CHAPITRE 7 HISTOIRE D’ELSA


En grimpant l’escalier couvert menant à l’église, vingt bonnes minutes avant l’heure du rendez-vous, Morosini se demandait quelle fatalité le condamnait, lui prince chrétien mais d’une piété toute relative, à fréquenter les sanctuaires catholiques dès l’instant où il s’agissait de rencontrer une femme, et cela depuis qu’il courait l’Europe à la poursuite de joyaux évadés d’un trésor juif. D’autres auraient eu droit à des rendez-vous dans un parc, un café, un quai de fleuve voire un petit salon intime, et il ne put s’empêcher d’évoquer, avec un rien de nostalgie, le moment passé en compagnie d’Anielka dans la grande serre du Jardin d’Acclimatation à Paris. C’était le temps où il était fou d’elle et prêt à n’importe quelle excentricité pour la conquérir, et maintenant, après s’être déchargé d’elle comme d’un paquet encombrant entre les mains d’Anna-Maria Moretti, il s’était hâté de fuir vers l’Autriche où l’attendaient une affaire sans doute attachante mais d’autant plus difficile à démêler... et un rendez-vous avec une jolie fille dans la maison d’un Dieu qui ne considérait peut-être pas son entreprise d’un œil bénin !

Sous sa main, la porte eut un grincement que le vide intérieur amplifia. Tout de suite, son œil accrocha la magnificence d’un grand triptyque du XVe siècle, doré et sculpté à miracle, qui dominait l’autel. Il le contempla avec plaisir mais sans surprise : la splendeur foisonnante des églises autrichiennes lui était familière. Une lampe rouge allumée annonçait la « Présence » mais il n’avait pas envie de prier. Il s’assit sur un banc pour mieux admirer. Le temps passait toujours très vite en face d’une belle œuvre...

Le grincement du portail le releva pour l’envoyer au-devant de celle qui arrivait cachée dans une mante noire à capuchon d’où ne sortaient que ses chevilles en bas blancs et ses pieds chaussés de sou-fiers à boucles. Ainsi vêtue, Lisa était accordée au décor ancien de l’église.

Arrivée près d’Aldo, elle s’agenouilla pour une rapide prière puis fit signe à son compagnon de venir s’asseoir à ses côtés. Sa mine était grave, cependant Aldo ne put s’empêcher de sourire :

– Qui aurait prédit, au temps de votre période hollandaise, que nous aurions un jour des rendez-vous secrets dans une église comme il s’en donnait tant, jadis, à San Marco, la Salute ou San Giovanni e Paolo ?

– S’il vous plaît, ne me parlez pas de Venise ! Je ne veux pas y penser en ce moment. Quant à ce rendez-vous, soyez certain qu’il n’y en aura pas un second !

– Dommage ! Mais pourquoi ici et pas chez vous ou à l’auberge ?

– Parce que je ne tiens pas à divulguer le fait que nous nous connaissons. Cela posé, ne vous donnez pas la peine de me dire ce que vous cherchez à Hallstatt ! Je l’ai appris.

– C’est Mme von Adlerstein qui vous a renseignée, je suppose ?

– Bien sûr ! Dès qu’elle a su votre présence à Vienne, elle m’a prévenue.

– Pourquoi ? Je suis pour elle un illustre inconnu...

– Lourde erreur ! Elle en sait sur vous presque autant que moi... Voyez-vous, prince, je n’ai jamais rien caché à ma grand-mère. Depuis la mort de ma mère – autant dire depuis toujours ! – elle s’est occupée de moi pour que je ne devienne pas une sorte de marionnette élevée par des gouvernantes. Nous nous aimons et je lui raconte toujours tout...

– Même l’épisode Mina Van Zelden ?

– Surtout celui-là ! Elle a toujours su où me trouver quand mon père me croyait partie aux Indes pour étudier la sagesse bouddhique ou en Amérique centrale sur les traces de la civilisation maya...

Morosini eut une exclamation horrifiée :

– Ne me dites pas que vous êtes archéologue, vous aussi ? Un seul me suffit !

– Rassurez-vous, je n’ai que de légères teintures. A propos, il va bien, ce cher Adalbert ?

– Eh bien... du côté de l’humeur, ce n’est pas brillant ! Il est parti bouder sur les tombes de l’ancienne nécropole de Hallstatt en compagnie du professeur Schlumpf !

– On dirait que ça vous fait plaisir ? Pourquoi lui avoir parlé de moi ?

– Parce que ça me faisait plaisir de lui rabattre un peu ses grands airs. Depuis que vous avez couru les routes ensemble, il arbore des mines de propriétaire qui m’agacent un peu.

Cette fois, Lisa ne put s’empêcher de rire.

– Il est charmant et je l’aime bien. Ce petit voyage a été très amusant. Quant à vous, Excellenza, ce n’est pas parce que j’ai été votre secrétaire pendant deux ans que vous devez me considérer comme faisant partie de votre mobilier.

Il accepta la mise au point sans broncher. Peut-être parce que, dans l’encadrement ovale du capuchon noir, le visage de Lisa, avec ses taches de rousseur et sa couronne de nattes brillantes, offrait un spectacle propice à la bienveillance. – Bien ! soupira-t-il. Laissons-là Adalbert et revenons à votre grand-mère : J’ignore ce que vous avez pu lui raconter mais elle me déteste cette femme-là ?

– Pas vraiment ! Elle vous trouve même un certain charme, seulement elle se méfie de vous !

– Joli résultat ! Donc elle vous a rapporté la visite que je lui ai faite ?

– Naturellement. Mais maintenant, il faut m’expliquer la raison qui vous pousse à vouloir acheter à tout prix un bijou appartenant à quelqu’un qui nous est cher à toutes deux ? Vous l’auriez vue à l’Opéra dans la loge de Grand-mère et vous avez décidé soudain qu’il vous fallait cette opale-là et pas une autre ?

– Exact. Celle-là et pas une autre ! J’ai même voulu expliquer à Mme von Adlerstein pour quelle raison impérieuse, grave, il me fallait cette pierre mais elle n’a pas voulu m’entendre...

– Eh bien, fit Lisa en s’installant plus confortablement sur son banc et en croisant ses mains sur ses genoux, je suis là, moi, pour l’entendre cette histoire. Il s’agirait encore d’une pierre maudite si j’ai bien compris ?

– Oui, comme le sont toutes celles que nous avons juré de retrouver, Adalbert et moi...

– Adalbert et vous ? Seriez-vous associés à présent ?

– Seulement pour cette affaire qui est sans doute la plus importante de ma vie d’antiquaire. Il faut que vous me permettiez de ressusciter Mina pendant un instant.

– Pourquoi pas ? fit-elle avec un bref sourire. Je l’aimais bien, vous savez ?

– Moi aussi... Vous souvenez-vous de ce jour de printemps, il y aura bientôt deux ans, où vous m’avez couru après pour me remettre une dépêche de Varsovie ?

Elle s’anima d’un seul coup, reprise par la passion qu’elle apportait dans son travail au palais Morosini :

– Émanant du fameux et mystérieux Simon Aronov ? Si je m’en souviens ! C’est à la suite de cette entrevue que vous vous êtes lancé dans cette incroyable aventure au cours de laquelle vous avez retrouvé le saphir volé à votre mère et qu’ensuite vous m’avez chargée de rapporter à Venise...

– Il n’y est plus ! Quelques semaines plus tard, je l’ai remis à Aronov venu me retrouver dans le cimetière de San Michele. Tout comme je lui ai fait parvenir la Rose d’York récupérée en Angleterre dans des circonstances dramatiques...

– La Rose d’York ? Mais... elle vient d’être volée à la Tour de Londres ? ...

– Ce n’est pas la vraie et, je vous en prie, laissez-moi à présent vous expliquer pour quelle raison impérieuse je ne vous ai jamais dit la vérité sur ce que m’a demandé Aronov dans son repaire de Varsovie. Il ne s’agissait pas d’un manque de confiance. J’avais donné ma parole... Si j’y manque aujourd’hui c’est parce que je n’ai plus le choix. Ensuite vous jugerez.... et vous vous dépêcherez d’oublier !

Cette fois, elle ne dit rien.

Alors il raconta son aventure polonaise sans toutefois s’appesantir sur ses rencontres avec la fille du comte Solmanski, se bornant seulement à révéler qu’il l’avait sauvée du suicide et comment il en était venu à s’attacher à ses pas après l’avoir vue débarquer à la gare du Nord avec, au cou, l’Étoile bleue que lui et Aronov cherchaient.

A sa surprise, Lisa ne réagit pas pendant son récit. Au point même qu’il se demanda s’il ne l’avait pas endormie mais comme il se taisait, elle releva sur lui des yeux pleins de vivacité :

– Passons à la Rose d’York puisqu’il s’agit, je pense, de la seconde pierre volée ? dit-elle.

Il s’exécuta, constatant avec joie que son interlocutrice suivait ce nouveau récit avec une attention visible :

– Un vrai roman policier ! fit-elle. Ce serait même assez amusant s’il n’y avait eu tant de vies sacrifiées ! Une question, cependant, si vous le permettez ?

– Mais je vous en prie.

– Croyez-vous vraiment à l’innocence de lady Ferrals ?

Il ne s’y attendait pas et, pour se donner le temps de la réponse, choisit de formuler une question, exactement comme Anielka en avait l’habitude :

– On dirait que vous n’y croyez guère, vous ?

– Pas une minute. J’ai lu, vous devez bien vous en douter, tous les journaux traitant de l’affaire Ferrals et du procès de sa femme. Le coup de théâtre qui l’a clos m’a paru bizarre, trop bien léché, trop bien réglé ! L’amant complice qui se pend après avoir passé des aveux écrits et jusqu’au superintendant qui se hâte d’aller porter la nouvelle ? Non. Non, en vérité, je n’y crois pas !

– Si vous pensez à une quelconque collusion avec la police, vous vous trompez. Je connais bien le superintendant Warren et je peux vous dire qu’il n’a agi que sous l’évidence immédiate mais que, depuis, il se pose beaucoup de questions...

– Et vous ? Car vous ne m’avez pas répondu.

– Je m’en pose aussi, fit Aldo qui ne souhaitait pas s’étendre davantage sur le sujet. Maintenant, il nous faut parler de la troisième pierre : l’opale ! C’est pour elle que nous sommes ici, Adalbert et moi.

– Et vous êtes persuadés que la pierre enchâssée dans l’aigle de diamants est celle que vous cherchez ?

– Simon Aronov le croit et il ne s’est encore jamais trompé jusqu’ici. Il y a d’ailleurs un moyen bien simple de vous convaincre si, comme je le suppose, il vous est possible d’accéder aux bijoux de cette femme mystérieuse que vous gardez si jalousement, votre grand-mère et vous.

– Lequel ?

– Chacune des pierres du pectoral porte, à son envers, une minuscule étoile de Salomon gravée. Il faut une forte loupe pour la voir mais elle existe. Tentez l’expérience !

– J’essaierai mais, en toute honnêteté, je ne vois pas comment vous pourriez obtenir qu’on vous la cède. Ce bijou est celui que notre amie préfère entre tous parce qu’il lui vient d’une grand-mère prestigieuse.

Morosini laissa un silence s’établir entre Lisa et lui, retenant la question qu’il allait poser pour lui laisser le temps de l’examiner puisqu’il était sûr qu’elle devinerait ce qu’elle serait.

– Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de mettre un nom sur ce visage voilé qui m’est apparu dans une loge d’Opéra ? Quant à la grand-mère, je crois la connaître puisque je suis à peu près certain d’avoir découvert le père. Elle est, n’est-ce pas, la fille de ce malheureux Rodolphe, le tragique héros de Mayerling ? Pour vous éviter une question, je dirai que je l’ai vue, sous d’autres voiles noirs, déposer des fleurs sur son tombeau quelques heures avant le théâtre...

– Vous connaissez plus de choses que je ne le pensais ! fit Lisa sans chercher à cacher sa surprise.

– ... Quand à l’aigle impériale de diamants, elle a complété après la naissance de Rodolphe la parure d’opales offerte par l’archiduchesse Sophie à sa future belle-fille, quelques jours avant son mariage avec François-Joseph. Cette parure, Sophie elle-même la portait au jour de son mariage et elle souhaitait qu’Elisabeth en fasse autant. J’ajoute que l’ensemble, amputé de la broche, a été vendu à Genève avec d’autres joyaux privés de la famille, il y a quelques années...

L’étonnement fit place à une admiration amusée.

– Quelle sotte je suis ! Comment ai-je pu oublier votre passion des joyaux historiques et des belles pierres, sans compter votre insatiable curiosité... et le fait que vous êtes peut-être le plus grand expert européen en la matière.

– Merci ! A présent, ne croyez-vous pas qu’il est temps de me faire confiance ? Voilà un bon moment que vous dérobez comme un pur-sang devant l’inévitable bride. Je veux son nom... et son histoire ! Allons, Mina ! Rappelez-vous comme nous travaillions bien ensemble ! Pourquoi ne pas continuer ? Ma cause est noble : elle vaut qu’on se batte pour elle.

– Au prix d’un surcroît de souffrance pour une innocente ?

– Et si c’était au prix de sa délivrance ? Comme les autres pierres, l’opale est maudite. Peut-être puis-je vous aider à sauver votre amie ? ... Allez-vous parler à la fin ?

– ... Elle s’appelle Elsa Hulenberg et elle n’est pas seulement la petite-fille de l’impératrice Elisabeth mais aussi de sa sœur Maria, la dernière reine de Naples... C’est par elle que je dois commencer. En... 1859, Maria, troisième fille du duc Maximilien « en » Bavière et de son épouse Ludovica, épousait le prince de Calabre, héritier du trône de Naples. Elle avait dix-huit ans, il en avait vingt-trois et l’on pouvait supposer ce mariage assorti, bien que les deux époux ne se soient jamais vus...

– Un instant, Lisa ! Ne me faites pas un cours d’histoire, surtout italienne. N’oubliez pas que je suis vénitien. Je connais donc les événements de Naples : la mort du roi Ferdinand II quelques semaines après le mariage, la montée au trône du jeune couple au moment où Garibaldi et ses Chemises rouges entreprenaient leur marche vers l’indépendance. Dix-huit mois de règne puis la fuite à Gaète où l’on s’enferma dans la forteresse et où la jeune reine Maria se conduisit en héroïne en portant ses soins aux blessés sous une grêle de balles et d’obus. Elle eut droit à l’admiration de l’Europe entière mais cela ne sauva pas son trône. Elle et son époux se réfugièrent à Rome sous la protection du pape et l’on n’entendit plus guère parler du mari... mais j’ai l’impression que vous en savez plus que tout le monde, vous, une Suissesse ?

– Eh oui, parce que mon histoire à moi commence là où finit la grande Histoire. Après les jours pleins de périls mais exaltants qu’elle venait de vivre, notre petite reine détrônée d’à peine vingt ans s’aperçut du grand vide de son existence... et du peu d’intérêt que présentait son époux maintenant qu’il n’avait plus rien à faire, d’autant que son caractère s’était assombri et que sa santé suivait le même chemin. Or, Sa Sainteté Pie LX faisait garder le palais Farnèse, alors résidence des souverains en exil[viii], par ses zouaves pontificaux. Maria tomba amoureuse de l’un d’eux, un bel officier belge. Tellement même qu’un beau jour il fallut se rendre à l’évidence : il était urgent de mettre quelque distance entre elle et son époux. Prétextant que le climat de Rome ne convenait pas à ses poumons fragiles, elle partit « se reposer » en Bavière, dans le cher Possenhofen où elle ne resta que peu de temps avant d’aller s’enfermer chez les ursulines d’Augsbourg où, son heure venue, elle donna le jour à une petite fille, Marguerite. C’est elle, la mère d’Elsa.

– Ah ! fit Aldo suffoqué. C’est incroyable ! Je n’ai jamais entendu parler d’une séparation entre la reine Maria et le roi François II ?

– Ils se sont réconciliés très vite et, installés à Paris, sont même devenus le meilleur des ménages...

– Et l’impératrice Elisabeth dans tout ça ? Et Rodolphe ?

– J’y arrive. Sissi aimait beaucoup sa sœur cadette qui était fort jolie elle aussi. En outre, avec sa passion du romantisme, elle admirait l’héroïne de Gaète presque autant que son cousin Louis II de Bavière. Elle s’occupa beaucoup de cette petite fille que Maria faisait élever dans un domaine aux environs de Paris sous un nom que je ne révélerai pas. Et quand Marguerite, que l’on appelait Daisy, devint une belle jeune fille, elle l’invita à plusieurs reprises mais surtout en Hongrie, dans son château de Gôdôllô où de grandes chasses se donnaient à l’automne. C’est là que l’archiduc Rodolphe la rencontra. Il était mal marié avec Stéphanie de Belgique qu’il trompait abondamment et il se prit, pour Daisy, d’une de ces flambées de passion dont il était coutumier. Un feu de paille qui ne dura guère...

– Suffisamment pour avoir des conséquences ? Et comment l’archiduc réagit-il en face de la situation ?

– Selon son caractère : il offrit à la jeune fille de mourir avec lui. Ce n’était pas la première fois, mais le sang belge de celle-ci la rendait hostile aux solutions excessives et la portait plutôt vers les joies de la famille. Elle refusa et s’en alla conter sa peine à l’impératrice. Celle-ci trouva la seule issue acceptable : un mariage rapide. L’époux ne fut guère difficile à trouver : le baron Hulenberg était déjà amoureux de Daisy. De bonne famille, assez fortuné et plutôt bien de sa personne, il faisait un prétendant convenable que la future mère accepta. Et, comme la reine Maria ne pouvait offrir que des bijoux, ce fut Elisabeth qui se chargea de la dot. Elle fit également cadeau de quelques joyaux dont l’aigle de diamants, signe tangible des illustres origines de la jeune fille.

Deux ans après la naissance d’Elsa, sa mère lui fut enlevée par une rapide maladie en face de laquelle les médecins pataugèrent. Hulenberg, quelques mois plus tard, décida de se remarier. Celle qu’il choisit n’avait d’autre qualité que sa jeunesse et sa beauté. Au moral, c’était une créature avide, dépourvue de cœur mais sachant bien cacher son jeu. La présence d’Elsa l’insupporta vite : elle rappelait trop la première épouse !

– Ce fut une parfaite marâtre ?

– Hélas ! Sissi, alors, s’en mêla. En dépit de la terrible douleur causée par la mort de son fils, elle n’abandonnait pas l’enfant. Elle décida de la faire élever dans un couvent des environs de Salzbourg et chargea Grand-mère de veiller sur elle. Ce dont celle-ci s’est acquittée pendant des années et aujourd’hui encore. C’est elle qui eut la garde du petit trésor constitué à Elsa. Et ce fut une bonne chose, parce que le baron Hulenberg mourut après quelques années de remariage. Sa veuve, devenue son héritière par testament, osa réclamer comme faisant partie des biens du défunt les bijoux de Daisy. Sans succès heureusement : l’impératrice avait été assassinée mais François-Joseph, lui, était encore bien vivant. Il était au courant de l’histoire d’Elsa, et sa protection s’étendit sur elle aussi bien que sur Grand-mère, promue tutrice légale. Et tout se passa sans histoire jusqu’à ce qu’Elsa ait quitté son couvent.

– Je suppose que Mme von Adlerstein l’a prise chez elle à ce moment-là ?

– Oui, et d’autant plus volontiers qu’Elsa se plaisait dans ce couvent au point que l’on a pu penser, un temps, qu’elle y ferait profession. Elle en est sortie plus tard que la normale. C’était une jeune fille sérieuse, un peu grave, et tout à fait consciente de la hauteur de ses origines. Son comportement s’en inspirait, bien qu’elle ne les évoquât jamais sinon avec ma grand-mère. Les jeunes gens ne l’intéressaient pas. Sa seule passion était la musique. C’est en grande partie pour en jouir davantage qu’elle est revenue à la vie civile. Peut-être aussi à cause de la nouvelle Mère Supérieure qu’elle n’aimait pas. Elle s’installa chez nous, mais la vie qu’on y menait était trop mondaine et elle ne s’y sentait pas à l’aise. On lui trouva alors une villa un peu retirée aux alentours de Schônbrunn où elle vécut avec un couple de serviteurs hongrois qui lui était tout dévoué : Marietta, à la fois femme de chambre et dame de compagnie, et son mari Mathias, un véritable chien de garde doué d’une force peu commune.

Elle s’y trouvait bien, n’en sortant que pour des promenades ou pour se rendre soit au concert, soit à l’Opéra dans la loge de Grand-mère. Vêtue avec discrétion, elle ne se faisait pas remarquer en dépit d’une ressemblance avec l’impératrice, un peu corrigée par sa blondeur. Et puis, il y a eu cette fichue soirée de 1911 – la première du Chevalier à la rose ! – où elle est apparue, toute vêtue de dentelles blanches, belle comme un ange et portant la rameuse opale. Cet éclat soudain inquiéta un peu Grand-mère mais la salle était somptueuse, l’empereur présent et les plus beaux joyaux y ornaient des femmes ravissantes. Seulement, il y avait là un jeune diplomate qu’un ami est venu lui présenter à l’entracte. Entre Elsa et lui, ce fut le coup de foudre...

Aldo fut près de révéler qu’il connaissait déjà l’histoire mais ne sachant trop comment Lisa apprendrait le récit de leurs exploits, à Adalbert et à lui-même, il prit le sage parti de se taire, ce qui lui permit de laisser sa pensée vagabonder tout en contemplant la conteuse.

En vérité, elle était tout à fait charmante, et il ne parvenait toujours pas à comprendre comment elle avait réussi le tour de force de passer pour un laideron pendant deux grandes années auprès d’un homme qui, en général, savait parfaitement détailler une femme. Là, dans la grisaille de cette église froide, avec son visage lumineux serti dans le cadre sévère du capuchon noir, elle avait l’air d’un Botticelli, à cette différence près qu’il se dégageait d’elle une étonnante impression de chaleur et de vitalité...

Cependant, Lisa était trop fine pour ne pas sentir que l’attention de son auditeur flottait :

– Vous m’écoutez oui ou non ? Si ce que je vous raconte ne vous intéresse pas, je m’en vais...

Elle se levait déjà. Il la retint par un pan de sa cape :

– Qu’est-ce qui peut vous faire croire que je ne vous écoute pas ?

– C’est l’évidence même. Je vous livre une histoire triste et vous me regardez avec un sourire béat ?

Son caractère, hélas, ne s’arrangeait pas. Aldo choisit de plaider coupable :

– J’avoue un petit instant d’inattention, fit-il, en allumant pleins feux son sourire le plus ravageur. C’est votre faute, aussi : je vous regardais !

– Vous m’avez vue pendant deux ans ; cela devrait vous suffire !

– Ne dites pas de sottises ! Ce que j’ai vu, ce n’était pas vous mais... une sorte de caricature ! Un vrai péché, si vous voulez la vérité, une espèce de...

– Écoutez, nous n’allons pas revenir là-dessus ! Il va falloir que je rentre. Où en étions-nous ?

– A... à ces lettres reçues après la guerre alors que l’on croyait ce Rudiger disparu ? proposa Morosini après une légère hésitation.

Mais la chance était avec lui ou bien son oreille avait enregistré sans qu’il s’en rendît compte. Il tombait pile.

– Ah oui ! fit Lisa. Je vous présente mes excuses : tous écoutiez mieux que je ne pensais. Je disais donc qu’à l’arrivée de la première lettre Elsa a failli mourir de joie et grand-mère d’inquiétude parce qu’à cette époque il avait fallu l’emmener hors de Vienne où elle n’était plus en sécurité.

– Que s’est-il passé ?

– Trois accidents bizarres. J’irai même jusqu’à dire trois attentats, qui ont eu heu après la guerre. Le premier dans le parc de Schonbrunn où Elsa se promenait avec Marietta. Un homme s’est jeté sur elle un couteau à la main. Heureusement, un garde était à proximité. Il a désarmé l’assassin qui s’est enfui. Une autre fois, elle a échappé à une voiture attelée de deux chevaux emballés : c’est miracle qu’elle n’ait pas été assommée par les sabots. Enfin, quelque temps après, sa maison a brûlé. Mathias a réussi à l’arracher au brasier mais elle a été atteinte. La police, bien sûr, n’a jamais rien trouvé. Après la guerre, la confusion était grande dans les services, la révolution couvait. Ceux qui voulaient abattre

Elsa avaient la part trop belle. Grand-mère, sur le conseil de mon père, a laissé courir le bruit de sa mort, le temps de lui trouver un refuge et de l’y conduire. Le bourgmestre de Hallstatt est l’un de ses vieux amis et la maison du lac lui appartenait : il la lui a cédée. Mathias et Marietta s’y sont installés avec Elsa, cachée sous le nom de Fraulein Staubing.

– Et cette arrivée, dans le plus grand secret, j’imagine, n’a pas suscité de curiosité ?

– Le bourgmestre est un homme intelligent. Il a fait courir le bruit qu’il donnait asile à un couple de vieux amis dont la fille, blessée dans un attentat en Hongrie, avait perdu en partie la raison et se prenait pour une altesse. Les gens d’ici aiment les belles histoires et ils sont généreux. Le village s’est refermé comme un poing sur les réfugiés.

– Mais quand la première lettre est arrivée : ce n’était tout de même pas ici ?

– Non, à Ischl, aux soins de ma grand-mère.

– Et elle ne l’a pas empêchée de commettre cette folie de se montrer au théâtre ?

– Il n’y a pas eu moyen de faire autrement m’a-t-on dit. Elsa était, cette fois, presque folle de bonheur et Grand-mère s’est laissée attendrir. On a déployé un luxe de précautions et, au soir de la reprise du Rosenkavalier, à la saison dernière, elle était dans la loge vêtue comme vous l’avez vue...

– Mais pourquoi en noir ? Lors de sa rencontre avec ce Rudiger, vous m’avez bien dit qu’elle était en blanc ?

– Elle a trente-cinq ans maintenant et, en outre, elle ne quitte plus le deuil de son père et de ses grands-parents.

– Et pourquoi cacher son visage ? Elle ne voulait pas être reconnue ?

– En partie, la rose d’argent devait servir de signe distinctif. Seulement, l’amoureux n’était pas au rendez-vous. Vous pouvez imaginer la déception d’Elsa. Cependant, une autre lettre est arrivée : elle disait que Franz avait présumé de ses forces, qu’il demandait pardon et qu’il était très malheureux. Elle disait aussi qu’il valait mieux attendre encore quelques mois, jusqu’à la première représentation de la saison suivante...

– Ce n’était pas un peu long comme délai ?

– Non, si l’on considère qu’il s’agissait d’un malade. La seconde rencontre était donc fixée au mois dernier, lorsque vous-même étiez à l’Opéra.

– Et il ne s’est rien passé. Du moins je n’ai rien vu..

– Si. On a tenté d’enlever Elsa quand elle est sortie du théâtre. Deux hommes s’étaient rendus maîtres de la voiture qui l’attendait et, après avoir renversé Mathias, ils sont partis à bride abattue à travers Vienne. Grâce à Dieu, Mathias a pu les poursuivre et se débarrasser des agresseurs, après quoi il a ramené Elsa, mais l’alerte avait été chaude. On prit juste le temps de changer de vêtements et de boucler les valises avant de regagner Hallstatt en toute hâte...

– Pauvre femme ! soupira Morosini. Comment a-t-elle pris l’écroulement de son rêve, car je suppose qu’on n’a plus conservé le moindre doute sur l’origine des lettres ? Quelqu’un avait su le triste roman de cette malheureuse et décidé de s’en servir pour la faire sortir de sa cachette. Pour moi, en tout cas, c’est très clair...

– On l’a compris trop tard, hélas ! Grand-mère était épouvantée quand elle a su ce qui s’était passé. C’est alors qu’elle m’a télégraphié à Budapest en me demandant de revenir mais je n’ai fait que m’arrêter à Ischl, et je suis venue ici pour essayer d’apaiser un peu Elsa.

– Elle doit être désespérée ?

– Il est impossible de mesurer son chagrin. Elle n’a plus l’air de vivre. Elle ne parle pas, reste assise près de la fenêtre de sa chambre pendant des heures à contempler le lac et quand elle vous regarde... elle n’a pas l’air de vous voir. Pourtant, moi, elle m’aimait bien et...

Lisa se tut, étranglée par une soudaine montée de larmes. Aldo se laissa glisser à genoux devant elle, emprisonnant ses deux mains dans les siennes. Il pensait jusque-là que Lisa, en s’occupant de la recluse, obéissait à un devoir comme elle savait si bien les accomplir, mais en découvrant qu’elle aimait cette malheureuse, il se sentit bouleversé...

– Lisa, je vous en prie, disposez de moi comme vous l’entendrez ! Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider ! Je suis votre ami... et Adalbert aussi, ajouta-t-il, non sans un tout petit effort.

Elle plongea son regard sombre scintillant de larmes dans celui de Morosoni et un instant celui-ci crut y voir une douceur nouvelle, une émotion... Vite effacée :

– Rien hélas ! ... Et relevez-vous, je vous en prie ; cela n’est pas une position convenable dans une église...

– Que fait-on dans une église sinon prier ? Et je vous prie, Lisa, de nous laisser vous aider. Si votre amie est en danger, vous l’êtes aussi et c’est une idée que je ne supporte pas, affirma-t-il, en lui obéissant et en reprenant sa place sur le banc.

– Non. Pas dans l’immédiat ! La maison du lac est notre meilleure sauvegarde. Tout ce que vous pouvez faire, c’est vous éloigner et nous laisser. Vous êtes trop... décoratifs, vous et Adalbert. Votre présence ici ne peut qu’attirer l’attention. Allez-vous-en, je vous en supplie ! ... En revanche, je vous promets de faire l’impossible pour convaincre Elsa de se défaire de son aigle !

– Vous voulez vous débarrasser de moi ? fit-il avec une amertume que sa réponse n’apaisa pas. Ce fut un « oui » très net, plein de force, et, comme 1 gardait un silence peiné, Lisa ajouta :

– Comprenez donc ! En cas de problème, nous pouvons faire appel à tous ceux d’ici ! ...

– Peut-être aussi à votre charmant cousin qui est aussi votre fervent adorateur ? Ce qui m’étonne, c’est de ne pas encore l’avoir vu rappliquer : il a tout du chien courant et flaire votre parfum à des kilomètres !

– Fritz ! Oh, c’est un bon garçon mais assez fatigant ! Rassurez-vous, Grand-mère y a mis bon ordre en le réexpédiant à Vienne pour des achats urgents... et très difficiles ! D’ailleurs, il ignore tout de la maison du lac !

Elle se relevait. Aldo fit de même avec l’impression désagréable d’être devenu soudain aussi encombrant que Fritz. Lorsqu’il offrait une aide sincère, il n’aimait pas du tout qu’on la dédaignât mais apparemment Lisa s’en souciait peu !

– Alors ? dit-elle. Vous partez ?

– Puisqu’il faut obéir ! maugréa-t-il avec un haussement d’épaules. Mais pas avant un jour ou deux. Nous avons claironné que nous venions ici pêcher, peindre et admirer ! D’ailleurs, Adalbert vit en couple avec le professeur Schlumpf ! Je ne me sens pas le courage de les séparer trop brutalement...

– Pauvre Adalbert ! fit-elle en riant. Je connais le Herr Professor ! Il est incapable de vous rencontrer sans vous régaler d’une conférence ! Sur ce chapitre, d’ailleurs, notre ami n’a rien à lui envier : en un petit voyage, il m’a tout appris sur la XVIIIe dynastie pharaonique !

Elle tendit une main qu’Aldo s’empressa de prendre et de retenir :

– Ne me direz-vous pas où je puis vous atteindre au cas où j’aurais quelque chose à vous dire ?

– Mais c’est simple ! Chez ma grand-mère à Vienne ou à Ischl...

– Pourquoi pas ici ? Vous n’allez pas abandonner Elsa du jour au lendemain ?

– En effet, mais ce que je cherche à obtenir d’elle, c’est qu’elle me permette de l’emmener à Zurich. Elle a besoin de soins médicaux. Surtout ceux d’un psychiatre...

– Votre fidélité à la Suisse vous honore, dit

Morosini avec un rien d’insolence, mais je vous rappelle qu’à Vienne vous avez en Sigmund Freud le maître absolu en la matière.

– Aussi ai-je l’intention de faire appel à lui... une fois Elsa bien abritée dans notre meilleure clinique. Le difficile, c’est de l’emmener. Elle est partagée, je crois, entre la terreur que lui a laissée la tentative d’enlèvement et son attachement à une maison qu’elle aime et où elle a rêvé de vivre avec Rudiger. Et moi, je ne peux pas, je ne veux pas la forcer. A présent, laissez-moi partir !

Il la lâcha et s’écarta :

– Partez, mais je persiste à croire que vous avez tort de refuser une aide désintéressée.

– À qui ferez-vous croire ça ? fit-elle, soudain acerbe. Vous m’avez expliqué qu’il vous fallait l’opale à tout prix...

Aldo se sentit pâlir :

– Croyez ce que vous voulez ! fit-il en s’inclinant avec une froide courtoisie. Je pensais que vous me connaissiez mieux.

Il s’éloigna aussitôt et gagna la porte sans se retourner. Il ne vit donc pas que Lisa suivait des yeux sa haute silhouette élégante avec une moue mécontente et, dans le regard, quelque chose qui ressemblait à un regret. Lui se sentait blessé. La dernière phrase de Lisa l’irritait et le décevait. À défaut d’affection, il espérait, après deux ans de collaboration étroite, avoir au moins droit à son estime, peut-être à un peu d’amitié, mais elle venait de le remettre à sa place de commerçant, de le rejeter dans le monde des affaires où l’argent est le seul moteur. C’était un peu dommage !

Adalbert, lui, devint furieux quand son ami lui eut répété son entretien jusqu’à la dernière phrase. Sa belle humeur habituelle, déjà entamée par le fait qu’Aldo était allé seul au rendez-vous, acheva de voler en éclats :

– Ah, c’est comme ça ? rugit-il, sa mèche rebelle plus en bataille que jamais. Elle ne veut pas qu’on l’aide ? Alors, laissons tomber la chevalerie et les grands sentiments !

– Comment l’entends-tu ?

– Le plus simplement du monde. L’histoire de cette Elsa est affreusement triste. On pourrait en faire un roman mais nous avons, nous, d’autres chats à fouetter. Une mission à remplir. Nous savons où est l’opale du Grand Prêtre ?

– Oui mais je ne vois pas de quelle manière nous pourrions nous la procurer, et je ne crois guère à la vague promesse de Lisa. Si sa protégée perd la tête je ne sais pas comment elle pourra la convaincre de nous vendre son cher trésor...

– Non, mais on pourrait peut-être amener Mlle Kledermann à nous prêter l’aigle de diamants pendant quelques jours.

– A quoi penses-tu ? A la faire copier : c’est à peu près impossible, il faudrait retrouver des diamants de la même taille, de la même qualité surtout, une opale identique... et un maître joaillier. Et tout ça en quelques jours ? Tu es fou.

– Pas tant que ça ! Dis-moi plutôt où l’on trouve les plus belles opales sur cette terre déshéritée ?

– En Australie et en Hongrie...

– Laisse tomber l’Australie ! Mais la Hongrie ce n’est pas si loin. Imagine, par exemple, que tu partes demain matin pour Budapest. Le grand expert que tu es devrait bien connaître là-bas un joaillier, un antiquaire, un lapidaire ou Dieu sait quoi susceptible de te procurer une pierre semblable à celle que nous cherchons ?

– Ou...i mais...

– Pas de mais ! Toutes les gemmes du pectoral sont de même forme et de même grosseur et je suppose que tu en as les cotes ? Au moins du saphir ?

Aldo ne répondit pas. Il entrevoyait le plan de Vidal-Pellicorne et commençait à admettre qu’il n’était pas délirant. Trouver une grosse opale, en y mettant le prix, n’avait rien d’impossible. De toutes les pierres manquantes c’était la moins précieuse, et 1 arrivait qu’on en trouve d’énormes, comme celle du Trésor de la Hofburg.

– Admettons que je découvre une opale blanche du même calibre – la Hongrie est surtout célèbre pour ses opales noires, magnifiques d’ailleurs ! – et que je la rapporte. Ce n’est pas toi qui dessertiras celle de l’aigle pour mettre l’autre à la place ?

Adalbert eut un sourire effronté en considérant ses longs doigts minces qu’il faisait jouer avec un plaisir visible :

– Si ! fit-il. Je t’ai déjà dit, je crois, que, si mes pieds me jouaient souvent des tours, j’étais très habile de mes mains. Si tu me rapportes aussi deux ou trois outils que je t’indiquerai, je suis capable de mener l’opération à bonne fin...

– Tu l’as déjà fait ? émit Morosini abasourdi.

– Hon, hon ! ... une fois ou deux ! Dis-toi bien ceci, mon garçon : quand on est archéologue on est amené à pratiquer différents métiers. Ça va du terrassement à la restauration de meubles, de bijoux, de fresques...

Aldo faillit ajouter l’ouverture de coffres-forts et autres menus travaux de cambrioleur, mais le sourire candide d’Adalbert eût désarmé un huissier de justice ou un commissaire de police.

– Et toi, pendant ce temps-là, qu’est-ce que tu feras ?

– Je continuerai à m’ennuyer ferme en compagnie du père Schlumpf que je flatte de façon éhontée mais qui possède chez lui un petit atelier assez bien équipé où l’on peut entrer comme dans un moulin. Et puis, ajouta-t-il plus sérieusement, je m’arrangerai pour rencontrer Lisa et lui faire entendre raison. De toute façon, ce serait une excellente chose pour cette malheureuse si on la débarrassait d’une pierre dont on ne peut pas dire qu’elle lui ait porté bonheur.

– Celle-là n’est peut-être pas pire que les autres. Les opales n’ont pas très bonne réputation en général !

– Et c’est le roi des experts qui énonce une pareille ânerie ! soupira Adalbert, levant les yeux au ciel. Tout ça parce que, dans un roman de Walter Scott, l’héroïne ne retrouve la paix qu’en jetant son opale à la mer ! Mais n’oublie pas, mon bon, qu’en Orient, on l’appelle « l’ancre d’espérance », que Pline en faisait grand éloge et que la reine Victoria en a décoré chacune de ses filles au moment de leurs fiançailles. Alors pas toi, tout de même !

– Non. Tu as raison, je n’y crois pas. Eh bien, disons que tu as gagné : je partirai par le bateau du matin et j’irai voir Elmer de Nagy à Budapest. De toute façon, nous n’avons guère le choix des armes et c’est le seul espoir qui nous reste ! Mais je te souhaite bien du plaisir avec Mlle Kledermann : si tu oses seulement lui parler de l’aigle, elle va te sauter à la gorge.

Adalbert nota au passage que Lisa était redevenue Mlle Kledermann et en conclut toutes sortes de choses mais se garda bien d’exprimer ses pensées. D’autant que l’idée d’une conversation, même houleuse, avec une jeune fille qu’il trouvait exquise n’était pas pour lui déplaire.

– J’en accepte le risque, fit-il avec suavité. A présent, allons faire un brin de toilette avant de descendre dîner. Maria m’a promis des Strudel aux pommes, aux raisins secs et à la crème après un civet de lièvre à la gelée d’airelles !

– Quel goinfre ! grogna Morosini. Quand je reviendrai, tu auras doublé de volume et j’en serai enchanté !

S’il tenait pour bonne l’idée d’Adalbert, il détestait devoir s’éloigner de Hallstatt. Son sixième sens, celui du danger imminent, lui soufflait qu’il avait tort de s’en aller, qu’il allait se passer quelque chose d’irréparable, peut-être parce qu’il avait tellement envie de se sentir nécessaire ! Pure vanité sans doute ! ... Protégées par l’imposant Mathias, Marietta et même tout le village, Lisa et Elsa ne devaient pas craindre grand-chose !

Cependant, tandis qu’après le dîner – excellent et auquel il fit grand honneur – Aldo s’attardait à fumer sur son balcon en écoutant clapoter l’eau du lac, l’appréhension grandissait en lui. D’où il se trouvait, la maison des deux femmes était complètement invisible, même par temps clair et, ce soir, une brume s’élevait à travers laquelle il était impossible de distinguer la moindre lumière sur la rive d’en face.

Soudain, il entendit deux coups de feu, lointains, qui lui parurent perdus dans la montagne. Aussi n’y attacha-t-il pas autrement d’importance : dans ce pays de chasse et même de braconnage, ce n’était pas un événement ! Mais presque aussitôt, son esprit lui souffla que chasser par temps de brouillard n’était pas très prudent...

Songeant qu’après tout ce n’était pas son affaire, il alluma une dernière cigarette avant d’aller préparer sa valise pour être à temps au bateau du matin, et la fuma avec délices. Il venait de l’envoyer s’éteindre dans l’eau quand des cris perçants se firent entendre vers le bout du village, des cris qui se rapprochaient, entraînant à leur suite une rumeur annonçant que la bourgade se réveillait. Sûr, dès lors, qu’il se passait quelque chose d’anormal, Morosini quitta sa chambre en courant, se heurta à Adalbert puis dégringola l’escalier avec lui. Le bruit d’émeute grandit pour éclater dans la salle d’auberge où Georg était en train de ranger ses chopes.

Les cris d’agonie, c’était une femme frappée d’épouvante qui les poussait mais, parvenue devant le comptoir, elle parut se vider d’un seul coup de toute sa force et glissa à terre sans connaissance. Aussitôt, Brauner s’agenouilla près d’elle, vite rejoint par sa femme. Aux portes, on se pressait. Le village était sur pied à présent et accourait, bourgmestre en tête.

Tandis que Maria administrait quelques claques sur les joues blanches de la femme évanouie, Georg lui préparait un verre de schnaps qu’il entreprit de lui faire avaler. La double thérapeutique s’avéra satisfaisante : au bout d’une poignée de secondes, la femme ouvrait les yeux puis explosait en une toux convulsive qui aboutit à des sanglots. Peu porté à la patience, Brauner se mit à la secouer :

– Allons, Ulrique, ça suffit ! Dis-nous ce qui se passe. Tu nous arrives dessus comme une tornade puis tu t’évanouis et là-dessus tu pleures sans rien dire.

– La... la maison Schober ! ... Je ne dormais pas et j’ai entendu tirer. Alors, je me suis levée, habillée et... et j’ai été voir. La lumière était allumée et la porte ouverte... Je suis entrée... j’ai... j’ai vu ! C’est affreux ! ... Il... il y a trois morts !

Et de pleurer de plus belle ! Pris d’un horrible pressentiment, Morosini demanda :

– La maison Schober, c’est laquelle ?

– C’est une maison qui m’appartient et que je loue, répondit le bourgmestre. Il faut y aller voir !

Mais déjà Morosini et Vidal-Pellicorne se ruaient hors de l’auberge, se frayant un passage brutal à travers la petite foule qui s’était amassée à l’entrée, et fonçaient aussi vite que le permettait le dessin capricieux du chemin, mais ils n’étaient pas les seuls, bien entendu, à vouloir se rendre compte. Aussi, quand ils arrivèrent à la maison du lac, ils trouvèrent une douzaine de personnes réunies près de la porte grande ouverte. Tous semblaient terrifiés et le cœur d’Aldo, envahi par une terrible angoisse, manqua plusieurs battements :

– Lisa ! cria-t-il en s’élançant pour entrer, mais un bûcheron lui barra le passage :

– Entrez pas ! C’est plein de sang, là-dedans ! Il faut attendre les autorités...

– Je veux savoir s’il y a encore une chance de la sauver ! gronda-t-il prêt à frapper. Laissez-moi entrer !

– Et moi, je vous dis qu’il vaut mieux pas !

Sans un mot, Aldo et Adalbert s’emparèrent chacun d’un bras de l’homme et le jetèrent de côté comme s’il ne pesait rien. Puis entrèrent.

Le spectacle qu’ils découvrirent était affreux. Dans la grande pièce qui faisait suite à la petite entrée qu’Aldo connaissait déjà, Mathias, le crâne fendu d’un coup de hache, gisait dans une mare de sang. Sa femme Marietta était étendue un peu plus loin, atteinte d’une balle en plein cœur. Avec horreur, Morosini se souvint des coups de feu entendus tout à l’heure : il y en avait eu deux.

– Lisa ! Où est Lisa ? La femme a parlé de trois morts !

– Elle doit avoir une bonne vue !

La pièce, qui était une sorte de grand salon, semblait en effet avoir subi un ouragan. Les assassins avaient fouillé partout en bouleversant meubles, livres, bibelots, tapisseries. Finalement, Aldo découvrit le corps de la jeune fille : atteint d’une balle, il gisait sur les marches de l’escalier de bois menant à l’étage. Avec un soupir de soulagement, il constata qu’elle vivait encore :

– Dieu soit loué ! Elle respire ! ...

Il l’enleva dans ses bras, chercha où la poser, découvrit enfin une chaise longue disparaissant à moitié sous des tiroirs et des débris. Adalbert l’avait vue aussi et déblaya rapidement :

– Je vais voir si je trouve là-haut de quoi faire un pansement de fortune, dit celui-ci en se jetant dans i escalier. Elle saigne beaucoup...

– Il faudrait un médecin... des soins ! gémit Morosini dont le regard cherchait de l’aide et rencontra celui du bourgmestre :

– Le médecin va venir, fît-il. Je l’ai envoyé chercher... Mais pourquoi n’avez-vous pas dit que vous connaissiez Mlle Kledermann ? Nous sommes tous des amis de Mme la comtesse von Adlerstein, sa grand-mère, dont la famille est originaire d’ici...

– Hier encore, je ne savais pas qu’elle était ici et

si je ne l’avais pas rencontrée... par hasard cet après-midi, je l’ignorerais toujours...

– Est-ce qu’elle craignait un danger quelconque ?

– Pas que je sache ! ...

Avec sa magnifique paire de moustaches d’un roux blanchâtre et sa figure massive, enluminée mais débonnaire, le bourgmestre avait l’air d’un e homme, pourtant Aldo jugea prudent de ne en dire plus et choisit de prendre l’initiative des questions, ce qui était la meilleure façon de les éviter.

– Avez-vous une idée de qui a pu commettre un pareil crime ? Tout ce sang... ce massacre ?

– Non. Pauvre Mathias et pauvre Marietta ! De si braves gens ! Des réfugiés hongrois dont Mme la comtesse s’est occupée mais, ce qui m’intrigue, c’est qu’ils vivaient ici avec leur fille... une pauvre déséquilibrée qui ne se montrait jamais et se prenait pour une princesse. Or il n’y a que trois corps...

– Elle aurait disparu ? Elle se cache peut-être ? Quand les assassins ont fait irruption, elle a dû être terrifiée ? ...

– En tout cas, il n’y a personne là-haut ! dit Adalbert qui revenait avec de l’alcool, du coton hydrophile et des pansements. S’il y avait eu quelqu’un je l’aurais vu.

Ni lui ni Aldo n’eurent le temps de donner à Lisa les premiers soins, le médecin arrivait. Dans son accoutrement montagnard, il ressemblait assez à Guillaume Tell. En un rien de temps, il eut examiné la blessure, effectué un bandage sommaire mais efficace pour arrêter le sang et déclaré qu’il fallait emmener Lisa chez lui afin qu’il puisse extraire la balle...

– Chez vous ? reprit Morosini inquiet. Vous avez une clinique ?

L’autre le considéra d’un œil sans tendresse :

– Si je dis qu’on l’emmène chez moi, c’est que j’ai ce qu’il faut pour opérer. Je soigne tout un district de montagnes plus les ouvriers des mines. Les accidents ne sont pas rares... Bon ! On va essayer de la ranimer !

– Comment se fait-il qu’elle soit encore inconsciente ? dit Adalbert alarmé lui aussi par la longueur de l’évanouissement. C’est une jeune fille solide, sportive...

– ... mais elle a derrière la tête une bosse grosse comme un œuf de poule ! Elle a dû s’assommer en tombant dans l’escalier !

Quelques instants plus tard, Lisa revenait à l’univers conscient. Ses yeux s’ouvrirent démesurément tandis qu’elle gémissait :

– Elsa ! ... Ils ont... enlevé Elsa !


Загрузка...