CHAPITRE 4 OÙ MOROSINI FAIT UN PAS DE CLERC


Trois jours plus tard, Aldo, débarquant du train en gare de Salzbourg, était d’humeur maussade. Il n’aimait pas perdre son temps, or son crochet par Paris ne lui avait apporté que de longues heures de réflexions solitaires. En effet, il ignorait toujours ce qu’avait bien pu devenir Adalbert Vidal-Pellicorne.

Dans l’appartement de la rue Jouffroy gardé par des dieux égyptiens, il n’avait trouvé que Théobald, le fidèle valet de l’archéologue, mais celui-ci, élevé à l’école d’un maître ayant presque toujours quelque chose à cacher, s’était montré aussi hermétique qu’un sarcophage thébain. En dépit du fait qu’il était ravi de revoir monsieur le prince, Théobald se contenta de répondre à ses questions par oui ou par non sans se compromettre davantage. Oui, Monsieur était revenu d’Egypte où son séjour s’était prolongé au-delà de ses prévisions. Non, il n’était pas à Paris et, oui, son serviteur ignorait où il pouvait se trouver à cette heure.

Cependant, en l’accablant de questions Morosini, dont un ancêtre avait siégé au redoutable Conseil des Dix et qui était à ce jeu-là d’une force certaine, avait fini par apprendre que son ami n’était pas revenu directement du Caire. Aldo réussit encore à extorquer une petite information : Monsieur voyageait avec une dame mais pour ce qui était de la destination, Théobald, au bord des larmes, jura ses grands dieux qu’il l’ignorait, et l’interrogatoire en resta là.

Il y avait aussi le détail de la voiture mais, selon Théobald, Vidal-Pellicorne l’avait prêtée à un ami. Il fallut donc bien que Morosini se contentât d’informations trop incomplètes pour le satisfaire.

Sur le quai de la gare, il salua un voyageur en face duquel il avait dîné la veille au wagon-restaurant. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, mince et élégant, d’une extrême amabilité et d’une simplicité assez étonnante chez quelqu’un d’aussi célèbre : il s’appelait Franz Lehar et, après un passage à Bruxelles et à Paris, il allait prendre quelque repos dans sa villa de Bad Ischl.

Sachant que son compagnon d’un soir se rendait aussi dans la célèbre ville d’eaux, le père de La Veuve joyeuse et du Comte de Luxembourg lui proposa de partager la voiture venue le chercher au train :

– Il y a environ soixante kilomètres et ce sera plus agréable que de prendre la correspondance... F – J’accepterais avec le plus grand plaisir, maître, si je n’avais formé le projet de m’arrêter à Salzbourg.

– En ce cas, ne manquez pas de venir me voir quand vous serez arrivé. J’éprouve une vraie passion pour les objets anciens et vous en parlez comme personne ! Ah, pendant que j’y pense, n’essayez pas de prendre logis au Grand Hôtel Bauer qui ferme fin septembre mais vous serez tout aussi bien, sinon mieux, au Kurhotel Elisabeth situé au bord de la Traun et presque en face de chez moi. C’est une maison de vieille réputation qui se soucie peu des saisons mais s’entend à recevoir des clients de qualité. Un souvenir du temps où la Cour fréquentait Ischl ! Et ici choisissez l’Ôsterreichischer Hof ! Lui aussi est en bordure de rivière, ce qui est fort agréable !

Morosini remercia en se gardant bien d’ajouter que s’il voulait rester quelques heures dans la ville natale de Mozart, ce n’était pas pour y entendre un concert mais pour s’y procurer une voiture, sans chauffeur de préférence, afin d’avoir les coudées franches. En outre, si le compositeur austro-hongrois était aussi charmant que sa musique, il était également bavard. A ne consommer donc qu’avec modération !

En pénétrant dans le vieux palace pompeusement dénommé La Cour d’Autriche, où rien n’avait changé depuis la fondation, Morosini se demanda un instant s’il ne s’agissait pas d’une succursale imprévue de la Hofburg, tant l’atmosphère y était solennelle et le ton feutré. Le hall à lui seul, lourdement meublé dans le style Biedermeier, était une profession de foi.

Le personnel était assorti. Un portier aux airs de Premier ministre l’accueillit avant de le confier à un valet grave comme un chambellan et à un bagagiste qui possédait l’austérité d’un camérier du pape. Ceux-ci conduisirent le voyageur jusqu’à une grande chambre du premier étage dont les fenêtres donnaient sur le quai Elisabeth et le flot légèrement torrentueux de la Salzach. Au-delà, dominée par l’antique forteresse des princes-évêques, Hohensalzburg, que l’on atteignait seulement par funiculaire ou chemins muletiers, la ville de Mozart étalait sa splendeur baroque, ses dômes, ses clochers et la grâce des collines qui en formaient le cadre et que l’automne parait d’or et de cuivre.

Accoudé au balcon, Morosini qui n’était encore jamais venu à Salzbourg admirait sans réserve quand la pétarade d’un moteur de sport, capable de briser n’importe quel charme, attira son attention d’abord vague puis le fit sursauter : un petit roadster rouge vif garni de cuir noir tournait le coin du quai pour se garer sans doute devant l’hôtel. Aldo reconnut une Amilcar et fut aussitôt prêt à jurer que l’habillage de cuir du conducteur et ses grosses lunettes recouvraient la personne de l’égyptologue qu’il cherchait partout.

Il ne perdit pas de temps en conjectures, descendit quatre à quatre et atterrit dans le hall juste au moment où, arraché d’une main énergique, le serre-tête s’envolait, libérant les boucles couleur de paille et plus en désordre que jamais d’Adalbert Vidal-Pellicorne dont les yeux bleus s’arrondirent quand Morosini entra dans leur champ de vision :

– Toi ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

– Je pourrais te poser la même question. Et même, des questions, j’en ai pas mal à formuler.

– On va avoir tout le temps pour ça. Je suis content de te voir !

C’était un cri du cœur et l’accolade vigoureuse qui suivit acheva de dissiper la mauvaise impression qu’Aldo traînait après lui depuis Paris.

– J’en ai vu des vertes, tu sais, depuis que nous nous sommes quittés, soupira Adalbert tout en tendant son passeport au réceptionniste avant de virer sur lui-même pour suivre le valet-chambellan. Tu n’imagineras jamais d’où je sors ?

– Essayons de deviner ! Selon moi, tu viens de Vienne mais il n’y a pas si longtemps tu croupissais sur la paille humide d’une prison égyptienne, récita Morosini sans parvenir à cacher un sourire de satisfaction en constatant la stupeur de son ami.

– Comment sais-tu tout ça ?

– Vienne, c’est le fruit de mes déductions personnelles mais ton aventure pharaonique, c’est Simon qui m’a mis au courant.

– Tu l’as vu ?

– La semaine dernière, à Vienne justement. Nous avons admiré ensemble une fort belle représentation du Chevalier à la rose. Cela dit, tu aurais pu prendre la peine de m’écrire ? Ce n’est pas interdit, entre amis !

– Je sais, mais... il y a des choses qu’on préfère expliquer de vive voix. En outre, je déteste écrire.

– Je te croyais homme de lettres autant qu’archéologue... sans compter autre chose ?

– Rédiger un ouvrage ou des communications à telle ou telle académie c’est dans mes cordes, mais la correspondance type Sévigné j’ai horreur de ça !

Le valet venait d’ouvrir devant eux la porte d’une chambre voisine de celle d’Aldo. Adalbert le prit par le bras pour le faire entrer :

– Tu vas me raconter tout ça pendant que je vais prendre une douche et me changer !

– Pas question ! Moi aussi j’ai une douche à prendre. Si tu veux tout savoir je viens de débarquer de l’Arlberg-Express et il faut encore que je me procure une voiture avant le dîner. On causera à table !

– Un instant ! Qu’est-ce que tu veux faire d’une voiture ? La mienne est en bas !

– J’ai assisté à ton arrivée mais, comme j’ignore tout de tes projets, souffre que je m’occupe des miens, fit Morosini avec une hypocrisie parfaite.

– Je n’ai plus rien d’autre à faire que rentrer à Paris. Si tu as besoin de moi et de mon véhicule nous sommes à ta disposition. A ce propos, pourquoi es-tu à Salzbourg ? ... et qu’est-ce que tu es allé faire à l’Opéra avec Simon ? ajouta Vidal-Pellicorne, une lueur soupçonneuse allumée soudain au fond de son œil. Il ne serait pas, par hasard, question de... d’une...

Il hésitait d’autant plus devant le mot que le valet, toujours fidèle à son personnage, ne s’éloignait dans le couloir qu’avec une solennelle lenteur. Aldo eut un grand sourire :

– Parie là-dessus et tu gagneras ! fit-il joyeusement. Seulement, que tu le veuilles ou non, tu attendras le dîner. J’ai vraiment besoin d’un bon bain.

– Tu trouves chic de me faire lanterner ?

– C’est la meilleure, celle-là ! Écoute un peu, mon bonhomme ! Moi ça fait une semaine que je me pose des questions à ton sujet et le petit entretien que j’ai eu avant-hier avec ton précieux Théobald n’a rien arrangé ! Ça, tu peux être fier de lui : il est plus discret qu’un confessionnal !

– Tu as été chez moi ?

– Brillante déduction ! Tout ce que j’ai pu en tirer après l’avoir passé à la question, c’est que tu étais parti en vacances avec une dame. Alors, tu patientes jusqu’au dîner !

Adalbert n’insista pas mais, à la surprise de son ami, il devint tout à coup d’un beau rouge brique et s’engouffra dans sa chambre :

– Comme tu voudras, marmotta-t-il. On se retrouve à huit heures.

Et la porte se referma sur lui.

Les deux hommes en smoking s’attablèrent dans le Roten Salon, le palace salzbourgeois poussant sa dévotion au régime impérial jusqu’à donner ce nom à l’un de ses deux restaurants. Connaissant bien la ville et l’Osterreichischer Hof où il descendait d’habitude, Adalbert s’était chargé du menu. Ce fut lui aussi qui ouvrit le feu, profitant de ce que tous deux se trouvaient encore isolés dans l’angle d’une salle à moitié vide.

– Tu me pardonneras de ne pas respecter l’ordre de tes volontés, mais ce qui m’est arrivé pendant ces mois derniers n’est pas – et de loin ! – aussi passionnant que nos relations avec Simon. Raconte, je t’en supplie, ce que vous avez fait ensemble à l’Opéra !

Sans répondre, Morosini attaqua le verre de Gespritzer[iii] qu’on leur avait servi en guise d’apéritif ce qui eut le don d’impatienter davantage encore Adalbert.

– Eh bien ! pressa celui-ci. De quoi avez-vous parlé ? A-t-il trouvé la piste de l’opale ou du rubis ?

– De l’opale. En fait, il m’a même offert le privilège de la contempler... de loin sur une dame de grande allure encore que bien mystérieuse...

Et, sans se faire prier davantage, il raconta sa soirée d’opéra mais en prenant grand soin de s’arrêter, avec un sens pervers du suspense, au moment où Aronov et lui s’étaient aperçus de la disparition de la femme aux dentelles noires.

– Disparue ! gémit Adalbert. Ça veut dire que vous l’avez perdue.

– Pas vraiment... ou pas encore ! Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je l’avais déjà aperçue en fin d’après-midi dans la crypte des Capucins.

– Qu’est-ce que tu faisais là ?

– Une visite ! Chaque fois que je vais à Vienne, je me rends au « débarras de rois » pour y poser quelques violettes sur le tombeau du petit Napoléon. C’est ma moitié française qui parle à ces moments-là.

Suivit le récit, encore plus dramatique, le sujet s’y prêtant, de l’étrange entrevue mais, cette fois, Morosini l’acheva par sa course dans les rues de Vienne derrière les roues d’une calèche fermée.

– Et tu es allé jusqu’où comme ça ? souffla

Vidal-Pellicorne, tellement passionné qu’il en oubliait le morceau d’anguille piqué sur sa fourchette à mi-chemin de l’assiette et de sa bouche.

– Jusqu’à une demeure que je n’ai eu aucune peine à reconnaître, étant donné que je m’y étais déjà rendu. Et quand, à l’Opéra, Simon m’a dit à qui appartenait la loge où se trouvait l’inconnue, je n’ai pas eu de mal à faire le rapprochement. Mais toi aussi tu le connais, ce palais ?

– Dis-moi son nom. On verra après...

Le morceau d’anguille disparut mais faillit bien resurgir quand Morosini lâcha, avec un sourire impertinent :

– Adlerstein ! C’est dans Himmelpfortgasse... Tiens ! Bois un peu sinon tu vas t’étrangler, ajouta-t-il en offrant un verre d’eau à son ami devenu violet dans sa lutte contre le tronçon rétif.

– Eh bien ? Je ne pensais pas te faire un tel effet ? Adalbert repoussa l’eau, avala une gorgée de vin.

– Ce n’est pas toi... c’est... cette bestiole ! Il y a des arêtes, figure-toi ! Quant à ton palais, n’y ayant jamais mis les pieds, je ne le connais pas.

– En ce cas, comment se fait-il que ta voiture, elle, le connaisse ? Je l’y ai vue... ou tout au moins aperçue, tandis qu’un domestique la lavait dans la cour intérieure.

Si Morosini s’attendait à des exclamations ou à des protestations indignées, il allait être déçu. Adalbert se contenta de lui jeter un coup d’œil, tout en se massant le bout du nez d’un air perplexe, mais ne répondit pas. Aldo revint alors à la charge :

– C’est tout ce que tu trouves à dire ? Si elle était garée là, ce n’était tout de même pas sans toi ?

– Si. Je l’avais prêtée.

– Prêtée ? Puis-je te demander à qui ?

– Je te le dirai tout à l’heure... Plus j’y réfléchis et plus je pense que le mieux est que je te raconte maintenant mes aventures personnelles. Tu comprendras mieux !

– Je t’écoute.

– Bien. Tu as appris que j’ai failli être victime, en Egypte, d’une erreur judiciaire ?

– Une statuette que l’on t’accusait d’avoir volée et que l’on a heureusement retrouvée ?

– Pas heureusement ! Par hasard plutôt, dans un coin du tombeau où elle a dû retourner toute seule. Le vrai voleur – dont je soupçonne qui il peut être – l’y a déposée quand il a pris peur après la mort étrange de lord Carnavon...

– J’ai en effet appris cette disparition bizarre. Une piqûre de moustique à ce que l’on a dit ?

– Qui a déclenché un érysipèle meurtrier, mais assez nombreux sont ceux qui pensent voir, dans cette mort, une sorte de malédiction attachée à ceux qui ont dédaigné l’inscription découverte à l’entrée de la tombe : « La mort touchera de ses ailes celui qui dérangera le pharaon. » Il y a eu encore une ou deux disparitions inexplicables et, je te le répète, notre homme aura eu la frousse !

– Et toi, tu y crois à cette malédiction ?

– Non. Le pauvre Carnavon est mort le 5 avril et la salle contenant le sarcophage n’était même pas encore ouverte. Mais moi, ça m’a tiré de prison. Pour être franc, je l’aurais volontiers prise, cette statue, et je ne l’aurais jamais rendue... même s’il m’avait fallu encourir les foudres du défunt. Elle méritait qu’on se damne pour elle ! soupira l’égyptologue avec des larmes dans la voix. Une ravissante petite esclave nue, en or pur, présentant une fleur de lotus. La plus pure expression de la beauté féminine ! Et quand je pense que ce gros misérable l’a eue en sa possession pendant des semaines et que...

– Arrête ! coupa Aldo. Si tu t’embarques dans cette histoire, nous ne sommes pas près d’en sortir. Revenons à notre point de départ : ta voiture miraculeusement transportée à Vienne ! Alors, autant prendre ton récit après ta libération...

– Entendu ! Inutile de te dire que j’ai reçu des excuses de l’expédition et des autorités anglaises. Pour se faire pardonner, ils m’ont même demandé d’escorter jusqu’à Londres un envoi destiné au British Museum.

– Curieux honneur ! Tu aurais préféré diriger ça sur le musée du Louvre ?

– Bien sûr, et je me suis même demandé si ce n’était pas un nouveau piège, puisque lord Carnavon s’était engagé à remettre aux Égyptiens la totalité du produit de ses fouilles, mais Carter – toujours bien vivant, lui ! – entendait que son pays profite un peu de ses trouvailles et comme c’est lui le découvreur... Donc je suis parti pour Londres où j’ai reçu un grand accueil et où j’ai eu le plaisir de revoir notre ami Warren !

– Le pauvre ! Tu as vu ce qui lui est arrivé ? Notre Rose d’York s’est envolée de nouveau !

– Ça, mon ami, c’est le cadet de mes soucis. Et, s’il te plaît, ne changeons pas de sujet ! fit Adalbert.

J’ai donc été admirablement traité et je suis même rentré en France dans les bagages de sir Stanley Baldwin qui venait en visite officielle. Ce qui m’a valu le plaisir d’être invité à la grande réception offerte par lord Crewe, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, et c’est là que j’ai fait la rencontre inattendue d’une bien charmante jeune fille en difficulté. J’étais allé fumer un cigare dans les jardins, quand j’ai été le témoin d’une scène déplaisante : un quidam était en train de brutaliser une femme pour l’obliger à l’embrasser.

– Et tu as volé à son secours ? dit Morosini suave.

– Tu aurais agi de même quelle que soit la dame, mais j’ai cogné avec d’autant plus d’enthousiasme que je venais de la reconnaître : c’était Lisa Kledermann !

Brusquement, Aldo n’eut plus du tout envie de rire :

– Lisa ? Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

– Elle est très liée avec l’une des filles de l’ambassadeur et, comme elle était à Paris pour courir les boutiques, elle n’a pas eu besoin d’être invitée puisqu’elle logeait chez son amie.

Morsini se rappela soudain qu’à Londres Kledermann lui avait dit que sa fille avait beaucoup d’amis en Angleterre.

– Et... l’agresseur ? C’était qui ?

– Oh rien ! Un quelconque attaché militaire persuadé qu’un uniforme peut tenir heu de séduction. Il a d’ailleurs vidé les lieux sans demander son reste. Ce n’était pas un foudre de guerre.

– Et... Lisa ?

– Elle m’a remercié puis nous avons bavardé... de tout et de rien. C’était très agréable, soupira Adalbert dont l’esprit était en train de s’évader vers les réminiscences de cette soirée dans un jardin nocturne.

– Elle va bien ?

Adalbert sourit aux anges sans s’apercevoir que le ton d’Aldo se faisait de plus en plus bref :

– Très bien... C’est une fille délicieuse ! Nous nous sommes revus à deux ou trois reprises : un déjeuner, un concert où je l’ai emmenée, un défilé de couturier...

– Bref, vous ne vous êtes plus quittés ? Et comme ce n’était pas suffisant, vous avez décidé de partir ensemble... en vacances ?

Le ton franchement acerbe finit par percer l’espèce de cocon moelleux dans lequel Vidal-Pellicorne se vautrait depuis quelques instants. Il tressaillit et regarda son ami avec la mine un peu ahurie de quelqu’un qui s’éveille : les prunelles couleur d’acier étaient en train de virer au vert ce qui, chez Morosini, était toujours signe de tempête :

– Mais qu’est-ce que tu vas imaginer ? Nous avons noué de vrais liens d’amitié. Bien sûr, nous avons un peu parlé de toi...

– Vous êtes très bons !

– Je crois qu’elle t’aime bien en dépit de la façon dont vous vous êtes quittés, et qu’elle regrette toujours Venise.

– Personne ne l’empêche d’y retourner. Alors, ce voyage ?

– J’y viens ! Un service dont je t’ai déjà parlé à demi-mot m’a demandé d’aller faire un tour en Bavière afin d’y observer les agissements d’un certain Hitler, qui s’est récemment lancé à l’attaque verbale de la République de Weimar et qui rassemble pas mal de monde autour de lui. Mais, pour ne pas trop attirer l’attention sur moi, on m’a demandé d’y aller en touriste donc en voiture. Le mieux était que j’emmène quelqu’un avec moi et, comme Lisa devait rentrer en Autriche pour l’anniversaire de sa grand-mère, l’idée de faire le voyage dans ma voiture lui a paru amusante et nous sommes partis... en camarades ! précisa Vidal-Pellicorne avec un clin d’œil inquiet au visage orageux de son ami...

– Et, bien que l’on t’ait envoyé en Allemagne, tu es allé jusqu’à Vienne ?

– Non. Jusqu’à Munich où mon travail m’a retenu plus que je ne le pensais. Aussi, pour ne pas retarder Lisa, je lui ai prêté ma voiture afin qu’elle soit à Bad Ischl en temps voulu. En dépit de l’envie qu’elle en avait, elle a commencé par refuser parce qu’ensuite elle devait monter sur Vienne, mais je l’ai convaincue en lui disant que j’irais reprendre ma voiture là-bas quand j’en aurais fini. Ce que je viens de faire. J’ajoute que je n’ai pas revu Lisa : elle venait de partir pour un bal à Budapest quand je suis arrivé. A présent, tu n’ignores plus rien !

– Elle savait ce que tu allais faire en Allemagne ?

– Tu rêves ? Je lui ai parlé d’une organisation de congrès d’archéologie, de quelques conférences éventuelles de ton serviteur.

– Et elle t’a cru ?

Les yeux qu’Adalbert planta dans ceux d’Aldo étaient d’une absolue candeur :

– Elle n’avait aucune raison de ne pas me croire. Je t’ai déjà dit que nous étions d’excellents amis.

– Eh bien, tu as plus de chance que moi ! A présent, oublions tout ça et occupons-nous de cette sacrée opale. Tu as une idée pour convaincre la dame aux dentelles de nous la vendre ?

– Comment veux-tu ? Je la connais encore moins que toi puisque je ne l’ai même pas vue. Le mieux et de rejoindre Ischl dès demain. Mme von Adlerstein doit y être encore, puisqu’elle n’était pas rentrée ce matin quand j’ai repris ma voiture.

Le lendemain, tandis que la petite Amilcar rouge trottait au long des cinquante-six kilomètres reliant Salzbourg à Bad Ischl à travers un charmant paysage de collines boisées et de lacs, Aldo laissait son esprit vagabonder à la suite de son ancienne secrétaire. S’il n’y avait eu l’évidence, il n’aurait jamais pu croire à une « Mina » allant à un bal hongrois, se faisant courtiser dans le jardin d’une ambassade par un sémillant officier, conduisant une voiture de sport et, enfin, courant les routes en compagnie d’Adalbert dont il se demandait sans oser vraiment se poser la question s’il n’était pas en train de tomber amoureux d’elle ? ... Et ce qu’il comprenait encore moins, c’était pourquoi tout cela lui était tellement désagréable ?

Soudain, il s’aperçut qu’en pensant à Lisa en tant que femme il était en train de tourner le dos à une évidence : elle devait se trouver à Vienne au moment du séjour de la dame mystérieuse, et donc la connaître. Au lieu d’aller faire le siège d’une vieille comtesse qui ne se laisserait peut-être pas convaincre, il serait peut-être beaucoup plus simple de courir après sa petite-fille ?

– Que diable, dit-il tout haut suivant le fil de sa pensée, elle a tout de même travaillé avec moi pendant deux ans, et bien travaillé ! Si quelqu’un peut nous renseigner c’est elle...

Sans cesser de surveiller la route d’un œil vigilant, Adalbert se mit à rire :

– Toi aussi, tu penses que Lisa serait pour nous la meilleure source de renseignements ? Le chiendent, c’est de lui remettre la main dessus.

– Ça devrait être facile pour toi puisque vous êtes si bons amis ? fit Morosini avec un rien de fiel.

– Pas plus que pour toi. Cette fille est un vrai courant d’air et j’ignore tout de ses projets.

– Tu lui as prêté ta chère voiture, tu lui as tenu heu de chevalier servant durant...

– Quinze jours ! Pas un de plus...

– ... et elle ne t’a pas dit où elle comptait se rendre après Budapest ?

– Eh non ! ... Pourtant, j’avoue le lui avoir demandé mais elle est restée très vague : peut-être un tour en Pologne où elle a des amis, ou alors Istanbul... à moins que ce ne soit l’Espagne. J’ai eu l’impression qu’elle n’entendait pas me mêler davantage à sa vie. Elle est très indépendante... et puis, elle m’avait peut-être assez vu !

Comme par magie, Aldo se sentit d’une humeur charmante qu’il conserva le reste du voyage. Il s’était même offert le luxe d’un : « Mais non, mais non ! » parfaitement hypocrite.

C’est à ses sources salées naturelles, jointes à une source sulfureuse, qu’Ischl devait sa renommée. La Cour avait choisi cette jolie ville au confluent de l’Ischl et de la Traun pour résidence estivale et l’aristocratie qui suivait la famille impériale en avait fait l’une des premières villes d’eaux d’Europe, une des plus élégantes aussi où il n’était pas rare que les plus grands artistes vinssent se produire devant un parterre de têtes couronnées.

On disait que François-Joseph – et ses frères par la suite ! – devaient leur venue au monde aux bains salins ordonnés à l’archiduchesse Sophie, leur mère, par le docteur Wirer-Rettenbach. Et puis, surtout, il y avait « le » roman impérial : les fiançailles décidées en quelques minutes du jeune empereur et de sa ravissante cousine Elisabeth, alors que le mariage avec la sœur aînée de la jeune fille, Hélène, était annoncé.

Bien que la monarchie ne fût plus qu’un souvenir, elle laissait maintes nostalgies. Ceux et surtout celles qui s’en venaient rêver dans le parc ou devant les colonnes de la Kaiser Villa, le château vaguement grec où s’était déroulé l’événement, étaient nombreux durant la saison des bains mais il s’en trouvait encore à l’automne et ceux-là étaient les plus fervents, ombres de l’ancienne Cour à la recherche des heures enfuies où ils jouaient un rôle dans le spectacle qu’offraient l’empereur, l’impératrice et leur suite.

D’ailleurs, à Ischl, le temps semblait arrêté, surtout chez les femmes. Peu ou point de fards, pas de cheveux coupés et encore beaucoup de robes longues se mêlant aux costumes régionaux traditionnels.

– Incroyable ! murmura Morosini quand l’Amilcar s’installa, devant l’hôtel, à une place qu’une calèche venait de libérer. Sans cet engin, j’aurais l’impression d’être mon propre père. Je me souviens qu’il est venu à Ischl deux ou trois fois.

– Ceux d’ici ne sont pas fous. Ils savent bien que les souvenirs de l’empire représentent leur meilleure publicité. Cet hôtel porte le nom d’Elisabeth, les établissements de bains ceux de Rodolphe ou de Gisèle, le plus beau panorama celui de Sophie. Sans compter les places François-Joseph, ou François-Charles, etc. Quant à nous, nous allons nous installer, déjeuner et attendre que l’heure soit convenable pour nous rendre au château de... Rudolfskrone que les Adlerstein ont fait construire quand leur vieux burg montagnard est devenu inhabitable à la suite d’un éboulement...

– Tu en connais, des choses ! fit Morosini admiratif. On n’est pourtant pas en Egypte ici ?

– Non, mais quand on fait un long parcours en compagnie de quelqu’un, il faut bien entretenir la conversation. Nous avons causé, avec Lisa...

– C’est vrai. J’oubliais... Et tu ne saurais pas, par hasard, où cela se situe ?

– Sur la rive gauche de la Traun, au flanc du Jainzenberg, répondit Vidal-Pellicorne imperturbable.

Trop grand pour être un pavillon de chasse et ressemblant davantage avec ses loggias, son fronton et ses multiples ouvertures, à une villa palladienne, Rudolfskrone, niché dans la verdure en face d’un ravissant panorama, offrait une image souriante. Il était facile de comprendre pourquoi Mme von Adlerstein choisissait d’y séjourner fréquemment et de s’y attarder, alors que l’automne était déjà bien installé. Cette maison était plus agréable à habiter que le palais de Himmelpfortgasse.

Un majordome, portant avec une immense dignité des culottes de cuir à lacets et une veste de ratine vert-sapin qui eussent donné une crise de nerfs à ses confrères britanniques, accueillit les visiteurs devant le haut porche dominé par des statues en équilibre sur un balcon.

En dépit du libellé des cartes de visite présentées par les visiteurs, le serviteur émit un doute sur la possibilité d’être reçus sans s’être annoncés au préalable. La comtesse était souffrante. Alors, Aldo, bien décidé à ne plus se laisser lanterner, demanda :

– Mademoiselle Lisa n’est pas là ?

Ce fut magique : le masque sévère du majordome s’éclaira d’un sourire :

– Oh ! Si ces messieurs sont de ses amis c’est autre chose ; il me semblait aussi reconnaître la petite voiture rouge que nous avons eue ici il y a peu...

– Je la lui avais prêtée, précisa Adalbert, mais si Mme von Adlerstein n’est pas bien, ne la dérangez pas. Nous reviendrons plus tard.

– Je vais essayer, messieurs, je vais essayer... Quelques instants plus tard, il ouvrait devant les

deux hommes les portes d’un petit salon tendu de damas grège avec de grands rideaux soyeux ouverts sur les arbres du parc. De nombreuses photographies encadrées d’argent y occupaient une grande place.

Une dame aux cheveux blancs, en dépit d’un visage encore lisse, y était étendue sur une chaise longue, une écritoire sur les genoux. Elle la repoussa d’un mouvement vif en voyant entrer ses visiteurs. Ceux-ci pensèrent qu’elle devait être grande au vu de la longue robe noire à guimpe de dentelle qu’elle portait. Son image appartenait à un autre temps, celui des photographies, mais ses yeux sombres possédaient une étonnante vitalité. Quant au sourire dont s’éclaira soudain son visage, il était l’exacte réplique de celui de Lisa.

Ce fut vers Adalbert qu’elle tendit sans hésiter une longue main ornée de très belles bagues sur laquelle il s’inclina :

– Monsieur Vidal-Pellicorne, dit-elle, c’est un plaisir de vous rencontrer... encore que je regrette un peu votre trop grande facilité à vous plier aux caprices de ma petite-fille. Lorsque je l’ai vue au volant de votre voiture, j’ai été éberluée, un peu admirative mais aussi inquiète. N’est-ce pas imprudent ?

– Même pas, comtesse ! Mlle Lisa conduit bien. Mais déjà la vieille dame se tournait vers son autre visiteur et son sourire ne fut plus que courtois :

– En dépit du grand nom que vous portez, prince Morosini, je n’ai pas l’avantage de vous connaître. Pourtant, il semble que, depuis peu, vous ayez entrepris d’assiéger ma maison de Vienne ? On me dit que vous êtes venu me demander à plusieurs reprises ?

Le ton sec laissait entendre à Aldo que son insistance déplaisait :

– Je plaide coupable, comtesse, et vous en demande infiniment pardon comme d’avoir, à la lettre, espionné votre palais.

Elle eut un haut-le-corps et fronça le sourcil :

– Espionné ? Quel mot malsonnant ! ... Et la raison, je vous prie ?

– Je désirais vous entretenir d’une chose d’extrême importance à laquelle mon ami ici présent s’intéresse autant que moi.

– Quelle chose ?

– Vous allez l’entendre mais, auparavant, veuillez me permettre de vous poser une question.

– Faites ! Et prenez place, je vous prie ! Tout en s’asseyant dans un fauteuil habillé de damas qu’on lui désignait, Aldo formula sa demande :

– Vous venez de dire que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que Mlle Kledermann ne vous a jamais parlé de moi ?

– L’aurait-elle dû ? Vous devez comprendre, ajouta Mme von Adlerstein pour corriger un peu l’insolence de sa remarque, que Lisa connaît beaucoup de monde et un monde disséminé à travers l’Europe. Il est impossible de faire le tour de ses amis. Ainsi, vous aussi l’avez déjà rencontrée ? Où donc ?

– À Venise où j’habite.

Il ne jugea pas utile d’en dire davantage. Si Lisa – peut-être parce qu’elle n’en était pas fière -n’avait pas cru bon de révéler ses activités dans la maison Morosini, ce n’était pas à lui d’en faire état. Même s’il se sentait vexé et un peu peiné d’avoir été tenu si à l’écart de la vie réelle de l’ex-Mina. La comtesse, d’ailleurs, remarquait :

– Cela ne m’étonne pas. Elle aime beaucoup cette ville où elle séjourne fréquemment, je crois... Mais venons-en, s’il vous plaît, à ce grand désir que vous aviez de me parler !

Morosini garda le silence un instant, pour mieux choisir ses paroles, puis se décida :

– Voilà. Le 17 octobre dernier, j’ai assisté, en compagnie du baron Palmer et dans la loge de Louis de Rothschild, à une représentation du Chevalier à la rose. Je précise même que j’étais venu d’Italie à l’invitation du baron et dans le seul but d’entendre cet opéra. Ce soir-là, après le lever du rideau, j’ai vu entrer dans votre loge une dame fort élégante, fort impressionnante aussi. C’est au sujet de cette dame que je désirais m’entretenir avec vous, comtesse. Je voudrais la connaître.

– Et pourquoi s’il vous plaît ?

Cette fois, le ton s’était fait hautain, mais Morosini choisit de ne pas s’en apercevoir.

– Le goût du romantisme, peut-être ? Vous êtes vénitien et le mystère que suggère cette femme pique votre curiosité et votre imagination ? reprit la comtesse.

« Décidément je ne lui plais pas ! Le type de Vienne a dû la prévenir contre moi », pensa Morosini, qui décida alors de prendre le problème de face et de jouer la franchise.

– Faites-moi la grâce, madame, si vous me prêtez des sentiments, de les choisir moins futiles. Il s’agit d’une affaire importante et je dirais même grave : cette dame possède un bijou qu’il me faut acquérir à n’importe quel prix.

La stupeur et l’indignation firent taire la comtesse pendant un instant puis se dissipèrent pour faire place à la colère :

– Des sentiments moins futiles ? Mais c’est pis encore ! La simple et vulgaire convoitise d’un marchand. Une question d’argent ! Même si je n’ai pas l’avantage de vous connaître, je n’ignore pas votre réputation de négociant expert en joyaux anciens. Je crois, ajouta-t-elle, que nous n’avons plus rien à nous dire. Sinon mon intention de conseiller à ma petite-fille de mieux choisir ses amis !

La tentation fut grande pour Aldo de jeter au visage de l’arrogante vieille dame que sa précieuse petite fille, déguisée en quakeresse, avait été à ses ordres pendant deux ans, mais il gardait trop d’amitié à la fausse Hollandaise pour lui jouer ce mauvais tour. Il préféra avaler et tenter de convaincre :

– Madame, madame, je vous en prie, ne me condamnez pas sans m’entendre ! Il ne s’agit pas du tout de ce que vous croyez et je vous jure qu’il n’y entre aucune convoitise ni espérance de gain. Ce bijou... ou tout au moins l’opale qui en est le centre, a une histoire tragique comme il advient d’ailleurs à toute pierre arrachée à un objet sacré. Celle-là n’échappe pas au sort habituel si, comme on me l’a assuré, elle a été portée par la malheureuse impératrice Elisabeth. L’acheter à cette dame, c’est lui rendre service, croyez-moi...

– Ou lui briser le cœur ! Il suffit, prince ! Vous touchez là un secret de famille et ce n’est pas moi qui le divulguerai. A présent, je n’ai plus de temps à vous consacrer !

Il était difficile de s’attarder sans se montrer grossier. Pourtant, Adalbert tenta de venir au secours de son ami :

– Permettez-moi un mot, comtesse ! Tout ce que vient de vous dire le prince Morosini est l’expression même de la vérité. Lui et moi sommes à la recherche de plusieurs pierres attachées jadis à un objet de culte. Nous en avons retrouvé deux. Il en reste deux et l’opale est de celles-là !

Je ne mets pas votre parole en doute, monsieur. Ni celle du prince mais, dans ce cas, il vous faudra attendre, pour acheter ce bijou, qu’il tombe aux mains des héritiers de sa propriétaire car, elle vivante, vous ne l’aurez pas ! Je vous donne le bonjour, messieurs !

Un coup de sonnette venait de rappeler le majordome qu’il fallut bien suivre.

– Veux-tu me dire pourquoi je lui ai fait peur ? murmura Morosini tandis qu’ils rejoignaient leur voiture.

– Je ne sais pas mais j’ai eu la même impression.

– J’ai peut-être eu tort d’attaquer si brutalement ? J’éprouve la désagréable sensation d’avoir fait un pas de clerc.

– Peut-être mais ce n’est pas sûr. Avec ce genre de femme, il vaut mieux parler net. Peut-être aurions-nous dû lui demander simplement où est Lisa ? Sa petite-fille pourrait être plus malléable ?

– Ne t’y fie pas ! Et puis il est possible qu’elle ne sache rien. La comtesse ignore bien que sa chère petite-fille a passé deux ans chez moi !

– Et ça, tu ne le digères pas !

Ils remontaient dans l’Amilcar lorsqu’une calèche fit son apparition et s’arrêta juste devant le nez de la voiture. En surgit, armé d’une valise, un jeune homme que Morosini reconnut au premier coup d’œil : c’était son agresseur de chez Demel. La reconnaissance fut d’ailleurs réciproque. Posant sa valise presque sur les pieds du majordome, le bouillant personnage se rua sur Aldo :

– Encore vous ? Je croyais pourtant vous avoir prévenu mais vous devez être dur d’oreille, alors je vous donne un dernier avis : cessez de courir après elle ou vous aurez affaire à moi !

Ayant dit, il virait déjà sur ses talons quand Morosini, perdant patience, l’empoigna par sa veste grise lisérée de vert et l’obligea à lui faire face :

– Un instant, mon garçon ! Vous commencez à m’agacer plus que de raison, alors mettons les choses au point une bonne fois pour toutes ! Je ne cours après personne sinon peut-être après Mme von Adlerstein et j’aimerais savoir quelle raison vous auriez de vous y opposer ?

– Ne faites pas l’innocent ! Il n’a jamais été question de tante Vivi mais bien de ma cousine Lisa ! Alors retenez ceci : moi Friedrich von Apfelgrüne, je suis décidé à l’épouser et je ne veux plus voir de godelureaux, étrangers de surcroît, lui tourner autour ! Maintenant lâchez-moi, vous m’étranglez !

– Pas encore, mais ça va venir si vous ne me faites pas sur-le-champ des excuses ! gronda Morosini sans rien relâcher du tout. Personne ne s’est encore permis de me traiter de godelureau.

– Ja... jamais ! gargouilla le jeune homme.

– Lâche-le ! conseilla Adalbert. Tu es en train de faire mûrir un peu vite cette pomme verte[iv].

Le majordome se lançait à la rescousse :

– Voyons, monsieur Fritz, vous ne serez donc jamais raisonnable ? Vous savez pourtant que Mlle Lisa déteste vos façons de vous en prendre à ses amis dès qu’ils ont dépassé l’âge de dix ans ? Quant à Votre Excellence, qu’elle veuille bien consentir à le libérer. Mme la comtesse sera déjà assez mécontente quand elle saura...

– Je sais déjà, Josef ! fit la vieille dame qui venait d’apparaître en haut des marches, appuyée sur une canne et enveloppée d’un châle. Viens ici, Fritz, et cesse de faire l’imbécile ! Acceptez mes excuses avec les siennes, prince ! Ce jeune fou délire dès qu’il s’agit de sa cousine.

Aldo ne put faire autrement que lâcher prise, s’incliner et reprendre sa place auprès d’Adalbert qui démarra en faisant voler les graviers de l’allée.

En redescendant vers la ville, on roula en silence pendant un moment, chacun des deux hommes enfermé dans ses propres pensées, jusqu’à ce qu’enfin Adalbert marmotte :

– Tu imagines Lisa mariée à cet olibrius ?

– Pas un instant ! Et j’ose espérer qu’il fait partie de ces gens qui prennent leurs désirs pour des réalités. En ce qui me concerne, je commence à trouver qu’elle t’intéresse beaucoup, Lisa ? C’est à elle que tu penses alors que nous venons d’essuyer un échec ?

– Oui, parce qu’elle est désormais la seule qui puisse nous mettre sur la piste de la dame à l’opale.

– J’ai tout gâché, ragea Morosini. Je n’aurais jamais dû la prendre de front ! Maintenant, elle ne nous dira plus jamais où se trouve cette chère Mina !

– Cesse de l’appeler comme ça ! C’est agaçant ! Cela dit, la grand-mère me le confiera peut-être à moi ? Je peux toujours essayer d’y retourner seul ? Demain, par exemple ? Je dirai que tu es reparti...

Morosini haussa les épaules, désabusé :

– Pourquoi pas ? Au point où nous en sommes... Le destin, cependant, eut la bonne idée de les secourir en leur envoyant un auxiliaire inattendu.

Après un dîner morose composé de truites et dégusté dans une salle à manger à moitié pleine, donc à moitié vide, on décida, pour se réchauffer l’âme – une pluie fine était tombée en fin de journée, chassée ensuite par un vent aigre – d’aller boire un verre ou deux au bar qui était le seul endroit un peu chaleureux de ce palace. Une surprise les y attendait sous les apparences du jeune Apfelgrüne perché sur un tabouret devant le haut comptoir d’acajou et en train de vider son cœur dans le giron d’un barman blasé.

– M’envoyer coucher à l’hôtel, moi, le petit-fils de... sa propre sœur ! Me dire qu’il n’y a pas de place pour moi, alors qu’il y a au moins... quinze chambres dans... cette foutue baraque ! Et moi, j’ vais à l’hôtel ! Tu peux comprendre ça, toi, Victor ?

– Ce n’est pas la première fois que ça vous arrive, monsieur Fritz ! C’est toujours comme ça quand la villa Rudolfskrone est pleine d’invités.

– Mais c’est que... justement... des invités y en a pas ! Pas vu un chat quand j’étais là-haut ! Ma cousine Lisa est pas là... et y a personne d’autre mais elle voulait pas d’moi, tante Vivi ! Si seulement j’savais pourquoi ? ... Donne-moi encore un schnaps, tiens ! Ça m’aidera peut-être...

Les deux hommes qui venaient de prendre place à une table voisine échangèrent un de ces coups d’œil complices qui n’ont pas besoin de traduction parce qu’ils pensaient tous les deux la même chose : il serait peut-être fructueux d’aller rôder autour de la maison ? La comtesse avait peur de quelque chose ou de quelqu’un et, cependant, elle chassait son petit-neveu qui pouvait lui être utile. Mais, comme un départ immédiat eût été pour le moins surprenant, ils commandèrent des fines à l’eau et s’installèrent plus confortablement pour les déguster tout en prêtant l’oreille au lamento de Fritz von Apfelgrüne. Qui se faisait d’ailleurs de plus en plus pâteux à mesure que défilaient les petits verres de schnaps. Finalement, ce qui devait arriver arriva : Fritz s’écroula sur le bar, la tête posée dans ses bras, et commença sa nuit.

– Seigneur ! gémit le barman entre ses dents, il va falloir le mettre au lit !

– On vous envoie le portier, dit Morosini en posant quelques pièces sur le guéridon.

– Ces messieurs ne restent pas encore un peu ?

– Non, nous allons passer un moment chez un ami...

– Dans ce cas, je ne vais pas tarder à fermer : il ne viendra sans doute plus personne... Avec ce temps !

La pluie, en effet, reprenait. On pouvait l’entendre tinter sur la marquise de l’hôtel. Adalbert et Aldo remontèrent dans leurs chambres pour y prendre casquettes et imperméables et changer leurs smokings contre chandails de laine et pantalons de flanelle puis, ainsi équipés contre le mauvais temps, descendirent au garage y prendre la voiture dont on releva la capote :

– Le chemin est trop long pour qu’on le fasse à pied, commenta Vidal-Pellicorne. On pourra sûrement la cacher dans les arbres à une petite distance du château.... Après, il faudra marcher.

– Tu crois que nous avons raison d’entreprendre cette expédition ? insinua Morosini. On se fait peut-être des idées ? ...

– Je ne crois pas. Pour avoir expédié Fritz qui a plutôt l’air d’un bon garçon et qui doit lui être tout dévoué, c’est que sa présence la gênait. Elle doit attendre quelqu’un. J’en mettrais ma main au feu !


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