CHAPITRE 10 UNE ENTREVUE ET UN ENTERREMENT


Adalbert repoussa sa tasse de café, alluma une cigarette et s’accouda après avoir relevé sa mèche rebelle d’un geste machinal :

– Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

– On réfléchit, fit Aldo.

– Jusqu’à présent, ça ne nous mène pas loin...

Les deux compagnons étaient rentrés à leur hôtel aux petites heures du matin. Leur présence à Rudolfskrone, où Mme von Adlerstein avait obtenu que l’on rapporte le corps de son cousin après autopsie, n’était plus de mise et aurait peut-être encombré. Il y avait aussi Elsa, dont l’état nerveux nécessitait des soins attentifs avant qu’elle puisse répondre aux questions du commissaire Schindler.

Aldo fit signe à un serveur pour obtenir un autre café et, en l’attendant, alluma lui aussi une cigarette :

– Non, fit-il, et c’est bien dommage. La logique voudrait que nous courions sus à Solmanski, mais à condition de savoir de quel côté le chercher.

Jusqu’à présent, on n’avait retrouvé ni le comte ni les bijoux, et c’était ce dernier point qui les tourmentait le plus : l’opale était désormais entre les mains du pire ennemi de Simon Aronov !

– On peut toujours patienter un peu, soupira Adalbert en exhalant une longue volute de fumée bleue. Ce Schindler nous est reconnaissant de l’avoir prévenu. On glanera peut-être quelque chose de son enquête.

– Peut-être.

Il n’y croyait guère, Aldo. Son moral était à l’étiage. Bien qu’il ait eu la chance de sauver Elsa, il éprouvait un pénible sentiment d’échec : le Boiteux lui avait presque mis dans la main la gemme recherchée ; il la lui avait désignée en lui faisant confiance pour la cueillir et il s’en était montré incapable. Pis encore ! C’étaient peut-être leurs recherches sur Hallstatt, à Vidal-Pellicorne et à lui, qui avaient montré aux assassins le chemin de la maison du lac ? Et cette idée-là lui était insupportable. Mais comment aurait-il pu savoir que Solmanski était déjà au cœur de l’affaire ? Et par sa sœur, encore ! Il fallait que cet homme soit le diable !

– N’exagérons rien ! dit Adalbert qui semblait avoir suivi sur le visage de son ami le cheminement de sa pensée. Ce n’est jamais qu’un mécréant doué et capable du pire mais ça, on le savait déjà...

– Comment sais-tu que je pensais à Solmanski ?

– Pas difficile à deviner ! Quand ton œil vire au vert, ce n’est pas en général quand tu évoques un ami... ou une amie. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi tu fais cette tête ? L’accueil de Lisa, cette nuit, était plutôt... réconfortant non ?

– Parce qu’elle m’est tombée dans les bras ? Oh ! ... ses nerfs étaient à bout et je suis arrivé le premier. Si Fritz ou toi m’aviez précédé, c’est vous qui auriez bénéficié de cette défaillance...

– La première chose à faire est de prévenir Simon. Il arrivera peut-être, lui, à dénicher Solmanski. Je vais aller télégraphier à sa banque zurichoise.

Il se levait de table pour mettre son projet à exécution quand un groom s’approcha de leur table et tendit à Aldo une lettre sur un plateau d’argent. A l’intérieur, il n’y avait pas plus de cinq mots : " Venez. Elle vous réclame. Adlerstein. »

– Tu iras plus tard à la poste, dit-il, en tendant le billet à son ami.

– C’est toi qui es appelé. Pas moi, dit celui-ci avec une nuance de regret qui n’échappa pas.

– Nous sommes deux dans l’esprit de la comtesse. Quant à... la princesse – depuis qu’il avait vu son visage, Aldo n’arrivait plus à l’appeler Elsa ! – tu mérites sa gratitude autant que moi. On y va !

En arrivant au château, ils trouvèrent Lisa en haut du grand escalier. Sa stricte robe noire les surprit :

– Vous allez porter le deuil ? Pour un cousin éloigné ?

– Non, mais, jusqu’aux funérailles qui auront peu demain, c’est plus correct. Le pauvre Alexandre n’a pas de famille, nous exceptées. Aussi grand-mère lui offre-t-elle une tombe au cimetière... Adalbert, vous allez être obligé de me tenir compagnie, ajouta-t-elle en souriant à l’archéologue. Elsa veut voir seul celui qu’elle appelle Franz. C’est bien naturel...

Il y avait dans ses paroles une note de tristesse qui n’échappa pas à Morosini :

– C’est surtout insensé ! D’après votre grand-mère, je ne ressemble pas à cet homme. Pourquoi ne l’avoir pas détrompée ?

– Parce qu’elle a trop souffert, murmura la jeune fille avec des larmes dans les yeux. Si j’osais même vous demander de jouer le jeu, de ne pas lui apprendre son erreur ? ...

– Vous voulez que je me comporte comme si j’étais son fiancé ? fit Aldo abasourdi. Mais je ne saurai jamais !

– Essayez ! Dites-lui... que vous êtes obligé de retourner à Vienne, que... que vous devez subir une opération ou... accomplir une nouvelle mission mais, par pitié, ne lui dites pas qui vous êtes. Grand-mère et moi craignons le moment où elle apprendra sa mort, elle est si faible ! Quand elle aura repris des forces, ce sera plus facile ! Vous comprenez ?

Elle avait pris les deux mains d’Aldo et les serrait entre les siennes comme pour leur communiquer sa conviction, son espérance. D’un geste plein de douceur, il se dégagea mais ce fut pour s’emparer des doigts de la jeune fille et les porter à ses lèvres :

– Quel avocat vous feriez, ma chère Lisa ! dit-il avec son demi-sourire impertinent pour masquer son émotion. Vous savez bien que je ferai ce que vous voulez mais il va falloir vous mettre en prière : je n’ai jamais eu le moindre talent de comédien...

– Songez à ce qu’a été sa vie, regardez-la bien... et puis laissez parler votre cœur généreux ! Je suis sûre que vous vous en tirerez à merveille ! Josef va vous introduire : elle est dans le petit salon d’écriture de Grand-mère.

Lisa allait prendre le bras d’Adalbert pour l’emmener mais Aldo la retint :

– Encore un mot... indispensable ! Rudiger connaissait-il ses origines plus que princières ?

– Oui. Elle ne voulait pas qu’il ignore quoi que ce soit d’elle. D’après ce que je sais, il lui montrait ne tendre déférence. C’est une attitude que je ne pourrais pas demander à n’importe qui, mais vous êtes le prince Morosini et les reines ne vous font pas peur.

– Votre confiance m’honore. Je ferai de mon mieux pour ne pas la décevoir...

Un instant plus tard, Josef annonçait :

– Le visiteur qu’attend Votre Altesse !

Puis s’effaçait en s’inclinant. Aldo s’avança, pris d’un trac soudain comme si cette porte débouchait sur une scène de théâtre et non sur un petit salon tendu de soie beige et réchauffé par les flammes d’un feu de bois. En dépit de son aisance mondaine, il dut se forcer pour franchir le seuil. Il n’avait jamais imaginé se trouver un jour dans une situation si délicate. Aussi, dès que son premier pas eut fait grincer les lames du parquet, choisit-il de s’incliner devant l’image qu’il n’avait fait qu’entr’apercevoir :

– Madame ! murmura-t-il d’une voix tellement enrouée qu’il s’en fût amusé en d’autres temps et en En autre Heu.

Un petit rire frais et léger lui répondit :

– Que vous voilà solennel, mon ami ? ... Venez ! Venez ! ... Nous avons tant à nous dire !

En se redressant, il eut l’impression de voir double : le profil de la femme qui l’accueillait, assise dans une bergère au coin du feu, était semblable à celui du buste de marbre placé à quelques pas d’elle : même dessin, même blancheur. La dame au masque de dentelles noires, le sombre fantôme de la crypte des Capucins était, ce soir, vêtue de blanc : une robe de fin lainage l’enveloppait et une écharpe de mousseline neigeuse posée sur sa chevelure nattée en couronne retombait de façon à ne laisser voir que la moitié intacte du visage. L’une des mains d’Elsa jouait avec le léger tissu qu’elle ramenait parfois devant sa bouche tandis que l’autre se tendait vers le visiteur...

Il fallut bien que celui-ci s’avance. Pourtant il sentait s’accroître sa gêne et son malaise, peut-être à cause du ton intime que l’étrange femme employait. Il prit la main tendue sur laquelle il s’inclina sans oser y poser ses lèvres.

– Pardonnez mon émotion ! réussit-il enfin à murmurer. J’avais perdu l’espoir de vous revoir jamais, madame...

– Vous vous êtes bien fait attendre mais, Franz, comment le regretter encore puisque vous avez pu surmonter vos souffrances pour voler à mon secours et m’arracher à la mort...

Un instant démonté, Aldo se rappela qu’il était censé avoir longtemps et cruellement souffert des suites de la guerre.

– Je vais mieux, grâce à Dieu, et je venais à vous quand une voix secrète m’a guidé vers l’endroit où l’on vous tenait captive.

– Je ne pensais pas être prisonnière puisque l’on m’avait promis de me conduire dans un endroit où vous m’attendiez. C’est seulement hier soir que la peur est venue... que j’ai compris. Oh, mon Dieu !

Devant la terreur qui se levait soudain dans le beau regard sombre, il s’émut, tira un tabouret près de la bergère et reprit la main qui, cette fois, tremblait :

– Oubliez cela, Elsa ! Vous êtes vivante et c’est tout ce qui compte ! Quant à ceux qui ont osé s’attaquer à votre personne, lui faire du mal, soyez certaine que je ferai tout pour qu’ils reçoivent leur punition.

Les yeux reprirent leur sérénité et le caressèrent.

– Mon éternel chevalier ! ... Vous fûtes celui à la rose et à présent c’est sous l’armure brillante de Lohengrin que vous me revenez[ix].

– A cette différence près que vous n’aurez pas à me demander mon nom...

– Et que vous ne repartirez pas ? Car nous ne nous séparerons plus, n’est-ce pas ?

Il y avait dans l’interrogation une note impérieuse qui n’échappa pas à Aldo mais il s’attendait à cette question. Lisa aussi qui lui avait soufflé une réponse :

– Pas longtemps. Cependant, il me faudra retourner bientôt à Vienne afin de... terminer le traitement médical que je subis depuis des mois. Je suis un homme malade, Elsa !

– Vous n’en avez pas l’air ! Jamais je ne vous ai vu si beau ! Et comme vous avez bien fait d’abandonner votre moustache ! Moi, en revanche, j’ai beaucoup changé, ajouta-t-elle avec amertume.

– Ne croyez pas cela ! Vous êtes plus belle que jamais...

– Vraiment ? ... même avec ça ?

Les doigts qui jouaient nerveusement depuis un instant avec le voile blanc l’écartèrent brusquement tandis qu’Elsa tournait la tête pour qu’il vît mieux la blessure, guettant le sursaut qu’elle craignait et qui ne vint pas.

– Cela n’a rien de terrifiant, dit-il doucement. Et d’ailleurs, je n’ignorais pas ce que vous avez eu à souffrir.

– Mais vous n’aviez rien vu ! Pensez-vous toujours qu’il soit possible de m’aimer ?

Il considéra un instant l’éclat velouté des grands yeux bruns, la masse soyeuse de la chevelure blonde coiffée en diadème, la finesse des traits et la noblesse naturelle qui mettait une sorte d’auréole autour de ce visage blessé.

– Sur mon honneur, madame, je ne vois rien qui s’y oppose. Votre beauté a été meurtrie mais votre charme s’en trouve peut-être augmenté. Vous paraissez plus fragile, donc plus précieuse, et qui vous a aimée jadis ne peut que vous aimer davantage...

– Vous m’aimez toujours alors ? ... Malgré cela ?

– Ne me faites pas l’injure d’en douter.

Pris sans qu’il s’en rendît compte à ce jeu étrange et par cette femme plus étrange encore mais combien poétique, Aldo n’éprouvait aucune peine à faire passer dans sa voix l’écho d’un sentiment chaleureux. A cet instant-là, il aimait Elsa, confondant sans doute son désir de la sauver par tous les moyens et l’attrait naturel d’un cœur généreux pour un être à la fois beau et malheureux.

Elsa venait de laisser tomber sa tête dans ses mains. Aldo comprit qu’elle pleurait, d’émotion sans doute, et préféra garder le silence. Ce fut elle qui parla :

– Que j’étais sotte, mon Dieu, et que je vous connaissais mal ! J’avais peur... si peur chaque fois que je me rendais à l’Opéra ! Peur de vous faire horreur, mais j’avais un tel désir, un tel besoin de vous revoir encore... une dernière fois.

– Une dernière fois ? ... Pourquoi ? – A cause de ce visage. Je me disais qu’au moins J’aurais le bonheur de vous voir, de toucher votre main, d’entendre votre voix... et puis nous nous serions quittés sur un rendez-vous... où vous ne auriez jamais trouvée. Et moi, durant tout notre entretien j’aurais refusé de lever la mantille de dentelle qui me défendait si bien... et intriguait tant de gens !

– Quoi ? Sans même lui... me permettre de contempler vos yeux magnifiques ? Quand on les regarde on ne voit plus qu’eux ! ...

– Que voulez-vous... Il faut croire que j’étais stupide...

Elle relevait la tête, essuyait ses yeux avec un petit mouchoir puis, par habitude, arrangeait de nouveau l’écharpe de mousseline, mais elle souriait :

– Vous souvenez-vous de ce poème d’Henri Heine que vous me disiez quand nous nous promenions dans la forêt viennoise ?

– Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, soupira Morosini qui ne savait pas grand-chose de l’œuvre du romantique allemand, lui ayant préféré Goethe et Schiller... Je l’ai même perdue complètement pendant un temps.

– Vous ne pouvez pas l’avoir oublié ! Il était « notre » poète comme il était celui de la femme que je vénère le plus au monde, ajouta-t-elle en tournant son regard mouillé vers le buste de l’impératrice. Voyons ! Essayez avec moi !

Tu as des diamants, des perles Et tout ce que l’on peut souhaiter...

Eh bien ? La suite, si naturelle, ne vous vient même pas ?

A la torture, Aldo eut un geste d’impuissance en espérant qu’il serait une excuse valable.

– Je vais continuer un peu, les vers vous reviendront, j’en suis certaine :

Tu as les plus beaux yeux du monde Que veux-tu de plus, mon aimée ? ...

Comme il ne disait toujours rien, elle continua seule, jusqu’à la dernière strophe :

Ces beaux yeux, les plus beaux du monde

M’ont fait endurer le martyre

Et réduit à l’extrémité.

Que veux-tu de plus, mon aimée...

Le silence qui suivit pesa sur Aldo qui ne trouvait plus rien à dire mais commençait à en vouloir à Lisa. Comment avait-elle pu l’embarquer dans cette aventure insensée sans lui donner la plus petite arme ? Au moins les goûts, les habitudes d’Elsa ! Il devait bien y avoir dans cette vaste maison un recueil des œuvres d’Henri Heine ? Il se sentait plus que gêné : penaud. Et cherchait désespérément quelque chose d’intelligent mais, comme Elsa semblait perdue dans son rêve, il choisit de se taire et d’attendre qu’elle revienne.

Et soudain, elle se tourna vers lui :

– Si vous m’aimez toujours, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas encore embrassée ?

Peut-être parce que j’ai conscience de mon infériorité. Après tout ce temps, vous êtes redevenue pour moi la princesse lointaine que j’osais à peine approcher…

– Ne m’aviez-vous pas offert la rose d’argent ? Nous étions en quelque sorte fiancés...

– Je sais, mais...

– Pas de mais ! Embrassez-moi !

Cette fois, il n’hésita plus et se jeta à l’eau. Quittant son siège, il prit Elsa par les poignets pour la faire lever et l’enlaça. Ce n’était pas la première fois qu’il embrassait une femme sans en être amoureux. C’était alors un moment de volupté légère comme lorsqu’il respirait une rose ou laissait ses doigts s’attarder sur le grain si lisse d’un marbre grec. Il pensait, en se penchant sur la bouche offerte, que ce serait pareil, qu’il suffirait de se laisser aller. Et pourtant ce fut différent parce que, cette femme qu’il sentait frémir contre lui, il voulait à tout prix lui offrir un instant de pur bonheur. Son plaisir à lui était sans importance : ce qui comptait, c’était qu’elle fût heureuse, et ce besoin de donner qu’il sentait en lui-même fit passer dans son baiser une ardeur inattendue. Elsa gémit cependant que tout son corps s’abandonnait.

Aldo pour sa part sentit une griserie légère. Les lèvres qu’il violentait étaient douces et le parfum d’iris et de tubéreuse qu’il respirait, même s’il était un peu trop entêtant pour son goût, n’en était pas moins efficace. Peut-être aurait-il osé davantage si une petite toux sèche n’était venue rompre le charme.

– Je vous supplie de m’excuser, fit la voix calme de Lisa, mais votre médecin est arrivé, Elsa, et je ne peux le faire attendre. Voulez-vous le recevoir ?

– Je... oui, bien sûr ! Oh, cher... il faut m’excuser !

– Votre santé avant tout... Je me retire.

– Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ? Vous reviendrez bientôt ?

Elle était fébrile, tout à coup, avec au fond des yeux quelque chose qui ressemblait à de l’angoisse. Aldo lui sourit en baisant le bout de ses doigts :

– Quand vous m’appellerez.

– Demain, alors ! Oh, je vais demander à cette chère Valérie de nous offrir un dîner de gala : intime mais magnifique... Il faut fêter nos nouvelles fiançailles...

– Ce sera difficile demain, coupa Lisa impavide. Nous avons des funérailles. Même s’il ne s’agit que d’un cousin, on ne peut tout de même pas donner une fête le soir...

Amusé, Morosini, pensa que son ancienne secrétaire, droite et inflexible dans sa robe noire sur l’épaule de laquelle retombait une boucle indisciplinée, faisait un bien charmant rabat-joie mais, apparemment, elle ne partageait pas son humeur badine.

– Félicitations ! fit-elle quand ils se retrouvèrent tous deux dans la galerie, après qu’elle eut introduit le praticien. Pour un rôle dont vous ne vouliez pas, vous le jouez à la perfection ! Quelle fougue ! Quelle vérité !

– Si vous êtes contente, c’est le principal mais, justement, je suis en train de me demander si vous êtes si contente que ça ? Vous n’en avez vraiment pas l’air...

– Vous ne croyez pas que vous auriez pu observer un peu plus de retenue ? Pour une première entrevue tout au moins ?

– Qui parle d’une première entrevue ? Avant que Rudiger ne disparaisse il y en a eu pas mal, si ni bien compris ? Et nous ignorons l’un et l’autre ce qui s’y passait.

– Où voulez-vous en venir ?

– Mais... à une évidence. Après un moment de conversation, Elsa s’est étonnée que je ne l’aie pas encore embrassée : je lui ai donné satisfaction...

– En y prenant grand plaisir d’après ce que j’ai pu voir !

– Parce qu’il aurait fallu, en plus, que ce soit une corvée ? C’est vrai que j’ai trouvé cet instant agréable : votre amie est une femme exquise...

– A merveille ! Vous vous retrouvez fiancé : vous allez pouvoir l’épouser.

Cette explication se déroulant au long de la galerie puis du grand escalier, Aldo estima qu’il valait mieux s’expliquer face à face et arrêta Lisa en empoignant son bras :

– Il faut tout de même savoir ce que vous Voulez ? Je sais d’expérience que vous êtes entêtée comme une mule mais je vous rappelle que vous teniez à ce que je continue à passer pour le grand amour de cette pauvre femme. Que devais-je faire, selon vous ?

– Je ne sais pas ! Sans doute avez-vous agi au mieux mais...

– Mais rien du tout, Lisa ! Si vous aviez pris la peine d’écouter aux portes...

– Moi ? Ecouter aux portes ? s’écria-t-elle indignée.

– Vous, non. Cependant il me semble bien me souvenir qu’il est arrivé à... Mina, de recourir à ce mode d’information simple et pratique. Souvenez-vous du jour où nous avions reçu la visite de lady Mary Saint Albans ! ... Cela dit encore, j’ai laissé entendre à Mlle Hulenberg que je devais regagner Vienne afin d’y poursuivre un traitement. Donc je vais repartir, et bientôt !

– Etes-vous si pressé ? fit Lisa avec le superbe illogisme d’une fille d’Eve.

– Eh oui ! À l’heure qu’il est, le comte Solmanski est allé dans je ne sais quelle direction avec les bijoux d’Elsa et surtout avec l’opale après laquelle nous sommes condamnés à courir, Adalbert et moi.

Il y eut un silence au cours duquel Lisa resta un moment sans bouger et la tête baissée. Quand elle la releva ce fut pour planter dans les yeux de son compagnon son beau regard sombre chargé de nuages :

– Excusez-moi ! soupira-t-elle. Je me suis laissée emporter plus que le sujet ne le méritait. Restez au moins jusqu’à ce fameux dîner qu’Elsa va demander à Grand-mère ! ...

– Elle l’a peut-être déjà oublié.

– N’y comptez pas ! Elle est encore plus têtue que moi...

– Les femmes sont impossibles ! explosa Morosini quand il se retrouva seul avec son ami. On me fait jouer un rôle ridicule et ensuite on se plaint que je le joue trop bien ! Je vais filer d’ici ! J’en ai plus qu’assez de cette histoire !

– Au point où nous en sommes, trois ou quatre jours de plus sont sans grande importance, lénifia Vidal-Pellicorne. Je comprends que ça t’agace mais tu peux toujours te dire que c’est une bonne cause.

– Une bonne cause ? J’aurais cent fois préféré qu’on dise la vérité à Elsa. Elle va nous mener où, cette comédie ? Et pendant ce temps-là l’opale galope.

– Laisse la police faire son travail ! On aura peut-être des nouvelles aujourd’hui...

On en eut mais elles n’étaient guère encourageantes. L’assassin du comte Golozieny et les bijoux semblaient s’être dissous dans la nature : pas plus de traces que s’il eût été un elfe ! Quant à la baronne Hulenberg à qui Schindler avait rendu visite le matin même, c’était un modèle d’innocence : elle était venue passer quelques jours d’automne à Ischl avec son chauffeur et sa femme de chambre ; elle adorait cette jolie ville posée sur ses rivières quand l’automne roussissait ses jardins encore fleuris de marguerites et de chrysanthèmes, cependant elle n’allait pas tarder à repartir. Non pour Vienne mais pour Munich afin d’y voir quelques amis.

Certes, elle avait reçu son frère pendant quelques jours. Le malheureux était désespéré par la disparition de sa fille, la fameuse lady Ferrals, qui s’était enfuie d’Amérique pour échapper à des terroristes polonais et se réfugier, en principe, dans les montagnes suisses mais qu’il lui avait été impossible de retrouver. Craignant le pire, après d’infructueuses recherches, il était venu jusqu’à Bad Ischl afin d’y goûter un peu de réconfort auprès de sa sœur avant de se diriger sur Vienne et Budapest. Depuis que, le lundi précédent, il avait pris le train à Ischl, aucune nouvelle de lui n’était arrivée.

– Et qu’est-ce que vous voulez que j’objecte à tout ça ? dit Schindler qui était venu boire un verre au bar de l’hôtel avec les deux amis. Tout ce que j’ai pu faire, c’est interdire à la Hulenberg de quitter Ischl et la tenir sous surveillance. Encore est-ce grâce à vous deux ! Si vous ne m’aviez pas révélé la véritable identité de Fraulein Staubing, je serais obligé de la laisser tranquille. Là, je peux discuter avec elle sur des bases plus sérieuses.

– Vous avez vérifié le départ de Solmanski ?

– Oui. Sa sœur l’a bel et bien accompagné au train à l’heure et au jour dits.

– Cela fait tout de même trois morts dont un diplomate autrichien ! remarqua Morosini...

– Et nous n’avons aucune preuve. Ils ont opéré à Hallstatt en venant et en repartant par le lac sans qu’on puisse savoir où ils ont atterri. Quant à la nuit dernière, l’obligation où nous étions de rester invisibles m’a empêché sans doute de déployer un dispositif suffisamment rapproché. La voiture que nous avons arrêtée était la bonne mais nous n’y avons rien trouvé qui permette de la retenir. En outre, on nous a juré, à Saint-Wolfgang, que la baronne y avait bel et bien dîné chez des gens au-dessus de tout soupçon.

– Et la maison qui a sauté, à qui appartenait-elle ?

A un chanoine de la cathédrale de Salzbourg, féru de pêche mais qui n’y vient jamais en automne à cause de ses rhumatismes. Quant au couple qui gardait la prisonnière, il s’est enfui avant l’explosion. Il est recherché activement et sera peut-être notre chance d’appréhender les coupables. Comme ils pensaient que Mlle... Staubing ne sortirait pas vivante de l’aventure, ils n’ont pas caché leurs visages et elle a pu nous en donner une assez bonne description. Bien entendu, on les recherche.

Le policier vida sa chope de bière et se leva :

– J’espère, dit-il, que vous restez encore quelque temps. Nous aurons besoin de vous. D’ailleurs, ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert, vous n’en avez peut-être pas fini avec les études que vous avez entreprises à Hallstatt ?

L’archéologue fit la grimace :

– Le drame qui s’y est déroulé a un peu refroidi mon ardeur.

– Quant à moi, reprit Aldo, je ne pensais pas prolonger outre mesure les vacances que je me suis accordées pour accompagner Vidal-Pellicorne. Mes affaires m’attendent et je souhaiterais rentrer à Venise aussitôt que possible...

– Nous ne vous retiendrons pas trop longtemps mais vous devez comprendre que vous êtes, avec les dames de Rudolfskrone, nos principaux témoins. Et d’autant que vous avez eu l’occasion de rencontrer ce Solmanski...

Adalbert qui, depuis un instant, semblait captivé par le bout de ses doigts qu’il examinait avec sollicitude, déclara tout à coup, comme s’il venait d’être visité par une pensée soudaine :

– Si je peux me permettre un conseil, Herr Polizeidirektor, c’est de prendre langue avec l’un de vos collègues anglais que nous connaissons bien, le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard...

– Oh j’en ai déjà entendu parler ! Si je me souviens bien, c’est lui qui avait en charge l’affaire Ferrals ?

– Tout juste ! Si j’étais vous, je lui raconterais par le menu nos derniers événements, en ajoutant que nous avons tout lieu de croire que Solmanski a encore frappé. Il sera content de savoir où il se trouvait jusqu’à cette nuit et d’apprendre qu’il a une sœur dans le coin. De son côté, il vous dira peut-être où en sont les choses en Angleterre...

– Pourquoi pas ? Il s’agit là d’une affaire internationale et une collaboration discrète mais intelligente pourrait être efficace. Merci, monsieur Vidal-Pellicorne ! Ce que je vais aussi essayer de savoir c’est où se trouve sa fille puisque, d’après la baronne Hulenberg, il la recherche.

Aldo échangea un bref regard avec Adalbert mais se contenta de prendre une cigarette et de rallumer. Il avait accepté de donner asile à Anielka, ce n’était pas pour livrer cette information à la police. La malheureuse avait déjà suffisamment pâti de son expérience devant le tribunal d’Old Bailey et ce n’était pas parce que son père était un monstre à l’échelle planétaire qu’elle devait payer pour lui ou, mieux encore, servir d’appât.

Schindler reparti, Adalbert se commanda une autre fine à l’eau, prit sa pipe, la bourra avec un soin pieux, l’alluma, tira une longue bouffée voluptueuse et, finalement, soupira :

– Belle chose, la chevalerie ! Mais je me demande si tu as eu raison ? Imagine que Solmanski arrive à savoir où se trouve sa fille et qu’il choisisse d’aller la rejoindre ?

– A moins qu’Anielka n’ait pris la peine de l’informer elle-même, il n’y a aucune chance pour ça. Elle a bien trop peur que d’autres retrouvent sa

te. Rassure-toi ! Il n’y a à Venise qu’une jeune

Américaine nommée Anny Campbell. Quant à toi, je ne vois pas pourquoi tu soulèves ce lièvre ? Toi non plus tu n’aurais rien dit à ce policier.

– C’est vrai, admit Adalbert avec un sourire en coin. J’avais envie de savoir ce que tu me répondrais...

Le lendemain, Alexandre Golozieny fut porté en terre sous des rafales de pluie et de vent qui soulevaient les feuilles mortes pour les envoyer se coller un peu partout et menaçaient de retourner les parapluies assez téméraires pour s’aventurer au-dehors par ce temps d’apocalypse sous lequel tout le monde faisait le gros dos.

Digne et fière, appuyée sur sa canne et abritée tant bien que mal par le dôme de soie noire que Josef tendait au-dessus de sa tête, Mme von Adlerstein menait le convoi. A son coude, son petit-neveu, les mains au fond des poches d’un immense pardessus noir et la tête rentrée dans les épaules, s’efforçait d’offrir la plus petite surface possible aux bourrasques. Derrière eux, quelques rares amis déversés le matin par le train de Vienne suivaient avec quelques-uns des serviteurs de Rudolfskrone et une poignée d’habitants de la ville, venus là par pure curiosité et au mépris des intempéries assister aux funérailles d’un homme que la plupart ne connaissaient pas mais que sa mort tragique rendait on ne peut plus intéressant.

Sur le conseil de sa grand-mère, Lisa était restée au logis pour tenir compagnie à Elsa. Quant à Morosini et Vidal-Pellicorne, ils étaient présents mais se tenaient à l’écart sous un bouquet d’arbres en compagnie du policier salzbourgeois. Ils étaient venus pour voir si la baronne Hulenberg ferait son apparition, mais celle dont Golozieny avait avoué qu’elle était sa maîtresse ne se montra pas. Les deux amis en furent pour leur curiosité...

– C’est aussi bien comme ça, fit Aldo entre ses dents. Elle a conduit ce pauvre type à sa perte et c’est elle que nous avons entendue rire quand il est tombé. Tu n’aurais pas voulu qu’elle lui apporte des fleurs ?

– Si je n’étais certain qu’elle est toujours ici, je croirais volontiers qu’elle est partie en dépit de ma défense, dit Schindler. Les volets de sa maison sont fermés. Seules les cheminées fument...

– Vous feriez peut-être mieux de lui laisser la bride sur le cou mais en lui donnant un ou deux anges gardiens, suggéra Adalbert. Qui sait si elle ne vous mènerait pas à son cher frère ? S’ils sont vraiment liés par le sang, cela m’étonnerait beaucoup qu’elle lui laisse tout le bénéfice du crime. Chez ces gens-là, la confiance ne doit pas faire partie des vertus familiales...

– J’y ai songé mais je la crois trop maligne pour commettre une telle erreur. Elle va sûrement se tenir tranquille pendant un moment...

Tandis que les fossoyeurs s’employaient à recouvrir le défunt d’une épaisseur de terre avant de disposer dessus les quelques couronnes de chrysanthèmes, de feuillage ou de perles, les assistants refluaient vers la sortie après avoir offert à la comtesse des condoléances d’autant plus volubiles qu’elles étaient dépourvues de conviction. Elle-même se retira en s’entretenant avec le prêtre qui venait d’officier et qui l’avait rejointe sous le vaste parapluie.

– Je me demande, fit Aldo, s’il y a ici une seule personne pour regretter Golozieny ?

– Nous avons peut-être parlé trop vite, murmura Schindler, tandis que tous trois sortaient du cimetière. Regardez la voiture arrêtée devant celle de la comtesse : c’est celle que nous avons arraisonnée l’autre nuit.

Deux personnes occupaient le véhicule : un chauffeur sur le siège et une femme sur la banquette arrière. Ils ne bougeaient pas, attendant sans doute que les assistants se dispersent.

– J’aimerais voir quelle tête elle a, dit Aldo. Rentrez sans moi, je vous rejoindrai !

Il s’esquiva discrètement et profita de la sortie du milieu des tombes en effectuant un mouvement tournant qui lui permit de revenir à l’abri d’un buisson qui foisonnait à la tête même de la sépulture. Et là, il attendit.

Pas très longtemps. Un quart d’heure peut-être s’écoula avant qu’un pas fît crisser le gravier : une femme s’avançait, un bouquet d’immortelles dans ses mains gantées. Elle portait un manteau de ragondin et, sur ses cheveux blonds coiffés avec art, un petit chapeau de velours brun qu’elle abritait à l’aide d’un charmant parapluie. Elle s’approcha de la tombe fraîche tandis qu’avec un salut les fossoyeurs, qui avaient achevé leur ouvrage, s’en allaient. Sans leur accorder un regard, elle fit un signe de croix et parut s’absorber dans sa prière.

D’où il était placé, Morosini la voyait assez bien pour ne plus douter un instant qu’elle eût un lien de famille avec Anielka et son père. Surtout avec ce dernier ! C’était la même coupe de visage un peu sévère, le même nez arrogant, les mêmes yeux pâles et froids. Elle n’était pas sans beauté, pourtant l’observateur se demanda comment on pouvait devenir l’amant d’une femme pareille !

Durant un moment, il ne se passa rien : la baronne priait. Puis, soudain, elle tourna la tête à droite, à gauche, sans doute pour s’assurer qu’elle était bien seule et que personne ne l’observait. Rassurée par la tranquillité du lieu où l’on n’entendait que le bruit du vent, elle plia le genou, déposa son bouquet et le manchon assorti à son manteau et se mit à fourrager sous les fleurs. Aldo, sans bouger, tendit le cou, se demandant ce qu’elle pouvait faire, ainsi agenouillée sur des cailloux mouillés. Elle eut un geste d’agacement : de toute évidence le parapluie la gênait, mais renoncer à son abri eût été fatal au tortillon de velours qu’elle avait sur la tête...

Elle prit un objet dans son manchon et le glissa sous les couronnes. Puis, son manchon d’une main, son parapluie de l’autre, elle se détourna pour se diriger vers la sortie du cimetière et rejoindre sa voiture.

Aldo n’avait toujours pas bougé. Aussi immobile que l’ange de pierre d’un tombeau voisin, il se laissa tremper jusqu’à ce que le bruit d’un moteur que l’on mettait en marche lui eût appris que la baronne partait.

Aussitôt, il quitta son abri et vint se placer à l’endroit exact où se trouvait la visiteuse. Comme elle, il regarda si personne n’était en vue, s’accroupit et commença à fouiller la terre sous les fleurs. Cette femme n’était pas venue pour prier ni pour rendre un hommage dérisoire à l’homme qui l’avait aimée mais bien pour déposer quelque chose. Et ce quelque chose, il le voulait.

Ce fut moins facile qu’il le croyait. La terre qui venait d’être rejetée était encore molle, mais la baronne avait dû enfoncer l’objet assez profondément. Il trouva quelques pierres sous ses doigts jusqu’à ce qu’enfin, son index accrochât quelque chose qui avait l’air d’un anneau. Tirant un bon coup, si énergiquement même qu’il faillit tomber à la renverse, il amena au jour un pistolet à répétition. La baronne était venue enfouir dans la tombe de l’homme assassiné l’arme qui avait servi à l’abattre.

Prenant son mouchoir, il en enveloppa sa trouvaille, qu’il fourra dans l’une de ses vastes poches, et prit sa course vers la route. La preuve qui faisait si cruellement défaut, il la sentait peser contre lui, et il en éprouvait de la joie. Les balles extraites par l’autopsie du corps d’Alexandre Golozieny n’avaient pu être tirées que par cet outil de mort.

La pensée que Schindler était peut-être déjà reparti pour Salzbourg lui traversa l’esprit et il se remit à courir. Grâce à Dieu, quand il arriva devant le poste de police, la voiture du haut fonctionnaire était encore là. Il se rua à l’intérieur, aperçut Schindler qui causait avec un collègue et fonça :

– Excusez-moi ! Est-ce qu’il y a ici un endroit où l’on peut parler tranquillement ?

Sans poser de question, le policier se contenta d’ouvrir une porte donnant sur un petit bureau :

– Venez par là !

Il regarda Morosini déballer sur le buvard taché d’un sous-main son paquet un peu boueux mais, quand il vit ce qu’il y avait dedans, ses yeux se rétrécirent.

– Où avez-vous trouvé ça ?

– La baronne m’en a fait cadeau sans même s’en douter...

Et de raconter ce qui venait de se passer au cimetière.

– Naturellement, bougonna Schindler, vous l’avez pris à pleine main ?

– Non. Je l’ai sorti par l’anneau de la détente et je l’ai mis dans mon mouchoir mais je serais étonné que vous trouviez des empreintes. Mme Hulenberg portait des gants pour effectuer son petit travail et la terre mouillée a dû effacer pas mal de traces, en admettant qu’on ne s’en soit pas occupé avant...

– On verra bien ! Il est certain que vous venez de nous rendre un grand service mais vous allez devoir paraître à l’enquête : vous êtes le seul à l’avoir vue enfouir cette arme...

– Vous voulez dire que ce sera sa parole contre la mienne ? Je n’y vois aucun inconvénient. En revanche, il y a une question que je me pose...

– Parions que je me la pose aussi ! Où ce pistolet a-t-il été caché après le meurtre du conseiller Golozieny ? Quand nous avons arrêté la voiture, nous Bavons passée au peigne fin et ce n’est pas un objet nui échappe à un peigne fin...

– Vous n’avez pas fouillé les occupants ?

– Le chauffeur si. Quant à la baronne elle nous a donné son manchon et son petit sac. Elle a même retiré son manteau de fourrure pour nous montrer qu’il était impossible de cacher ça sous la robe assez ajustée qu’elle portait.

– Pourtant, il devait être quelque part puisque ces gens ne s’attendaient pas à rencontrer la police ? Ou alors Solmanski l’a gardé sur lui et cela signifie qu’il a eu, sous votre nez, un contact quelconque avec sa sœur...

La figure pleine et ronde de l’Autrichien eut l’air de se chiffonner tout à coup. Il n’avait pas aimé le « sous votre nez » de Morosini :

– Il y a encore une solution, grogna-t-il et c’est celle qu’emploiera l’avocat de la baronne : pourquoi donc l’arme n’aurait-elle pas été en votre possession ? Comme vous l’avez dit fort justement, ce sera sa parole contre la vôtre. Et vous êtes étranger !

– Et elle ne l’est pas peut-être ?

– Elle est polonaise et une partie de la Pologne appartenait à l’empire d’Autriche.

Aldo sentit la colère le gagner :

– Et vous croyez qu’ils vous en sont reconnaissants, à Varsovie ? Pas plus que nous autres, les Vénitiens, que vous avez occupés au mépris de tous droits ! J’ai même pu apprécier votre hospitalité carcérale pendant la guerre. Alors nous devrions faire jeu égal. D’autant que le véritable nom de son frère est Ortschakoff et qu’il est russe. J’ai bien l’honneur de vous saluer, Herr Polizeidirektor !

Il empoigna son chapeau qu’il avait posé sur une chaise en entrant, s’en coiffa d’un geste énergique et s’élança vers la porte, qu’il ouvrit mais, avant de sortir, il se ravisa :

– Ne perdez pas de vue que j’étais dans la voiture de Mme von Adlerstein tandis que l’on abattait son cousin et qu’elle s’en portera garante ! Et puis, un conseil : si vous écrivez au superintendant Warren demandez-lui donc quelques petits tuyaux sur l’art de mener une enquête ! Vous avez tout à y gagner !

– Tu n’aurais jamais dû lui dire ça ! fit Adalbert quand il le retrouva à l’hôtel. Il ne nous aime déjà pas beaucoup et si nous n’avions nos grandes entrées à Rudolfskrone, nous aurions peut-être même eu quelques ennuis...

– ... manquerait plus que ça ! mâchonna Morosini. Écoute, mon bonhomme, tu feras ce que tu voudras mais moi je réponds aux questions du juge d’instruction ou quel que soit le nom dont on les appelle ici, je fais mes adieux à ces dames et je rentre à Venise ! De là, j’essaierai d’accrocher Simon !

– Oh, je n’ai pas non plus l’intention de m’éterniser ! Il fait trop mauvais ici. Mais pour ce qui est de nos châtelaines, ce n’est pas nous qui leur dirons au revoir les premiers. J’ai là une invitation à dîner pour demain soir, ajouta-t-il en tirant de sa poche un élégant carton gravé. Comme tu peux le voir, c’est quelque chose de presque officiel... et en grande tenue ! Il y a aussi un petit mot moins empesé qui nous apprend que ces dames, sur les instances de la « princesse », ont décidé de rentrer à Vienne !

– Sur les instances d’Elsa ? Seigneur ! gémit Morosini, je lui ai dit que je devais retourner dans la capitale pour un complément de traitement ! Dix contre un qu’elle va me demander de partir avec elle !

– Là, je crois que tu te trompes et que, bien au contraire, la comtesse souhaite te ménager une porte de sortie. Sinon pourquoi ce dîner d’apparat ?

– Je te rappelle qu’Elsa parlait, elle, de repas de fiançailles ? Et je ne veux pas me fiancer ! Elle a mon âge, Elsa, ou presque, et si touchante qu’elle soit, je ne veux pas l’épouser. Quand je me marierai ce sera pour avoir des enfants !

– Tu épouseras un ventre comme disait Napoléon ? Comme c’est romantique et agréable à entendre pour une femme éprise ! fit Adalbert narquois. Mais moi je crois que tu n’as rien à craindre. C’est un certain Franz Rudiger qu’elle veut et tu ne vas pas changer de nom ? ... D’ailleurs je vais monter toucher un mot de tout ça à Lisa, voir quelle conduite nous devrons tenir et...

– Tu n’iras nulle part ! Il y a le téléphone, non ? C’est beaucoup plus commode ! Surtout quand il pleut !

Le sourire d’Adalbert s’élargit devant la mine orageuse de son ami.

– Pourquoi ne veux-tu pas que j’y aille ? On dirait que ça t’ennuie ?

– Non, mais si Lisa a quelque chose à nous dire, elle saura bien nous le faire savoir !

Adalbert ouvrit la bouche pour répliquer puis la referma. Il commençait à connaître les humeurs noires de son ami. Dans ces moments-là, il était tout aussi imprudent d’aller caresser un tigre à rebrousse-poil. Et jugeant préférable de vider les lieux, il dit :

– Je vais prendre un chocolat chez Zauner. Tu tiens avec moi ?

Il sortit sans attendre une réponse qu’il connaissait déjà.


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