Chapitre 8
Ruth et Nômie, encadrant la sombre Agar couronnée de pampres de vigne sauvage, intercédaient pour la pauvre Bohémienne.
– Milady, emmenez-la à Gouldsboro. Nous avons appris que les personnes les plus diverses y cohabitaient sans disputes et que les femmes y étaient protégées et y trouvaient mari et dot. Il paraît même qu'une Mauresque y a épousé un officier français. Nous vous en supplions. Emmenez cette pauvre enfant car, ici, nous craignons pour elle. Les uns la poursuivent à coups de pierre, les autres l'accusent de les induire en tentation dans la mesure où ils méditent de la violenter, quitte à la tuer peut-être ensuite, en prétextant que le diable est responsable de leur concupiscence. Là-bas, elle pourra trouver une vie plus heureuse...
Angélique commença par leur dire que tout d'abord la Mauresque à laquelle elle faisait allusion, élevée par les dames de Saint-Maur et richement pensionnée par une mystérieuse marraine, n'était plus à Gouldsboro mais à Québec, et qu'elle n'avait pas encore trouvé mari. En l'occurrence, cela tenait plus à ce que la donzelle avait des prétentions très arrêtées quant aux qualités qu'elle exigeait de son futur époux, qu'à une discrimination des jeunes gens canadiens envers son teint de pain brûlé.
Ceci dit, il fallait reconnaître qu'une jolie et innocente fille comme Agar, dont la sensualité spontanée rayonnait comme un soleil de plein été, serait plus à sa place et moins en danger à Gouldsboro que dans la rigoriste et pudibonde Salem. Car, dans l'établissement fondé par un gentilhomme d'aventures comme le comte de Peyrac, il y avait un tel mélange que l'on y affichait davantage de libéralisme. L'on avait cessé de s'indigner les uns sur les autres, chacun s'en remettant au gouverneur Colin Paturel et aux solides institutions qu'il avait mises en place pour faire régner l'ordre, la décence et la discipline indispensables à un port franc afin que chacun des citoyens pût y mener ses affaires sans tracas.
En dehors de contraintes communes, les habitants de Gouldsboro avaient appris à s'incliner devant la liberté intime d'autrui. L'établissement étant fondé tant sur une communauté de huguenots de La Rochelle que sur un contingent de pirates repentis, de filles du roy envoyées par le ministre Colbert pour peupler le Canada et de jeunes filles françaises d'origine acadienne, il n'y avait rien d'autre à faire que de museler les revendications religieuses, voire nationales. Car on y trouvait également des Anglais des frontières, rescapés d'un massacre franco-indien, des Écossais oubliés par l'expédition de sir Alexander, des Acadiens de la baie Française, etc. Agar n'y passerait pas inaperçue, certes, mais elle ne risquerait pas d'inspirer à Gouldsboro ces sentiments de répulsion, d'effroi et d'exécration que suscitait sa personne en Nouvelle-Angleterre et qui pourraient entraîner, un jour, certains fanatiques à lui faire un mauvais parti.
Mais la fille des Roms, lorsqu'elle eut compris de quoi l'on discutait, poussa de grands cris. Elle ne voulait pas quitter ses deux mères adoptives, ni Salem ni rien de ce qui faisait son univers et, à l'entendre, il fallait croire que tout ce qu'elle avait connu en leur compagnie sous le toit de chaume de la cabane des bois ou sous les huées d'une populace dont les grimaces hargneuses et outrancières devaient l'amuser, plutôt que l'effrayer, n'était qu'enchantement.
Ailleurs, qui comprendrait son langage ? Avec qui pourrait-elle communiquer, elle, l'enfant sans racines d'une race différente, abandonnée sous un buisson de sumac et vers lequel le ciel avait guidé les deux seuls êtres à la ronde nés sous la même étoile que celle des proscrits et seuls prêts à la recueillir et à l'aimer ?
Consciente qu'en la privant de leur lumière, on la rejetterait à un monde plus sombre, plus désert et plus glacé que le fond de l'Océan, elle se jeta aux pieds de Ruth et de Nômie en les suppliant de ne pas l'abandonner.
– Vous devez la garder, estima Angélique lorsqu'elles eurent épuisé tous les arguments pour la convaincre. Croyez que nous l'accueillerions volontiers, mais il est clair qu'elle ne peut subsister sans vous. Elle se laisserait mourir.
À cet instant, Mrs Cranmer surgit de derrière les courtines.
– Alors, si vous la gardez, il faudra que vous la clouiez à votre porte par l'oreille, fit-elle d'un ton péremptoire. C'est la coutume. Si un serviteur ou un engagé refuse la liberté qu'il a gagnée, il doit être cloué par le lobe de l'oreille à la porte de son maître pour bien signifier aux yeux de tous que, désormais, il appartient à ce maître et doit le servir jusqu'à la fin de ses jours. C'est une cérémonie à laquelle vous ne pouvez pas vous dérober. J'espère que cette fois vous respecterez la loi, insista-t-elle, en s'adressant à Ruth qui, sans tenir compte de son intervention, se dirigeait vers le berceau des enfants.
Mrs Cranmer se laissa tomber dans un fauteuil dressé au pied du lit pour les visiteurs, la tête un peu penchée, comme résignée d'avance à attendre qu'on daignât lui répondre.
Mais au bout d'un instant, Angélique entendit un léger ronflement et, surprise, la vit plongée dans un profond sommeil.
– Nômie, qu'as-tu fait ? demanda Ruth sans se retourner.
– Je l'ai endormie. Elle commençait vraiment à m'irriter avec ses sottises.
Ruth revenait, portant dans le creux de son coude la petite fille qui s'était éveillée.
– Nômie, tes malices nous coûteront cher !
Nômie riait.
– Ah ! Qu'importe. Nous sommes heureuses !
Elle sauta sur ses pieds et se mit à danser de joie avec Agar qui avait l'air d'un papillon dans sa robe rouge en corolle. Ruth Summers considérait d'un air de pitié amusée la dame endormie.
– On dit que nous sommes folles, mais qu'est-ce à côté de sa folie à elle ? N'y a-t-il pas de la démence dans ces ordonnances qu'il faut appliquer pour prouver à Dieu et à ses voisins que l'on est bon chrétien ? Lui clouer l'oreille ! Oh ! Quel égarement ! Christ n'est-il pas venu pour abolir la barbarie dans les cœurs ? Mais ils ont oublié.
Elle allait et venait, berçant l'enfant et monologuant.
– Nous guérissons les malades, nous nous aimons, nous payons la dîme pour la communauté, et l'on n'en répète pas moins alentour que nous sommes « séparées de Dieu ».
Elle secouait la tête.
– ... Séparées de Dieu ? Non, nous ne le sommes pas, je l'affirme ! Mais épargnées, en dehors de la folie que l'on a édifiée à l'ombre de Son Nom, oui, nous le sommes ! Grâces Lui soient rendues ! « Il nous a retirées et mises au large. »
Nômie avait arrêté sa danse. Elle attrapa un guéridon et le planta au milieu de la pièce.
– Sortez vos cartes, Ruth, mon amie ! Nous devons ouvrir et étendre les tarots devant l'Héroïne afin qu'elle apprenne le sens de sa vie.
Agar jetait des coussins sur le dallage. Ruth présenta la pouponne à Angélique.
– N'est-elle pas superbe ? Elle devient toute ronde et ses yeux prennent la teinte du ciel.
Elle la déposa sur le lit de coussins et la petite entreprit de regarder autour d'elle avec attention.
– Maintenant, levez-vous, intima Ruth à Angélique, et installez-vous dans ce grand fauteuil. Car les arcanes doivent être droits pour être interprétés à bon escient.
Avec leur aide, Angélique s'exécuta en se demandant ce qu'elles tramaient.
Nômie, après avoir disposé un guéridon devant elle, apportait un grand sac de velours à coulisses. Ruth, assise en face d'Angélique, l'ouvrit et en tira un paquet de ces hautes cartes bariolées qu'on appelle lames dans le jeu de tarots.
Elle expliqua que ces cartes avaient reposé deux jours, sans qu'elles fussent touchées ou manipulées par quiconque. Elle avait pris soin auparavant de veiller au sens dans lequel elles seraient disposées, car les cartes de tarots devaient être à l'endroit et non à l'envers, ce qui entraînait l'interprétation vers le versant médiocre ou négatif de l'existence et non vers sa direction positive, généralement d'espoir et d'alacrité.
On avait appris à Angélique dans son enfance que les cartes s'environnaient d'une forte odeur de soufre, mais, plus tard, son passage à la cour des Miracles l'avait familiarisée avec l'art des Égyptiennes, que leur science inquiétante plaçait d'emblée dans l'aristocratie des classes dangereuses.
Ayant entendu parler des talents de Ruth Summers, elle reconnut qu'elle projetait de lui en demander la démonstration. Elle craignait seulement d'être encore trop faible pour participer à la cérémonie.
Ruth secoua son haut bonnet blanc et affirma qu'il n'était pas de moment privilégié ou faste pour consulter le tarot. Le Héros ou l'Héroïne, c'est-à-dire le consultant, devait seulement en ressentir la nécessité.
Elle l'avertit également qu'elle utilisait le jeu des vingt-deux lames – vingt et une, plus une que l'on écarte – qui était issu des « Naïbi », cartes innocentes, mis en usage au XIVe siècle.
Restaient vingt-deux figures appelées atouts pour le jeu de loisir et arcanes supérieurs pour celui de divination.
Ces cartes, qu'elle venait de poser sur la table, lui avaient été données par un marin d'origine vénitienne, faisant partie de l'équipage d'un navire corsaire ou pirate venu des Caraïbes, qui relâchait dans le port.
Alors qu'un jour de marché, après une heureuse vente de leurs bestiaux et de leurs fromages, Ruth, modestement à l'ombre de son époux Brian Newlin, était venue s'asseoir à la taverne de La baleine blanche pour s'y désaltérer d'une bière dans la salle, un matelot vêtu d'une camisole « d'indienne » rose à fleurs, enturbanné de vert, des anneaux d'or aux oreilles, s'était dressé d'un coup, avec son bandeau noir sur l'œil et son perroquet sur l'épaule et, pointant son doigt vers elle, il avait déclaré à forte voix dans un sabir mi-anglais mi-italien, qu'il n'avait pas besoin de deux yeux pour voir que, s'il y avait une seule personne au monde qui avait le don de voyance, c'était elle, cette femme assise là-bas. Et qu'il était prêt à lui apprendre à lire dans les tarots pour mettre fin à tout gaspillage. Or, à la suite de cette étrange tirade, on avait vu Ruth Summers-Brian, née quakeresse et congrégationaliste sous obédience puritaine par mariage, se lever, fascinée, et venir s'asseoir à la table du pirate borgne. La séance d'initiation avait duré deux ou trois heures, dans les brouillards de la fumée des pipes, tandis que le fermier Newlin attendait patiemment dehors près de sa carriole, dans le brouillard. Premier incident singulier qui n'avait pas manqué de revenir en mémoire aux juges lors de l'affaire Shiperhall.
En quittant Salem, le cartomancien des Caraïbes lui avait laissé ce paquet de lames coloriées – rose pour la chair, bleu pour l'âme, or pour l'esprit – qui ne la quittait plus et qu'en cet instant elle présentait à Angélique, la priant de le diviser en trois parties, puis de l'une d'elles en ôter une carte qu'elle mit de côté. Ensuite, mêlant à nouveau le tout, elle les étala et demanda à sa consultante de retirer sept cartes au hasard.
Elle disposa ce premier septennaire en forme d'étoile de David, deux triangles imbriqués d'une certaine façon avec une septième carte au milieu. La lecture se ferait en retournant les figures tête-bêche, en premier celle qui se trouvait en haut, puis celle à son opposé, et ainsi de suite pour chacune des branches de l'étoile, jusqu'à la septième au milieu, très importante, car influençant le verdict général des autres « paires » auparavant découvertes.
Le premier jeu se révéla des plus éblouissants.
Le premier arcane retourné fut le soleil qui se trouva en vis-à-vis de l'impératrice : Angélique.
– Le soleil te baigne et t'illumine. Il t'annonce succès et éclat, l'épanouissement en tout domaine : chance et profit. Il t'a toujours accompagnée. Il a su prendre l'aspect d'un homme.
Ce furent ensuite l'amoureux et l'empereur qui confirmaient que l'amour la comblait et la protégeait.
L'amour te protège, par des hommes très puissants... Au moins deux et il y a multiplication, beaucoup d'hommes. Signe que l'amour t'a toujours protégée et même sauvée...
Puis la lune et la roue.
– La mère : renouvellement dans l'entourage. Un nouvel enfant. Mais cela, nous le savons ! Par contre les frères et les sœurs peuvent reparaître...
Angélique eut un regard surpris pour sa pythonisse en bonnet blanc. Ruth Summers ne pouvait savoir qu'ils avaient vu Molines à New York et que celui-ci avait retrouvé les traces de Josselin de Sancé, son frère aîné. Un vieux Wallon de Staten Island l'avait accueilli à son arrivée en Amérique. Cela ne datait pas d'hier, mais Molines suivrait la piste...
Le septième arcane du milieu fut retourné : le jugement : Cette carte, ici, lui apportait l'imprévu.
Ruth ne pouvait dire si cela se situerait dans la vie conjugale ou dans les relations avec autrui.
– L'imprévu, fit-elle en rassemblant d'un geste autour de l'arcane toutes les autres cartes, c'est le sel de ta vie.
Le second septennaire, disposé à son tour en étoile, commença par la conjonction du pape et du pendu.
La voyante devint grave et songeuse.
– Voici un homme de bien, fit-elle avec une douceur presque tendre, un homme chargé de transmettre une vérité ésotérique, un religieux, puisque le pendu est à l'opposé un sage, un très grand sage.
Elle découvrit ensuite, toujours en contrepoint, la mort et l'ermite et parut bouleversée. Elle hésitait à parler et semblait vouloir refuser le verdict. Elle émit enfin avec tristesse :
– Un grave conflit a pris l'âme de cet homme brillant.
Puis elle retourna le diable et la mort et trembla.
– La magie, la magie de Satan s'est emparée de lui !
Précipitamment, comme pour chercher un recours suprême à la catastrophe qu'elle entrevoyait, elle retourna la dernière carte, au centre.
– La papesse ! s'écria-t-elle.
Et elle demeura le doigt posé sur l'image fatale, une femme assise, coiffée de la tiare pontificale.
– C'est une femme qui a provoqué la dégradation et la destruction de l'homme de bien, dit-elle encore.
Et, levant les yeux sur Angélique, elle énonça d'une voix monocorde :
– Tous deux, ils sont possédés et veulent ta perte.
Dans le silence qui suivit, Angélique essayait de ne pas laisser percevoir son émotion.
La papesse ? L'homme brillant ?
Il ne pouvait s'agir que d'Ambroisine la démone et de son complice et maître à la fois, le jésuite Sébastien d'Orgeval, celui dont, au colloque, on avait évité de prononcer le nom.
La naïve quakeresse magicienne aurait sans doute défailli d'horreur si elle avait pu voir les personnages que ses paroles faisaient émerger des limbes d'un passé qui n'était pas si lointain, car, pour elle, née d'une secte issue de la Réforme, un prêtre catholique, un jésuite, resterait toujours l'incarnation du mal.
Mais la femme mauvaise, la papesse, Angélique aurait voulu lui signaler qu'elle était morte et enterrée.
Et lui, l'homme brillant, était aujourd'hui sans pouvoir, car il avait disparu du côté des Iroquois.
Elle entendit Nômie murmurer :
– Lui aussi est dans la tombe...
– Ne parle pas quand je dispose le double sceau de David, intima Ruth.
Pourtant Angélique avait cru ressentir la pensée de Nômie, suivant la sienne et ses perplexités. Elle sut aussi qu'elle ne lui donnait pas, par ces mots prononcés, de réponse, mais seulement une indication : « Lui aussi est dans la tombe. »
Le troisième septennaire, la troisième étoile, concluait sur l'ensemble des données déjà révélées. Cela pouvait parfois résumer la « tonalité » de toute une vie, au moins un aspect très vaste et, sur plusieurs années dans l'avenir, une vision de ce qui s'accomplirait. Et ce troisième jeu s'annonçait des plus captivants, lui dirent-elles, par les significations impressionnantes des sept arcanes qui restaient à découvrir : Le libre arbitre, Le chariot, La justice, La force, La tempérance, Les étoiles, Le monde.
Dans quel ordre surgiraient-ils ?
De quelle sorte seraient leurs alliances complémentaires ?
L'un de ces arcanes symboliques pouvait se trouver absent, ayant été retiré par le sort, au début du jeu. Il serait alors remplacé par le fou, le libertin, que le « mat » mord au talon, le plus énigmatique de tous les signes dont la présence transformait le sens de toutes les combinaisons.
Or, la première carte que la main de Ruth retourna fut le chariot, et à son opposé l'étrange fou, vêtu de bleu ciel, la taille ceinte d'un lien d'or, le talon nu mordu par les dents d'un mâtin noir. Nômie eut un petit cri étouffé.
– Que signifie ? demanda Angélique, le cœur battant.
– La fuite ! La déroute : au moins, un voyage non voulu qu'il vous faut accomplir, poussée par la morsure du mâtin qui peut signifier aussi bien la pression d'un ennemi irréconciliable, que la volonté de Dieu de vous diriger de force dans votre voie.
– ... Et là où je ne veux pas aller, peut-être ! s'écria Angélique. Arrêtez, Ruth, fit-elle, catégorique, je ne veux plus rien entendre. Ni de ce chariot ni de ce voyage, de fuite ou de déroute. Je veux vivre, je veux être heureuse.
– Mais je crois que l'ensemble est plus qu'encourageant. C'est très bon, affirma Ruth, qui avait retourné promptement le reste de la sentence.
– Non ! Je ne veux rien savoir. Je veux rêver, je veux rêver que je n'ai plus d'ennemis. Il sera toujours temps pour moi, quand l'épreuve arrivera, de faire face.
– Tu es un Sagittaire, admit-elle, comme si cela expliquait la rébellion de son Héroïne.
Celle-ci refusait l'image trop nette d'un avenir dont elle ne se souciait pas vraiment, et qu'elle préférait découvrir au hasard des jours. Car Sagittaire, c'est-à-dire profondément ancrée dans le présent, et aussi, par ce signe qui dresse vers le ciel une flèche impatiente, vivement imaginative, la projection d'un futur qu'elle ne pouvait aborder en pleine conscience la démoralisait.
Aujourd'hui, elle en était à rêver de connaître enfin des jours stables et riches de bonheur quotidien entre les murs de Wapassou. Assez de fuites et de déroutes... Ruth la vit perturbée et posa avec bonté sa main sur son poignet.
– Ne te tourmente pas, ma sœur. Ce troisième septennaire nous donne seulement le sens de ton destin, et je n'y vois aucune infortune calamiteuse. Au contraire, tu restes, et tu resteras victorieuse, je peux te l'affirmer.
Elle ne niait pas l'influence démoniaque très forte, mais en ce jour où les cartes étaient tirées pour la première fois, cette influence se trouvait maîtrisée. Et, quoi qu'il arrive, la victoire lui demeurait, superbe, sereine et décisive.
– Peut-être. Mais je ne veux plus entendre parler de ce chariot.
Un léger ronflement ponctuant leur discussion leur rappela la présence de Mrs Cranmer.
– Réveille-la, Nômie.
– Non. Tandis qu'elle dort, la maison est en paix.
Elles contemplèrent leur hôtesse qui continuait de dormir comme un bébé, avec de temps à autre de discrets ronflements trahissant la profondeur de son sommeil.
– Cela la repose, fit Ruth Summers en hospitalière sagace. Cette femme n'est pas mauvaise, mais pleine de contradictions. Elle est hantée par tant de craintes sans fondement et sans issue, qu'elle finit par en être ligotée à ne plus pouvoir respirer. La folie accable les habitants de cette maison à part quelques petites servantes étourdies, tant mieux pour elles, et aussi...
Elle parut réfléchir.
– ... Le vieux monsieur peut-être ? Car lés hommes vont autrement que les femmes lorsqu'ils inclinent vers la vieillesse. Alors que, sous l'aiguillon d'une liberté plus grande due à la perte de leurs attraits et qui éveille en elles un désir de revanche sur une existence de servitude et de soumission, les femmes deviennent souvent autoritaires, cassantes, voire acariâtres et méchantes, les hommes, au contraire, pour avoir déposé armes et cuirasse, et ne sentant plus peser sur eux la dure responsabilité des combats, la défense de la vie des créatures plus faibles, s'accordent de sacrifier à l'indulgence et à la sagesse, à la bénignité d'une vie plus aimable dont ils n'ont pu, auparavant, goûter ni se permettre la douceur. On les voit rejoindre dans l'indulgence et la méditation des adages ce qui fut toujours le meilleur d'eux-mêmes... Ainsi en est-il, je crois, du patriarche de ces lieux qui fut pourtant un dur législateur, plus dur que Wintrop, le fondateur, qu'il chassa de la ville, dit-on.
Comme elle parlait, celui dont il était question parut sur le seuil, sa haute et digne silhouette demeurée fort droite occupant presque tout le chambranle de la porte. Arrêté sur le seuil et immobile, il ressemblait à un portrait en pied d'aïeul dans son cadre. Ses prunelles pâles examinaient les personnes présentes avec la même expression distante, énigmatique et bienveillante qu'un bon peintre eût su donner à son modèle afin qu'il la puisse garder, sans encombre, des siècles durant pour l'édification de ses descendants : un brin souriant, un brin sévère.
Parce qu'elles étaient quatre femmes – Angélique, nimbée de sa chevelure claire, hiératique dans le grand fauteuil, Ruth devant ses tarots encore étalés avec Nômie à son côté posant la tête sur son épaule, et Agar à ses pieds, tressant des fleurs –, cinq si l'on comptait Honorine dont la chevelure rousse brillait dans un recoin et même six pour peu qu'on admît aussi comme représentante de l'éternel principe féminin Gloriandre au nom plus long qu'elle, le vénérable Samuel Wexter, lui l'homme, fut dans le même instant le point de mire d'un seul et même regard énigmatique, en alerte, et celui de la pouponne ne lui parut pas le moins insondable.
Tous ces regards de femmes tournés vers lui, l'homme-maître, l'homme-gardien, l'homme-juge...
« Et si peu de chose », songea-t-il, sentant combien il était chétif au centre d'une telle force convergente.
Son sourire s'accentua.
Il alla au berceau, contempla Raimon-Roger de Peyrac, seul représentant avec lui dans cette pièce du principe masculin, et qui dormait, minuscule, inconscient de ce redoutable privilège, et cita :
L'homme né d'une femme,
Court en jours,
Rassasié d'agitation,
Il perce comme une fleur
Puis se fane,
Et fuit comme l'ombre sans s'arrêter,
Voilà sur quoi tu m'ouvres les yeux
Et c'est moi que tu convoques au tribunal ?
– Premier cycle du discours du Livre de Job, chapitre XIV, approuvèrent Ruth et Nômie d'une seule voix, tout en rassemblant les cartes bariolées et en les remettant dans le sac.
Angélique était impressionnée d'avoir entendu le vieillard reprendre les paroles qui avaient hanté son esprit au moment où le bébé agonisait.
Elle pria le patriarche de l'excuser de le recevoir en déshabillé, dans sa « ruelle », comme l'on disait à Paris.
Nômie déplaça un fauteuil et le lui avança. Il s'y assit, parut à peine surpris de découvrir dans un autre fauteuil sa fille, Mrs Cranmer, qui dormait. Son grand âge l'autorisait à pénétrer dans l'intimité d'un gynécée, et son éloignement des affaires et de la prédication le dispensait de devoir porter un jugement sur les petites originalités qu'il y rencontrait, car l'on sait que les femmes ont leurs façons à elles de gouverner leurs loisirs et d'ordonner l'intimité de leur retraite.
Il parla de la bonté du Christ Jésus qui leur avait obtenu grâce et bonheur au cours de ces jours derniers.
Angélique ne s'habituait pas à entendre ces personnages, barbus, sévères, intolérants, grognons pour la plupart et pénibles à vivre, s'approprier comme celle d'un ami personnel la personne de Jésus-Christ que les Évangiles présentent plutôt comme un jeune homme affable, plein d'indulgence pour les péchés du monde, de douceur et de tendresse à l'égard des femmes et des enfants. Il y avait beaucoup à parier que ce Maître, ce Seigneur, dont ils se réclamaient, commentant chacune de ses paroles comme s'ils en avaient discuté des heures avec lui dans le temple de Jérusalem ou dans les chambres du colloque ou de la meeting house, avec la plus franche amitié, il y avait gros à parier donc que, de son vivant, ils ne l'auraient pas souffert ni toléré tel qu'il était, et qu'il se serait retrouvé au pilori plus souvent qu'à son tour, en attendant la corde du gibet. Elle s'enhardit à le lui dire.
Samuel Wexter se permit de sourire et ne nia pas. Il dit qu'en fait, la personne de Jésus-Christ ne l'intéressait guère dans son enveloppe incarnée, laquelle, sans doute avec intention, avait été taillée dans une étoffe assez commune, assez falote pour être mise en doute historiquement, tant les traces du Fils de l'Homme étaient floues et peu nombreuses, personnalité humaine assez neutre après tout, esquissée comme un modèle courant pour ne pas se faire remarquer et pour plaire à toutes sortes de gens, et en effet, suprême habileté, aussi aux femmes et aux enfants.
Ce devant quoi il s'inclinait avec adoration, c'était ce phénomène de l'incarnation, prodigieux mystère qui avait mis à la portée des hommes la pensée même du Dieu tout-puissant.
Que l'enveloppe choisie, répéta-t-il, fût de peu de relief, cela ne le tourmentait point. La fascination exercée et le poids des actes accomplis par ce Jésus, fils de charpentier, n'en prouvaient que plus l'intervention divine à travers un être ordinaire.
– Mais, justement, rétorqua Angélique, est-ce que ce désir de plaire aux femmes et aux enfants ne démontrerait pas que Dieu, dans son incarnation, décidait de centrer ses nouvelles révélations sur l'affectivité, c'est-à-dire sur l'amour ?
– Ne confondons pas affectivité et amour, protesta le révérend Wexter.
– Pourquoi pas ? protesta-t-elle. Quelle est la différence, sinon que l'affectivité n'est qu'une infime parcelle, une toute petite racine de ce sentiment transcendant que représente l'amour dans son essence et qui anime tout, puisqu'on prétend que Dieu est amour ? Et pour ma part, ajouta-t-elle comme il se taisait, je pense que ce Jésus qui ne fut ni si faible ni si falot que vous voulez le dire, mais un homme plein de séduction et de charme, a choisi pertinemment ce personnage non seulement pour rappeler que Dieu est amour, mais aussi pour rappeler qu'il est aimable et pour rendre accessible ce mystère du sentiment d'amour dont les hommes de ce temps avaient si peu notion. Et aujourd'hui, Votre Honneur, croyez-vous que le commandement nouveau est si bien accepté ? Un sentiment et non plus seulement une loi ?
Le révérend Samuel Wexter rapprocha ses blancs sourcils touffus et la considéra pensivement.
– Je déplore que vous soyez une femme, murmura-t-il, et je me félicite que vous soyez papiste.
– Pourquoi donc ?
– Parce que je n'ai pas à me préoccuper de vous voir engagée dans la faiblesse de votre esprit féminin sur des voies telles que les prêtres, même de votre religion, si plongés qu'ils soient dans l'obscurantisme, ne manqueraient pas de juger dangereuses et inadéquates pour une personne de votre sexe.
Elle approuva.
– En cela, sir, vous avez raison. Lorsqu'il s'agit de décider de la faiblesse de l'esprit féminin par rapport à l'esprit masculin, tous les ministres de tous les cultes et sectes tombent d'accord, et c'est même là un point de rapprochement qu'il serait bon de souligner dans les colloques ou conciles que les princes des Églises, occupés à l'entente entre les chrétiens, suscitent parfois, sans obtenir grands résultats. Mais encore, pourquoi déplorez-vous que je sois femme ?
– Homme, vous auriez pu offrir, après études universitaires et doctrinales s'entend, en des collèges où seuls les hommes sont admis, un interlocuteur des plus valables en discussions théologiques.
– Nous voici revenus au point de départ de notre discussion. Pourquoi les hommes se sont-ils adjugé le monopole des choses de Dieu ? La faiblesse physique de la femme, qui, dans les temps primitifs, a départagé le pouvoir entre les deux sexes, ne devrait pas être prise en considération lorsqu'il s'agit des affaires de l'esprit... Après tout, Adam et Ève, nus et animés du souffle de Dieu dans le jardin de l’Éden, étaient à égalité.
– Adam a été créé le premier, s'écria le révérend Wexter en levant un doigt vers le ciel.
– Devons-nous donner le pouvoir aux fleurs et aux oiseaux parce qu'ils ont été créés avant nous, les êtres humains ?
Le patriarche resta muet, apparemment sans réplique immédiate. Puis, après un long moment de silence, il sourit dans sa grande barbe.
– Je pourrais vous répliquer qu’Ève a été formée de la côte d'Adam, ce qui pourrait impliquer une certaine dépendance de la femme, mais vous décideriez que le Créateur a voulu la former d'un matériau moins vulgaire que l'argile.
– En effet, c'est une bonne idée !
– Et aussi, me désignant ces deux magnifiques nouveau-nés issus de votre chair et de la semence de votre époux, vous m'affirmeriez, ce qui est juste, que cela ne vous les rend point inférieurs quant à leur valeur d'êtres humains, le destin de tout être humain étant unique et dépendant de lui seul et de la volonté de Dieu sur lui et non pas du fait qu'il est issu d'une autre créature...
– Vous m'évitez la fatigue de chercher des arguments.
– Que vous auriez trouvés sûrement. Mais... en effet, je veux vous épargner de la fatigue car, après tout, je lis aux cernes de vos yeux que vous n'êtes qu'une faible femme, ajouta-t-il avec malice, mais gentillesse, et vous n'avez que trop devisé et disputé pour une personne que nous avons failli porter en terre il n'y a guère de temps. Reposez-vous.
Se redressant, il éleva, comme pour une bénédiction, sa main blanche, longue et diaphane, hors de la manche ourlée de fourrure de petit-gris de sa houppelande qu'il portait même par les jours de chaleur.
– Je désire seulement vous dire, milady, combien je considère ma demeure honorée par votre présence et les grands événements qui s'y sont déroulés. Vous apportez avec vous la grâce et ce foisonnement d'idées et d'images qui font le charme du Vieux Monde. Lorsque j'étais enfant à Leyde, en Hollande, j'aimais sentir la profusion du passé à chaque tournant de rue. Ici, nous manquons de racines. Nous sommes comme un pieu fiché en terre. Je voulais aussi vous informer de ce que je vais dire à M. de Peyrac. Si le difficile équilibre que vous maintenez dans la baie Française et qui permet aux peuples de ces rivages d'œuvrer pour la paix était rompu, et si ces enragés de Français, vos amis et compatriotes, dont M. de Peyrac retient le bras, s'avisaient à nouveau de jalouser son influence, sachez que le gouverneur du Massachusetts et les membres du consistoire de Salem en particulier vous accueilleraient toujours, vous et les vôtres, de grand cœur. Vos premiers fils ont été élevés à notre collège de Harvard. Notre charte nous laisse autonomes dans le choix de nos amitiés et de nos alliances. Ni le roi de France ni le roi d'Angleterre ne peuvent nous dicter notre conduite en ce domaine et nous nous considérons comme un État libre sous l'œil de Dieu.
Déjà, à plusieurs reprises, les petites servantes étaient venues pointer leurs museaux à la porte, n'osant interrompre le redoutable vieillard. C'était l'heure de son souper.
Angélique le remercia, lui affirma que c'était réconfortant pour elle de savoir qu'ils avaient d'indéfectibles amis parmi les États de Nouvelle-Angleterre, malgré leurs titres de Français et de catholiques, ce qui prouvait bien que l'entente des peuples pouvait se réaliser pour les hommes de bonne volonté. Il se retira.
– Ne vous laissez pas tenter par Boston, recommanda-t-il encore.
Lorsqu'il fut sorti, Ruth et Nômie aidèrent Angélique à regagner son lit. Elle était fatiguée et elles l'installèrent confortablement sur ses oreillers. Elle ferma les yeux aussitôt.
L'entretien avec le patriarche lui avait fait oublier le chariot et son fou à la ceinture dorée et elle ne retrouvait pas l'émotion irritée qui s'était emparée d'elle lorsque Ruth en avait parlé.
Par contre, elle se souvenait de l'assurance qu'elle avait donnée de la disposition encourageante du troisième septennaire où les forces nocives étaient « maîtrisées », et où sa victoire « superbe, sereine et décisive » ne se contestait point.
Cela rejoignait le sentiment de paix profonde qui la comblait depuis la naissance des enfants et leur salut. Quelque chose était arrivé qui lui avait donné la victoire. Ruth, traversée de courants de voyance et de divination, s'était approchée si près de la vérité qu'Angélique en était effrayée.
Parlant, de la papesse, de l'homme brillant, Ruth avait dit :
– Ils veulent votre perte !
Et c'était bien vrai ! Même si ce n'était désormais qu'un état de fait du passé.
La papesse, l'homme brillant avaient en effet pesé lourdement sur la nouvelle existence qu'Angélique et Joffrey de Peyrac entreprenaient au Nouveau Monde, après avoir tant lutté pour se rejoindre.
Les influences nocives, les sournois complots s'étaient entrelacés comme des lianes vénéneuses à la trame de leur vie, d'autre part si précaire. Ce qui prouvait bien que les combats de l'âme se jouent et se poursuivent partout et en tout lieu et prennent parfois le pas sur les défis déjà presque insurmontables que pose la survie dans une contrée sauvage, peuplée de races différentes.
Nômie avait murmuré :
« Il est dans la tombe... »
L'exil de leur ennemi, Sébastien d'Orgeval, et le silence qui s'était fait autour de lui pouvaient être considérés comme une tombe morale qui l'empêchait d'agir et de se manifester. Jadis adulé, il joua de sa légende, de ses attraits, pour asseoir son pouvoir sur les êtres faibles : sa célébrité, sa beauté, ses succès mondains, sa bannière de guerre brodée, la pitié qu'inspiraient ses doigts mutilés par les tortures, ses yeux bleus à l'éclat insoutenable comme celui du saphir...
Il avait des espions à son service qui portaient ses lettres jusqu'au roi, des serviteurs fanatisés. Aujourd'hui, tout était changé. Les passions s'étaient atténuées. Son nom tombait dans l'oubli.
La tension mauvaise accumulée s'était éloignée comme ces nuages d'orage très noirs et retirés à l'horizon. Ils y demeureraient, peut-être en attente, mais « maîtrisés » selon le terme, et elle sentait sur elle, sur les siens, sur tous ceux qu'elle aimait, la protection du ciel.
Certitude enivrante. La grande aile blanche se déployait au-dessus d'eux comme le voile d'une tente en plein désert.
Et, sans savoir à quel point son pressentiment se trouverait bientôt confirmé, Angélique se disait que quelque chose était arrivé qui avait dilué le péril. Et cela avait dû se passer avant ou au moment de la naissance des jumeaux, et c'est pourquoi leur destin avait été marqué d'une telle menace.
Mrs Cranmer ouvrit un œil égaré. Sans données précises, elle se sentait victime d'une malice et, tournée vers la fenêtre, elle considéra avec suspicion les lueurs accentuées du couchant. Puis elle soupira.
Dans quelques jours, cette compagnie bruyante qui avait mis plusieurs fois sa maîtrise intérieure en échec, jusqu'à lui faire perdre sa dignité et verser des larmes, s'embarquerait et, l'hiver venant, on se retrouverait entre croyants. Prières et vertueuses tâches recommenceraient à scander les heures du jour. Le souvenir de ses épreuves de l'été s'estomperait.
Elle ne savait pas, pauvre lady Cranmer, qui se faisait appeler mistress et non milady par humilité, qu'avant de retrouver la paix de sa conscience et de sa maison, il lui faudrait subir une dernière épreuve bien plus pénible et plus inconcevable que toutes les autres.