CHAPITRE 5 UNE SOIRÉE BIEN REMPLIE.


Remontant au flanc du Jainzenberg, la puissante limousine roulait à vitesse réduite, le pinceau lumineux de ses phares glissant lentement le long des sapins comme si elle cherchait son chemin.

Pris d’une soudaine intuition, Adalbert éteignit ses propres lanternes et s’arrêta, sans trop savoir pourquoi. La suite lui donna raison. Au bout d’un instant, on ne vit plus rien qu’un reflet dans les arbres : la grosse voiture venait de s’engager dans l’allée de Rudolfskrone.

– On dirait que tu as raison, fit Morosini. Voilà celui ou ceux qu’elle attendait et à cause de qui elle faisait le vide autour d’elle...

– A nous maintenant de trouver un coin tranquille.

Vidal-Pellicorne remit la voiture en marche et ralluma ses phares, le temps, très court, de découvrir un sentier forestier dans lequel il s’engagea avant de stopper.

– Allons-y ! dit Aldo en s’extrayant du « baquet » doublé de cuir noir.

Les deux hommes couvrirent à pied la courte distance entre le refuge de leur automobile et l’entrée, sans grille ni murs, du petit château. Le ciel charriant par instants d’épais nuages de pluie donnait assez de clarté pour que l’on pût s’y reconnaître, et les deux hommes se mirent à courir jusqu’à ce que la demeure fût en vue. Ils aperçurent alors la voiture de tout à l’heure arrêtée devant l’entrée obscure. Les seules lumières venaient de deux fenêtres de la loggia, celles correspondant au salon où les deux amis avaient été reçus dans l’après-midi.

– Ça devrait être facile de grimper là-haut, souffla Adalbert, mais il faut ouvrir l’œil : lors de notre visite, j’ai entendu aboyer des chiens. Il y en a sûrement dans cette propriété...

– Oui, mais si la comtesse attendait des visiteurs nocturnes, elle a dû interdire qu’on les lâche...

Devant la maison, l’allée centrale coupait en deux une pelouse bordée d’ifs taillés alternativement en cônes et en boules. Aldo et Adalbert choisirent d’en faire le tour afin d’atteindre leur objectif sans être vus.

Réservé au service et à certaines dépendances, l’étage inférieur de la villa était beaucoup moins élevé que l’étage noble dominé par un fronton triangulaire. Il se composait de gros blocs en pierre de taille dont l’escalade ne devait pas offrir de grandes difficultés à des hommes rompus aux exercices physiques et au sport. S’entraidant mutuellement, Aldo et Adalbert la menèrent à bien sans faire de bruit et se retrouvèrent dans la loggia où la lumière provenant des fenêtres permettait de se

diriger sans encombre au milieu des meubles et des plantes disposées pour l’agrément des habitants.

Progressant à quatre pattes, les deux hommes s’approchèrent des portes-fenêtres après s’être assurés que les armes dont ils avaient jugé bon de se munir étaient à portée de main, mais le spectacle qu’ils découvrirent les surprit.

Ils s’attendaient à une scène dramatique : la comtesse faisant face à un ennemi ou peut-être même tenue en respect, or le tableau qu’ils découvraient était paisible, quasi familial. Assise auprès du feu que l’on avait dû allumer pour combattre l’humidité de l’air, Mme von Adlerstein, vêtue d’une longue robe de velours noir sur laquelle ressortaient plusieurs rangs de perles, regardait paisiblement un homme âgé, si l’on considérait la couronne de cheveux blancs qui cernait sa calvitie et sa barbiche poivre et sel, mais dont le visage bruni et les belles mains fortes parlaient de vie au grand air et d’un âge moins avancé qu’on aurait pu croire. Installé à une petite table, il était occupé à restaurer un appétit qui devait en avoir besoin à l’aide d’un magnifique pâté et d’une longue bouteille d’un vin blanc dont l’or liquide embuait le verre de cristal taillé. Ni l’un ni l’autre ne parlait, ainsi que pouvaient le constater les deux observateurs grâce à l’une des fenêtres maintenue entrouverte.

– Tu ne crois pas que nous devrions filer ? chuchota Morosini, gêné par l’aspect d’intimité et de connivence de cette scène. Nous nous sommes trompés et j’ai bien peur que nous soyons en train de nous comporter comme des voyous.

– Chut ! On y est, on y reste ! On ne va pas avoir fait tout ça pour rien. Et puis... on ne sait jamais !

Dans le salon, le visiteur repoussait la table et rejoignait la cheminée, au bord de laquelle il s’accouda après avoir demandé et obtenu la permission d’allumer un cigare.

– Merci de vous être souvenue de mon robuste appétit, ma chère Valérie ! Ce petit repas était délicieux !

– Ne voulez-vous pas une tasse de café ? Josef va vous en apporter dans un instant...

– L’heure est tardive. Je n’osais pas vous en demander.

La vieille dame balaya l’objection d’un geste.

– Josef le prépare. A présent, donnez-moi des explications. Votre lettre m’a alarmée : tout ce mystère autour de votre visite quand il était si facile de venir au grand jour.

– Je l’aurais cent fois préféré à cette randonnée Vienne-Ischl et retour en pleine nuit mais la démarche que j’accomplis exige le secret et cela dans votre propre intérêt, Valérie. Personne ne doit savoir que je suis ici. Vous avez bien suivi mes instructions ?

– Naturellement. Mes serviteurs ont été éloignés, sauf mon vieux Josef, et les chiens sont enfermés. Ne dirait-on pas, ma parole, qu’il s’agit d’une affaire d’État ?

– C’est le mot qui convient quand on est l’émissaire d’un chancelier. Mgr Seipel désire que je vous parle de votre protégée...

– Elsa ?

Le visiteur ne répondit pas tout de suite. Après avoir frappé discrètement, Josef faisait son apparition avec un plateau supportant café, crème fouettée, eau glacée et pâtisseries. Il déposa le tout sur une petite table tirée d’un ensemble gigogne qu’il disposa devant la cheminée avant de se retirer sur un salut respectueux.

– Tu vois bien qu’on a eu raison de rester, chuchota Adalbert. J’ai idée qu’on va entendre des choses très intéressantes.

Le plateau étant à portée de sa main, Mme von Adlerstein servit son visiteur mais, en accomplissant les gestes rituels, la fragile porcelaine tinta un peu, trahissant une certaine nervosité.

– Que veut notre chancelier ? demanda-t-elle.

– Il craint... qu’Elsa ne soit en danger et vous savez à quel point les drames successifs qui ont touché la maison de Habsbourg sont demeurés sensibles à ce grand chrétien. Il n’a aucune envie de voir la série continuer.

– Je l’en remercie, mais dites-moi en quoi cette malheureuse femme qui vit cachée peut attirer sur elle la Fatalité ?

– Cachée ? Pas tout à fait. Il y a ces apparitions qu’il lui arrive de faire à l’Opéra et dans votre loge.

– Jusqu’ici personne n’avait paru y voir d’inconvénients. Elles sont d’ailleurs rares. On ne l’y a vue que trois fois...

– C’est encore trop ! Comprenez donc, Valérie ! Cette femme de grande allure et d’une élégance parfaite encore qu’un peu surannée, cette haute et mince silhouette qui dissimule si bien son visage et si peu ses bijoux ne peut qu’exciter la curiosité. J’étais moi-même à l’Opéra pour la dernière représentation du Rosenkavalier et j’ai remarqué l’attention avec laquelle certains spectateurs l’observaient. Notamment deux hommes qui se trouvaient dans la loge du baron de Rothschild. Leurs jumelles ne l’ont guère quittée et je crois qu’ils n’étaient pas les seuls. Il faut que cela cesse ou nous aurons du vilain.

– Lui interdire de retourner là-bas ? J’y pense, figurez-vous, mais j’aurai peine à le faire. Cela représente tellement pour elle ! Son unique espérance en somme... Elle prend pourtant de grandes précautions, n’arrivant jamais qu’après le lever du rideau, quand les habitués de l’Opéra tous fervents mélomanes sont déjà sous le charme. Pendant les entractes, elle ne sort pas, se retire au fond de la loge en ne laissant visible que son éventail où elle a fixé la rose d’argent. Enfin, elle part dès la dernière note. Ne vous avais-je pas prié de faire courir le bruit qu’il s’agissait d’une malade au cas où l’on poserait des questions ?

– Et on en pose. Ce maintien qu’elle a, cette allure qui en évoque une autre encore présente à tant de mémoires ! Non, ma chère, il faut que cela cesse. Ou alors qu’elle vienne à visage découvert, habillée différemment et à une autre place.

– C’est impossible !

– Pourquoi ? Elle... ressemblerait à l’impératrice ?

– Oui, beaucoup plus qu’il y a douze ans. C’est même assez étonnant...

La comtesse prit sa canne, se leva et alla lentement vers une sellette disposée dans un coin, où reposait un buste d’Elisabeth. C’était une œuvre austère parce que tardive. La femme qu’il reproduisait avait reçu la pire des blessures, celle dont on ne guérit pas : la mort d’un enfant. Au-dessus de la guimpe montant jusqu’aux oreilles, le beau visage s’érigeait, marqué par la douleur mais fier, altier même sous la couronne des tresses. Le visage d’un être qui, n’ayant plus rien à perdre, défiait le destin et la mort. La vieille dame posa une main caressante sur l’épaule de marbre :

– Elsa lui voue un culte et prend plaisir, je crois, à accentuer leur ressemblance mais, si elle cache son visage, ce n’est pas uniquement par prudence. Elle ignore ce que c’est. Ne m’en demandez pas la raison, je ne vous la dirai pas.

– Comme vous voudrez. Savez-vous qu’on la dit fille de l’impératrice et de Louis II de Bavière ?

– Ridicule ! Il suffit de regarder les dates. Quand elle est née en 1888, notre souveraine n’était plus en âge de procréer...

– Je le sais bien mais elle est tout de même de la famille. Or il y a l’imagination populaire, surtout chez les Hongrois qui n’ont jamais cessé de vénérer la mémoire de celle qui fut leur reine mais, en contrepartie, il y a des gens qui se sont juré d’effacer toute trace d’une dynastie détestée ; ceux qui ont assassiné Rodolphe à Mayerling, Elisabeth elle-même à Genève, François-Ferdinand à Sarajevo et je ne compte pas les Mexicains qui ont fusillé Maximilien. Eux avaient leurs raisons, mais j’en sais qui se demandent si la maladie qui a emporté, l’an dernier, le jeune empereur Charles, à Madère, était bien une maladie...

– C’est stupide ! La misère, une santé détruite cela ne suffit donc pas ? Une malédiction, peut-être, mais des gens chargés de l’appliquer, je n’y crois pas. D’autant que Charles laisse huit enfants. Avec leur mère l’impératrice Zita et les archiduchesses Gisèle et Valérie, sans compter la fille de Rodolphe, cela fait tout de même beaucoup de princes et princesses encore en vie, Dieu soit loué !

– Pensez ce que vous voulez. En tout cas, des avis sont arrivés à la police : on recherche votre protégée et si vous ne prenez pas de précautions...

– Voilà quinze ans que j’en prends contre les seuls ennemis que je lui connaisse : ceux qui en veulent aux joyaux qu’elle possède et qui constituent son seul bien. Personne ne sait où elle habite sauf moi et ceux qui la gardent. Quant aux trois voyages qu’elle a faits à Vienne, ce fut toujours de nuit...

– Mais elle réside chez vous ? Vos serviteurs...

– Sont au-dessus de tout soupçon et me servent depuis de longues années. Autant dire qu’ils font partie de la famille. En résumé, qu’êtes-vous venu me demander ? De convaincre Elsa de ne plus quitter sa retraite ? Je ferai tout mon possible dans ce sens parce que le dernier voyage ne s’est pas bien passé. Ce qui ne veut pas dire que j’y arriverai : quand on a vu renaître un rêve que l’on a cru mort, il est difficile d’y renoncer. Surtout pour elle : son esprit ne saisit vraiment que ce qui lui convient et néglige le reste. Sa vie, mon cher Alexandre, n’est qu’une longue attente : revoir un jour celui qui, voilà douze ans, lui a offert une rose d’argent en lui engageant sa foi...

– Et elle espère le retrouver ? Après douze années ? C’est assez incroyable !

– Pas vraiment quand on la connaît. Son histoire n’est pas banale. Elle a commencé en 1911, au soir de la première du Rosenkavalier. Elle y a rencontré un jeune diplomate, Franz Rudiger, et pour l’un comme pour l’autre, ce fut le coup de foudre. Dès le lendemain, il se présentait à elle en lui offrant la fameuse rose d’argent et tous deux se considérèrent comme fiancés. Hélas, au bout de quelques jours, Rudiger a dû s’éloigner : François-Joseph l’envoyait en mission en Amérique du Sud. Une mission si longue et difficile que, si deux ou trois lettres n’étaient pas arrivées de Buenos Aires et de Montevideo, nous aurions pu le croire mort.

– Une mission en Amérique du Sud ? Tiens ! ... Et vous n’aviez aucune idée ?

– Quand c’est l’empereur qui ordonne on ne pose pas de questions. Vous devriez savoir cela. Quoi qu’il en soit, Rudiger est revenu en Europe au début de la guerre. Nous étions ici et lui n’a fait que toucher terre à Vienne sans avoir le loisir de nous rejoindre. Elsa a reçu deux lettres, puis plus rien pendant des mois. J’ai appris que le capitaine Rudiger était porté disparu. Le désespoir de sa fiancée a été terrible. Et puis un soir, il y a environ dix-huit mois, une nouvelle lettre est arrivée. Rudiger était vivant mais en mauvais état. Il avait été blessé gravement et il se disait encore très souffrant. Pourtant, il voulait savoir si Elsa était toujours libre, si elle l’aimait toujours. Alors il lui proposait deux dates de rendez-vous : la première et la dernière représentation de la saison d’Opéra pour Le Chevalier à la rose. S’il n’était pas assez rétabli pour la première, il s’efforcerait d’être à la dernière...

– Pourquoi ne pas donner simplement une adresse ?

– Allez savoir ! J’ai trouvé cette histoire plutôt bizarre mais Elsa était si heureuse que je n’ai pas eu le courage de la retenir. C’est alors que je vous ai prévenu afin d’éviter autant que possible qu’elle se trouve en difficulté et je vous remercie de votre aide... Évidemment, Rudiger ne s’est pas manifesté sinon par un ultime message bourré d’excuses et de mots d’amour : il était encore très faible mais il serait, il le jurait, à la représentation du 17 octobre. Il a fallu que je cède encore, bien que mon accident ne m’ait pas permis de l’accompagner. Cette fois sera la dernière. Il faudra que je parvienne à lui faire entendre raison...

– Et si d’autres nouvelles arrivent ?

– Je ne lui en parlerai même pas. Elles arrivent toujours ici et j’en prendrai connaissance la première. Voyez-vous, je suis persuadée que la dernière lettre était un piège. Vous pouvez rassurer Mgr Seipel, il n’y aura plus d’énigme vivante dans ma loge. Retournez donc à Vienne le cœur allégé ! ...

– Un moment : je n’en ai pas encore fini. Mais dites-moi un peu, Valérie, comment il se fait qu’ayant tant de relations à travers l’Europe, à commencer par moi, vous n’ayez pas essayé d’en savoir davantage au sujet de ce Rudiger.

– Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait, soupira la comtesse mais j’aime Elsa et j’ai voulu respecter sa volonté. Or, elle s’opposait à ce que j’essaie de percer le mystère dont s’entourait celui qu’elle aime. Dites-vous bien ceci, Alexandre, elle est, comme l’était sa mère, une admiratrice passionnée de Richard Wagner et elle ne s’appelle pas Elsa en vain !

– Je vois : elle prend son Rudiger pour Lohengrin et craint de voir disparaître à jamais le Chevalier au cygne en posant la question interdite. En outre, cet homme s’appelle Rudiger comme le margrave de Bechelaren et ce nom la ramenait à l’anneau des Nibelungen et à l’univers fantastique de Wagner. Elle rêve trop votre protégée, Valérie !

– Le rêve est tout ce qui lui reste et je vais essayer de ne pas l’arracher trop brutalement !

– Elle a de qui tenir ! Mais moi qui n’ai pas une goutte du sang romanesque des Wittelsbach je vais tenter de tirer cette histoire au clair. Si cet homme était diplomate, il doit se trouver des traces quelque part. D’ailleurs...

Il avait posé son cigare dans un cendrier et, bien carré dans son fauteuil, les doigts joints par leurs extrémités, il réfléchit un moment qui parut interminable à Aldo et Adalbert menacés de crampes.

– Vous pensez à quelque chose ? demanda la vieille dame.

– Oui. A propos de cette mission en Amérique du Sud, il me revient qu’avant la guerre François-Joseph, peu satisfait d’avoir pour héritier son neveu François-Ferdinand qu’il n’aimait pas, aurait envoyé un émissaire en Argentine et même en Patagonie afin d’y relever les traces éventuelles de l’archiduc Jean-Salvator, votre ancien voisin du château d’Orth.

– Pourquoi aurait-il fait ça ? Il détestait au moins autant Jean-Salvator qu’il accusait d’avoir entraîné son fils sur la pente fatale par ses idées subversives !

– Par curiosité, peut-être ? Il ne pensait pas à lui offrir le trône mais, aux approches de la mort, il était assez normal que le vieil homme essaie d’en finir une bonne fois avec les secrets, les énigmes et tout ce qui encombre la mémoire des Habsbourg...

– ... mais fortifie leur légende ! Il se peut que vous ayez raison. En ce cas, ma pauvre Elsa a espéré en vain : jamais on n’a permis à un homme chargé d’un secret d’État de vivre comme tout le monde.

– Surtout avec un autre secret ! Ma chère, il faut que j’en finisse avec ce que je suis venu vous dire. Que vous empêchiez Elsa de se manifester ne peut suffire : il faut que vous nous la remettiez afin que nous puissions assumer sa protection !

Les yeux sombres de Mme von Adlerstein eurent un éclair sous l’arc encore parfait de ses sourcils mais sa voix demeura calme et froide quand elle répondit :

– Non ! Il ne peut en être question.

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait mettre en péril sa raison qui est fragile, je veux bien l’admettre. Elle a l’habitude de son refuge et de ceux qui l’entourent et la soignent. Elle s’y plaît et, jusqu’à présent, le secret en a été bien gardé.

– Trop bien peut-être. Pardonnez-moi de vous dire cela, cousine, même si cela vous paraît brutal, mais vous n’êtes plus jeune. Qu’adviendrait-il de votre protégée s’il vous arrivait malheur ?

Elle eut un sourire si semblable à celui de sa petite-fille qu’Aldo crut un instant voir Lisa quand elle aurait des cheveux blancs.

– Ne vous souciez pas de cela. Mes dispositions sont prises. Si je meurs, Elsa n’aura pas à en souffrir. Votre argument n’est pas valable...

– Ce secret est lourd. Vous ne voulez pas le partager au moins avec moi qui vous suis très attaché ?

– Ne m’en veuillez pas, Alexandre, mais c’est toujours non. Moins on partage un secret et mieux il se porte ! Plus tard peut-être, quand je me sentirai trop vieille, ajouta-t-elle, en voyant s’assombrir la figure de son visiteur. Mais, pour l’instant, n’insistez pas. C’est inutile !

– A votre aise, soupira Alexandre en s’extrayant de son fauteuil. A présent, il se fait tard et je dois rentrer...

– Nous aussi ! chuchota Adalbert.

Bien qu’un peu ankylosés, les deux hommes réussirent à quitter la loggia et à revenir sur leurs pas. Une fois réinstallés dans la voiture, ils n’avaient pas encore échangé un seul mot mais, contrairement à ce qu’attendait Aldo, Adalbert ne mit pas le moteur en marche.

– Eh bien ? Tu n’as pas envie de rentrer ?

– Pas tout de suite. J’ai l’impression que la comédie n’est pas encore terminée. Il y a quelque chose qui me tracasse...

– Quoi ?

– Si je le savais. Ce n’est qu’une impression, je viens de te le dire mais, quand ça m’arrive, j’aime bien aller jusqu’au bout.

– Bien ! fit Morosini résigné. En ce cas, donne-moi une cigarette, mon étui est vide.

– Tu fumes trop ! dit l’archéologue en s’exécutant.

Ils gardèrent le silence un moment. Le vent qui se levait chassait les nuages et la voûte céleste qui paraissait entre les cimes des sapins s’était éclaircie. Un air frais chargé des senteurs de la forêt et de la terre mouillée entrait par les vitres baissées. Le mélange avec l’odeur du tabac blond et celle, grisante, de l’aventure était des plus agréables pour Aldo qui le respirait avec plaisir quand, soudain, le bruit d’une voiture se fit entendre et, peu après, le double pinceau lumineux des phares éclaira la route en contrebas. Aussitôt, Adalbert, avec une exclamation ravie, mit son moteur en marche mais sans allumer ses propres feux :

– Voyons un peu où il nous conduit ! fit-il joyeusement.

– C’est la voiture qui était au château. Pourquoi veux-tu la suivre puisque tu sais qu’elle va à Vienne ?

– Tu ne connais pas la région, n’est-ce pas ?

– Non. En Autriche, je connais seulement le Tyrol et Vienne.

– Alors, écoute-moi bien : si cette voiture va à Vienne, je veux bien être changé en carton à chapeaux. La route de Vienne, elle lui tourne le dos, et c’est ça qui me tarabustait. Sans m’en rendre bien compte, j’ai trouvé bizarre tout à l’heure quand ce bonhomme que nous connaissons sous le patronyme d’Alexandre a prétendu arriver de la capitale. Souviens-toi ! Nous l’avons suivi : donc il venait d’Ischl. Et maintenant, au lieu de filer vers le Traunsee et Gmunden pour rejoindre la vallée du Danube, il retourne sur ses pas. Alors moi, curieux comme tout, je veux essayer de comprendre. Toi aussi, j’imagine ?

– Ben voyons !

Tous feux éteints, la petite voiture rejoignit la route et suivit la limousine à distance suffisante pour n’être pas remarquée, le cheminement des phares servant de guide. Avec une excitation grandissante, les occupants de l’Amilcar virent la grosse automobile piquer plein sud à travers Ischl, traverser les rivières puis rouler encore quelques secondes, mais lumières éteintes – ce qui faillit être fatal à ses poursuivants ! –, jusqu’à la grille grande ouverte d’une propriété dans laquelle elle disparut. Le chauffeur devait bien connaître les aîtres car l’obscurité était totale : aucune lumière n’indiquait une maison.

– De plus en plus captivant ! fit Adalbert qui s’était arrêté un peu plus loin. Si c’est ce qu’il appelle rentrer chez lui nous n’avons plus qu’à aller nous coucher...

– Pas encore ! La grille n’a pas été refermée. Notre gibier ne fait peut-être que passer ?

– Qu’est-ce qu’il viendrait faire en plein milieu de la nuit ?

– Ça, disons que ça le regarde. Il y a combien de kilomètres d’ici à Vienne ?

– Deux cent soixante environ...

Adalbert allait dire autre chose mais se tut, l’oreille au guet. Dans le jardin voisin, la limousine venait de se remettre en marche. Elle sortit de la propriété, tourna à gauche pour reprendre le pont et s’éloigna sans éveiller la moindre réaction chez ceux qui la surveillaient. Il ne faisait plus de doute qu’elle revenait à sa destination première.

– Cette fois, je crois qu’on peut rentrer, dit Adalbert...

Il démarra mais continua la route, plutôt étroite, afin de rencontrer un endroit où faire demi-tour. Il fallut aller assez loin pour trouver un chemin de traverse et, quand ils repassèrent devant la grille, ils purent constater que, cette fois, elle était fermée :

– La réception est finie, commenta Aldo sur le mode allègre. Demain, il faudra essayer de savoir qui l’a donnée.

– On devrait y arriver sans trop de peine. C’est une de ces vastes villas qui appartiennent aux grandes familles qui composaient la Cour et venaient accomplir leurs obligations tout en prenant soin de leur santé.

Une heure sonnait à l’église quand les deux hommes rejoignirent leur hôtel, mais la soirée avait été si fertile en événements qu’ils furent surpris de l’entendre : ils avaient l’impression qu’il était beaucoup plus tard !

En dépit de sa fatigue, Morosini, aux prises avec ses nerfs, eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil. Aussi, quand il s’éveilla, il était neuf heures et demie, un peu trop tard pour un petit déjeuner servi en chambre. Après une toilette rapide mais vigoureuse, il descendit au rez-de-chaussée pour prendre ce que l’on appelait en Autriche le Gabelfruhstück – le petit déjeuner à la fourchette.

Il n’était pas attablé depuis cinq minutes qu’il vit paraître Adalbert, l’œil glauque et le cheveu en désordre.

– Je me suis battu toute la nuit avec les Habsbourg passés et présents, soupira l’archéologue en étouffant un bâillement, sans parvenir à une solution acceptable. Qui diable peut bien être cette Elsa ? Je pencherais assez pour une enfant naturelle. Mais de qui ? François Joseph ? Sa femme ? Son fils ? ... Du café ! Beaucoup de café, s’il vous plaît, ajouta-t-il à l’adresse du serveur qui venait prendre sa commande.

– Pas les deux premiers en tout cas. Elle ressemble à Sissi, donc l’empereur n’y est pour rien. Quant à la belle impératrice, tu as entendu : pas possible ! En revanche, mes préférences iraient volontiers du côté de l’archiduc Rodolphe puisque, je te le rappelle, je l’ai vue fleurir son tombeau dans le caveau des Capucins...

– D’accord ! C’est le plus logique. L’archiduc a eu beaucoup de maîtresses mais, ce qui l’est moins, c’est le secret dont on entoure cette femme, l’attention et la protection que lui accorde une aussi grande dame que la comtesse, enfin les bijoux qu’elle possède...

– J’en suis arrivé à la même conclusion : Rodolphe est sans doute le père, mais sa mère ne devait pas être n’importe quelle chanteuse tzigane. Alors qui ?

– Question sans réponse possible dans l’état actuel des choses ! bougonna Adalbert en s’efforçant de traquer une saucisse rétive. Et si tu veux mon avis, notre affaire ne s’arrange pas. Hier nous savions que personne ne nous aiderait à approcher la propriétaire de l’opale...

– Et aujourd’hui nous savons qu’en essayant de la trouver nous risquons d’amener jusqu’à elle des gens aux intentions plus que douteuses. Je n’aime pas mettre une femme en danger. Alors qu’est-ce qu’on fait ?

– Je crois qu’on ne peut pas abandonner.

– Il faut continuer nos recherches en nous efforçant de limiter les dégâts. Qui sait si, lorsque nous découvrirons la retraite d’Elsa, nous n’aurons pas l’occasion de lui être utiles ? Et pourquoi pas de la défendre et de l’aider ?

– C’est une idée qui se tient ! De plus, si tu veux m’en croire, le rôle de notre ami Alexandre X... est loin d’être clair. Alors, pour commencer, on va se renseigner sur la villa où il s’est précipité hier soir. On va y aller et on rencontrera peut-être quelqu’un qui pourra nous apprendre à qui elle appartient.

Ayant dit, Adalbert attaqua un plat de Nockerln[v] au fromage et s’en servit une large ration. Aldo le regardait avec un franc dégoût en allumant une cigarette : il n’avait décidément pas faim ce matin, deux saucisses et un peu de Liptaue[vi]r ayant suffi à le rassasier. C’est alors que, dans la fumée bleue, il vit paraître Friedrich von Apfelgrüne qui, tiré à quatre épingles, faisait son entrée dans la salle à manger.

– Tiens ! murmura-t-il, voilà notre ami Pomme Verte. Il a l’air d’aller beaucoup mieux : l’œil assuré, le jarret ferme ! ... Oh, Seigneur ! on dirait qu’il vient vers nous. Tu ferais mieux de cesser de t’empiffrer ! Dieu sait ce qu’il nous réserve !

Mais, parvenu à quatre pas de la table, le jeune Autrichien claqua les talons en s’inclinant de façon très protocolaire puis, s’adressant à Morosini :

– Monsieur, je venir offrir à vous excuses aplaties, fit-il dans un français approximatif qui parut enchanter Vidal-Pellicorne. Je être tout à fait désolé d’avoir si abomineusement confusionné mais je perdre la tête quand il s’agit de cousine Lisa.

Débordant de bonne volonté, il était presque touchant. Aussi Aldo se leva-t-il pour lui tendre la main. Ce garçon était peut-être bien l’envoyé du ciel dont ils avaient tant besoin : il devait connaître parfaitement la région et ses habitants, sans compter les relations de tante Vivi.

– Ne pensez plus à ça ! Ce n’était pas bien méchant...

– Wirklich ? ... Vous ne pas exécrer moi ?

– Pas du tout ! C’est oublié. Voulez-vous prendre place à notre table ? Je vous présente

M. Vidal-Pellicorne, un archéologue de grand renom !

– Oh, je être si tellement heureux !

Deux serveurs empressés apportèrent à la table les modifications nécessaires et Fritz, la mine soudain épanouie, s’installa. En accueillant si aimablement ses excuses, Aldo devait l’avoir soulagé d’un grand poids.

– Ainsi, dit Aldo en allemand, pour inciter l’autre à en faire autant et le mettre encore plus à l’aise, vous êtes un neveu de Mme von Adlerstein ?

– Non, petite-neveu ! fit l’autre qui tenait à faire montre de ses talents linguistiques. Je être la petite-fils de sa sœur.

– Et, si je vous ai bien compris, au cours de nos récentes rencontres, vous êtes aussi le fiancé de votre cousine ?

Apfelgrüne devint rouge comme une belle cerise.

– Je vouloir si tellement ! Mais ce n’être pas la vraie vérité. Vous comprenez, ajouta-t-il en renonçant à une langue qui ne devait pas lui permettre de traduire clairement l’intensité de ses sentiments, Lisa et moi nous nous connaissons depuis l’enfance et, depuis l’enfance, je suis amoureux d’elle. Ça amusait même beaucoup la famille : elle disait toujours que nous étions fiancés. Un jeu, bien sûr, mais moi j’ai continué le jeu.

– Et elle ?

– Oh, soupira Fritz, l’air soudain mélancolique, c’est une fille tellement indépendante ! Il est bien difficile de savoir qui elle aime ou qui elle n’aime pas. Je crois qu’elle m’aime bien. Mais vous la connaissez, puisque vous avez dit à Josef que vous étiez de ses amis ? fit avec un reste de rancune le jeune Apfelgrüne qui était peut-être un hurluberlu mais ne manquait pas de mémoire. Aussi Adalbert se hâta-t-il d’apporter tous les apaisements nécessaires.

– Nous sommes amis mais pas intimes. Quant aux rapports de Mlle Kledermann avec le prince Morosini, ici présent, le terme relations me paraît plus approprié, ajouta-t-il avec un coup d’œil d’innocente interrogation en direction de son camarade. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’amitié entre eux ?

– En effet, dit Aldo avec une franchise tout aussi hypocrite. Je connais à peine Mlle Kledermann...

– Pourtant, vous êtes italien, vénitien même, et Lisa a toujours déliré au sujet de votre ville. Je crois même qu’elle y a résidé en catimini pendant deux années.

– J’admets l’avoir rencontrée une ou deux fois... dans des salons...

– Vous avez plus de chance que moi. Croyant l’y trouver, j’y suis allé plusieurs fois mais je n’ai pas pu mettre la main dessus. Quant à Zurich où est sa maison familiale, elle n’y vient jamais.

– Et vous pensiez la trouver ici ?

– J’espérais qu’elle y serait puisque je l’ai cherchée vainement à Vienne. Vous savez, depuis qu’elle a abandonné ses lubies italiennes, elle est souvent auprès de sa grand-mère qu’elle aime beaucoup. Mais vous, pourquoi étiez-vous à Rudolfskrone ?

Un reste de méfiance perçait dans sa voix, aussi

Adalbert fit-il comprendre d’un clin d’œil à Aldo qu’il se chargeait des explications. Quand il s’agissait de raconter des histoires, c’était sans doute lui le plus doué, mais il convenait d’apprendre jusqu’à quel point Fritz était renseigné sur ce qui se passait là-haut.

– Mme von Adlerstein ne vous a rien raconté, hier soir ?

– Elle ? Rien du tout ! Elle était si furieuse de me voir arriver qu’elle m’a jeté à la porte sous le prétexte que je l’encombrais et qu’elle détestait qu’on débarque chez elle sans prévenir. Du coup, je n’ose pas y retourner et cela m’ennuie parce que j’avais quelque chose à lui demander...

– Vous habitez Vienne ?

– Oui, chez mes parents, précisa Fritz. Grâce à Dieu, il leur reste suffisamment de fortune pour que j’aie ma liberté. Mais parlons plutôt de vous !

Tranquille sur ses arrières, Vidal-Pellicorne choisit un moyen terme entre réalité et fantaisie : il raconta que son ami Morosini, expert en pierres précieuses et collectionneur, passionné en outre par les Habsbourg, cherchait à rassembler leurs bijoux vendus à Genève pendant la guerre par le comte Berthold. Or, invité par un ami à l’Opéra de Vienne, il avait cru reconnaître l’un des joyaux en question sur une dame qu’il croyait être la comtesse von Adlerstein puisqu’elle occupait sa loge. Depuis, il s’efforçait de la rencontrer.

– Vous savez comment sont les collectionneurs ? ajouta-t-il avec une douce indulgence. Ils deviennent fous dès qu’ils flairent une piste. Malheureusement, il a fait chou blanc : la dame est une amie de votre grand-tante et celle-ci ne nous a pas caché sa façon de penser : la propriétaire du bijou considérerait toute proposition de vente comme une inconvenance. Elle a même refusé de nous donner son nom et son adresse.

– Ça ne m’étonne pas ! Elle n’est pas facile, tante Vivi ! Quant à moi si je pouvais vous aider, je le ferais volontiers mais je ne mets jamais les pieds à l’Opéra. Ces gens qui vont dans tous les sens en clamant qu’ils vont mourir ou qui s’assoient en disant qu’il importe de fuir m’ennuient à pleurer... Et vous ? Si j’ai bien compris vous êtes archéologue ?

– Surtout égyptologue mais, depuis quelque temps, je désire en connaître un peu plus sur votre antique civilisation de Hallstatt et je suis venu ici pour visiter le site. Il se trouve que j’ai rencontré Morosini à Salzbourg et nous sommes venus ensemble. Mais l’archéologie ne vous captive sans doute pas plus que l’opéra ? ajouta Adalbert avec sollicitude.

– Pas vraiment mais il se trouve que je connais bien le coin ! Il y a là-bas les ruines de Hochadlerstein, le vieux burg familial sur les contreforts du Dachstein où j’ai joué bien souvent pendant les vacances... quand j’étais gamin.

– Vous n’habitiez tout de même pas des ruines ? intervint Aldo, traversé par une idée soudaine.

– Non. On louait une maison : ma mère aime beaucoup l’endroit... Je vous montrerai volontiers Hallstatt, ajouta Fritz à l’adresse d’Adalbert. Je vais passer trois ou quatre jours ici pour voir si l’humeur de tante Vivi s’arrange. Et comme vous allez sans doute vous retrouver seul...

Ses préférences allant à Vidal-Pellicorne, il y avait une note d’espoir dans sa voix. Gomme c’était un garçon honnête et bien élevé, il avait présenté à Morosini les excuses qu’il jugeait convenables, mais il ne débordait pas de sympathie pour lui. Le physique du Vénitien devait y être pour quelque chose.

– Pourquoi resterait-il seul ? demanda Aldo sur le mode ironique.

– Vous allez partir, puisque vous n’avez pas réussi votre entreprise. Je vous te remplacer ! conclut-il revenant joyeusement à son français pittoresque. Ainsi je faire beaucoup de la progrès.

– Eh bien, vous en ferez aussi avec moi !

– Vous reste ?

– Mon Dieu, oui. Figurez-vous que les Habsbourg me passionnent au point que j’ai l’intention d’écrire un livre sur la vie quotidienne à Bad Ischl au temps de François-Joseph, déclara-t-il en suivant avec amusement les progrès de la déception sur le visage rond du jeune homme. Ainsi, je vais à présent faire un tour en ville. Mais je ne vous empêche pas d’aller excursionner tous les deux.

– Ça, c’est la bonne idée ! s’écria Fritz consolé. Et je monter dans la petite bolide rouge ! Seulement, je vous te prévenir : la route ne va pas jusqu’à Hallstatt : il faut marcher après ou alors prendre le bateau.

– On verra bien ! grogna Adalbert dont le regard en disait long sur ce qu’il pensait des bonnes idées d’Aldo. On se revoit quand ?

– A dîner, je pense ? Avec ce que tu viens d’avaler tu n’as pas l’intention de déjeuner ?

– Non, intervint Fritz. Nous se retrouver à cinq heures chez pâtisserie Zauner ! C’est là que battre le cœur de Bad Ischl et si vous désire écrire là-dessus vous doit pas contourner. Et vous voir, tout être pareil comme quand François-Joseph siéger ! ...

– Va pour Zauner ! conclut Aldo. À cinq heures !

Et laissant les deux autres encore à table, il remonta chez lui pour y prendre casquette et imperméable.

Les mains au fond de ses poches, le col de son Burberry’s relevé, Morosini partit au pas de promenade le long de la Traun. Le temps gris et frais n’était guère fait pour mettre en valeur une station thermale en sommeil où nombre de villas affichaient leurs volets clos, mais le charme de la petite ville, au creux de sa vallée, était tel qu’il trouva plaisant de la voir ainsi débarrassée des hordes de curistes.

Le pont franchi, il retrouva sans peine la grille aperçue dans la nuit. Elle fermait une allée bordée de hauts buissons menant à une assez vaste maison ocre sous un grand toit en accent circonflexe, largement débordant, qui lui donnait une vague allure de chalet corrigée par les ferronneries compliquées des balcons. De la route, on ne voyait que l’étage dont, à la surprise du promeneur, les volets étaient eux aussi fermés...

Perplexe, Aldo hésitait sur ce qu’il convenait de faire quand une femme portant le costume des paysannes du Salzkammergut – robe de laine sombre à manches bouffantes sous un châle de couleurs et chapeau de feutre orné d’une plume – s’approcha de lui :

– Vous cherchez quelque chose, monsieur ? demanda-t-elle avec la gentillesse instinctive des gens de ce pays. Elle était charmante, avec un visage rond et frais qui attirait tout naturellement le sourire.

– Oui et non, madame, dit Morosini en se découvrant, ce qui la fit rosir un peu plus. Il y a fort longtemps que je ne suis venu ici, je ne me retrouve plus tout à fait. Cette maison, c’est bien la villa du baron von Biedermann ? (il avait lancé le premier nom qui lui était venu à l’esprit.)

– Oh non, vous faites erreur. C’était celle du comte Auffenberg. Je dis c’était parce qu’elle vient d’être vendue mais je ne saurais vous donner le nom du nouveau propriétaire.

– C’est sans importance, madame, du moment que ce n’est pas ce que je croyais. Merci de votre obligeance !

Elle le quitta en esquissant une rapide petite révérence et poursuivit son chemin. Aldo en fit autant quand il eut constaté que la maison ne donnait aucun signe de vie. Curieuse demeure, en vérité, où l’on venait passer quelques instants en pleine nuit avant de reprendre une longue route ! Pour rendre visite à un fantôme ? Ou à quelqu’un qui ne tenait pas à ce que l’on sache sa présence ? Décidément, le rôle d’Alexandre devenait de plus en plus trouble.

Avec un rien de mélancolie, Aldo pensa que son propre chemin prenait des allures d’impasse, et c’était une situation qu’il détestait, mais comment faire pour en sortir ? Retourner voir la comtesse pour lui révéler la bizarre conduite d’un homme en qui elle semblait placer toute sa confiance ? Impossible à moins d’avouer que leur entretien avait été espionné par Adalbert et lui. Ce qui l’était encore plus. On imaginait sans peine avec quelle indignation elle recevrait les confidences d’un personnage qu’elle ne portait déjà pas dans son cœur.

L’idée qu’Apfelgrüne saurait peut-être quelque chose ne fit que l’effleurer. Ce garçon s’intéressait à lui-même et à sa chère Lisa. Sans plus !

En désespoir de cause, il se résolut à aller passer un moment dans une brasserie, après quoi il pousserait jusqu’à la Kaiser Villa. Il croyait beaucoup aux atmosphères, et se plonger dans celle de cette résidence estivale de la famille impériale lui apporterait peut-être une idée.

La grande demeure dont la propriétaire actuelle était l’archiduchesse Marie-Valérie, devenue princesse de Toscane par son mariage avec son cousin l’archiduc François-Salvator, pouvait être visitée en partie, pourtant Morosini ne franchit pas le portique de cette construction dont les murs, d’un jaune doux, rappelaient un peu Schônbrunn et mettaient une note ensoleillée au milieu des arbres dépouillés par l’automne. L’intérieur, il l’avait entendu dire, abritait quantité de trophées de chasse, massacres de cerfs, de sangliers et surtout de chamois dont on disait que François-Joseph avait abattu plus de deux milliers. Les exploits cynégétiques n’avaient jamais tenté Morosini et ceux-là moins que tous autres. Et puis, comment chercher la trace d’une femme qui adorait les animaux au milieu d’un mausolée à leur destruction ? Aussi pré-féra-t-il errer dans le parc, monter lentement vers le pavillon de marbre rose que l’impératrice avait fait construire en 1869 pour écrire, rêver, méditer, se donner l’impression d’être une châtelaine comme une autre, libre de laisser errer son regard sur les plantes et les arbres dont s’entourait son refuge et derrière lesquels aucun garde ne se dissimulait.

Appartenant à un peuple que l’Autriche avait tenu captif pendant de trop longues années, le prince Morosini n’éprouvait guère d’affection pour son impériale famille, mais en lui l’homme de cœur ne pouvait refuser l’hommage de son admiration à une souveraine dont la beauté illuminait encore les nombreux portraits, ni celui de sa compassion aux nombreuses blessures dont son cœur avait saigné. Et c’était son ombre douloureuse et fière qu’il cherchait à saisir pour lui ravir peut-être un secret...

Debout près d’un sapin, il contemplait avec une certaine déception la bâtisse composite fortement influencée par le style troubadour qu’il avait toujours détesté quand une voix aimable se fit entendre :

– Je n’ai jamais beaucoup aimé cette construction. On y retrouve un peu trop le goût des princes bavarois pour un Moyen Age dans le style de Richard Wagner. Sans aller jusqu’aux délires du malheureux roi Louis II, cela rappelle un peu que notre Elisabeth était sa cousine et qu’elle l’aimait beaucoup.

Enveloppé d’une cape de loden, un feutre à blaireau enfoncé sur la tête et une canne à la main, M. Lehar considérait son compagnon de voyage avec un sourire malicieux :

– Vous ne m’aviez pas dit, ajouta-t-il, que vous étiez un admirateur de Sissi ?

– Pas vraiment mais, lorsque l’on vient ici, il est presque impossible d’échapper à la magie qui s’attache à son souvenir. Surtout lorsque c’est lui que l’on recherche. Un haut personnage, qui est de mes clients, lui voue une sorte de passion posthume : il m’a chargé de retrouver des objets lui ayant appartenu...

– Il est certain que dans ce domaine il y en a beaucoup mais je serais fort étonné qu’on accepte de vous en vendre seulement un.

– Telle n’est pas non plus mon espérance. Encore que l’on ne puisse jamais savoir. Non, ce que j’aimerais rencontrer, ce sont d’anciens fidèles...

– Plus ou moins dans le besoin ? Ça c’est tout à fait possible et ils sont assez nombreux à hanter ce parc. Tenez, en voici une, ajouta le musicien en désignant discrètement une dame vêtue de velours noir qui venait de sortir du château de marbre et se tenait debout, les mains au fond de son manchon, sous la petite véranda où s’accrochait une vigne vierge d’un beau rouge profond dont les feuilles commençaient à joncher la terre.

– Elle n’a pas l’air dans le besoin, remarqua

Morosini qui avait reconnu la comtesse von Adlerstein.

– Elle ne l’est pas, en effet, et elle cherche même à soulager bien des misères mais elle vous sera peut-être utile. Venez, je vais vous présenter !

Il était déjà parti. Force fut à Aldo de le suivre après une brève hésitation. Après tout, il serait peut-être intéressant de voir comment on allait le recevoir ?

Le compositeur, lui, le fut à merveille. La vieille dame l’accueillit d’un franc sourire. Et qui s’effaça lorsque Morosini fut à portée de regard. Il jugea nécessaire de prendre les devants :

– Vous êtes trop impétueux, mon cher maître, dit-il en s’inclinant devant la comtesse d’une façon qui eût satisfait une reine. J’ai déjà eu l’honneur d’être présenté à Mme von Adlerstein... et je ne suis pas certain qu’une nouvelle rencontre lui agrée ?

– Pourquoi pas, dès l’instant où vous ne demandez pas l’impossible, prince ? Après votre départ, j’ai éprouvé quelques remords mais j’étais nerveuse ce jour-là. Vous en avez fait les frais. Je le regrette.

– Il ne faut jamais rien regretter, madame. Surtout pas un élan généreux. Vous voulez protéger votre amie mais, sur mon honneur, je ne lui veux aucun mal, bien au contraire.

– Je me serai donc trompée du tout au tout, dit-elle en tirant de son manchon un fin mouchoir dont elle effleura son nez d’un geste désinvolte qui ôtait à ses paroles toute notion de repentir. Elle ajouta aussitôt : Vous pensez rester ici quelque temps ? Je vous croyais reparti avec votre ami archéologue...

Décidément, elle a très envie d’être débarrassée de toi ! pensa Morosini qui répondit néanmoins avec bonne humeur :

– C’est justement parce qu’il est archéologue que nous sommes encore ici : il se passionne pour l’antique civilisation dite de Hallstatt et, comme je ne l’ai pas vu depuis longtemps, je vais demeurer quelque temps en sa compagnie.

Il aurait juré qu’au nom de Hallstatt Mme von Adlerstein avait tressailli. Ce n’était peut-être qu’une impression, mais une chose était certaine, sa nervosité revenait :

– D’où vient que vous ne soyez pas ensemble alors ?

– Parce qu’il m’a abandonné, comtesse ! fit-il avec une amabilité accrue. Nous avons eu le plaisir de faire mieux connaissance avec votre petit-neveu, hier à l’hôtel. M. von Apfelgrüne a insisté pour faire les honneurs du site à mon ami et, comme il n’y a que deux places dans sa voiture, j’en suis réduit à errer dans Ischl. Avec un certain bonheur, je l’avoue.

– Seigneur ! Où allons-nous si cet hurluberlu se mêle à présent d’archéologie ! Il n’est même pas capable de faire la différence entre un fossile et une pierre de taille ! J’espère avoir, un de ces jours, le plaisir de vous revoir, prince, et vous, mon cher maître, venez à Rudolfskrone quand vous en aurez le loisir !

– Je profiterai bientôt de la permission, se hâta de dire le musicien un peu vexé de s’être trouvé mis à l’écart avec tant de légèreté. Je compte vous donner de bonnes nouvelles de votre parent, le comte Golozieny. Nous nous sommes trouvés ensemble à Bruxelles et...

Mais elle descendait déjà le chemin en pente menant à la Kaiser Villa. Cependant, elle se retourna :

– Alexandre ? Je l’ai vu il y a peu mais venez m’en parler tout de même autour d’une tasse de thé !

La comtesse reprit sa route et, cette fois, ne se retourna plus :

– Quelle attitude bizarre ? fit Lehar décontenancé. Une femme qui est toujours la grâce en personne !

– Tout est de ma faute, mon cher maître ! J’ai le malheur de lui déplaire, voilà tout ! Vous auriez dû me laisser dans mon coin. Mais vous venez de prononcer un nom qui ne m’est pas inconnu. Le comte...

– Golozieny ? compléta le compositeur sans se faire prier. Que vous l’ayez déjà rencontré ne m’étonne pas. Il est quelque chose dans le gouvernement actuel mais cela ne l’empêche pas de voyager beaucoup à l’étranger. Il aime Paris, Londres, Rome... et les jolies femmes ! Qui, je crois, lui coûtent fort cher mais n’en dites rien ! Surtout à la comtesse : il est hongrois comme elle et c’est son cousin...

– Je crains fort qu’elle ne m’offre pas beaucoup d’occasions de la revoir.

– J’arrangerais cela si j’en avais le temps mais je repars pour Vienne dans deux jours. Alors, si vous voulez visiter ma maison, il faut vous dépêcher ! Rentrez-vous à présent ?

– Non. Je vais m’attarder encore un peu... J’aime cet endroit.

– Je ne peux vous donner tort mais j’ai la gorge fragile et je sens un peu de frais. A bientôt n’est-ce pas ?

Quand le père de La Veuve joyeuse eut disparu entre les arbres, Aldo consulta sa montre, tourna deux ou trois fois autour du pavillon de l’Impératrice puis reprit tranquillement le chemin de la ville. Aussi bien, on approchait de cinq heures et les grilles n’allaient pas tarder à fermer pour la nuit qui déjà s’annonçait.

Lorsqu’il rejoignit Adalbert et son mentor autour des petits guéridons de marbre blanc de Zauner, dans une atmosphère à la fois vieillotte et chaleureuse embaumant le chocolat et la vanille, les deux voyageurs étaient en train de faire disparaître une incroyable quantité de pâtisseries variées en buvant force tasses de chocolat :

– On dirait que vous avez faim, tous les deux ?

– Le grand air faire des creusements dans l’appétit, le renseigna Apfelgrüne en engloutissant une énorme part de Linzertorte agrémentée de crème fouettée. Vous faire bon promenade ?

– Excellente ! Meilleure même que je ne le pensais, ajouta Aldo avec un sourire sardonique à l’adresse de son ami. Et votre excursion ?

– Merveilleuse ! répondit celui-ci en lui rendant son sourire. Tu n’as pas idée à quel point c’était intéressant. Passionnant, même, devrais-je dire. Je vais sans doute aller passer quelques jours là-bas. Tu devrais venir ?

De toute évidence lui aussi avait fait une découverte et Morosini voua mentalement à tous les diables le malencontreux Fritz qui les empêchait de parler librement. Il fallut attendre d’être rentrés à l’hôtel mais, à peine les deux hommes se trouvèrent-ils seuls, que les questions fusèrent :

– Alors ?

– Eh bien ?

– Je sais qui est Alexandre, dit Aldo. Quant à la maison de la nuit dernière, elle vient de changer de propriétaire et on n’a pas pu me renseigner. Là-dessus, j’ai rencontré Mme von Adlerstein et elle n’a pas eu l’air content du tout que Pomme Verte t’ait emmené visiter Hallstatt.

– Le contraire m’étonnerait. Hallstatt est un village extraordinaire, magnifique, hors du temps, et l’on y fait d’étranges rencontres. Sais-tu qui j’ai vu débarquer tandis que nous buvions une bière à l’auberge ? Le vieux Josef, le majordome de notre comtesse. Il a suivi un chemin filant à travers les maisons mais je n’ai pas pu le suivre, à cause de mon compagnon.

– Et il n’a rien pu t’apprendre, lui ?

– Non. Il n’a même pas eu l’air surpris. Selon lui, Josef a des copains dans le coin. Un point c’est tout !

– On ne peut pas dire que ce soit une lumière, celui-là ! grogna Morosini. Je suis d’avis qu’on transporte nos pénates là-bas dès demain mais qu’est-ce qu’on va faire de lui ?

– Écoute, mon vieux ! La chance nous a fait quelques sourires aujourd’hui. Elle ne va pas s’arrêter en si bon chemin.

– Tu crois qu’elle va nous en débarrasser ?

– Pourquoi pas ? Je suis de ceux qui croiront toute leur vie au Père Noël ! ...


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