Chapitre 7

Dès les premiers moments de son retour à la vie, les deux jeunes femmes qui soignaient Angélique avaient tenu avec la dernière énergie à lui ménager des moments de tranquillité, surtout lorsque son mari, le père des enfants, le pirate français de Gouldsboro, qu'elles vénéraient fort, se présentait. Grâce à elles, le défilé des visites faisait trêve, et Angélique pouvait connaître ces instants d'intimité familiale dont sont privées les reines accouchées, avec la seule présence de Joffrey de Peyrac auprès d'elle.

Ç'avait été une heure inoubliable que celle où, pour la première fois, Angélique assise dans son grand lit, appuyée contre lui, lui la soutenant de son bras, ils avaient pu contempler avec bonheur leurs deux enfants nouveau-nés. Ces femmes, dont Angélique ne savait pas encore qu'elles se nommaient Ruth et Nômie, les leur avaient apportés sur un grand coussin de dentelle. Elles avaient disposé le coussin sur les genoux d'Angélique, s'assurant que cela ne la fatiguait pas trop – ils étaient légers ! –puis elles s'étaient retirées, montant la garde devant la porte, leur réputation de magiciennes intimidant beaucoup plus les curieux et les visiteurs déçus et impatients que les sentinelles espagnoles au pied de l'escalier.

– Ainsi donc, vous avez décidé de demeurer parmi nous, petits princes ? fit-il avec douceur. Quelles sont vos intentions ?

Les deux miniatures, sur leur coussin de dentelle, les fixaient de leurs regards bleuâtres où s'entr'apercevait comme le fond d'espaces infinis.

– Ils sont impressionnants ! dit Peyrac.

Il y avait de la fierté et de l'amusement dans sa voix. Angélique, émerveillée et encore incrédule, se persuadait de leur existence. Ce fut l'instant de l'échange. Quatre personnages se rencontraient au seuil d'une vie commune qui promettait d'être longue, tendre et brillante, après avoir failli être emportée par la tempête, à peine ébauchée.

Les doigts de Joffrey se crispèrent sur son épaule.

– Quelle peur j'ai eue, mon amour, fit-il d'une voix étouffée. Quelle peur vous m'avez faite !

Elle ne lui avait jamais entendu prononcer le mot peur, ne lui avait jamais connu ces accents angoissés, même au bord du naufrage, ou dans les plus grands dangers.

Elle leva les yeux sur lui. Ce visage proche tant aimé, elle l'avait vu tourmenté de la même anxiété, dans un rêve obscur traversé d'éclairs et de tonnerre, et si réel qu'elle avait éprouvé le désir de poser ses lèvres sur sa joue marquée, ruisselante de pluie. Il marchait d'un pas rapide dans la tempête... Il y avait eu aussi Shapleigh, le revenant.

– Qu'est-il arrivé à Shapleigh ? demanda-t-elle.

– Il n'était pas loin, figurez-vous, à deux milles d'ici. On l'a arrêté et retenu prisonnier alors qu'il parvenait aux abords de Salem. Les hommes que j'avais envoyés à sa recherche l'ont délivré dans un coup de force, mais il y avait risque d'échauffourée car ils étaient peu nombreux. Je suis allé à leur rencontre.

– Ah ! C'est pourquoi des hommes en armes avec des torches l'entouraient... Et que vous marchiez si vite sous l'orage.

Joffrey de Peyrac la regarda de côté, avec un sourire intrigué, mais n'émit pas de commentaires à cette réflexion insolite.

– Oui, confirma-t-il, je suis arrivé juste à temps. C'était à nouveau une course décisive où se jouaient nos vies. Je vous avais laissée à l'article de la mort, mais les jeunes femmes vous veillaient.

Fallait-il donc croire qu'elle était un fantôme quand elle l'avait aperçu dans la nuit et l'avait effleuré, voulant l'embrasser ?

Les deux bébés avaient fermé les yeux et ils n'étaient plus que des petits êtres doux, respirant la sérénité et le bonheur d'être en vie.

Elle inclina la tête et, se détournant, posa ses lèvres sur la main de Joffrey. La chaleur de cette main brune qui la soutenait, des doigts énergiques qui l'étreignaient avec tant d'inquiète sollicitude, exaltait la douceur qu'elle éprouvait à s'abandonner contre son épaule.

Sa faiblesse n'était plus coupable. Elle pouvait être faible puisqu'il était là. À demi assis contre le lit, il l'enveloppait de sa vigueur qu'elle n'avait jamais sentie aussi intangible, vitalité forgée par les épreuves, les blessures et les fatigues d'une vie de combat. Aujourd'hui, il était sa force et elle n'avait plus à lutter.

Ce fut un moment délicieux. Un moment qui recommençait ce qui n'aurait jamais dû être brisé autrefois, elle près de lui, tels qu'ils étaient en ce moment même, contemplant leur premier-né dans un petit château du Béarn, au pied des Pyrénées, en la lointaine France.

Elle ne savait pas alors ce qui leur serait imposé à l'un et à l'autre, les chemins imprévus de leurs destins. Destins que le grand eunuque Osman Ferradji annonçait avec effroi et admiration :

« Ils se rejoignent... J'ai lu dans les étoiles la plus étrange histoire du monde entre cet homme et toi... Il vient d'ailleurs... un homme du futur. »

Une voix avait dit aussi :

« Non, pas encore, il doit demeurer sur Terre... »

« Nous ne savons rien, pensa-t-elle. Nous nous croyons les maîtres. Nous croyons que c'est nous qui organisons tout. Chaque coup de gong du destin a sa signification à travers la nue. »

*****

– Je crois maintenant que j'ai failli mourir, lui dit-elle, à sa visite suivante. Car j'ai revu toute ma vie et l'on dit que cela arrive au moment de la mort. Je me croyais en Alger. Ce qui était le plus affreux, c'était de réaliser qu'étant prisonnière de Moulay Ismaël, je ne vous avais pas encore retrouvé. J'éprouvais une déception affreuse.

Il caressa et suivit du doigt la courbe de son visage. Un peu d'ironie plissait ses paupières.

– Je comprends pourquoi vous parliez en arabe dans votre délire. Et vous appeliez sans cesse Colin Paturel, le roi des esclaves.

– Mais il fallait qu'il me délivre du harem afin que je puisse vous retrouver !

– Vous l'avez tant réclamé que je l'ai prié de venir sur-le-champ à Salem.

– De Gouldsboro ? Comment a-t-il pu arriver si vite ? fit-elle, à nouveau inquiète de perdre la notion du temps.

Il rit et reconnut qu'il la taquinait.

En fait, ce voyage était prévu : Colin devait les rejoindre à Salem, où se tiendrait lors de leur passage une réunion des commerçants de Gouldsboro, tels que Mercelot et Manigault avec leurs associés de Nouvelle-Angleterre. À son bord se trouvaient Adhémar et sa femme Yolande, et leur bébé de cinq mois.

Angélique avait la tête trop vide pour chercher d'autres explications à l'heureux hasard des circonstances.

Oui, certes, elle avait failli mourir. Et plutôt deux fois qu'une, et même trois sans exagérer. Tout le monde était d'accord là-dessus. L'on discutait seulement de l'instant qui avait été le plus dramatique et où l'on avait vraiment cru que « c'était fini ».

Pour les uns, ç'avait été lorsque, après s'être redressée avec un cri terrible qui faisait écho aux hurlements de la petite Honorine dans une chambre voisine, elle s'était rejetée en arrière, rigide et livide. Pour d'autres, c'était, au plus fort de l'orage, au plus noir de la nuit, lorsque, la fièvre la consumant, sa respiration se fit si précipitée qu'elle devenait imperceptible et que son cœur parut sur le point de s'arrêter, faute de pouvoir battre à ce rythme dément. Mais la crise la plus grave, celle où elle avait été sur le point de leur « filer entre les doigts », c'était la première, lorsqu'on lui avait vu aux lèvres, dans un visage de cire, un sourire paradisiaque. On croyait qu'elle s'était endormie. L'attention se portait alors sur le petit « miraculé ». Soudain, son époux et les « magiciennes » s'étaient précipités vers elle, et il y avait eu de terribles minutes dans un silence où se jouaient d'insondables décrets, où se combattaient d'incalculables forces.

Le souffle n'était revenu aux témoins qu'avec la disparition de ce sourire d'un autre monde, qui la rendait si belle... pour l'éternité.

On avait vu la fièvre monter et marquer son teint cireux d'une vague incandescente, mais tout valait mieux que le sourire.

La journée suivante s'était passée sans amélioration. Mais, au soir, alors qu'éclatait l'orage, avaient eu lieu les deux autres crises, et on l'avait crue perdue.

Séverine lui raconta que, ce soir-là, Honorine que l'on tenait à l'écart et qu'elle gardait, s'était soudain jetée face contre terre, hurlant comme une possédée, se mordant les bras à pleines dents. Elle n'en serait pas venue à bout si l'une des femmes aux longs cheveux n'était venue, enfin, la calmer.

Séverine, dévorée d'inquiétude, sollicitait des nouvelles. La guérisseuse lui disait que les enfants étaient sauvés, mais que leur mère, comme s'offrant en sacrifice pour leurs vies, avait été sur le point d'expirer. À peine si leurs forces réunies et celles de l'amour que lui portait son époux avaient réussi à la ramener ou plutôt à la maintenir parmi les vivants. Nul ne pouvait encore se prononcer, car elle était la proie d'un accès de fièvre palustre, que les Romains attribuaient au mauvais air – mala aria – des marécages et pour laquelle il était bien connu qu'il n'existait aucun remède. Tout dépendait de la résistance du malade à l'assaut de la fièvre.

La jeune femme, avec laquelle Séverine s'était tout de suite sentie en sympathie malgré son aspect étrange, lui avait affirmé qu'elle et sa sœur feraient de leur mieux pour l'aider dans cette lutte, mais la fatigue du combat marquait leurs traits. Auraient-elles assez de forces pour retenir la mourante au bord de la tombe ?

Séverine, hagarde et oubliée, était demeurée seule, berçant Honorine dans ses bras :

– J'ai prié, madame, guettant les bruits de la maison difficiles à percevoir et à interpréter parmi le fracas du tonnerre.

Enfin, surgissant de la nuit ruisselante, comme un triton d'une caverne sous-marine, le vieux medicine-man Shapleigh était apparu sur le seuil, et avait été conduit au chevet de Mme de Peyrac où il avait pu lui administrer le remède, le seul – une décoction d'écorces ou de racines – qui pût subjuguer l'inguérissable fièvre palustre de trop ancienne et sinistre réputation.

Angélique écoutait et reconstituait avec ses propres souvenirs les épisodes de son délire.

– « Ils » m'ouvriraient la cervelle pour savoir mon secret ! ricanait George Shapleigh. Mais qu'ils crèvent tous des fièvres... De remèdes, je n'en ai point pour eux.

Car il s'en était fallu de peu, cette fois, que le réprouvé des forêts américaines fût pendu. L'on avait molesté sa petite tribu, Maktara, l'Indienne Péquot avec laquelle il vivait depuis quarante ans, son Indien pisteur qui était donc son fils, et la femme de celui-ci, une Wapanoag.

Ce qui le fâchait le plus, c'était d'avoir manqué le rendez-vous convenu avec Mme de Peyrac.

Il s'était pourtant mis en route dans le temps convenable, quittant son repaire de la pointe Maquoit, aux environs de Sheepscott avec son épouse indienne, son fils, sa bru qui portait sur son dos, bien ficelée sur une planchette dans son cocon de lanières de couleur brodées de perles, une petite quarteronne d'Anglais de quelques mois.

Mais malgré ses ruses et ses détours, il avait été reconnu et appréhendé aux abords de Naumbeag, à l'emplacement des premières sécheries de morue de la compagnie de la baie du Massachusetts. Dans ces parages, on ne se contentait pas de lui en vouloir parce qu'il vivait dans les bois avec une femme indienne, ayant deux fois ratifié son pacte avec le diable. Son contentieux avec le Massachusetts était plus grave. Périodiquement, les héritiers de son ancien maître, un apothicaire de Salem, venaient réclamer, en l'indexant sur les fluctuations de la livre sterling, le prix de son passage de l'Océan, qu'il avait traversé, jeune apothicaire de dix-huit ans, et qu'il n'avait jamais remboursé.

– Mes secrets, je ne les donnerai qu'à vous, mi-lady. À vous et aux jeunes « druidesses ».

Ainsi désignait-il ses collègues en magie, Ruth et Nômie, qui, avec lui, avaient œuvré à retenir sur Terre, pour le bonheur des vivants, Angélique de Peyrac et les merveilleux jumeaux : Raimon-Roger et Gloriandre.

*****

– Mais pourquoi ces noms ? s'informait-elle enfin.

Autant qu'elle pût s'en souvenir, le choix d'un prénom pour le futur bébé n'avait pas encore été débattu entre eux. Sa naissance leur semblait alors si lointaine. Angélique soupçonnait Joffrey de souhaiter une fille et le prénom d’Éléonore avait été avancé. Mais pour le garçon, point.

Son mari lui donna quelques aperçus des délibérations qui avaient présidé à leurs prénominations, dans les premiers moments de leur venue au monde.

Gloria était le patronyme de la sage-femme irlandaise catholique qui l'avait assistée de son mieux, la pauvre femme, et qui, jugeant les deux enfants condamnés à une mort rapide, avait décidé de les baptiser illico. Les sachant papistes comme elle, elle baptisa la petite fille Gloria et pressa M. de Peyrac de prénommer le garçon à son idée.

– Alors, voyant comme un reflet doré briller sur la tête du pauvre petit, je me souvins de Raimon-Roger de Castillon, grand adversaire des Barbares du Nord durant l'extermination des Albigeois. Homme de victoires, surnommé « le comte roux » par la légende, il me parut bon d'appeler la protection d'un vigoureux héros de ma province sur cette frêle créature, et je prononçai le nom de Raimon-Roger.

Quant à Gloriandre, c'était aussi une transformation occitane, qu'il avait ajoutée au prénom de Gloria, et il lui raconterait un jour, quand elle serait moins impressionnable, l'histoire qui s'y rattachait.

La sage-femme irlandaise, Gloria Hillery, mariée à New York, avait surtout pratiqué sa profession parmi des Hollandais, dont elle avait adopté les coutumes qui environnent la naissance, qui sont nombreuses et attendrissantes chez ce peuple aimant les enfants jusqu'à les gâter et les rendre insupportables. Si l'on n'avait pu boire le « chaudeau » d'usage, brassé avec un long bâton de cannelle enrubanné, elle avait cependant envoyé ses filles dans toutes les directions annoncer la naissance aux voisins, à la parenté et, faute de celle-ci, les braves petites Irlandaises-Hollandaises avaient couru au port avertir les équipages des navires français.

Puis, leur mère les avait mises à broder les écriteaux qui devaient être suspendus à la porte de la maison, formés d'une planchette recouverte de soie rouge encadrée de dentelles. Pour la fille, le centre de la planchette était dissimulé par un rectangle de satin blanc. Puis, voyant la mort s'avancer, imminente, les mains agiles se hâtèrent de composer des écriteaux de soie noire qui allaient remplacer les autres et, l'orage éclatant, un écriteau de toile plus simple qui affronterait la pluie afin de préserver ceux de soie et de satin.

Maintenant que tout danger était écarté et que le soleil était revenu, les filles de la sage-femme piquaient l'aiguille pour des robes somptueuses, destinées à un plus grand baptême ou à quelque cérémonie où les jumeaux devraient faire leur apparition publique.

Ainsi, Angélique apprenait qui étaient ces jouvencelles brodeuses, penchées à longueur de journée sur des étoffes, et cousant dans la lumière de la fenêtre, sauf lorsque Ruth et Nômie les chassaient à grands gestes comme une volée de poules et mettaient tout le monde sur le palier.

Car la chambre n'avait cessé d'être le théâtre de mille intenses brins d'existence vécus par tous ceux et celles qui y avaient accès. Moments d'enthousiasme, d'émotion, de lyrisme, d'effroi sacré, de quiète et chaleureuse promiscuité, qui ne semblaient pouvoir s'éprouver que là et lançaient vers le seuil de la maison de Mrs Cranmer la moitié de la ville et un nombre incalculable de délégations d'équipages, venant des navires à l'ancre dans le port. Il avait fallu recevoir par exemple les matelots de L'arc-en-ciel, du Mont-Désert et du Rochelais dont certains avaient formé l'escorte du comte de Peyrac lorsque celui-ci était parti vers la maison des quakeresses chercher du secours pour son fils mourant, tous, fiers et rudes matelots, bouleversés par une si étrange odyssée et qui souhaitaient contempler et admirer de visu le « ressuscité » de cette nuit-là : Raimon-Roger de Peyrac de Morrens d'Irristru. Il y avait aussi ceux que leur nécessité attachait à ces lieux et, pour commencer, les deux nourrices indispensables, la bru de Shapleigh pour Gloriandre, l'Acadienne Yolande pour Raimon-Roger, toutes deux flanquées l'une de son Indien d'époux, l'autre de sa robuste pouponne Mélanie, puis les domestiques de la maison, requis pour d'incessants services, Agar tressant ou répandant ses fleurs, la petite Honorine qu'on ne pouvait éloigner, Séverine son ange gardien, Mrs Cranmer, bien entendu... À toutes ces visites s'ajoutaient les allées et venues des familiers qui estimaient, eux aussi, avoir un droit de présence indiscuté soit par l'ancienneté de leur amitié, soit par l'importance de l'emploi qu'ils étaient accoutumés à tenir auprès de Mme de Peyrac et qu'ils étaient décidés à remplir coûte que coûte malgré les événements. Et l'on voyait Kouassi-Bâ, l'aigrette de son turban de cérémonie frôlant les poutres du plafond, apparaître au pied du lit avec son matériel pour le café et ses petites tasses de faïence dans leurs supports de bois, filigranées d'argent. Il était assisté de Timothy et d'un autre enfant noir aux yeux farouches, marqués de tatouages bleus jusqu'au front, qu'ils avaient achetés sur un marché de Rhode Island. On voyait aussi dans un coin Élie Kempton, occupé à vendre des noix de muscade à la sage-femme irlandaise en lui affirmant que ce n'étaient pas des billes de bois camouflées comme s'autorisaient parfois à en vendre ses collègues colporteurs du Connecticut, et Adhémar qui surgissait, triomphant, après avoir traversé la ville dans son uniforme de soldat français, pour rapporter de l'auberge de L'ancre bleue un plat de tripes à la mode de Caen de sa confection, et puis Shapleigh, avec son tromblon, ses livres, et d'autres encore...

Séverine, très active, houspillait les servantes en cotte bleue trop lambines, apportait les oreillers enveloppés de linge frais, les draps et leurs rabats de dentelle, afin qu'Angélique fût comme une souveraine recevant ses sujets. En bonne Rochelaise huguenote, Séverine aimait le beau linge et pillait sans ménagement les armoires de Mrs Cranmer. Celle-ci était au-delà des protestations et Angélique, pour panser des blessures secrètes qui devaient s'envenimer chaque jour chez son hôtesse, lui parlait, la remerciait mille fois.

Elle avait vu celle-ci sangloter dans son mouchoir alors que l'on annonçait sa mort et ce souvenir la rendait indulgente envers la pauvre dame.

Tous l'aimaient, tous, elle était heureuse de les voir, mais, les premiers jours surtout, bien que s'évertuant avec grâce à ne décevoir personne, elle était reconnaissante à ses deux « anges » de leur ménager, à elle et à son mari, des instants de répit.

Angélique ne se lassait pas de contempler les menus visages, si ravissants que l'on ne pouvait que s'extasier.

« Qui êtes-vous, petits princes ? »

Ils allaient donner un autre cours à sa vie. Il était évident, rien qu'à regarder leurs petites faces hautaines, que le monde et l'histoire parleraient d'eux et ne la mentionneraient, elle, Angélique, qu'à titre de mère des étonnants jumeaux de Peyrac.

Mais n'était-ce pas déjà leur prêter bien des intentions ? Cet air de hauteur qu'affectent les nourrissons ne leur vient-il pas, tout d'abord, de la difficulté qu'ils ont à tenir droites leurs petites têtes branlantes ?

Elle riait :

« Mes trésors ! »

Le petit garçon, au crâne rond à peine parsemé d'un duvet pâle, lui était plus proche, car elle l'avait tenu mourant et cru périr de douleur de cet arrachement.

Elle eut un élan vers Joffrey assis près d'elle.

– C'est une chose terrible que d'être mère, murmura-t-elle, tandis que ses grands yeux clairs s'effaraient. Pardonnez-moi, mon cher seigneur : je crois que je vous ai oublié en ces heures épouvantables, lorsqu'il mourait entre mes mains.

– Et je me demande si ce n'est pas encore plus terrible d'être père, rétorqua-t-il d'un ton léger qui visait à atténuer dans son souvenir le choc ressenti. Car, en ces heures, l'oubli vous a été donné, non à moi. Il y a des tortures qui anéantissent tout souvenir, tout raisonnement. Vous en étiez la proie. J'éprouvais la rançon de mon corps intact, de ma force impuissante devant vos faiblesses menacées.

« Certes, pour moi aussi le monde était devenu désert et ténébreux, plus intenable et dangereux que je ne l'ai connu en aucune tempête ou sanglante bataille. Mais je ne pouvais oublier que vous y demeuriez car c'était cela seul qui comptait. Votre vie à sauver, celle de ces deux petits êtres qui entraînaient la vôtre, et aussi celle d'Honorine car elle ne vous survivrait pas. Une défaite que je n'avais pas le droit d'accepter, ni même d'envisager. J'étais responsable de votre salut et... désarmé.

– Il est venu nous chercher, avaient dit Ruth et Nômie.

– Qui ?

– L'Homme Noir ! Le pirate français de Gouldsboro.

Et elles pouffaient.

– Ce n'est que plaisanterie !... Ni pirate ni Homme Noir ! Nous l'aimons.

Maintenant qu'elle connaissait leur histoire, elle pouvait imaginer Joffrey de Peyrac se hâtant vers la cabane maudite à la lisière des bois, suivi de sa petite troupe sous la voûte murmurante, dans le crépuscule des grands ormes de Salem, s'arrêtant devant le cercle de pierres.

Il avait mis un genou à terre, lui qui avait refusé de s'agenouiller devant le roi, et il avait crié en tendant les bras vers la maison des sorcières :

– Venez ! Venez ! Je vous en conjure, mes sœurs bien-aimées ! Venez sauver mon fils qui se meurt !

Angélique souriait en regardant Raimon-Roger. Cette petite chose à peine achevée, qui alors n'avait même pas de nom, c'était déjà pour lui : mon fils qui se meurt !

– Vous saviez qu'elles existaient ? Vous aviez entendu parler de leurs pouvoirs ? Vous les connaissiez ?

– Ah ! Je connais un peu tous les secrets de l'Amérique, dit-il en riant. C'est ma tâche ! Si je veux soutenir et sauver les miens en cette terre sauvage, je me dois de connaître les secrets de l'Amérique... Ses vrais secrets.

Ce n'étaient pas tout à fait des confidences qu'ils échangeaient ainsi. Mais ils se rapprochaient et le drame commun partagé les inclinait à se dévoiler l'un à l'autre des aspects jusqu'ici gardés secrets de leurs pensées.

Ils se sentaient entraînés par une soudaine excitation qui clarifiait l'esprit et libérait la contrainte des cœurs, à l'instar d'une boisson capiteuse qui, momentanément, changerait à leurs yeux les couleurs de la vie.

Sans le dire, Angélique s'inquiétait.

Elle s'inquiétait de savoir ce qu'elle avait bien pu raconter lorsqu'elle était inconsciente, et plus encore, de comprendre le sens de ce qu'elle avait traversé.

« Si l'on revoit sa vie, pensait-elle, c'est pour l'exorciser, ou l'effacer, ou apprendre qu'elle n'avait pas la grande importance qu'on lui prêtait. Une bulle à la surface de la lumière. »

Car, ce qu'elle avait revécu : Alger, le château en flammes, la matrone à son chevet disant : « Croyez-moi ma p'tite dame », cela n'avait aucune importance, et ne l'avait tourmentée que par l'absence de Joffrey et la crainte resurgie de l'avoir perdu à jamais. Le reste était effacé depuis longtemps.

Car est effacé, oublié, ce qui a cessé de nous faire souffrir. Était-ce pour l'apprendre qu'elle était retournée mettre ses pas dans d'inutiles traces ?

– Je connais ces sortes de « voyages », lui dit-il. Il m'est arrivé d'en accomplir aussi dans la maladie, l'excès de la douleur sous les tracasseries du bourreau, ou par l'effet de l'enseignement de quelque initié d'Orient, ce qui est plus intéressant.

De sa promenade de fantôme, elle préférait ne pas parler, même à lui. Cependant elle la revoyait souvent car l'expérience n'avait pas manqué de piquant. Il lui arrivait par exemple de regarder vers un coin du plafond, étonnée de n'y découvrir que les poutres des solives, et non une galerie à balustrade, d'où elle avait vu d'en haut toute la chambre, les meubles, les gens affolés, les bébés dans leur berceau, une femme dans un lit. En fait, elle commençait à se douter que cette femme immobile, c'était elle.

Il y avait parmi les petites servantes de la maison une fille rondouillarde, particulièrement encombrante, mais surtout insolente et désagréable. Sans doute pour plaire à sa maîtresse, Mrs Cranmer, elle ne cessait de grommeler contre les papistes, les étrangers, affectait de pénétrer avec dégoût dans une chambre polluée par tant de présences impures dont l'odeur des péchés était encore plus difficile à supporter que celle de leurs corps dont on savait trop quel usage tous ces Français corrompus faisaient la nuit venue. À Dieu ne plaise, malgré cette promiscuité qu'on imposait, qu'elle les imitât jamais !

– Vous avez pourtant la cuisse bien blanche et ronde et bien légère, lui dit Angélique qui, avec ses forces revenues, retrouvait du mordant.

Par chance pour la malheureuse, n'étaient présentes que les deux quakeresses et Séverine. Car Angélique continuait :

– Et vous ne vous privez guère, les nuits d'orage, d'en faire hommage à Harry Boyd.

La fille devint terreuse, faillit tomber raide, les yeux révulsés, lâcha la tasse qu'elle tenait et se mit à bégayer.

– Qui ? Qui vous a dit ?

– Personne ! Je vous ai VUE !

L'autre ouvrait la bouche, comme un poisson hors de l'eau, réussissait à articuler dans une dénégation éperdue :

– Ce n'est pas possible ! Vous ne pouviez pas nous voir...

– Et pourquoi ne l'aurais-je pu, passant par là ?

– Mais parce que ça n'est arrivé qu'une fois ! Et pendant ce temps-là, milady, vous étiez dans votre lit en train de mourir !

Elle se mit à sangloter de façon hystérique, racontant que c'était justement pour cette raison, parce que tout le monde était affolé, bouleversé, et que l'on criait partout que la comtesse française était morte, que la damnable chose avait eu lieu. Harry Boyd, un engagé, commis d'un marchand voisin, qui guettait la ronde domestique de Mrs Cranmer, la convoitait et lui avait fait savoir de mille façons ce qu'il désirait d'elle au point qu'elle en avait la tête toute retournée, avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer d'un tel remue-ménage. La surveillance aiguë du voisinage pour les amours ancillaires s'étant relâchée, il l'avait rejointe en sautant la barrière alors qu'elle traversait la cour sous la pluie pour aller chercher elle ne savait plus quoi, et l'avait entraînée dans la grange.

Et alors ils avaient...

– Calmez-la, pria Angélique, elle me fatigue.

Mais elle criait de plus belle. Elle savait ce qui l'attendait : le pilori, le fouet, la prison, l'infamie, l'opprobre, et de voir doubler son temps d'engagement.

Séverine, devant la tête qu'elle faisait, se mit à rire à perdre haleine comme seules savent rire les Françaises, même huguenotes. La tasse cassée servit d'excuse au vacarme quand on vint s'informer. L'affaire n'irait pas plus loin. Angélique ne tenait pas à ce qu'on raconte qu'elle se promenait dans les airs sur un balai.

Mais, pourquoi un balai ? Quelles étaient les raisons pour lesquelles on donnait aux sorcières un balai à chevaucher ? Trêve de plaisanterie ! Les propos ne prêtaient pas à sourire. Et si les Anglais se montraient plus obsédés par le diable, n'ayant pas les saints du paradis pour les défendre, Angélique ne pouvait oublier que du « côté » français, elle avait été victime d'un fanatisme presque égal. Il avait fallu beaucoup d'habileté de leur part, à Joffrey et à elle, et le concours d'amitiés solides et intelligentes, pour atténuer et réduire à néant les accusations du redoutable jésuite d'Orgeval qui, afin de contrecarrer les entreprises du comte de Peyrac dans le Maine, l'avait accusée, elle, de posséder des pouvoirs maléfiques. Pourtant, il ne les avait jamais vus. Elle avait presque fini par espérer qu'il n'existait pas. Et quand, en arrivant à Québec, ils avaient appris que le père d'Orgeval avait été exilé dans les missions iroquoises, elle avait su que la victoire du premier engagement leur était laissée. Mais la victoire définitive ? Pour la première fois, l'autre jour au conseil, le soupçon que la sourde haine qu'il lui vouait n'avait pas désarmé, lui était revenu. Et souvent, comme l'aile d'un oiseau de ténèbres – et bien qu'elle la sût morte – la crainte l'effleurait qu'Ambroisine, la complice démoniaque du jésuite, n'eût pas dit son dernier mot.

*****

– Ne vous faites pas de souci, mon petit cœur, recommandait Joffrey en la voyant rêveuse, notre navire s'est sorti bellement de la tempête. Pour nous soufflait le vent.

Elle voulait savoir s'il y avait encore des réfugiés du Haut-Connecticut, et il la détournait de se préoccuper de ces questions pour lesquelles ils ne pouvaient rien à présent.

Salem renforçait ses remparts de palissades, et les fermiers des environs s'étaient rendus en cortège à l'office du dimanche, comme autrefois les hommes avec leurs mousquets, encadrant femmes et enfants.

Les milices se rassemblaient pour entreprendre une expédition destinée à renforcer la défense des habitants des frontières. L'État du Maine restait pourtant protégé par le traité de paix que Joffrey de Peyrac avait signé avec le baron de Saint-Castine...

Elle se lèverait bientôt. Elle descendrait dans le jardin où Ruth et Nômie, quand il y avait trop de visites, portaient la bercelonnette.

À partir de ce moment-là, les forces lui reviendraient plus rapidement encore, et l'on pourrait mettre à la voile vers Gouldsboro.

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