Chapitre 1

Angélique regarda avec compassion l'adolescent qu'un garde, coiffé d'une sorte de plat à barbe en acier, le casque anglais, introduisait sans ménagement dans la salle du conseil, en le poussant du bois de sa hallebarde.

Elle pouvait comprendre l'émoi de ce jeune fermier des frontières, arraché à ses labours et à ses moutons et projeté devant un aréopage de graves docteurs vêtus de noir, à rabats blancs, assemblés autour d'une table massive sous les lambris d'une salle plus sombre encore que leurs vêtures. Il devait y faire le récit de l'affreux massacre, perpétré là-haut, du côté des vertes montagnes, au cours duquel il avait perdu tous les siens.

Ses yeux clignotants, ne voyant tout d'abord que ces faces très blanches et sévères dont les regards étaient fixés sur lui, s'attachèrent à ce seul visage de femme qui avait une expression de bonté.

Et, comme il discernait aussi que cette grande dame très belle dissimulait sous les plis d'un grand manteau de soie les signes d'une prochaine maternité, sa gorge se noua, une boule lui remonta dans le gosier, car elle lui rappelait sa pauvre mère qui, presque chaque année, portait et mettait un enfant au monde. Mais cette vue et ce souvenir lui donnèrent le courage d'entreprendre sa narration et de répondre aux questions qu'on commençait de lui poser d'une voix profonde, volontairement solennelle et lente, comme pour mieux l'impressionner. Il était prêt à tout dire.

– Comment te nommes-tu ?

– Richard Harper.

– D'où viens-tu ?

– D'Eden's Falls, sur la rivière Annonnosuc.

Il eut conscience des regards lourds échangés par ces messieurs de Salem. Maintenant, on l'examinait, le détaillant de la tête aux pieds, de sa chevelure couleur de paille hérissée, sa face brûlée par le soleil, jusqu'à ses pieds nus, blessés par les ronces et les pierres aiguës, dans de gros souliers qu'on lui avait prêtés. Et de nouveau, il appréhenda d'éclater en sanglots. Ses yeux pâles de petit Anglais se rivèrent de façon pathétique à ceux de cette femme, seule présente, qui lui rappelait sa mère, et au bout d'un instant son trouble se dissipa. Un rayon clair semblait venir des yeux de cette femme vers lui et il eut l'impression qu'elle lui adressait un sourire. Il fut prêt à donner son témoignage.

Cela durait depuis le matin.

La veille, Angélique et Joffrey de Peyrac, revenant d'un périple de près de deux mois le long des côtes de Nouvelle-Angleterre qui les avait menés jusqu'à New York, avaient jeté l'ancre dans le petit port de Salem.

Ils y revenaient en visite de bon voisinage et d'affaires. Mais ils avaient trouvé la petite capitale de la colonie anglaise du Massachusetts en effervescence et, sur les quais, notables et ministres groupés en une sombre assemblée pour les accueillir.

Les incursions des Français de Canada et de leurs alliés sauvages avaient repris, leur avait-on dit, contre les établissements du nord de la Nouvelle-Angleterre.

Et c'est pourquoi les responsables de ces États avaient demandé à leurs hôtes, dont on estimait la visite comme un signe de l'aide du Seigneur, d'assister au conseil extraordinaire qui allait se réunir pour juger de la situation.

En tant que voisins français et propriétaires d'établissements dans le Maine, considéré comme rattaché au Massachusetts, on se tournait vers le comte de Peyrac pour lui demander de rappeler aux autorités de Québec les promesses qu'elles lui avaient faites, et vers Angélique parce qu'on lui reconnaissait le pouvoir de retenir les chefs indiens, puisque la légende courait que les plus farouches lui obéissaient.

– Si vous parlez de Piksarett, le chef des Patsuiketts, sachez que j'ignore tout de lui depuis plus d'un an, se défendit-elle.

– Y avait-il des Français à la tête des hordes qui ont assailli les villages anglais ? demanda Joffrey. A-t-on aperçu un jésuite les menant au combat ?

Il fallait entendre des témoins. Dès l'ouverture de la séance, en la council house de Salem, on avait écouté les rescapés des massacres que les fermiers des collines avaient recueillis, souvent blessés ou mourants, et avaient amenés jusqu'à la côte.

Le premier avait été un fermier hagard et bégayant, encore sous le coup des terribles malheurs qui l'avaient frappé. Il n'avait rien vu, ni Français, ni jésuite, ni sauvages, car il était en voyage ce jour-là. Il n'avait retrouvé de son village et de sa maison que cendres et ruines noircies, ses vieux parents percés de flèches et scalpés, sa femme, ses enfants et ses serviteurs disparus, emmenés sans doute en captivité, là-haut, du côté des régions lointaines et inaccessibles du Saint-Laurent où les Indiens baptisés par les Français, ajoutant à l'horreur de leur paganisme idolâtre celle de se parer de croix et de chapelets papistes, les garderaient esclaves, et jamais plus on ne les reverrait.

Des larmes coulaient sur la face tannée du laboureur, ce qui paraissait agacer quelque peu les puritains représentants de Salem, car ils l'interprétaient comme un signe de refus des épreuves envoyées par la divine providence. De plus, tous ces gens venaient du Haut-Connecticut, héritiers des dissidents du Massachusetts qui, périodiquement, se déclaraient en désaccord avec les lois premières de la colonie, et s'en allaient fonder leur propre église sur les rives aux tentantes prairies du grand fleuve à l'ouest. Mais, naturellement, dès que les Indiens narragansetts ou les Waubénakis, dévalant du nord, les menaçaient, ces fous de liberté qui avaient trouvé lourde la férule des régents, se tournaient vers le Massachusetts et c'était aux habitants de Boston et de Salem d'organiser des expéditions punitives, comme il avait fallu le faire en 1637 pour les Péquots qui exterminaient les colons du Connecticut, plus récemment contre les Narragansetts.

Maintenant Richard Harper parlait, lancé comme un moulin, les yeux fixés sur Angélique dont la présence semblait lui insuffler la force d'aller jusqu'au bout.

Il fit le récit, désormais classique à force de s'être tant de fois répété, du réveil de la famille, un matin calme comme les autres, du groupe ennemi surgissant comme l'éclair, ravageant la cabane isolée, razziant quelques biens : armes, outils, vivres, et se saisissant des habitants de la maisonnée qui leur tombaient sous la main pour les entraîner en chemise, pieds nus, derrière eux.

– Il y avait quatre sauvages et deux Français, affirma-t-il.

À leur suite, les prisonniers, dont lui-même, son père, sa mère, ses six frères et sœurs, une servante, avaient marché pendant des heures comme des damnés. Les plus jeunes frères, Benjamin et Benoni, deux bébés jumeaux de quelques mois, étaient élevés « au petit pot », c'est-à-dire au biberon, leur mère n'ayant pu les allaiter.

À la première halte, dans une clairière, les Indiens leur tranchèrent la tête, « par pitié » dirent-ils « par charité », puisqu'on ne pouvait leur procurer du lait tout au long de ce dur voyage à travers la forêt et les montagnes vers le Canada. « Par charité », essayait d'expliquer dans un mauvais anglais, pour la calmer, l'un des gentilshommes français à la mère qui hurlait, folle de douleur... Mais elle ne voulait rien entendre et hurlait de plus belle. À la fin, l'un des Abénakis lui brisa le crâne avec son tomahawk, ses cris risquant d'attirer sur leurs traces les fermiers anglais de Springway qui n'allaient pas tarder à s'apercevoir du rapt.

Puis, ils reprirent leur marche, entraînant les autres enfants, le père atterré, la jeune fille terrorisée.

Lui, l'aîné, Richard, avait profité du désordre et du tohu-bohu causés par ce triple meurtre pour se jeter dans les taillis proches.

Voyant la caravane disparaître à l'autre extrémité de la clairière sans qu'on se fût avisé de son absence, il n'avait pas attendu son reste et, courant, bondissant, il avait réussi à s'éloigner de ses ravisseurs. Pendant plusieurs jours il avait marché puis avait rejoint des régions habitées. Il avouait aujourd'hui que sous l'aiguillon de la terreur, il n'avait songé qu'à fuir et le plus loin possible. Aujourd'hui, il se reprochait d'avoir ainsi abandonné, sans sépulture chrétienne et à la dent des bêtes carnassières, sa pauvre mère qu'il ne cessait de revoir dans ses songes, gisant, le crâne fracassé près des deux bébés décapités...

À ce point du récit, Angélique comprit qu'elle ne pouvait en supporter davantage et qu'il lui faudrait s'éclipser. Les visages se brouillaient devant elle, en contrastes blancs et noirs, blanc des cols, des faces et des barbes, noir des vêtements et des meubles, dans une pénombre que perçait difficilement la lueur du jour dispensée par les fenêtres à meneaux de verre teinté. Émergeant de la fresque en clair-obscur, la barbe en pointe et l'éclat du diamant qui se balançait à l'oreille gauche de sir Thomas Cran-mer, le représentant du gouverneur de la Nouvelle-Angleterre dont le sourire piquant mais amical guettait son vertige, et le profil de pirate des Caraïbes, d'hidalgo, de grand seigneur d'Aquitaine pour tout dire, de son époux, le comte de Peyrac, derrière lequel, debout, le grand serviteur noir Kouassi-Bâ ne se distinguait que par la blancheur d'agate de ses yeux et le panache de l'aigrette garnissant son turban, ramenèrent Angélique à une plus stable vision des choses. Rassemblant autour d'elle son ample mante, elle se leva et s'esquiva, bénissant la discrétion des mœurs anglaises qui permettent à quiconque de quitter une assemblée sans avoir à s'en expliquer et sans que personne puisse en faire la remarque, car s'enquérir des buts de cette absence risquerait de jeter dans la confusion questionneur et questionné.

Sitôt dans la rue, elle ôta son chapeau et son bonnet. Ses cheveux lui collaient aux tempes par la sueur qui l'inondait. Elle marcha aussi rapidement que possible jusqu'à la maison de Mrs Cranmer où on les avait logés. Son malaise se dissipa. Mais, lorsqu'elle voulut s'étendre sur le lit de la grande chambre qu'on avait mise à leur disposition, elle éprouva une douleur dans les reins et eut l'impression, une fois de plus, d'étouffer. Alors, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle pensait à cette maternité nouvelle qu'elle avait tant souhaitée.

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