Chapitre 14

– Cette Bertille a un cœur de pierre, pleurait Séverine qu'Angélique, dès qu'ils furent à bord, avait fait venir près d'elle pour qu'on lavât d'une eau de benjoin ses égratignures. Elle ne sème que tristesse et discorde. C'est à cause de ses coquetteries que le Maure de M. de Peyrac a été pendu au grand mât, pendant notre traversée de l'Atlantique. Souvenez-vous, dame Angélique, je me réveille la nuit en y songeant. Cela me fait pitié, pour ce Noir, mais aussi pour M. de Peyrac qui fut contraint de pendre son serviteur à cause de cette sale petite idiote. Heureusement que Kouassi-Bâ n'était pas à bord durant ce voyage. Sinon c'est lui que M. de Peyrac aurait été obligé de pendre et ç'aurait été beaucoup plus affreux que pour le Maure.

– Kouassi-Bâ ne se serait pas laissé entraîner ainsi par elle.

– Peuh ! Avec une Bertille Mercelot, tout est possible. « Ils ont déchaîné la mauvaiseté des hommes et ils ne peuvent plus retenir leurs chevaux », cita-t-elle.

– Cesse de te mettre martel en tête pour Bertille Mercelot ! Elle n'est pas à notre bord et doit poursuivre encore son voyage avec son père en Nouvelle-Angleterre.

– Bien fait pour les Anglais ! Quand je pense qu'elle a osé me traiter de fourmi noiraude et maigriotte. Et devant... devant...

Angélique voyait qu'elle pensait à l'affront subi devant le jeune et immense Nathanaël de Rambourg, dont elle avait cru percevoir l'anguleux visage dépassant la houle des têtes et des chapeaux pointus au moment du départ.

– Dis-moi, Séverine, demanda-t-elle, n'as-tu pas revu, avant notre départ, ce jeune Poitevin, ami de Florimond, qui s'était présenté chez moi si inopportunément le jour où s'annonçait la naissance des enfants ?

– Si fait ! acquiesça Séverine avec un sourire malicieux. Deux ou trois fois. Mais il est fort timide et je n'ai pu le décider à revenir dans votre demeure toujours envahie de visiteurs.

– Quel ennui ! J'avais à lui communiquer des renseignements sur sa famille.

Très contente d'elle, Séverine confia à Angélique qu'elle avait encouragé le jeune homme à s'associer au groupe de huguenots français que M. Manigault avait joint à Salem et recruté pour Gouldsboro. Parmi eux se trouvait le charitable Charentais, tapissier de son état, chez qui Nathanaël logeait depuis qu'il était arrivé dans la capitale du Massachusetts, ne sachant trop quoi faire de sa grande carcasse. Il se trouvait en leur compagnie à bord du Cœur de Marie, l'un des navires qui escortaient L'arc-en-ciel.

Angélique la félicita d'avoir pris cette initiative. L'obligation qu'elle avait à remplir vis-à-vis de ce garçon était pénible : lui annoncer le massacre de toute sa famille, perpétré quelque six années plus tôt et qu'il ignorait encore. Maintenant qu'elle le savait dans leur sillage, ces tristes nouvelles pouvaient attendre. On le ferait venir un jour sur L'arc-en-ciel pour lui parler avec ménagement.

Pour l'instant, ils quittaient le port et Angélique voulut monter sur la dunette pour un dernier regard.

Le vent soufflant dans la bonne direction, ils s'éloignaient rapidement. La petite ville là-bas n'était plus qu'un feston de pignons et de toits pointus, de cheminées de briques empourprées par le soleil couchant, lequel faisait miroiter les vitres des maisons et, comme d'un poudroiement léger de poussière de diamants, les garnitures de morceaux de verre incrustés dans les entablements et autour des portes.

Elle devenait bleutée, sur la nacre du couchant, se piquetait peu à peu des lumières des chandelles allumées au cœur des maisons, et s'estompait derrière l'ombre de ses îles que les navires, après les avoir longées, quittaient à leur tour. On ne l'imaginait dans le soir que si dévote et si douce, ne vivant que de prières et de diligentes besognes pour le service du Seigneur...

*****

Dès le premier soir, la vie s'organisa à bord de L'arc-en-ciel, par un joyeux souper aux chandelles dans ce qu'on appelait la chambre des cartes ou du conseil, et qui servait aussi de salon et de salle à manger aux officiers.

Comme il faisait très chaud, malgré l'air du large, les fenêtres étaient ouvertes sur un balcon formant galerie au-dessus du château arrière.

À l'étage au-dessus, étaient les appartements du comte de Peyrac et de sa famille, avec également un balcon surplombant celui des officiers, où l'on pouvait aussi bien dormir la nuit sur de grands divans disposés à l'orientale, que se reposer le jour si le vent balayant le pont central était trop violent.

Angélique avait fait ses adieux à Mrs Cranmer, en cherchant tous les termes susceptibles d'atténuer son animosité et sa rancœur pour tant de dérangement qu'elle avait apporté sous son toit, et de lui exprimer sa reconnaissance pour l'abondance des services qu'elle en avait reçus.

– Chère hôtesse, vous avez été notre providence et je ne vous oublierai jamais.

Mais la fille de Samuel Wexter opposa à ses protestations un masque figé d'amertume et la laissa partir sans un mot après une froide révérence, imitée par ses enfants, debout autour d'elle, petites filles en collerettes et guimpes à nœuds de ruban, petits garçons enfoncés dans leurs hauts-de-chausses et pourpoints noirs ou gris et plus colletés jusqu'au menton que leurs grands-pères.

De cette froideur, Angélique comprit mieux le sens lorsqu'elle découvrit à bord, à cette table même, lord Cranmer qui les accompagnait et qui, sans souci de sa chagrine épouse, abandonnée à ses patenôtres et à sa Bible, levait joyeusement son hanap de vin français à la santé de ses hôtes.

*****

Pauvre lady Cranmer ! Angélique, maintenant seule aux côtés de Joffrey sur le balcon du château arrière, bénissait le ciel d'être parmi celles qui, la nuit tombée, se retrouvent auprès de leur amour.

Le silence et une neuve solitude les enveloppaient et ils devisaient à petites phrases, elle lui posait des questions à mi-voix.

– J'ai eu peur, disait-elle, évoquant les affres des heures de Salem, je craignais que Dieu ne veuille me punir...

– Vous punir ! Auriez-vous péché, madame ?

Elle riait, le front contre son épaule, s'abandonnant à la force tranquille de son corps à demi allongé près du sien, la chaleur de son bras autour d'elle, tandis que l'air marin soufflait sur leurs visages une douce haleine rafraîchissante.

Les craquements du navire ponctuant le bercement de la houle, la vibration des haubans répondant à la tension des palans, le ronflement syncopé du vent distribuant son souffle à travers le déploiement savant des toiles blanches hissées ou abattues suivant les caprices de l'orchestre éolien, toute cette vie palpitante du navire, Angélique l'absorbait comme un élixir lui rendant son énergie qu'elle se reprochait d'avoir laissée s'enfuir.

– Il me semble que je ne sais même plus lire ni écrire...

– Billevesées ! Le Gouldsboro doit nous ramener d'Europe des coffres entiers de livres choisis pour nos soirées d'hiver à Wapassou. Commencez donc dès demain à vous remettre à la lecture avec les almanachs de Kempton. Vous y trouverez mille choses précieuses à votre goût et qui ne fatiguent pas l'esprit.

Au bruit de la mer, aux claquements des vagues contre la coque, à toute la rumeur qui s'élève des profondeurs d'un navire, ainsi qu'aux chants et aux appels qui tombent des hauteurs, se mêlait en sourdine la musette fragile des pleurs des bébés. Des voix de femmes y répondaient, les berçant d'une complainte :

My Bonnie is over the ocean,


My Bonnie is over the sea,


My Bonnie is over the ocean,


O bring back my Bonnie to me...

– Même les chants de nourrice, ici, parlent d'océan et d'amour, disait Peyrac.

– Je trouve que les petits pleurent beaucoup depuis que nous sommes en mer, remarqua Angélique. Peut-être qu'ils n'aiment pas naviguer ?

Joffrey se moquait de sa candeur de mère inquiète. Mais pour eux, les parents, la présence de ces petites vies transformait cette nouvelle navigation, lui donnait une autre dimension, une autre saveur que les autres fois, c'était une aventure qui commençait.

Ils se regardaient, les yeux brillants de joie et de fierté.

Bring back, bring back


Bring back my Bonnie to me, to me...


Bring back, bring back


O bring back my Bonnie to me.

– Qu'avons-nous fait pour mériter tant de bonheur ? Joffrey, croyez-vous que le combat va s'achever maintenant que notre principal ennemi sur ce continent a disparu ?

Il hésitait à répondre. Puis il hocha la tête, rassurant, lui souriant avec tendresse.

– Je ne sais qu'une chose, mon amour, encore que je me garde de la proclamer avec trop de superbe. C'est qu'ayant tout mis en œuvre pour vous enlever à moi, aujourd'hui, il ne peut plus nous nuire, et moi, je vous tiens dans mes bras et me penchant vers vous, je crois lire dans vos yeux cet amour qui fait ma vie et qu'il avait juré de m'arracher. C'est là, pourrait reconnaître un stratège, toutes les apparences d'une complète victoire pour nous, et d'une totale défaite pour lui. Inutile d'épiloguer ou de déterminer s'il s'agit de l'issue d'une phase du combat ou de la fin du combat. Je n'ai jamais mésestimé les forces de notre adversaire mystique et invisible qui nous guettait derrière les arbres. Il fut désigné pour semer des embûches sous les pas, pourtant bien trébuchants, de notre nouvelle existence. Je ne sais si sa mort marque la fin de la bataille et ce qu'il peut nous réserver encore de l'au-delà, mais, considérant où nous sommes parvenus, j'oserai dire : oui, mon amour, pour l'instant, le combat est fini et nous avons gagné.

*****

On lui avait installé, sur le pont central, un grand hamac carré de coton des Caraïbes, tiré aux quatre coins, garni de coussins, lui permettant d'y faire asseoir près d'elle des enfants, une ou deux personnes parmi ses visiteurs. Disposés autour d'elle, il y avait aussi des pliants de tapisserie, des « carreaux », gros coussins bourrés de crin, pour accueillir les visiteurs, et parfois l'assemblée était nombreuse autour d'elle, à déguster des sorbets et à deviser à l'ombre, surtout lorsque, le bateau à l'ancre, le vent tombait et la chaleur se faisait sentir.

Mieux valait ce temps très beau que des tempêtes. Le voyage prit pour elle l'allure qu'elle souhaitait : un intermède pendant lequel, faisant le bilan des semaines qui venaient de s'écouler, on se préparait à aborder d'autres terres, et d'autres tâches. À Gouldsboro, les préparatifs de l'hivernage allaient remplir les jours d'automne d'une fébrile activité.

Mais c'était encore l'été, le temps des entreprises et des projets, comme on sème dans un sillon le grain sur lequel va se refermer la glèbe et qui donnera des blés vigoureux et multiples.

Cet été-là n'avait été ni vain ni maudit. On pouvait le juger fécond et plein de promesses.

Près du hamac, les berceaux d'osier en forme de barques, surmontés chacun d'un demi-ciel et reposant sur deux pièces arrondies permettant le bercement, étaient la vision la plus encourageante à contempler. On ne s'habituait pas encore à l'apparition sur Terre de ces minuscules créatures et, du mousse aux officiers, en passant par le plus chevronné des matelots et le plus rogue des quartiers-maîtres, chacun ne cessait de solliciter l'honneur et le plaisir de pouvoir jeter un regard sur les petites têtes enfouies entre drap et oreiller.

On les ramenait dans les appartements lorsque le vent était violent ou le soleil trop chaud.

– Je trouve qu'ils pleurent beaucoup depuis notre départ, insistait Angélique. Regrettent-ils d'avoir quitté Salem ?

Les braillements des nouveau-nés gâchèrent un peu la première journée du voyage. Les bâtons de sucre de la sage-femme irlandaise, les comptines de ses filles, leurs promenades inlassables et dévouées le long de la coursive et les efforts de Nômie n'y faisaient rien.

– J'ai pourtant endormi des ivrognes, des brutes, des fous, s'inquiétait Nômie, et ceux-ci, qui leur tiendraient dans la main, me résistent !

Guettant la colère des jumeaux sous l'œil déprimé de leurs nourrices et de leurs berceuses, Angélique et les deux quakeresses, vers le soir, entr'aperçurent la vérité.

– Peut-être regrettent-ils le berceau des Cranmer ? dit Angélique.

Et ce fut l'illumination.

Chacune, à part soi, y avait songé, mais l'agitation du départ avait relégué à l'arrière-plan des détails qui auraient semblé futiles à soulever dans le moment où la préparation des bagages – sacs, coffres, malles à faire porter aux navires –, des choses à ne pas oublier, prenait le pas sur de plus subtiles préoccupations.

On avait bien pensé à embarquer ces chaufferettes de cuivre qu'on ne trouvait qu'en Nouvelle-Angleterre et dont Angélique rêvait pour Wapassou, des sacs et des sacs de haricots bruns de Boston, des toiles et couvertures de lainages écarlates ou bleues de Limbourg, mais l'on avait plongé les jumeaux dans le chaos d'une incompréhensible et angoissante rupture. Ce n'était pas la première, mais celle-ci était injuste et due à l'étourderie d'une gent adulte qui perd le sens lorsqu'il s'agit de s'ébranler vers d'autres cieux et de se nantir de tous les biens de ce monde, dans son exil.

Sans précaution, on avait arraché les jumeaux à la corbeille des petits pionniers puritains du Mayflower et on les avait couchés chacun dans un berceau différent.

– Ruth ! Nômie ! dit Angélique, je sens qu'ils ont encore besoin d'être proches l'un de l'autre, comme ils l'étaient en moi. Il faut les remettre ensemble...

Il y eut aussi un conseil très animé et controversé à propos des bandelettes qui leur emprisonnaient bras, jambes et tête.

L'accord se fit sur un moyen terme. Dans la journée, il était bon que les enfants pussent agiter et étirer leurs petits membres, mais la nuit, la solide armature du maillot devait rassurer leur fragilité livrée à tant d'espace immense et les prédisposer au sommeil.

Selon toute apparence, les décisions prises à leur endroit convinrent aux nourrissons.

Les matelots qui passaient se mêlaient au débat. Ces hommes privés de foyer, n'ayant jamais eu le temps de voir grandir leurs « lardons » s'ils en avaient, montraient beaucoup de finesse comme si leur vie solitaire leur avait donné le temps de réfléchir sur l'enfance.

– Lui, le garçon, il n'aime pas le vent, pronostiquait un fort dur à cuir, la joue gonflée de sa chique de tabac, il faut l'abriter. Elle, la petite, elle aime le bruit, le mouvement autour d'elle. Vous verrez, quand il y aura un bel orage, cela ne lui déplaira pas.

Mais Angélique aimait cet emplacement au milieu du navire, sous la grande toile tendue, d'où elle pouvait suivre les allées et venues de la plupart des passagers, assister à la manœuvre des gabiers dans les haubans. Elle aimait les voir sur un coup de sifflet s'envoler, grimper et se ranger alertement, comme des oiseaux sur une branche, le long des grands espars soutenant le gréement des voiles.

Elle admirait leur agilité et leur habileté à serrer ou déployer les multiples voiles, grandes ou petites, et se représentait le courage et la force qu'il fallait à ces hommes pour accomplir les mêmes manœuvres par les tempêtes sauvages, cramponnés de leurs pieds nus aux filins des traversières, le long des vergues, tandis que le navire ballotté dévalait jusqu'au creux de vagues profondes comme des gouffres et hautes comme des montagnes, serrant les voiles et les nouant des mêmes nœuds de leurs doigts habiles et calleux maintes fois écorchés par la rudesse de la toile et des cordages, sous des trombes d'eau de pluie ou des paquets d'eau de mer.

Mais lorsque la mer était belle, comme ces jours-là, on les sentait heureux de caracoler dans les hauteurs à travers leur forêt de cordes et de mâts qui était leur domaine et on les entendait chanter et rire.

Dans son hamac, Angélique continuait de recevoir comme en sa ruelle. Et des visiteurs désireux de s'entretenir avec elle venaient de partout.

Adhémar lui apportait solennellement des plats mijotés par lui à son intention. M. Tissot et le cuisinier du bord admettaient le soldat déserteur en leur domaine parce qu'il révélait un indéniable génie culinaire dans ses préparations et qu'il était difficile au surplus de se débarrasser de lui par le raisonnement ou la simple injonction à vider les lieux, la force elle-même n'assurant pas la victoire. Et, lorsqu'il s'agissait de mettre au point un mets pour Mme de Peyrac, ce militaire timoré, enrôlé à son insu par un recruteur sans scrupules et qui ne cessait de trembler depuis qu'il s'était réveillé d'une néfaste saoulerie, à fond de cale et en partance pour le Nouveau Monde, ce militaire malgré lui qui n'échappait au scalp chez les Indiens que pour être menacé d'estrapade chez les Français et de pendaison chez les Anglais, ne connaissait plus la peur dès qu'il se trouvait une casserole en main, plutôt qu'un fusil, dans l'intention d'élaborer un chef-d'œuvre pour Angélique. Il avait mis au point deux recettes qu'elle affectionnait : les gaufres de crabe à la crème et le poisson du « Sud-Est », plats déjà traditionnels parmi les Français ou Écossais des îles et des côtes du Maine et de la baie Française : de la morue dessalée, accompagnée de petits lardons, de concombres, et de deux légumes qu'on ne trouvait que dans certaines îles : des petits pois, que Mme Mac Grégor cultivait dans Monégan en souvenir de sa mère, qui en avait apporté la semence de France en son premier voyage, et un fruit dont des pirates d'Amérique du Sud avaient doté certains emplacements pas trop éventés, la tomate. Tous deux, comme on le savait déjà, mets servis à la table du roi de France où ils étaient encore considérés comme rares.

Par bribes, Angélique avait fini par faire la lumière sur la présence qui s'était avérée providentielle du couple Adhémar-Yolande et de leur précieux bébé, à Salem. Bien qu'elle fût prête à admettre toutes les interventions célestes, leur arrivée à bord du Cœur de Marie n'était pas fortuite. La réalisation du projet de venir s'installer en Nouvelle-Angleterre leur avait pris presque deux années.

Lors de sa captivité chez les Bostoniens, le soldat français Adhémar que l'Anglais Phips, puis le tribunal de Boston, ne sachant qu'en faire, avaient transféré sur Salem, avait attiré l'attention du propriétaire français de L'ancre bleue qui, dès ce moment, voulut se l'attacher à ses cuisines, voire lui confier la marche d'une auberge de luxe qu'il comptait ouvrir comme traiteur pour les hautes personnalités de la ville et pour les riches étrangers de passage. Après l'avoir fait rechercher jusqu'au Canada et après de nombreuses tractations transmises de barques à navires, Adhémar, qui entre-temps avait convolé en justes noces avec la solide Acadienne Yolande, fille de Marcelline la Belle, avait accepté de revenir chez les Anglais, cette fois non comme prisonnier de guerre mais en vue d'une carrière plus en rapport avec ses capacités natives et plus lucrative que celle de soldat du roi de France, bien qu'elle accentuât les dangers qui pesaient sur lui en tant que déserteur de l'armée française et traître à sa patrie, passé à l'ennemi.

– Mais alors, vous nous devez, à Raimon-Roger et à moi, d'avoir dû changer vos plans et annuler vos engagements, dit Angélique, lorsqu'elle eut enfin débrouillé l'histoire. Le patron de L'ancre bleue doit nous en vouloir ! M. de Peyrac s'était arrangé avec celui-ci qu'il connaissait de longue date...

– Nous verrons plus tard, assura Adhémar qui, une fois de plus, ne se sentait en sécurité que sous l'égide de Mme de Peyrac.

Quant à Yolande, elle n'était pas tellement certaine qu'elle se serait plue chez les English, les rapports des Acadiens de la baie Française avec ceux-ci ayant toujours été fort mitigés et la coutume voulant que, lorsque d'un établissement français on voyait poindre une voile anglaise, le mieux pour les habitants était d'attraper leurs marmites et de se réfugier dans les bois chez les Indiens mic-macs ou etchemins, en attendant que ces Bostoniens de malheur aient fini de piller leurs pauvres baraques. Encore heureux s'ils ne les avaient pas incendiées.

Aujourd'hui, la paix régnait sur les rivages panachés de la tumultueuse French's bay, aux marées les plus hautes du monde. Mais il y a des souvenirs qui vous restent dans le sang et Yolande, l'Acadienne, n'était pas trop déçue d'un prétexte qui la ramenait encore pour l'année vers sa contrée natale.

Angélique, ce point réglé, remit à l'arrivée de Gouldsboro les décisions à prendre à propos des deux nourrices desquelles dépendait la santé des fragiles enfants. Yolande raffolait de son nourrisson Raimon-Roger, et son petit gars, solidement bâti à son image avec le regard écarquillé et naïf de son père, ne se montrait pas jaloux de la petite larve humaine qui partageait avec lui le lait d'un sein généreux.

Mais le couple acadien envisagerait-il d'accompagner la caravane jusqu'à Wapassou pour l'hiver ? L'affaire n'avait pas encore été abordée.

Quant à la petite Indienne qui allaitait Gloriandre, pour elle aussi et la famille du vieux medicine-man Shapleigh, la question restait posée.

Mais d'un commun accord, la trêve de la traversée était respectée, car si ce n'était pas en ces journées sur la mer, où l'on est détaché des obligations que l'on s'est forgées sur une rive et non encore happé par celles qui vous attendent sur l'autre, si ce n'était pas en de tels moments qu'on se laissait aller à un sentiment de liberté et d'irresponsabilité, il n'était pas certain que d'autres pourraient se présenter.

Plusieurs personnes désiraient connaître la recette des gaufres de crabe à la crème, sortes de pâtés cuits au four, ou de beignets jetés dans l'huile, contenant une onctueuse farce de crabe, cuite dans un bouillon de poisson, puis poivrée et additionnée de crème. De la crème aussi entrait dans la confection de la pâte, dont les œufs devaient être de préférence de dinde, d'oie, de cane ou de pintade, mais pas de poule, et dont l'huile était de noix ou de tournesol. En plus d'une pincée de sel, on devait ajouter pour la faire lever deux cuillerées de natron, dont on trouvait des plaques en gisement un peu partout sur le littoral, et qui donnait une autre sorte de fermentation que la levure de bière.

Il fallait les manger brûlantes, et naturellement arrosées de crème aigre, puis saupoudrées de sucre brun pilé, ou nappées de mélasse, ou, à défaut, de sirop d'érable. En bref, et avec une pointe de gingembre ou de muscade, un mets typique de la Nouvelle-Angleterre, retouché par le génie inspiré de la gastronomie française.

Il y avait des discussions dans les deux langues, française et anglaise, qui tendaient à établir avec autant de feu que le tracé des frontières, ce qui déjà relevait des talents de la gastronomie nationale.

Le clam-chowder, avec lait, oignons, pommes de terre et beurre, venait des Français par le mot chaudière, qui avait donné chaudrée, puis chowder.

Mais celui au homard et les clampies, tartes aux praires ou autres coquillages, étaient de New England de même, en principe, que tout ce qui s'arrosait de mélasse ou se relevait d'épices qui manquaient chez les Français, trop pauvres pour pouvoir s'en procurer autrement qu'en commerçant avec les Anglais, ou des navires des Caraïbes, s'il s'en présentait sans intentions malveillantes.

Les premiers jours, on eût dit que la Nouvelle-Angleterre ne survivait dans leurs pensées que sous ses aspects les plus aimables : ses plats nombreux, la douceur des homes caractérisés par de beaux objets, la variété de son commerce qui la comblait des meilleurs produits du monde entier par une habile entorse faite au Staple act.

Libérés de son joug théocratique, les « étrangers » qu'ils étaient et qui l'avaient offusquée, ne se souvenaient plus que de son charme, composé de nombreuses petites voluptés, que ses habitants auraient été indignés de voir dénoncées sous ce titre.

Mais n'était-ce pas une volupté que de pouvoir, au soir, l'ancre jetée, les voiles amenées, gagner la plage d'une île pour un pique-nique qui réunissait tous les passagers pour une de ces parties de clambake si familières à tous les caboteurs de l'endroit ?

Dans un vieux baril enterré dans un trou de sable, on jetait des pierres brûlantes vite recouvertes d'algues humides qui servaient de lit aux clams et aux huîtres, puis alternaient de nouveau couches d'algues et couches de coquillages, de homards, d'épis de maïs et de pommes de terre. On assujettissait par-dessus une vieille toile à voile sur laquelle était amassé encore du sable pour laisser le tout cuire à l'étouffée pendant deux heures.

Après avoir établi trois points de cuisson, les groupes qui s'étaient formés selon la provenance des navires commençaient à se mêler. Dès le premier pique-nique, Séverine alla chercher les protestants français et ces adeptes de Jean Valdo, qu'on appelait les vaudois, qui étaient passagers du Cœur de Marie. Elle revint accompagnée de Nathanaël de Rambourg et de ses amis. En attendant le repas, chacun se visitait et ceux qui jouaient d'un instrument de musique furent vite sollicités.

Après le festin, arrosé de beurre fondu et qui se mangeait avec les doigts, il y avait des chansons et des danses.

Personne n'avait envie de retourner à bord et l'on rêvait de dormir sur la plage, sous la voûte du ciel qu'une lune qu'on ne voyait nulle part emplissait d'une clarté verte et limpide.

Angélique raconta à Ruth et Nômie comment, dans une de ces îles, une femme quakeresse était venue lui prêter son manteau.

C'était l'année où les Indiens abénakis avaient ravagé la côte, et les îles où ils faisaient pique-nique étaient alors pleines de réfugiés...

Le calme était revenu. Les villages incendiés avaient été rebâtis. Lorsqu'on regardait vers la côte, la nuit, on la découvrait peuplée par le poudroiement des lumières rousses qui tremblaient derrière les fenêtres tendues de parchemin huilé ou de peaux de daims affamés. Le nombre des ports et des criques se révélait aux feux de charbon de bois, allumés dans les braseros de fer, à l'extrémité des promontoires, ou signalant des îlots dangereux.

Élie Kempton, le colporteur du Connecticut, faisait aussi partie du voyage.

Tout d'abord Salem n'était pas une ville où il pouvait se faire apprécier et son ours encore moins. Mr Willoagby lui avait attiré des ennuis depuis que des anciens, de ces vieillards toujours verts mais qui n'ont de mémoire que pour ce qui peut mettre leur prochain dans l'embarras, s'étaient souvenus que Willoagby était le nom d'un très digne et révéré pasteur des premiers temps de la colonie et s'étaient offusqués qu'on en eût affublé un animal, fût-il le plus intelligent des ours.

Ensuite, Kempton avait de nombreuses commandes de chaussures sur mesure à livrer dans le Nord. Et non seulement à Gouldsboro et dans les différents établissements d'Acadie, mais aussi dans la capitale même de la Nouvelle-France, à Québec, en Canada, où toutes ces dames l'attendaient. Ne pouvant comme anglais et hérétique s'y rendre sans être sous la protection du comte de Peyrac, comme la première fois, il lui faudrait trouver des personnes sûres pour acheminer ses œuvres à destination, soit par la forêt, soit par le fleuve Saint-Laurent.

Qu'il était pénible à un actif colporteur de se heurter à ces barrières, dressées par la bêtise humaine entre les peuples, alors qu'il existe une si parfaite unité de réactions quand il s'agit du plaisir d'acquérir. Qui pourrait, entre deux femmes heureuses d'essayer une élégante chaussure au bout et au talon renforcés pour plus de résistance d'une petite plaque de cuivre, distinguer la Française papiste de l'Anglaise calviniste, tant leurs sourires se ressemblent ?

Dans l'idée peut-être d'entraîner les Français présents à rêver d'un possible accord entre nations ennemies et d'y encourager leur gouverneur et aussi par fierté d'un commerce qui, dans les colonies anglaises, avait pris en quelques décennies des proportions tout à fait brillantes, il se plaisait à lire solennellement la liste des marchandises qu'on y trouvait déjà, aussi bien à Salem qu'à Boston :

Couvertures faites de bonne laine de Manchester


Bouteilles, dames-jeannes


Chapeaux de paille


Dentelles des Flandres


Lampes, lanternes, trompettes


Soie et batiste


Chandeliers, cloches


Perles, ambre, ivoire, corail


Jaspe


Poupées et jouets d'enfants


Scies, haches, clous


Garnitures de cheminées, meubles (armoires, coffres)


Cuivre en feuilles et en baguettes


Briques, pièces de cheminées et de fourneaux


Défenses d'éléphant


Pelles à feu et autres


Passementeries et tissus d'or et d'argent


Vitraux de couleur


Argent et or et... dentiers


Poudre à canon


Corsets


Couleurs pour tissus


Bas


Bas de Paris


Gants de filoselle de Paris


Tabac du Brésil de St-Christophe, de Virginie, de la Barbade


Manteaux de Paris de couleur et sans couleur


Biberons de bébé


Épices


Cuivres, balances de ménage et de commerce


Velours


Tapis d'Écosse, de Chine, de Perse et de Venise


Carrelages, verre à vitres


Aiguilles, lunettes, longues-vues


Hameçons, articles de ménage


Ceintures, cols, gants


Amidon, cire


Tapisseries


Serges


Sucre


Services de table français


Draps et laines


Couteaux


Serrures


Jus de citron en dame-jeanne


Oignons


Papier-parchemin


Olives


Cuirs


Ciseaux


Savon


Outils aratoires et divers


Bracelets, boutons, fils


Brosses, canevas, bagues


Râpes


Voitures à chevaux, carrosses, selles


Poudre d'émeri


Vinaigre

Le colporteur avait coché le secteur des tabacs où il pensait que devraient figurer leur gros tabac noir du Connecticut, très apprécié des marins et des Indiens, et aussi le ridicule manque d'oignons, ce qui ne l'étonnait pas de ces terres pauvres du Massachusetts, tandis que les riches terres des rives du beau fleuve Connecticut, du nom indien quinnehatukqut qui signifie « le long estuaire », pouvaient en produire en abondance et d'excellents.

– Nous avions tout cela à La Rochelle, dit la jeune Séverine, avec humeur. Il n'y a pas de quoi s'ébaudir.

Les derniers incidents de Salem semblaient avoir influé sur son caractère, et c'est en partie parce qu'elle se montrait tour à tour distraite et chagrine que l'on avait choisi pour Honorine des « anges gardiens », car l'enfant risquait d'être délaissée avec tout ce mouvement qu'il y avait autour des jumeaux, ce qui n'était pas sans danger à bord d'un navire.

Honorine était déjà tombée à la mer, lors de la première traversée.

Joffrey de Peyrac lui présenta trois personnages à choisir selon son goût, et Angélique souriait en voyant comment il avait su, connaissant la jeune personne, la mettre dans l'obligation d'accepter d'être surveillée sans que cela lui fût une contrainte insupportable et qu'elle aurait écartée si on la lui avait imposée.

Il y avait un mousse choisi parmi les plus malingres, un homme à cheveux gris qui, à la suite d'une blessure au pied, était condamné à quelques jours d'inaction, ce qui ne l'empêchait pas de marcher, mais en boitant, et un Maltais de belle allure avec lequel Honorine était très amie et qui lui avait déjà décrit plusieurs fois, entre autres histoires, la maison de Ruth et Nômie qu'il avait eu l'heur d'apercevoir lorsqu'il s'y était rendu, escortant le comte de Peyrac.

Il roulait des yeux pleins de promesses de merveilles et décrivait la cabane avec une verve quasi orientale. Il disait que cette cabane, apparue au fond d'une clairière, derrière un cercle de pierres blanches, toute parée de fleurs qui escaladaient son toit de chaume et miroitante de cabochons de verre de couleur incrustés dans le bois des poutres, lui avait rappelé la façon dont, au fond des mers, la pieuvre qui est un animal éclectique et fantaisiste, pare l'entrée de son habitat, accumulant autour morceaux de verre, de jarres, coquillages, corail, et tout ce qu'elle peut récolter de brillant à sa portée.

Honorine l'aurait écouté pendant des heures, mais son cœur tendre ne pouvait écarter le mousse, car elle savait que les mousses ont la vie dure sur les navires, et elle s'en serait voulu d'avoir l'air de dédaigner l'homme aux cheveux gris parce qu'il était blessé, d'autant plus qu'il savait très habilement tailler de son couteau toutes sortes de jouets et de figurines dans le bois.

Il fut décidé que les « quarts » de surveillance se succéderaient, et avec ses trois amis, Honorine ne manquerait pas de distractions, ce qui lui laisserait moins de loisirs pour réfléchir, réflexions qui débouchaient souvent sur des initiatives aussi imprévues qu'extraordinaires.

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