Chapitre 18
Pour réconforter Séverine Berne, la petite huguenote exilée, Angélique consacra encore quelques instants à lui prêcher avec conviction les avantages de leur situation présente, lui démontrant et se démontrant à elle-même qu'ils avaient atteint en quelques années, grâce à l'activité de Joffrey, une position dont personne ne pourrait maintenant les déloger. Elle lui rappela que, depuis Québec, le roi de France ne leur était plus hostile, que les Anglais les considéraient comme des partenaires et non comme des ennemis, qu'ils avaient des amis parmi les chefs indiens. Quant aux jésuites, il ne fallait pas exagérer leur influence dans ces territoires du Nouveau Monde, et souhaiter qu'ils « n'existent plus » était de ces impulsions stériles qui ne mènent à rien. Vivre, c'était accepter de poursuivre un destin dans ce monde où le sort nous avait fait naître, parmi d'autres destins, divers et des plus contraires. Mieux valait se féliciter que le monde soit varié. C'était un ferment de vie qui obligeait la création à se poursuivre et les hommes à changer.
– Mais il ne faut pas changer quand on est dans la vérité, protesta Séverine qui n'approuvait pas tant de laxité morale.
Par contre, les considérations sur la solide flotte que le comte de Peyrac et ses associés possédaient, la prospérité de leurs fondations, l'évocation des fortins qui défendaient Gouldsboro calmèrent son anxiété et achevèrent de la rassurer. Les jésuites ne pourraient en avoir raison de sitôt.
À supposer qu'ils le voulussent.
Le plus hostile d'entre eux ne se manifesterait plus. Et, qui sait, les choses ne tournent pas toujours comme l'on s'y attend et, d'ici à quelques années, ces bruits sur la révocation possible de l'édit de Nantes se seraient calmés.
Cela dit et après avoir tendrement embrassé Séverine pour lui communiquer sa confiance, Angélique se sentait épuisée d'avoir eu à revenir sur le sujet des Robes Noires. Sans vouloir qu'ils n'existent plus, elle aurait bien voulu qu'ils se fassent oublier un peu.
Oui, elle aurait bien aimé, lorsqu'elle se laissait ainsi bercer dans son grand hamac, et maintenant qu'ils s'étaient éloignés du fief de la vertu puritaine où régnait la sombre et rigide méfiance envers les élans du cœur, la peur viscérale de la tentation et du péché entraînant le châtiment éternel, la crainte de celui qui est différent, elle aurait bien aimé se dire, en face de ces paysages si pleins de suavité par la douceur de leurs coloris, habités d'une grâce folâtre et juvénile par les mouvements de ballet, qui se répondaient et se mêlaient, des vagues, des vols d'oiseaux et des ébats innocents des loups marins, des marsouins blancs, curieux autour de leurs navires, elle aurait aimé se dire que tout était paix et sérénité.
La mort du jeune Emmanuel lui restait sur le cœur. Elle avait essayé de cacher à Joffrey l'impression de culpabilité qu'elle en gardait.
« J'aurais pu sauver ce pauvre enfant, je le sais. Il était venu se mettre sous ma protection. Mais je n'étais pas prête. J'ai cru que je pouvais discuter normalement avec un homme de cette sorte et qui venait de vivre tant d'événements anormaux. J'ai mésestimé sa force... et ma faiblesse. Je suis impardonnable ! »
Afin de ne pas tourner en rond, avec des pensées déprimantes, elle s'était tracé la conduite de ne pas en parler. On parle toujours trop. Elle pouvait se mordre la langue d'avoir révélé au père de Marville que le père de Vernon, jésuite, avait été mis dans la même tombe que son ennemi, le révérend Patridge, pasteur congrégationaliste, c'est-à-dire ultra-puritain et dissenter, soit un réformé, un hérétique de la plus belle espèce.
Malgré le sceau biblique apposé sur un tel jugement, digne du roi Salomon, il était certain que du côté adverse, c'est-à-dire protestant, on ne serait pas moins indigné si l'on venait à apprendre qu'un digne ministre calviniste, de la purissima religio, se trouvait couché pour l'éternité auprès de cet effrayant suppôt de Satan et de Rome, un jésuite.
Dans le siècle qu'ils vivaient, ces choses-là ne gagnaient pas à être divulguées et elle se demandait ce qui l'avait prise de s'imaginer que des esprits aussi sectaires pourraient tirer une leçon à en être informés.
Comme si elle n'avait pas compris que le monde dit normal qui les entourait était beaucoup plus atteint de folie que ceux qu'il montrait du doigt !
Elle se tourmentait aussi d'avoir eu l'étourderie de livrer au religieux vindicatif, qui en ce moment voguait vers la France, le nom de son frère jésuite Raymond de Sancé de Monteloup.
Ne lui avait-elle pas causé assez de torts à maintes reprises ? Tout d'abord au moment du procès de sorcellerie de son mari, puis quand elle était devenue la révoltée du Poitou contre le roi. Sans compter les ennuis que lui avait attirés leur frère Gontran, l'artisan peintre, qui avait entraîné les ouvriers de Versailles à se révolter et qui avait été pendu. Pauvre jésuite de frère ! Il devait les maudire tous. Si jamais elle retrouvait leur aîné Josselin, elle essaierait de l'en prévenir.
*****
Au large de Casco, une pluie fine tombait. On approchait des contrées sauvages.
Angélique, ayant jeté sur ses épaules un manteau à capuchon de loup marin qui défendait de l'humidité, marchait sur le pont en regardant l'horizon mouillé, au fond duquel se devinait l'ombre des rivages.
Elle devait reprendre des forces en marchant, car bientôt s'achèverait son existence d'odalisque qui avait consisté, d'un lit à un hamac garni de coussins, à recevoir des visiteurs en mangeant des sucreries.
Malgré les recommandations qu'elle s'était faites de ne plus penser aux jésuites, il lui était difficile de ne pas se remémorer la folle équipée qu'elle avait connue par là, deux ans auparavant.
C'était dans les parages de la pointe Maquoit, où Shapleigh avait sa cabane, que Colin Paturel l'avait livrée à l'espion de Dieu, le jésuite Louis-Paul de Vernon, qui, sous la défroque d'un matelot anglais et le nom de Jack Merwin, pilotait la barque du White bird et qui était venu la capturer sur l'ordre de d'Orgeval.
Et on ne lui ôterait pas de l'idée que, parmi les directives que ce jésuite espion avait reçues de son supérieur, il y avait celle « inexprimée », au cas où ramener Mme de Peyrac en Nouvelle-France présenterait trop de difficultés, de la faire disparaître.
Sinon, comment interpréter son attitude à Monegan alors qu'elle était en train de se noyer dans les terribles lames géantes du ressac contre les falaises et que, debout à la pointe d'un rocher, Jack Merwin, immobile, impassible, les bras croisés, la regardait se débattre, sans broncher ?
Il est vrai qu'il avait fini par plonger in extremis, comme poussé malgré lui. Presque trop tard. Ils avaient failli se noyer tous les deux.
Il avait dû considérer comme une lâcheté d'avoir eu pour elle, une femme dangereuse, ce geste de pitié, comme une désobéissance vis-à-vis de son chef spirituel, et de n'avoir pas laissé s'accomplir le jugement de Dieu.
Allons ! Voilà qu'elle devenait excessive et fanatique comme Séverine !
Pourtant, Colin, avant de la laisser descendre dans la barque du White bird, lui avait murmuré :
« Prends garde, mon agneau... on te veut du mal ! »
Joffrey reconnaissait des jésuites la force occulte, n'hésitant devant aucun moyen pour arriver à leurs fins.
Et le père de Vernon avait écrit au père d'Orgeval, comme pour se justifier, cette lettre qu'Angélique possédait encore et qui commençait par ces mots :
Oui, mon père, vous aviez raison. La démone est à Gouldsboro, mais ce n'est pas celle que vous m'aviez désignée...
Si ces hommes, durs mais pondérés, contraints par leur état et leur position de regarder journellement la réalité en face, eux-mêmes refusaient l'illusion, alors ce qui se tramait dans l'invisible, entre paradis et enfer, elle n'avait pas à se reprocher d'être la seule, femme faible et trop imaginative, à l'envisager.
Elle n'avait tout de même pas rêvé tout ce qui s'était déchaîné, cet été-là, par la faute de leur ennemi caché, par les effets de son habileté et de ses ruses silencieuses, tout ce qui avait éclaté dans la démence des éléments et des hommes.
Les établissements des côtes de Nouvelle-Angleterre flambaient, le sang coulait, les rescapés fuyaient à travers la baie, les pirates razziaient, les navires se fracassaient sur les récifs et des naufrageurs assommaient les survivants à coups de gourdin de plomb, sur les plages... tandis qu'amenée par la mer, la femme, le succube annoncé par la visionnaire de Québec, posait son petit pied mignon chaussé de cuir fin et de bas rouges à baguettes d'or sur le sable de Gouldsboro.
Ces lieux, ces horizons, ces criques qu'elle retrouvait joyeux, bucoliques, d'où montait l'odeur de fritures de poissons sur les braises, ou de la poix pour calfater les coques des navires, ces cris des goélands et des mouettes, lui rappelaient combien leur amour avait été en danger cette année-là.
Comme ils s'étaient durement heurtés, Joffrey de Peyrac et elle, combien ils avaient été sur le point de se haïr, dans un paroxysme de doutes l'un envers l'autre, où saignaient les anciennes blessures de la séparation, d'incompréhension mutuelle et de craintes, ils s'étaient crus à jamais étrangers : ennemis.
« Nous étions fragiles encore. Nous n'étions pas prêts à subir un tel assaut. »
L'épreuve les avait pris de plein fouet, comme une lame giflante, et leur barque avait bien été sur le point de chavirer.
Mais l'épreuve, c'est cela ! C'est son but ! Connaître vos forces, vous les faire dépasser, pour aller plus loin, toujours plus loin, jusqu'à la mer apaisée du bonheur qu'ils goûtaient aujourd'hui.
Comment, s'interrogea-t-elle encore, ce religieux qui dans son orgueil n'avait pu accepter d'être jeté à bas de son piédestal, avait-il pu pressentir que la seule façon de les atteindre, c'était de s'attaquer à leur amour ? Par quelle divination de la pensée, puissance de convocation, réussissait-il, présent en tout lieu, à communiquer ses ordres à travers l'immensité du pays ? Les messages arrivaient toujours à temps.
On serait venu dire à Angélique qu'il avait deviné la personnalité qui se cachait derrière celle du pirate Barbe d'Or, réputé cruel et intraitable, et qu'il avait acheté pour l'envoyer investir Gouldsboro, qu'elle n'en aurait pas été étonnée. Et pourtant, il ne pouvait pas savoir, c'était impossible !
Et peut-être savait-il ? Tout était possible.
Il n'avait hésité devant rien, jusqu'à faire venir pour les achever son âme damnée, sa complice féminine, sa pénitente pâmée, la compagne de son enfance sanguinaire, dont il connaissait si bien l'habile perversité : la bienfaitrice Ambroisine de Maudribourg.
Convoqué, il pourrait aussi bien prétendre qu'il ignorait tout de cela, ou, au contraire, qu'il savait tout et avait agi pour le salut des âmes.
À quel tribunal exposer de tels faits ? Devant quels juges s'en défendre et demander réparation ? Nulle oreille ne pouvait en ouïr le récit et en accepter l'interprétation, et ceux qui avaient été contraints de s'en mêler préféraient en effacer le souvenir jusque dans leur mémoire et faire semblant de n'avoir rien compris.
« Oublions ! avait dit le petit marquis de Ville-d'Avray, sinon, nous allons nous retrouver sur les bancs de l'Inquisition. »
Ç'avait été une affaire secrète. Très peu de gens avaient pu comprendre ce qui s'était tramé.
Dès qu'on ouvrait la bouche, on risquait de trop parler.
« Apaisez-vous, mon cœur », lui aurait dit Joffrey.
Il était moins sensible à la trahison qu'elle. Il lui aurait expliqué :
« C'est la force des jésuites et l'une des faces de leur politique que de se consentir le meilleur et le pire parmi les membres de leur compagnie. Des haïssables, comme ce Marville dont les Iroquois eux-mêmes avaient peur et des saints authentiques, tel Ignace, le fondateur. Il en faut pour tous les goûts. »
Voici qu'il surgissait près d'elle, passant son bras autour de sa taille. Et, conscient de sa nervosité et de la sombre couleur de ses méditations, il lui disait :
– Apaisez-vous, mon cœur.
*****
En deux années, les rivages avaient retrouvé leur prospérité. Et les saisons avaient repris leur cours.
Seuls les pirates continuaient de sévir. Il y avait toujours eu des pirates à croiser dans ces eaux riches, poissonneuses, fréquentées par les pêcheurs de morue et de baleine. Le forban des mers dont les voiles montent à l'horizon, ou qui double en promontoire à quelques encablures, en filant droit sur vous, demeurait l'un des fléaux courants de la côte atlantique et de la baie Française.
Tout navigateur devait se montrer vigilant. Les pirates à pavillon noir, flibustiers des îles ou corsaires, se jugeant en droit de spolier les marins adverses, patrouillaient activement, chasseurs aux aguets, durant les mois d'été, saison où les navires arrivaient d'Europe, avec leurs cargaisons de marchandises, ceux de France pour ravitailler les postes ou établissements d'Acadie, ceux d'Angleterre, de Hollande, et parfois de Venise et de Gênes, pour commercer avec les colonies de Nouvelle-Angleterre. C'était aussi, des Indes orientales ou d'Afrique, le retour des flottilles parties hardiment de Boston, Salem, Plymouth, Newport, ou New Haven, une ou deux années auparavant, et qui ramenaient soieries, thé, esclaves, épices.
Proies convoitées, pas toujours faciles mais nombreuses, et plusieurs fois par jour, on voyait le comte et son capitaine d'Urville en compagnie de lord Cranmer et du gouverneur Colin Paturel lorsqu'il était à bord, s'élancer vers la dunette et franchir à grandes enjambées l'escalier qui y montait, afin d'examiner à la longue-vue le bâtiment que la vigie de la hune venait de signaler.
Tant que n'avait pu être discerné et reconnu son pavillon, sa probable nationalité, ses intentions amicales, les navires et petits bateaux de l'escorte opéraient une manœuvre qui les plaçait en cercle définitif au-devant de L'arc-en-ciel, ainsi qu'une meute en arrêt, prête à mordre et n'attendant qu'un signe pour s'élancer, c'est-à-dire se préparer au coup de semonce, si le navire suspect refusait de s'annoncer, puis lui envoyer une bordée de boulets dans ses œuvres vives s'il persistait à s'avancer trop hardiment en leur direction. Il ne fut pas besoin, au cours des rencontres qu'ils firent durant les quelques jours de traversée, d'en arriver là.
*****
Ce jour-là, ils avaient jeté l'ancre devant l'archipel des îles de Mountjoy's pour y charger des ballots de laine des célèbres moutons qu'on y élevait.
Angélique, installée à sa place habituelle, apercevait le petit vaisseau agile et rustique de Colin Paturel, Le cœur de Marie, une caraque de style portugais, d'un modèle un peu archaïque, mais prompt et maniable, louvoyant autour de leur grand navire comme un bon chien de garde. Elle se rappelait que Colin avait été, lui aussi, un de ces pirates sans scrupules qui effrayaient la baie Française, rançonnaient les morutiers et ravageaient les petits établissements côtiers anglais, hollandais, écossais ou français.
À bord du Cœur de Marie, il avait attaqué Gouldsboro, en avait été repoussé.
Dressé, puissant, sur l'avant de son navire, il s'était tenu aux aguets de sa proie, sa barbe et ses cheveux blonds au vent, lui le redoutable Barbe d'Or, tandis que dans les eaux froides d'un bleu d'acier de cette mer océane, se reflétaient les couleurs brillantes du grand tableau peint sur la tutelle du château arrière. Ce tableau représentait, entourée d'anges, une Vierge Marie dont le beau visage, les cheveux d'une blondeur profane, le regard aux teintes d'eau marine, rappelaient les traits d'une femme que Colin avait aimée au bagne du Maroc, avec laquelle il s'était évadé, et dont il voulait garder l'image dans sa vie errante d'écumeur des mers. Sans se douter qu'un jour, très loin, du côté de l'Amérique, il la retrouverait et qu'il serait vaincu, capturé par celui dont elle était l'épouse.
Colin le pirate, tombé aux mains du maître de Gouldsboro, promis à la pendaison haut et court et qui, soudain, avait été présenté par Joffrey comme gouverneur de Gouldsboro.
« Qu'a-t-il bien pu lui promettre pour obtenir son accord ? Pour qu'il s'incline devant lui, son rival, qui lui avait tout pris, y compris la femme qu'il aimait... Qu'y puis-je, se disait-elle avec un soupir, si Colin n'a pu m'oublier ? »
Ces deux hommes, Angélique les avait observés par la fenêtre du fort, Colin enchaîné, buté, et Joffrey allant et venant autour de lui avec son allure de loup, et sur la table les émeraudes de Caracas qui brillaient, butin saisi dans les coffres du navire pirate, Le cœur de Marie, après sa défaite.
Affrontement qui venait de loin. D'un passé que chacun avait vécu de son côté en Méditerranée, dans l'inconnu de l'autre, et qui éclatait et se dénouait par le hasard fou qui les mettait en présence tous trois, des années plus tard.
Fracas des canonnades. Le battement des cœurs déchirés de passions, de colère, de jalousie, battant violemment comme des tambours de guerre, les coups sourds du cœur de Colin, battant d'amour pour elle, jadis, et plus tard, et toujours. Puis ces bruits de combats, ces clameurs s'étaient affaiblis, avaient fait silence, comme après une tempête épuisante, et lentement, sur la mer calmée, avec les débris des navires fracassés comme avec ceux de leurs vies ravagées, s'étaient formées les assises d'une alliance, d'une entente, d'une amitié.
« Qu'a-t-il pu lui promettre pour obtenir sa soumission et son assentiment... son dévouement ? »
Elle fermait les yeux, laissait la tiédeur d'un soleil traversé de vent frôler son visage. Un sourire effleurait ses lèvres.
« Il faudra bien qu'il me le dise un jour, lui, Colin, ce que Joffrey lui a promis. »
Elle s'engourdissait, s'endormait presque, et il subsistait en elle cette sensation d'harmonie et de paix qui planait au-dessus d'elle et les environnait, comme les vastes accords d'orgues célestes répercutés aux échos des îles. Un instant de bonheur pur, un état de grâce... Sous ses paupières, la lumière prenait des nuances irisées, comme à travers ces porcelaines de Chine, dans lesquelles elle buvait, chez Mrs Cranmer, ce thé rose et de Chine également qui lui avait rendu des forces. Des ombres bougeaient.
Elle entrouvrit les yeux et tressaillit, distinguant à son chevet la haute silhouette à la forte carrure de Colin Paturel qui l'observait. Parce qu'elle venait de l'évoquer, en Barbe d'Or farouche, elle resta un moment indécise, puis se redressa avec un sourire.
– Asseyez-vous près de moi, monsieur le gouverneur. Vous êtes presque le seul sur ce navire à qui je n'ai pas encore donné audience.
Il attira à lui une baille – cuveau de bois – qu'il renversa, disant que c'était là un siège capable de supporter son poids, mieux que ces élégants pliants de tapisserie. Il rangea de côté son sabre d'abordage qu'il portait lorsqu'il était en mer.
– Quel était votre songe, madame, pour que naquît sur vos lèvres ce doux sourire ? À quoi, ou à qui rêviez-vous ?
Elle lui renvoya sa malice.
– Si je vous répondais : À vous, monsieur le gouverneur, m'accuseriez-vous d'être coquette ou hypocrite ? Pourtant, rien n'est plus vrai. Colin, je pensais à Barbe d'Or qui me captura non loin d'ici sur son navire Le cœur de Marie et qui me livra à l'un des envoyés du père d'Orgeval chargé par lui de m'amener prisonnière à Québec.
– Le R.P. de Vernon ? Certes, je me souviens, dit Colin.
– Vous n'étiez pas présent chez lord Cranmer lorsque le père de Marville est venu nous annoncer la mort du père Sébastien d'Orgeval, mais la nouvelle vous est connue. C'en est donc fait aujourd'hui de ses poursuites et de ses complots. Me blâmerez-vous si je vous confesse que je m'en réjouis ?
– Non, madame. C'est de votre part un sentiment normal. Une saine estimation de la situation. L'ire dont il vous a accablée injustement et les dangers qu'il vous faisait courir autorisent qu'on se réjouisse d'être désormais à l'abri de ses conjurations.
– Et puis, non, dit Angélique en secouant la tête. Je ne me réjouis pas, en vérité. Je vous avouerai que mes craintes ne sont point apaisées, si elles ont pris un autre tour. Je savais d'où venaient les coups et qui était l'ennemi. J'espérais qu'un jour, en le rencontrant, il serait possible d'atteindre en lui cette part d'humanité qu'il possédait, et de désarmer son exécration. Maintenant, c'est trop tard. Il a laissé derrière lui, comme la mer qui se retire laisse une écume jaunâtre et stérile, ceux qu'il avait dressés, endoctrinés, formés à le défendre et qui, peut-être, vont continuer à mener contre nous une action d'autant plus âpre qu'ils se référeront aux dernières volontés d'un saint.
Colin l'avait écoutée avec attention.
Il secoua la tête et dit qu'il partageait avec M. de Peyrac le sentiment que rien ne pouvait laisser augurer d'un changement possible à la suite de cet événement qui n'était certainement pas encore connu en Nouvelle-France et ne le serait peut-être pas avant l'hiver puisque Outtaké avait envoyé les seuls témoins dans le Sud, en Nouvelle-Angleterre.
Depuis le séjour de M. et Mme de Peyrac à Québec et la reconnaissance du roi, les faveurs qu'il leur accordait, le vent avait tourné.
Ces événements d'il y a deux ans, par la faute desquels ils avaient failli tous devenir fous et perdre la tête en même temps que la vie, c'était du passé. Rien n'avait rappelé à leur souvenir, depuis qu'il avait été exilé chez les Iroquois, celui qui les avait tramés, si bien qu'on l'avait cru mort à plusieurs reprises, avant d'en avoir la certitude récemment.
Les événements s'effaçaient. Les gens oubliaient, et pour tout dire, ils avaient d'autres chats à fouetter. Les expéditions de police navale qu'ils menaient périodiquement avaient assaini la baie Française, et dans un climat de bonne volonté pacifique des uns et des autres, le commerce se développait. L'activité à Gouldsboro était intense.
Elle lui posa encore quelques questions. Elle avait de la peine à tenir les yeux ouverts, mais avec Colin, elle ne s'en préoccupait pas. Si elle s'en voulait parfois de cette langueur qui persistait, elle était décidée à la patience, car il ne fallait pas oublier qu'elle avait été très malade à Salem, qu'elle avait bouleversé et affolé toute une ville, et qu'elle pouvait bien, en considérant ces heures si tragiques, s'accorder quelques jours de faiblesse de plus.
Tout en l'écoutant, elle l'examinait entre ses cils.
Il avait perdu ce visage quelque peu bouffi et sanguin qui trahissait sa déchéance sous l'apparence de Barbe d'Or, mais il ne ressemblait pas non plus au Colin du Maroc, le roi des esclaves, tout en muscles noueux, plus jeune quoique déjà massif comme un chêne, homme-chef auquel on attribuait déjà quarante ans et qui n'en bougeait point.
Il était plus lourd, bien qu'ayant perdu de nouveau toute graisse superflue, plus géant et plus distant. Un géant solitaire. Elle s'avisa de sa vie à Gouldsboro, lui le gouverneur, chargé de toutes les responsabilités du port et de la population. Toujours seul. Le chef. Sur un navire, ce n'était pas la même chose. Il y avait les escales. Mais à Gouldsboro, sous le regard des communautés protestantes, quelle pouvait être sa vie privée ? Aucun bruit scandaleux ne courait à son sujet. Pourtant, Colin n'avait jamais été un homme chaste. Il se vantait d'être paillard et ce n'était pas tout à fait cela. Mais il était possédé d'un grand appétit pour l'amour et quelle force, quelle puissance dans ses étreintes !
Angélique ferma les yeux, s'intima l'ordre de penser à autre chose. Elle écartait toujours avec fermeté le souvenir des étreintes de Colin.
En toute vérité, elle n'ignorait pas qu'après Joffrey, il était l'homme qui lui inspirait le plus de désir.
Et c'était bien encore une de ces folles gageures de Joffrey, qui ne l'ignorait pas non plus, une manifestation de plus de son goût insensé du risque, que d'avoir été proposer à ce rival, plutôt que de l'exécuter pour piraterie et comme il le méritait, et comme c'était son droit de guerre à lui le vainqueur, de passer à son service, de devenir leur associé, le plus proche et le plus investi dans leurs entreprises, à tous deux, le comte et la comtesse de Peyrac, propriétaires et seigneurs de Gouldsboro, en y acceptant le titre et la fonction de gouverneur.
Colin, le Normand enchaîné, courbé sur lui-même comme un lion vaincu, entêté, préférant la mort par pendaison plutôt que céder aux arguments, aux menaces que lui prodiguait l'autre, le Gascon aux yeux de feu, le gentilhomme, le gagnant, le Rescator qui avait régné sur la Méditerranée et régnait maintenant sur l'archipel que Barbe d'Or avait voulu conquérir, qui s'asseyait aux côtés de Moulay Ismaïl, tandis que lui tramait ses haillons d'esclave, le Rescator, le comte de Peyrac, qui triomphait dans le cœur de la princesse de légende que lui, pauvre marin, avait aimée. Enfin, elle avait vu Colin se redresser, et s'incliner en signe d'assentiment.
– Dis-moi, Colin, chuchota Angélique, qu'a donc bien pu te promettre ce diable d'homme, pour que tu te rendes enfin à ses exigences et acceptes de prendre en charge Gouldsboro ? Dis-le-moi.
Paturel plissa ses paupières sur la fente bleue de son regard et un sourire qui ne disait ni oui ni non courait sur ses traits. Quand il affichait ainsi sa tête de Normand, il était vain d'espérer lui tirer le moindre aveu.
– C'est bon, fit-elle en se renversant de nouveau sur ses coussins. Je ne demande plus rien.
Et elle lui renvoya son expression énigmatique avec gaieté et sans rancune.
Ils se connaissaient trop tous les deux. Près de lui, elle sentait ses défenses intérieures tomber. Elle ne craignait pas, comme avec Joffrey, de perdre son amour, ce qui, parfois, dans l'excès du sentiment que celui-ci lui inspirait, l'importance vitale que sa présence avait pour elle, l'habitait de l'appréhension d'en être privée, de le voir disparaître, et dont l'assurance et la douceur de leur vie commune ne l'avaient pas encore tout à fait guérie.
Avec Colin, elle éprouvait au contraire parfois le sentiment reposant d'une fraternelle confiance. Elle pouvait tout lui dire. Il lui pardonnerait tout. Il ne cesserait jamais de l'adorer. Elle pouvait se taire près de lui.
Elle sentit de nouveau ses paupières battre et retomber. Le navire à l'ancre la berçait doucement. Le pont était presque désert à cette heure, car beaucoup de monde était à terre, toujours à cause des moutons qu'on entendait bêler dans le lointain, de la laine, des vins et des fromages qu'on trouvait aussi par là.
Les berceuses et les nourrices avaient emmené les petits enfants dans les appartements du château arrière pour les mettre à l'abri de la chaleur. Par instants, Angélique ouvrait les yeux et subrepticement jetait vers Colin un regard songeur.
Sa pensée vagabondait dans le silence. Il avait fallu cette naissance gémellaire à Salem pour lui rappeler un souvenir très enfoui : le temps où elle avait cru porter en elle l'enfant de Colin. Ainsi il n'avait pas compté.
Revenant du Maroc, en France, elle avait en elle cette promesse imperceptible du désert. Peu après, elle avait perdu ce fruit par la faute de ce crétin de marquis de Breteuil que le roi avait chargé de lui ramener la rebelle sous bonne garde. Dans sa peur qu'elle ne s'échappe encore, il lui faisait mener un train d'enfer sur ces routes cahoteuses et leur carrosse avait fini par verser dans le fossé. Des suites de l'accident, s'en était allée la promesse.
« Croyez-moi, ma petite dame, faut rien regretter, lui disait la matrone de ce bourg où on l'avait transportée perdant son sang, les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Et puis, si ça vous chagrine tant que ça, vous pourrez toujours vous en faire faire un autre ! »
Elle rouvrait les yeux et regardait Colin. Il n'avait jamais su, ni personne. Elle avait craint d'avoir parlé dans son délire, puis s'était rassurée. Ses lèvres avaient pris l'habitude d'être scellées sur son secret. Secret mince et qui ne méritait pas de susciter les profondes émotions que sa divulgation entraînerait. Une anicroche de santé. Un petit ennui dans la vie d'une femme. C'était à elle seule de s'en accommoder.
« J'ai toujours eu de la chance... »
Car la sage-femme lui avait révélé qu'il s'agissait d'un « œuf clair », c'est-à-dire rien, une enveloppe vide, et cela avait atténué sa peine et effacé les images qu'elle commençait, comme toutes les femmes, de tisser autour d'un rêve qui aurait représenté l'amour de Colin, cet amour qu'il avait traîné avec lui, à travers les mers, et qu'elle sentait brûler comme un feu sourd en lui dès qu'il l'approchait.
Au loin, son souvenir ne la préoccupait pas. C'était un ami, un frère. Mais, près de lui, très vite, elle se sentait nerveuse. « Une affaire de peau », comme disait la Polak, experte en ces mystères des attirances ou des répulsions de l'amour. « La peau, c'est tout. Ça vous surprend et on ne sait pas toujours pourquoi. » L'important était de le savoir et de reconnaître sa faiblesse.
N'était-elle pas fort égoïste en trouvant tout à fait normal l'isolement de Colin et qu'il se satisfasse de se consumer d'amour pour une dame lointaine et oublieuse comme dans les contes de chevalerie ? Ne devrait-elle pas l'encourager à prendre épouse ? Il y avait eu une fille du roy parmi les naufragés, assez fine et jolie, Delphine du Rosoy, qui était tombée amoureuse de lui. Lorsqu'elle l'avait appris, Angélique avait jugé cette idée tout à fait extravagante et s'était félicitée que Delphine trouvât à Québec un époux à sa convenance dans la personne d'un jeune et aimable officier. Et, à la réflexion, elle continuait à ne pouvoir imaginer Colin Paturel, son Colin, nanti d'une épouse.
– Quelle est encore la cause de cet autre sourire amusé qui vient de fleurir sur vos lèvres, madame, tandis que vous vous assoupissiez ? demanda la voix de Colin.
– Toujours votre personne, monsieur le gouverneur. Je pensais à vos charges et me demandais si elles n'étaient pas parfois lourdes et bien ingrates pour un homme seul ?
– Je ne suis jamais seul, fit-il.
Dans un de ces gestes spontanés qu'elle avait pour lui, elle tendit le bras et effleura d'une caresse légère sa tempe.
– Il y a là dans vos cheveux un reflet blanc que je n'y avais jamais vu.
– Ce reflet est venu soudain. Pouvez-vous comprendre, madame, que la douleur ressentie à votre chevet, à Salem, alors que votre fin était proche et certaine, a plus compté pour moi que dix années de batailles au service du grand Moghol ? De quoi blanchir en quelques jours. La chose n'a rien qui puisse surprendre.
– Colin, quelle folie !
Ce qu'il venait de lui dire l'avait émue, et, pourquoi se le cacher, lui avait fait plaisir.
– Je me suis vue à cet instant, lui dit-elle, à cet instant de ma mort. Je ne sais pas où je me trouvais exactement, mais j'étais très lucide. J'apercevais une femme dans un lit, inanimée. Peu à peu, j'ai compris que cette femme, c'était moi et, Colin, il n'y a qu'à toi que j'ose l'avouer, je me suis trouvée belle.
Il rit d'un fort éclat qui montra sa solide denture dans sa barbe blonde.
– Je ne plaisante pas, Colin. C'était tout à fait différent de ce que je suis habituée à découvrir dans mon miroir. Où je me plais, certes, où je ne m'inquiète pas de ces imperfections que toute femme est portée à grossir, ingrate envers les attraits que lui a dispensés la nature et dont elle devrait se réjouir. J'ai toujours remercié le ciel de m'avoir dévolu, puisqu'on me la reconnaissait, cette faveur inestimable que l'on appelle la beauté et n'ai jamais songé à m'en croire dépourvue. Mais, ce soir-là, c'était autre chose. Je me voyais, comment te dire ? Comme une étrangère, comme une inconnue, mais aussi comme un personnage merveilleux, paré de charmes qui donnaient envie de l'aimer. J'ai presque oublié maintenant, mais, lorsque ce souvenir me revient, je suis tellement exaltée qu'il me semble que je vais m'élever à quelques pouces du sol...
Le rude Colin l'écoutait, penché vers elle, et avec un sourire attendri. Il la trouvait touchante dans ses confidences. Elle lisait dans ses yeux une adoration sans bornes.
– Tu t'es vue comme nous te voyons, nous qui t'aimons, fit-il, nous dont tu as capturé le cœur, enchaîné l'être. Sans doute oui, à cet instant, tu as su, non seulement quel prix tu avais pour le regard de Dieu, mais tu as su aussi de quel trésor et de quel enchantement tu emplis nos vies par ta présence. N'oublie jamais, petite. N'oublie pas cette vérité. Toi-même l'ignorais. Tu n'en avais pas assez conscience. C'est un péché. Ne doute jamais de ce que tu as apporté sur Terre, de ce qui rayonne de toi et de ce que tu dispenses d'ineffable. S'ils viennent, ceux qui t'accablent et te haïssent, et s'ils sont si nombreux à voler autour de toi, c'est qu'ils veulent que tu doutes, que tu t'égares et que tu retombes à l'avilissement de la condition humaine. Ils te craignent, eux, les anges noirs de la destruction et des ténèbres. Ils savent qu'illuminer le cœur d'un homme, c'est comme allumer une lumière et un feu dans une maison obscure et glacée.
« Et ils savent de quelle défaite tu les menaces. Car toute joie éprouvée sur terre travaille pour le salut du monde.