Chapitre 3

Comment interpréter autrement cette sensation d'agitation qui avait commencé à lui paraître excessive et le passage, très perceptible sous la main, presque visible sous la peau, de deux petites têtes rondes ?

« Lorsque le ciel se met à vous combler !... », s'était-elle dit, tout d'abord estomaquée, mi-incrédule, mi-perplexe.

Et sur le point d'éclater de rire, enchantée en vérité, elle s'était reprise, se disant qu'il n'y avait peut-être pas de quoi rire et ne sachant pas que penser vraiment.

Le cours de leur vie, bien axé sur des perspectives raisonnables, n'allait-il pas prendre soudain des proportions insolites ? Des jumeaux !... Elle avait décidé d'attendre pour en parler autour d'elle et même à son mari. Aussi bien la flotte de Joffrey de Peyrac jetait l'ancre à Salem qui n'était plus très loin de Gouldsboro et, à quai, quelques personnalités de l'établissement qui étaient venues pour affaires se tenaient pour les saluer. Il y avait là M. Manigault, important armateur traitant jusqu'aux Antilles, M. Mercelot, papetier rochelais, chargé d'établir des moulins dans les colonies anglaises, et sa fille Bertille qui lui servait de secrétaire. On avait commencé par échanger des nouvelles de toutes les familles. Bertille Mercelot, l'égoïste fille unique du papetier, regardait Angélique avec un sourire ironique et satisfait. Ce n'est pas elle, semblait-elle dire, qui laisserait abîmer son beau corps par une maternité.

Puis, les notables de Salem s'étaient avancés, l'air sinistre – l'on savait pourquoi maintenant –, afin de les convier à ce fameux conseil, dès le lendemain matin, et Angélique, faisant face à ses obligations, se résignait à ne pas apercevoir George Shapleigh dans la foule tout en pensant qu'il était la seule personne qu'elle aurait souhaité vraiment rencontrer à son arrivée. Il aurait levé ses doutes sur cette possible naissance de jumeaux et l'aurait rassurée. Elle avait confiance non seulement en sa science médicale, mais aussi en ses connaissances de vieux magicien ricanant. Donc il n'était pas là et il fallait sourire à tous, emménager chez une dame anglaise aux lèvres pincées, souffrir les heures d'insomnie d'une nuit de chaleur accablante, se rendre le matin venu à ce conseil.

Mobilisant toute son énergie pour ne point déclarer forfait, Angélique n'avait pas trouvé celle de s'interroger plus avant sur l'énigme du trésor qu'elle portait en elle – un ou deux enfants ? – ni d'en parler à Joffrey de Peyrac, lequel était naturellement sollicité de toutes parts. Avait-il par instants posé furtivement sur elle ce sombre regard plein de feu qui devinait peut-être en elle l'ombre d'un souci ?

Angélique mettait un point d'honneur à ne pas faire intervenir les désagréments ou faiblesses de son état dans la bonne marche de leur périple et les impératifs des escales. Elle n'était pas d'une complexion à en souffrir. De plus, elle appartenait à un siècle où les femmes faisaient fi des incommodités d'une grossesse, cet état étant jugé, par éducation, plus naturel à être constant qu'à ne pas l'être. Les mondaines, moins encore que les campagnardes, n'avaient pas tendance à se dorloter en pareilles circonstances et, à Versailles, les maîtresses du souverain se trouvaient, en robe de cour, sur le passage du monarque, moins d'une heure après avoir mis au monde, en quelque antichambre, derrière un paravent, un petit bâtard royal.

C'est pourquoi Angélique estimait que sa défaillance du matin ne s'expliquait pas. Elle se leva pour aller vers une table sur laquelle était posée sa cassette de voyage, contenant peignes, brosses, miroir, bijoux et fanfreluches de première nécessité, boîtes d'onguents ou de fards. Elle prit un petit flacon et un verre et se rendit sur le palier de l'étage où il y avait une fontaine d'appartement, au réservoir et au bassin de faïence bleue et blanc ornementée, de Delft peut-être. Elle fit couler l'eau du robinet d'étain dans le verre, en se faisant une fois de plus la réflexion que ces puritains qui semblaient tant dédaigner les charmes de l'existence avaient l'art de s'entourer de beaux meubles et d'objets raffinés dont le voisinage compensait agréablement la sévérité de mœurs et de paroles qu'ils affichaient d'autre part. Angélique, qui aimait le charme propre à chaque maison, appréciait celle-ci, à la pénombre toute habitée de luisances de bois bien ciré, de cuivres bien astiqués, de glaces ou de céramiques bien frottées. La courtepointe sur le lit était de dentelle.

Angélique avala son remède. C'était un amalgame de plantes qu'elle composait elle-même et dont elle connaissait l'efficacité. Déjà, elle se sentait mieux et la lourde odeur de marée qui stagnait au-dehors, mêlée à celle de la poix fondue venant des bassins de radoub et à celle des crevettes frites qui s'intensifiait à l'heure du déjeuner, cessa de l'indisposer.

– Médême ! Médême !

Une voix, dehors, l'appelait.

Elle sourit, revint vers la fenêtre. Kouassi-Bâ, au pied de la maison, levait vers elle son noir visage.

– Le maître m'envoie. Il s'inquiète !

– Dis-lui qu'il se rassure. Je vais bien.

Kouassi-Bâ était l'attention de Joffrey sur elle.

Immuable et fidèle gardien, plus ami que serviteur depuis tant d'années qu'il se tenait aux côtés du comte, attentif au moindre signe et devinant même les moindres changements d'humeur chez celui dont il avait partagé les travaux, les voyages, les disgrâces, les dangers, et jusqu'à la servitude des galères, il était pour Angélique comme l'incarnation d'une sollicitude qu'elle sentait ne jamais se démentir.

Maintes fois, il surgissait devant elle, transmettant un message ou s'informant de ses désirs, il l'attendait au seuil d'une porte pour la raccompagner ou bien se présentait tenant un petit plateau d'argent sur lequel fumait une tasse de café turc à l'instant même où elle aurait donné sa bourse et sa vie pour en boire une, car – et c'est en cela qu'il y avait un peu de magie dans ce qui les reliait tous les trois, elle, Joffrey et lui, Kouassi-Bâ – c'était toujours à bon escient qu'il apparaissait.

Cette fois encore, Joffrey et son serviteur n'avaient dû échanger entre eux qu'un seul regard et le grand Noir s'était glissé comme une ombre hors de la salle du conseil.

Sa présence familière, bienveillante et dévouée corps et âme, mêlée de plus à une indulgence et une admiration sans borne pour tout ce qu'elle disait ou entreprenait, réconforta Angélique et elle s'étonna presque d'avoir été abattue quelques instants plus tôt.

– Le maître doit-il prendre congé des régents et te rejoindre ? s'informa-t-il.

– Non, Kouassi-Bâ, les sujets que ces messieurs ont à débattre sont trop graves. J'attendrai avec patience. Transmets-leur mes excuses. Fais-leur comprendre, ce qu'ils ont, je pense, fort bien compris, que ces tristes nouvelles m'ayant profondément bouleversée, je me suis retirée afin de mieux méditer sur les moyens de leur venir en aide.

– Bien ! Bien ! dit Kouassi-Bâ, avec un geste d'adieu et de bénédiction.

Il s'éloigna en scandant, sur les hauts talons de ses souliers à boucles, un petit pas de danse.

Le grave Kouassi-Bâ, qui s'estimait homme d'âge, manifestait une exubérance nouvelle, depuis qu'il avait appris l'arrivée parmi eux d'un « petit prince » ou d'une « petite princesse ». Que serait-ce s'il venait à apprendre qu'il y en aurait peut-être deux !... Les sauts de joie ne conviendraient plus à ses cheveux blancs.

« Même pour combler tous les vœux de Kouassi-Bâ, se dit-elle, en reprenant place dans le fauteuil, je ne peux m'empêcher d'appréhender cette perspective inattendue. »

Elle essaya d'imaginer deux petits garçons aux yeux noirs et aux cheveux touffus qui ressembleraient à Florimond, ou bien, ne serait-ce pas plus drôle et plus charmant, deux petites filles également brunes, le regard vif et brûlant ? Elle ne parvenait pas à leur prêter sa blondeur ou ses yeux clairs, car elle avait rêvé de « l'enfant de Joffrey » et elle ne pouvait le voir qu'à son image.

Mais deux !

Ce qui ajoutait à sa perplexité, c'était de se rappeler la prédiction de la devineresse Mauvoisin, qu'elle n'avait jamais prise au sérieux et qui lui était tout à fait sortie de la mémoire pendant de nombreuses années.

Cela s'était passé à Paris, en un temps où, seule et dans une situation précaire, elle bataillait dur pour gagner son pain et celui de ses deux jeunes fils, Florimond et Cantor. Avec deux amies, comme elle en difficulté et curieuses de savoir si l'avenir leur serait plus clément que le présent, elle avait été consulter Catherine Mauvoisin, qu'on appelait aussi la Voisin, dans son antre du faubourg du Temple où, déjà, se rendait tout Paris.

La sorcière était ce jour-là saoule comme une grive. Drapée dans son manteau brodé d'abeilles d'or, elle était descendue en titubant de son trône et, marchant vers les trois belles jeunes femmes debout devant elle, elle leur avait dit, à chacune, après leur avoir regardé la paume de la main : « Le roi vous aimera », ajoutant à l'adresse de la plus modeste et déshéritée d'entre elles : « Et même, vous, il vous épousera ! », ce qui avait mis dans une colère noire la troisième participante qui comptait bien avoir de toutes le destin le plus glorieux.

Angélique riait encore en revoyant la scène. Ce qui la troublait, c'est que, s'adressant de nouveau à elle, le doigt pointé, l'ivrognesse avait déclaré :

« Vous aurez six enfants. »

Cette prédiction, énoncée d'une voix pâteuse, lui avait paru à l'époque des plus ridicules et des moins crédibles et elle avait eu tôt fait de l'oublier.

Or, les années passant, n'était-on pas en train de s'acheminer doucement vers la réalisation des prédictions de la pocharde ?

Trois jeunes femmes superbes, trois Poitevines, liées d'amitié par leur même origine provinciale, s'étaient tenues ce jour-là dans Paris, devant la sorcière Mauvoisin : Athénaïs de Montespan, née Rochechouart, Angélique de Peyrac, née Sancé de Monteloup, Françoise Scarron, née d'Aubigné.

Or, aujourd'hui, quelque vingt années plus tard, la belle Montespan triomphait à Versailles, devenue la plus aimée et la plus brillante des maîtresses du roi Louis XIV, l'obscure Françoise Scarron, dont les robes rapiécées étaient loin, venait d'être nommée par lui marquise de Maintenon, et Angélique, qui s'était refusée au monarque, ne s'apprêtait-elle pas, dans sa lointaine Amérique, à mettre bientôt au monde deux enfants, ce qui porterait à six le nombre de ceux qu'elle avait engendrés ?

« Six ! Et bientôt peut-être ? Non, se dit-elle, de nouveau nerveuse à cette pensée. Pas bientôt ! Ce serait désastreux pour ces petites vies ! Quoi qu'il en soit, il n'est pas question que je fasse mes couches à Salem. Je dois me trouver à Gouldsboro. »

Pour rien au monde, elle ne voulait mettre son enfant – ou ses enfants – au monde dans une colonie de Nouvelle-Angleterre et les lilas de Salem, ses beaux ormes en gerbes harmonieuses ne compensaient pas pour elle la rigide atmosphère que faisaient régner dans leur cité ces terribles honnêtes gens, une cité où une femme enceinte ne pouvait pas respirer à sa fenêtre sans se faire montrer du doigt.

Elle regarda vers l'horizon, rêva de mettre à la voile, de cingler vers Portland où elle trouverait peut-être Shapleigh, vers Gouldsboro, où son amie Abigaël l'entourerait de ses soins. Et là, ils seraient « chez eux ».

Une ombre soudaine se répandit, voilant le soleil, pénétrant comme une onde ténébreuse dans la pièce dont elle parut engloutir meubles et tentures.

Un concert de cris aigres s'amplifia. C'était un vol d'oiseaux comme il s'en répandait à tous moments, en immenses nappes débordant la ville même, sur ces rives d'un continent encore presque inviolé. On comprenait alors que l'être humain y était encore de bien peu d'importance en face du foisonnement animal et que ce n'étaient pas ici et là ces quelques villes et villages qui faisaient reculer de beaucoup la forêt souveraine.

Angélique avait failli jeter un cri. L'écho d'une voix haineuse chuchotait soudain à ses oreilles :

« J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez, et aussi les oiseaux, parce que vous les trouviez beaux et extraordinaire leur vol quand ils passaient par milliers en nuages qui assombrissaient le ciel !... »

La démone !... Seul un être diabolique pouvait trouver de tels accents, d'un souvenir aussi proche.

Angélique se défendait parfois vainement, mais gardait l'obscur pressentiment que la démone –bien que morte et enterrée – n'avait pas dit son dernier mot. Lorsqu'on hait avec une telle force, ne peut-on poursuivre jusque dans l'au-delà ses projets de vengeance ? Elle avait été si habile, cette femme envoyée par le jésuite pour les détruire.

La lumière revint brusquement. Les oiseaux s'abattaient là-bas en brusques traînées de neige, couvrant les roches. Leurs cris s'amenuisaient et l'on entendait en écho ceux des loups marins dont les bandes passaient au large. La mer remontait.

Angélique regrettait d'avoir dit à Kouassi-Bâ que tout allait bien et qu'elle prendrait patience.

À défaut de trouver un domestique de Mrs Cranmer, elle se demandait où étaient passés les leurs... Et où était donc la jeune Séverine Berne qu'elle avait emmenée pour lui faire voir un monde moins rude et plus rapproché désormais de la civilisation européenne que son établissement de pionniers de Gouldsboro ? La gentille Séverine de seize ans méritait bien de se promener dans une ville animée comme New York, voire Boston et Salem, après avoir œuvré avec courage depuis trois ans sur une terre sauvage où il n'existait, quand elle y avait débarqué avec sa famille venant de La Rochelle, qu'un fort de bois et quelques masures. Durant ce périple au long des côtes de Nouvelle-Angleterre, Séverine avait été pour Angélique une compagnie féminine agréable et distrayante. Elles avaient refait connaissance, renouant les liens d'affection presque familiale qui les unissaient depuis qu'Angélique avait vécu chez les Berne, du temps de La Rochelle.

Elle s'occupait aussi d'Honorine sur le bateau et aux escales. Ils avaient hésité à emmener leur petite fille qui se trouverait peut-être mieux de rester au calme à terre, la laissant entourée des meilleurs soins à Wapassou ou à Gouldsboro, comme ils l'avaient déjà fait pendant certains courts voyages de l'été.

Mais cette fois, Honorine avait manifesté une certaine inquiétude de voir Angélique s'éloigner « en compagnie » du futur petit frère ou petite sœur. Du moins, c'est en ce sens que Joffrey de Peyrac interpréta les réflexions qu'elle émit plusieurs fois à la cantonade. Honorine disait parfois toute sa pensée sur certains points. Mais elle ne disait pas tout. Il fallait être attentif.

Elle accepta l'amitié de Séverine et se réjouit du voyage. Ce matin, elles avaient dû aller se promener ensemble, car il y avait mille choses à voir sur le port et dans la ville avec les entrepôts, les magasins et les boutiques regorgeant de marchandises.

Angélique crut entendre leurs voix et, se penchant de nouveau par la fenêtre, elle aperçut en effet l'adolescente qui tournait le coin de la rue, donnant la main à l'enfant. Toutes deux étaient accompagnées d'un grand jeune homme, vêtu de sombre comme les puritains de l'endroit, mais chaussé de bottes à revers et coiffé d'un chapeau à large bord orné d'une plume qui ne manquait pas d'élégance. Séverine et lui devisaient avec animation et, parut-il à Angélique, en français. Ce qui n'était tout de même pas courant à Salem.

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