin pur. Le petit bateau glissait sans effort sur l’eau d’un beau vert sombre, lisse et unie comme un miroir.

Quand il fut assez loin pour espérer n’être plus observé, le rameur piqua droit sur le point que lui indiquait Vidal-Pellicorne à l’aide des jumelles et bientôt ils furent assez près de ce qui avait été un petit château fort mais n’était plus guère qu’une ruine envahie de végétation derrière laquelle on ne voyait pas grand-chose. Pas même le petit filet de fumée révélant la présence de gens éprouvant le besoin de se chauffer et de se nourrir. Seuls une étroite tour découronnée et un pan de mur tombant d’aplomb dans les eaux pouvaient abriter un logis intérieur mais cela paraissait si peu vraisemblable !

– J’aimerais savoir comment s’appelle cette ancienne œuvre d’art ? émit Adalbert. C’est peut-être l’ancien fief de notre comtesse ?

– Hochadlerstein ? Tu rêves ! Il est au ras de l’eau. Beaucoup trop bas pour être appelé Hoch.

D’après ce que j’ai vu, il y a dans les environs plusieurs nobles ruines perchées en altitude. Ce doit être une de celles-là. En attendant, on peut toujours essayer de débarquer ?

– L’abord me paraît difficile à moins que tu ne tiennes à piquer une tête dans le lac. On reviendra en passant par la terre, histoire de voir s’il est possible de visiter... à une heure discrète. En attendant on peut toujours rester aux alentours pour pêcher. Cela nous permettra d’observer si quelque chose bouge.

– Tu espères vraiment prendre quelque chose ? fit Morosini en voyant son ami déployer une longue canne. Autant que tu le saches tout de suite, je ne vaux rien à cet exercice.

– Suis mes conseils et fais semblant ! On ne sait jamais !

A sa grande surprise, Aldo réussit à prendre trois truites au cours de cette journée dont il craignait qu’elle ne fût assommante. Ce fut un agréable moment de calme et de détente bercé par les joyeux carillons de l’église annonçant aux alentours la formation d’un jeune couple, coupé aussi par le copieux pique-nique dont Maria avait pourvu les pêcheurs. Seule l’observation incessante du vieux castel se révéla décevante : si la bâtisse n’était pas abandonnée, cela y ressemblait. 11 allait falloir chercher ailleurs.

Quand ils revinrent à l’auberge, l’ambiance était des plus chaleureuses. Il y avait de longues tables couvertes de vaisselle à fleurs, de pots en grès où la bière moussait et aussi de verres à pied d’un joli vert tendre pour le vin. Les costumes des convives, ceux des jours de fête, étaient magnifiques : les hommes en culottes de cuir et gilets brodés, les femmes en multiples jupons sous les jupes amples, caracos brodés de fils d’or avec des manches bouffantes, tout ce monde heureux d’être là, riant, chantant et plaisantant les jeunes époux. Charmants d’ailleurs ! Elle rouge de confusion, lui plus rouge encore d’avoir fait honneur à la cuisine de Maria et à la cave de Georg. Déjà installés sur une estrade, deux accordéonistes soutenaient les chœurs en attendant de faire danser la noce. Aldo et Adalbert gagnèrent la cuisine où Maria et ses servantes s’affairaient. Les poissons qu’ils rapportaient leur valurent de chaudes félicitations.

– Venez, dit Maria, je vais vous présenter nos mariés !

– Laissez-nous d’abord nous changer, objecta Aldo.

Ils allaient se retirer quand elle les rappela :

– J’allais oublier ! Nous avons le Herr Professor Schlumpf qui désire vous rencontrer pour parler des fouilles. Il vit ici et s’en est occupé sa vie entière. Je me suis permis de lui dire de venir vous rejoindre ce soir...

– Vous avez bien fait ! dit Adalbert qui n’en pensait pas un mot. Ça va être amusant de parler archéologie sur fond d’accordéon, de tyroliennes et de braillements d’ivrognes ! confia-t-il à Morosini en remontant vers leurs chambres.

– Tu t’y connais dans cette branche-là ?

– Le premier âge du fer ? J’ai des notions mais ce n’est pas ma spécialité, tu le sais bien.

– Alors, sois content ! Si tu dis des bêtises, les flonflons de l’orchestre et l’enthousiasme ambiant couvriront tes paroles !

– Je ne dis jamais de bêtises ! fit Adalbert vexé mais il ajouta : Tu n’as peut-être pas tort, après tout, ça peut servir !

Le professeur Werner Schlumpf, de l’université de Vienne, ressemblait trait pour trait à l’image que le commun des mortels se fait de ses semblables : petit homme nerveux portant moustache, barbiche, lorgnons, et dont les cheveux poivre et sel commençaient à abandonner son front au profit de sa nuque. Le seul trait marquant de sa figure était une cicatrice qui déformait son sourcil gauche, mais ses manières et sa politesse étaient parfaites.

Après avoir échangé avec son confrère un salut protocolaire, il accepta de prendre place à la table où les deux amis en étaient au café et aux cigares, dont un exemplaire fut d’ailleurs offert en même temps que le schnaps servi avec célérité par Georg en personne. Le nouveau venu en avala une solide rasade, l’œil fixé sur Morosini qui semblait l’intéresser au plus haut point depuis qu’il le savait prince :

– Vous n’êtes pas archéologue, je suppose ? La haute aristocratie, en général, n’exerce aucun métier...

– Détrompez-vous ! Je suis antiquaire, spécialisé dans les joyaux anciens.

– Ha, ha ! je commence à comprendre mais j’ai peur que votre séjour ici ne vous déçoive : tous les objets précieux trouvés dans le millier de sépultures préromaines découvert depuis 1846 aux alentours des mines de sel, là-haut dans la montagne, se trouvent à présent au musée d’Histoire naturelle de Vienne. Quelques-uns sont restés ici, dans notre petit musée local mais ce ne sont pas les plus importants. De toute façon, il n’est pas question que vous découvriez quoi que ce soit à acheter...

– Telle n’est pas mon intention, fit Morosini avec son sourire à désarmer une douairière. Je ne m’intéresse qu’aux pierres précieuses et je ne suis ici que pour accompagner mon ami Vidal-Pellicorne.

Du coup le professeur eut l’air vexé :

– Vous auriez tort de mépriser les bijoux de notre période. Ils sont faits de l’or le plus fin et certains d’une grande beauté... Il s’agit d’une civilisation avancée. La tribu fixée ici n’était pas celtique ainsi qu’on l’a conjecturé à l’origine mais plutôt illyrique. Sans doute appartenait-elle à la peuplade commerçante des Sigynnes dont parle Hérodote et qui s’installait aux carrefours des grandes voies de transit pour le fer, le sel et l’ambre. Je vous conseille de monter jusqu’à la tour de Rudolf pour voir la nécropole dont les tombes les plus anciennes attestent qu’on pratiquait à l’origine le rite de l’incinération...

Heureux, de toute évidence, de tomber sur un néophyte, le savant, négligeant son confrère français, se lança dans une véritable conférence dans laquelle Adalbert se révéla incapable de placer un mot en dépit de ses efforts méritoires. Amusé, Aldo jouait le jeu, écoutant le vieux savant avec une attention flatteuse quand, soudain, son regard s’évada : un homme dont la haute taille et la corpulence annonçaient une force redoutable venait d’entrer et s’approchait de Georg Brauner occupé à essuyer des verres à son comptoir.

En dépit de la différence de costume, la mémoire photographique de Morosini lui restitua aussitôt la précédente image qu’il avait eue de ce personnage : dans une loge d’Opéra, escortant la mystérieuse dame masquée de dentelles noires. A cette occasion, il portait une sorte de livrée à la hongroise, avec brandebourgs noirs et soutaches d’argent, mais c’était bien le même visage. Cependant, la voix mécontente de Schlumpf le ramena à l’heure présente :

– Vous ne m’écoutez plus, prince ?

– Si, si, pardonnez-moi ! Vous disiez ? ... Dieu qu’il était difficile de fixer son regard sur ce

vieux bavard ! Heureusement, Adalbert, s’apercevant qu’il se passait quelque chose d’insolite, vint à son secours :

– Si vous le permettez, Herr Professor, je ne vous cache pas que les rites funéraires de Hallstatt m’ont toujours laissé un peu perplexe. Il est certain que, dans la suite des temps, les guerriers sont passés de l’incinération à l’inhumation...

– L’influence celtique, très certainement...

– Pourquoi alors a-t-on trouvé dans certaines tombes des fragments de squelettes calcinés ? ...

L’attention de Schlumpf était bien détournée cette fois et Aldo rendu à son observation. Là-bas, l’homme buvait une chope tout en causant avec l’aubergiste mais il eut vite fini. Un vague sourire, un bref salut et l’inconnu tournait les talons pour repartir.

– Excusez-moi un instant ! fit Aldo à l’adresse des deux autres. Aucune force humaine ne l’aurait empêché de suivre cet homme.

Bien qu’il eût été obligé de se frayer un passage au milieu d’un groupe plutôt turbulent, il arriva sur la placette où donnait le Seeauer juste à temps pour voir son gibier prendre à droite une venelle dans laquelle il s’élança en aveugle. La nuit était noire, en effet, et il eut besoin d’un peu de temps pour accommoder après les lumières dont ruisselait l’auberge, et lorsqu’il arriva au bout du boyau, il buta contre un escalier, tendit l’oreille pour essayer de démêler si l’inconnu était monté ou descendu mais il n’entendit aucun bruit de pas. L’homme se déplaçait comme un chat. A regret, il fallut se résoudre à abandonner...

De retour à l’auberge, Morosini chercha Brauner sans le trouver : l’aubergiste semblait s’être volatilisé. Questionnée alors qu’elle passait près de lui avec un plateau chargé de chopes mousseuses, Maria lui apprit au vol que son époux était à la cave en train de mettre un tonneau en perce. Il rejoignit en soupirant ses compagnons toujours aux prises avec les rites funéraires de Hallstatt, ce qui n’empêcha pas le professeur de lui demander sans trop de discrétion où diable il était passé.

– Dans ma chambre, répondit-il. Je suis allé prendre un comprimé d’aspirine pour enrayer un début de migraine. Tout ce bruit sans doute et peut-être aussi la bière ! ...

– Notre bière n’a jamais fait de mal à personne et vous auriez mieux fait d’aller prendre l’air. C’est le remède souverain dans nos montagnes où d’ailleurs nous pouvons guérir toutes les maladies. C’est le paradis de la santé et, vous autres, dans vos villes enfumées, vous feriez bien d’en user plus souvent ! Voici des siècles déjà que l’on a démontré les bienfaits...

Morosini ouvrit la bouche pour protester : traiter de ville enfumée sa chère Venise, posée sur l’eau comme une rose ouverte, lui paraissait un injuste dénigrement, mais il referma la bouche découragé, sans avoir émis un son. Le vieux bavard était parti pour un nouveau discours, conforté au schnaps, qu’il fallut bien avaler bon gré mal gré. Une petite heure s’écoula encore avant que, tirant de son gousset un énorme oignon d’argent, le professeur Schlumpf constatât qu’il était temps pour lui d’aller prendre un peu de repos. Encore ne fut-ce pas sans avoir convenu d’un rendez-vous avec ses « distingués confrères » – au point où il en était des rasades d’eau-de-vie, il ne faisait plus la différence entre l’antiquaire et l’archéologue ! – pour les guider sur le site dès le lendemain.

– Eh bien, voilà qui promet ! grogna Morosini tandis qu’ils regagnaient leurs chambres, sans trop d’espoir de dormir, installés comme ils l’étaient au-dessus d’une bacchanale déchaînée.

– Oublie ça et dis-moi ce qui t’a pris de filer tout à l’heure comme un lapin poursuivi ? demanda Adalbert.

– Tu n’as pas remarqué ce grand type qui est venu boire un verre en compagnie de notre aubergiste ? Une allure de chef mongol à la retraite ?

– Si. J’ai même cru comprendre que tu courais après lui.

– Non sans raison. C’est l’homme que j’ai vu à l’Opéra de Vienne, je ne dirais pas en compagnie mais aux ordres de la fameuse Elsa. De toute évidence il était là pour veiller sur elle.

– Et alors ? Tu as découvert où il allait ?

– Même pas ! Il m’a semé au premier tournant. Il faisait noir comme dans un four et ce sacré village est construit suivant un plan délirant. Ce ne sont qu’escaliers, passages, impasses, et quand on ne connaît pas...

– Est-ce que ton gibier se dirigeait vers notre castel de cet après-midi ?

– Non – et ça j’en suis sûr ! – il a pris à droite en sortant de l’hôtel.

– C’est déjà ça ! Il ne nous reste plus qu’à poser quelques questions adroites à ce bon Georg...

– A condition de le trouver ! Quand je suis rentré, sa femme m’a dit qu’il était à la cave en train de percer un tonneau. Apparemment, il y est toujours puisque je ne l’ai pas vu reparaître...

– Et Maria ?

– Elle n’était pas là quand l’homme est venu. Elle n’a pas dû le voir et, dans ces conditions, c’est un peu difficile de l’interroger.

– Ne te tourmente pas plus qu’il ne faut ! On fera ça demain, voilà tout. Essaie de dormir ! Avec du coton dans les oreilles et un oreiller sur la tête on y arrivera peut-être ?

On y arriva mais vers trois heures du matin, lorsque les gens de la noce commencèrent à se fatiguer. Quand Adalbert et Aldo descendirent vers neuf heures pour prendre leur petit déjeuner, Maria leur apprit que son époux était parti pour Ischl par le bateau du matin. Quant au personnage qui intriguait tant ses clients, elle ne l’avait même pas aperçu et ne voyait pas du tout de qui on lui parlait. Et, sur ce, elle disparut dans une envolée de jupons amidonnés pour aller chercher des croissants frais.

Adalbert fronça un sourcil désapprobateur :

– Tu n’as pas l’impression que nous avons là une conspiration du silence ?

Morosini haussa les épaules sans répondre, puis déclara qu’à aucun prix il n’irait se morfondre en compagnie du professeur Schlumpf :

– Un seul de nous deux sera suffisant. Moi je vais aller étudier les méandres compliqués de ce bourg jusqu’à ses limites extrêmes. La chance me sourira peut-être ?

Nanti d’un carnet de croquis et d’une boîte de fusains, il délaissa le petit quai coupé de terrasses et de tonnelles installées au ras de l’eau pour gagner l’unique et longue rue, pittoresque en diable, qui surplombait le lac en corniche, bordée d’escaliers en bois plongeant par des trous d’ombre sous les vieilles maisons aux toits festonnés.

Aucune route ne menait à Hallstatt. Celle qui longeait la rive occidentale du lac dans sa partie nord tournait court au sud de Steg pour grimper sur Gosau.

Du pas lent de l’artiste cherchant un site, Aldo parcourut le village défleuri par l’automne bien que de courageux géraniums s’attardassent encore à quelques fenêtres. Il n’y avait plus de rumeur d’abeilles dans les mélèzes mais, dans presque toutes les maisons, les ménagères s’activaient pour aérer literies, rideaux et couvertures en un dernier grand nettoyage avant que vienne la première neige. Elles n’accordaient au promeneur qu’un regard distrait, habituées sans doute à ses semblables, juste un peu surprises peut-être que cet étranger eût choisi le mois le plus triste au heu du printemps qui ferait éclore les myosotis, les anémones et les renoncules au long des sentiers muletiers.

Après être resté un bon moment sur la terrasse soutenant la Pfarkirche – l’église paroissiale – à observer les toits épanouis sous ses yeux, Aldo pensa un instant que, si l’homme s’était évanoui aussi facilement, c’était peut-être parce qu’il était entré dans une maison proche de l’hôtel.

Pourtant, son instinct lui soufflait que c’était peu probable. La dame aux dentelles vivait cachée, et comment se dissimuler au cœur d’un village aussi resserré ? Alors, il redescendit vers l’unique rue pour aller vers l’extrémité nord de Hallstatt.

Là, il avisa un rocher d’où il pouvait observer les dernières habitations et s’y installa. Une maison attira son attention. D’où il était, elle avait l’air de sortir des eaux sombres. Son ample toit sommé d’un clocheton la faisait ressembler à une grosse poule aux ailes déployées protégeant des œufs blonds. Dans le petit jardin, une femme en Dimdl[vii] profitait de la sécheresse momentanée du temps pour étendre une lessive dont les draps et les taies d’oreiller étaient ornés de larges dentelles : du linge un peu trop luxueux pour une paysanne, même fortunée. C’était celui d’une « dame » et Aldo sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait...

Finalement, il craignit de se faire remarquer, plia bagage et prit le chemin du retour, non sans s’être assuré de certains repères, à commencer par la petite estacade de bois noir près de laquelle dansait une longue barque.

En pénétrant dans l’hôtel, il vit Georg Brauner qui faisait ses comptes, debout devant un pupitre à l’ancienne mode, et alla vers lui en se frottant les mains :

– Plutôt frais le vent, ce matin ! fit-il avec bonne humeur. J’ai fait quelques croquis et j’ai les doigts gourds. Si on buvait quelque chose avant le déjeuner ?

Par-dessus sa moustache roussâtre, Georg leva sur son client un regard gêné :

– Ce serait avec plaisir, Excellence, mais il me finit terminer ces comptes au plus vite. Cependant, je vous fais servir ce que vous voulez près du poêle. On l’a allumé tout à l’heure.

– Dans ce cas, j’attendrai le retour de mon ami : Je n’aime pas boire seul. J’espère qu’il ne tardera pas.

– Comme vous voudrez ! fit l’aubergiste en retournant à ses papiers.

Pas causant, décidément ! C’était d’autant plus étonnant qu’à leur arrivée, les Brauner s’étaient montrés plutôt loquaces. Pour passer le temps, Morosini, son matériel sous le bras, alla jusqu’à la cuisine où Maria, aidée d’une vieille femme et d’une jeune fille, était en train de rouler la pâte à Knödels, environnée d’une odeur de pain chaud et de chocolat. Elle accueillit le visiteur inattendu avec un beau sourire :

– Vous souhaitez quelque chose, monsieur le prince ?

– Rien du tout, Frau Brauner, mais il flotte jusque dans la rue des parfums si appétissants que je n’ai pas pu résister à l’envie de venir voir ce que vous faites de bon. Vous me pardonnez ?

– Bien sûr, puisque c’est ma pâtisserie qui vous attire. Je viens de préparer un Gugelhupf et une crème au chocolat pour le dessert. Vous avez fait une bonne promenade ?

– Très bonne. Ce village est magnifique. Il possède un charme...

– N’est-ce pas ? ... C’est dommage que vous le découvriez si tard en saison. Le temps est froid, humide, et nous allons devoir oublier le soleil jusqu’au printemps. C’est alors qu’il faudrait venir...

– On vient quand on peut. Je travaille beaucoup, et puis c’était une occasion de passer quelques jours en compagnie d’un vieil ami. Cela dit, le temps ne me dérange guère dès l’instant où il n’enlève pas son caractère à un endroit. J’aime dessiner des maisons et vous en avez de fort belles par ici. A commencer par la vôtre dont j’ai fait un croquis, ajouta-t-il en ouvrant son carnet de dessins sur lequel la jeune femme jeta un coup d’œil souriant :

– Mais vous avez du talent !

– Merci. J’aime bien celle-ci aussi.

Il avait tourné la page, découvrant, bien entendu, la maison de l’inconnue. Maria jeta un coup d’œil mais son sourire disparut.

– Elle me plaît beaucoup ! continua Morosini dont l’œil bleu-acier observait l’hôtelière. Si le temps me permet de planter un chevalet, j’en ferai un tableau. Cet endroit un peu écarté est tellement romantique !

Sans un mot, Maria essuya ses mains pleines de farine à un torchon, prit Aldo par le bras et l’entraîna au-dehors. Là, elle lâcha :

– Vous ne devriez pas peindre celle-là ! Il y en a d’autres, aussi belles !

– Je ne trouve pas. Mais pourquoi pas celle-là ? Le visage de Maria était devenu très grave.

– Parce que vous risquez de gêner, de blesser peut-être ceux qui vivent là ! Voir leur maison devenir sujet de peinture est la dernière chose qu’ils souhaitent parce cela signifie que vous allez les observer pendant des heures et des heures ?

Aldo se mit à rire :

– Diable ! Vous me faites peur ! Elle n’est tout de même pas hantée, cette maison ?

– Il ne faut pas rire. Il y a là... une grande malade, une femme qui a beaucoup souffert. N’aggravez pas son mal en lui faisant croire qu’elle est en butte à une curiosité étrangère.

Ayant dit, Maria allait le planter là pour rentrer dans sa cuisine mais il la rappela :

– Attendez un instant !

– J’ai à faire...

– Rien qu’un instant !

D’un geste vif, il arrachait la page du carnet de croquis resté ouvert et la tendit à la jeune femme :

– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je ne peindrai pas cette maison...

Le sourire qu’elle lui offrit ressemblait à un rayon de soleil perçant un nuage noir :

– Merci, dit-elle. Vous comprenez, tout le monde ici les aime beaucoup... On ne veut pas qu’il leur arrive du mal.

Et cette fois, elle rentra. Morosini en fit autant mais d’un pas beaucoup plus lent et plutôt songeur. Si le village entier se dressait entre lui et celle qu’il voulait atteindre, les choses risquaient de se compliquer mais, d’autre part, c’était plutôt rassurant pour la sécurité de cette femme. Quant au geste qu’il venait d’offrir à Maria, il en avait un peu honte puisqu’il était né d’un mensonge – jamais il n’avait eu l’intention de « portraiturer » la maison – et ensuite il était toujours aussi décidé à en découvrir le secret.

L’estomac dans les talons, il attendit le retour d’Adalbert, et il était près de deux heures quand il se rendit aux instances de ses hôtes :

– Quand le Herr Professor est sur le site, il n’y a plus moyen de l’en arracher. Je suis certain qu’il a emporté avec lui des sandwichs et de la bière avec l’intention de les partager. C’est la tombée du jour qui les ramènera... annonça Georg.

– Il aurait pu le dire, bougonna Morosini, qui ne s’en attabla pas avec moins d’appétit devant des beignets de jambon, un goulash de veau à la hongroise puis une crème au chocolat accompagnée d’une part de Gugelhupf, le tout arrosé d’une bouteille de klosterneuburger que Georg compatissant et peut-être reconnaissant – Maria avait dû lui raconter l’histoire du dessin – alla lui tirer de sa cave. Mais quand ce fut fini, il se demanda ce qu’il allait faire de son temps.

L’idée lui était venue d’emprunter de nouveau la barque de Brauner et de s’en aller pêcher aux environs de la fameuse maison, mais un petit vent aigre s’était levé qui frisait le lac avec un clapotis court d’assez mauvais augure :

– S’il allait vous faire une tempête, vous auriez peut-être du mal à rentrer, dit Georg. L’est méchant quand il s’y met !

– Comme tous les lacs de montagne. Je me contenterai d’une promenade à pied en attendant le retour de nos savants.

Il fit comme il l’avait dit, mais cette fois sans emporter le moindre matériel. Les mains au fond des poches de son imperméable, il entreprit une nouvelle visite du village en partant par la gauche pour n’alerter personne. Mais son intention était bien de rejoindre la maison au clocheton. Pour y arriver, il prit le chemin le plus compliqué qui soit, contournant le temple protestant pour gagner la tour et revenir par le palier de l’église d’où il redescendit vers son objectif en évitant soigneusement d’être vu de l’auberge.

Il était déjà tard quand il y arriva. La lumière baissait. Du lac montait un brouillard ne permettant plus guère de distinguer la rive d’en face. Ce devait être l’heure du train : le sifflet du chemin de fer se faisait entendre mais atténué, comme enveloppé de coton.

Revenu sur le rocher de ce matin, Aldo se mit à observer de nouveau la maison. Rien n’y bougeait et, sans le petit panache de fumée grise piqué sur son toit, on aurait pu la croire inoccupée. Pas de bruit non plus sinon le léger grincement rythmé par les vagues de la chaîne retenant le bateau à son mouillage.

Aldo attendit encore. Il espérait qu’avec la nuit les habitants allumeraient des lampes et qu’il pourrait peut-être jeter un coup d’œil à l’intérieur mais son espoir fut déçu : avant que l’ombre ne s’étendît trop, la femme qu’il avait vu étendre sa lessive reparut à mi-corps dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle ferma les volets, passa à la fenêtre suivante, puis à une autre, jusqu’à ce qu’il devienne tout à fait impossible de voir quoi que ce soit.

Avec un soupir, Morosini se releva, resta là un moment encore, hésitant au bord de ce qui était peut-être une folie mais dont il avait de plus en plus de peine à repousser l’insidieuse sollicitation : descendre, frapper à cette porte et voir ensuite ce qui en résulterait. La femme qu’il cherchait était là. Si donc il voulait tenter d’en obtenir l’opale, c’était peut-être maintenant ou jamais car si, poussée par l’inquiétude, Mme von Adlerstein décidait d’emmener sa protégée ailleurs, la retrouver relèverait peut-être de l’impossible ?

En dépit des bonnes raisons qu’il se donnait à lui-même, Morosini ne pouvait se défendre d’une espèce de lassitude. Le goût de la chasse qui l’habitait depuis son premier entretien avec Simon Aronov dans les souterrains de Varsovie commençait à l’abandonner dans de telles circonstances. Le Boiteux ne pouvait pas exiger qu’il arrache à une malheureuse, condamnée à vivre cachée, un bien cher à son cœur, même si ce bien se révélait maléfique autant que l’avaient été le saphir wisigoth et le diamant du Téméraire...

Une voix intérieure lui souffla ce que Simon aurait dit : la seule et unique façon de décharger les gemmes du pectoral de la malédiction pesant sur leurs possesseurs successifs, c’était de les rendre à leur destination primitive. Qui pouvait dire si, débarrassée de l’opale, Elsa ne retrouverait pas le bonheur ?

« Ça ressemble à une mauvaise raison, se dit Aldo. On en trouve toujours quand on veut s’approprier ce qui ne vous appartient pas mais, après tout, celle-ci est-elle si détestable ? »

De toute façon, il savait fort bien qu’il n’aurait de cesse d’avoir franchi le seuil de cette maison et rencontré face à face la dame aux dentelles noires. Alors, le plus tôt serait le mieux, et, sans vouloir discuter davantage avec lui-même, il descendit le sentier qui menait à la maison, arriva sous le petit auvent où s’abritait la porte et, après une légère hésitation, ôta sa casquette et souleva le heurtoir de cuivre qui retomba avec un vif tintement de cloche tandis que, sans trop savoir pourquoi, son propre cœur manquait un battement.

Il s’attendait à ce qu’on l’interroge sur son identité et à ce qu’on lui ordonne de passer son chemin, pourtant la porte s’ouvrit sur une haute et mince silhouette de femme en costume local qui tenait une lampe à la main :

– Je me demandais combien de temps vous mettriez avant de vous décider à venir jusqu’ici, dit la voix calme de Lisa Kledermann. Entrez, mais juste un instant !

Il la considéra avec la stupeur que l’on réserve en général aux apparitions : un mélange à part égale d’admiration, de joie et de crainte. Dans la lumière jaune de la lampe, les yeux sombres de la jeune fille étincelaient comme des diamants violets sous la couronne vivante de ses cheveux d’or rouge tressés autour de sa tête. Il pensa qu’elle ressemblait à une icône mais déjà elle le rappelait à l’ordre :

– Eh bien ? Est-ce là tout ce que vous trouvez à dire ? Si vous lisiez les bons auteurs, vous auriez dû vous écrier : « Vous ? Vous ici », et je vous aurais répondu quelque chose d’aussi intelligent que : « Pourquoi pas ? » ou encore : « Le monde est petit ». Mais je préfère vous demander ce que vous venez chercher ?

– C’est un peu long... et délicat à vous expliquer. Ne me permettrez-vous pas d’entrer un moment ?

– Certainement pas ! A un autre que vous, j’eusse envoyé Mathias et les chiens, mais je reconnais volontiers que nous avons à parler vous et moi.

– Eh bien ? ...

– C’est impossible ici mais, si vous êtes d’accord, retrouvez-moi demain à deux heures à la Pfarkirche. Nous y serons tranquilles pour régler une question qui devient singulièrement irritante. Mais venez seul. N’amenez pas ce cher Adalbert !

– Comment savez-vous qu’il est là ?

Un sourire fugitif fit briller des dents qu’Aldo n’avait jamais connues aussi blanches au temps de l’ineffable Mina Van Zelden :

– Comme s’il pouvait passer inaperçu, celui-là ? J’en sais beaucoup plus sur vous deux que vous sur moi. À présent, partez et dépêchez-vous de rentrer au Seeauer ! Demain je vous en dirai assez pour vous convaincre de nous laisser tranquilles, les miens et moi !

– Je n’ai jamais songé à vous importuner ! protesta Morosini. J’ignorais tout de votre présence ici, et…

– Demain ! coupa Lisa péremptoire. Nous parlerons demain. À présent, je vous souhaite une bonne nuit, prince !

Il recula, à regret, jusqu’à se retrouver sous l’auvent. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais devant le regard impérieux qui s’attachait au sien, il renonça, tourna les talons et soupira :

– Comme vous voudrez ! À demain donc !

Il n’avait vu de la maison qu’une petite pièce if entrée, blanchie à la chaux, simplement meublée d’un coffre de bois enluminé, de deux chaises au dossier sculpté et d’un tableau naïf représentant une scène de village, mais la rencontre inattendue de Lisa effaçait toute trace de déception même si, quand il l’avait découverte derrière le vantail de chêne, sa lampe allumée à la main, elle avait quelque chose de l’Ange exterminateur placé par Dieu à la porte du Paradis afin d’en interdire l’entrée au pécheur, repentant ou non. Et ce fut d’un pas assez allègre qu’il reprit le chemin de son auberge. Encore quelques heures et certains voiles allaient se déchirer. Peut-être pas tous car il connaissait le caractère déterminé de son ex-secrétaire mais, avec elle, il était à peu près sûr de faire jeu égal.

Une pensée réconfortante qui lui rendit sa belle humeur et, en découvrant Adalbert, assis devant le grand poêle en faïence verte de la salle, lui tendant ses mains et ses pieds, un verre fumant posé sur un coin de table à côté de lui, il lui offrit un sourire épanoui :

– Alors, mon bon ? La journée fut agréable ? Adalbert tourna vers lui un regard désenchanté :

– Accablante ! Ereintante ! Ce sacré bonhomme a des jarrets d’acier et grimpe comme une chèvre. Il m’a tué.

– Vraiment ? Ce n’est pas plus solide que ça, un archéologue ?

– Je suis égyptologue ! Donc un homme de terrain plat. En Egypte, les pharaons fabriquaient eux-mêmes leurs montagnes. Et dire qu’il veut recommencer demain ! J’ai bien envie de lui dire que nous devons retourner à Ischl...

– Tu dis ce que tu veux mais, de toute façon, tu as quartier libre. Moi, j’ai un rendez-vous à l’église.

– Tu vas te marier ?

Pour être inattendue, la question ne manquait pas de sel :

– Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée, fit-il en souriant à une image que lui seul voyait. Allons ! Ne fais pas cette tête-là ! Prends ton verre et viens avec moi : je vais tout te raconter !


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