Chapitre 12
– Il l'a tué ! C'est le jésuite qui l'a tué.
Séverine Berne se précipita comme une folle dans la chambre, sa coiffe à demi arrachée par la course, et s'élança vers le lit où Angélique, appuyée sur ses oreillers, un plateau d'argent sur les genoux achevait de déguster le mets préféré des Bostoniens et autres puritains du Massachusetts un jour de sabbat : des tranches de pain noir rôties, arrosées de sirop d'érable et de crème.
Le choc de la jeune Rochelaise se jetant contre elle et se pelotonnant sur son épaule en pleurant à grand bruit faillit renverser le fragile édifice de porcelaine et de petits pots d'argent.
– Il l'a tué ! Il l'a tué !
– Qui ? Qu'arrive-t-il ? Enlève ce plateau.
Séverine obtempéra et revint en reniflant, secouée de sanglots incoercibles. Elle se hissa à nouveau sur le lit et reprit sa place contre Angélique, telle une enfant recroquevillée sur sa peine.
– Qui ? Mais parle donc ! s'impatienta Angélique.
Elle crut qu'il s'agissait de Nathanaël de Rambourg, le jeune huguenot poitevin. Elle savait que Séverine le rencontrait de temps à autre et la soupçonnait d'en tomber amoureuse.
– C'est le jésuite ! Ce ministre de Satan ! Tout le monde l'a vu ! Il l'a tué ! Oh ! Le pauvre jeune homme !
– Mais qui ? Parle !
Angélique la secouait, et essayait de l'arracher de son giron où elle se réfugiait comme un enfant qui veut rentrer dans le sein de sa mère.
L'adolescente finit par relever un visage rouge et marbré de larmes et Angélique lui passa un mouchoir. La pauvre Séverine reprit son souffle et finit par dire d'une voix hachée :
– Le jeune Français du Canada ! Le domestique de ce maudit !
– Emmanuel Labour ?
Séverine se mouchait et racontait qu'on avait repêché le corps du jeune « donné » ce matin à l'aube, dans les eaux du port.
– C'est le jésuite qui l'a tué ! On l'a vu. Oh, dame Angélique ! Je veux retourner à La Rochelle. C'était ma ville. Ce sont les jésuites, ces monstres, qui nous en ont chassés. Je ne veux pas rester dans ce pays de sauvages. Moi aussi, là-bas, j'ai un patrimoine, la maison de mes ancêtres. Et à l'île de Ré, notre belle maison blanche. On l'a donnée à notre tante Demuris, parce qu'elle avait abjuré et s'était faite papiste, c'est injuste. Si nous étions restés là-bas, si nous y étions tous restés, nous, les huguenots de France, ils n'auraient pas pu nous spolier, ces suppôts du pape, voleurs et assassins. Nous aurions fini par les jeter hors de nos murs...
– Séverine, cesse de divaguer. Explique-toi, que s'est-il passé ? Qu'a-t-on vu ?
La fille de maître Berne finit par donner quelques bribes des nouvelles qui couraient. On avait repêché le jeune Canadien dans le port. Sans vie. Rien de plus.
Était-il tombé par mégarde, ivre de sa faiblesse ? se demanda Angélique, bouleversée. S'était-il jeté volontairement à l'eau, ce qui paraissait plus vraisemblable, étant donné l'état désespéré dans lequel il se trouvait la veille, quand elle l'avait vu pour la dernière fois dans le jardin ?
– Pourquoi accuser le jésuite ?
– Parce que tous ici devinent qu'il l'a encouragé à se donner la mort.
– L'a-t-on vu le frapper ? Le pousser ?
– Non. Mais chacun sait que leur force occulte endort la volonté de ceux qu'ils veulent perdre.
La tension montait dans la petite chambre où s'agitaient de nouveau les bonnets et les jupes des femmes et les brillants d'oreilles de Mrs Cranmer.
La grande Yolande, l'Acadienne, dont la tête touchait les solives, allait et venait, un enfant sous chaque bras, remettait le sien dans le berceau à la place de Raimon-Roger, puis le reprenait et cherchait l'autre. Elle finit par éclater :
– Cette fille hérétique n'a pas à parler ainsi de nos prêtres ! Bien sûr, nous autres Acadiens du fond de la baie Française, nous préférons avoir affaire aux moines franciscains, frères récollets ou capucins, mais les jésuites sont de bons et saints religieux, de valeureux missionnaires et plusieurs de mes frères et sœurs ont été baptisés par le père Jeanrousse, qui visite souvent nos contrées et nous fait de beaux sermons, pleins d'enseignements de notre belle religion.
– Vous vous laissez abuser par leurs façons sournoises, pauvres sots ! cria Séverine. Vous n'êtes rien pour eux, que des pions à garder dans leur camp. D'un regard, ils vous endorment et vous rendent dociles. On voit bien que vous n'êtes pas de ceux qu'ils veulent détruire et effacer de la surface de la Terre, comme nous autres de la religion réformée. Pour y parvenir, tous les moyens leur sont bons, et la magie est leur arme. Tout le monde sait qu'ils ont assassiné le roi Henri IV, qui était favorable aux huguenots, en guidant à distance la main de Ravaillac... oui, ma chère, à distance !
– Séverine, tais-toi et cesse de dire des sottises. Toutes, tant que vous êtes, avec vos idées folles et fausses sur les uns et sur les autres, la Terre ne va pas tarder à être déserte, en effet !
– Pourquoi l'aurait-il tué ? se gendarmait la fille de Marcelline la Belle. Son « donné » ! Un jeune et pieux séminariste de Nouvelle-France ? Vous êtes folle, ma commère.
– Moins que vous qui leur ajoutez foi ! Comment deviner ce qui leur trotte dans la tête puisque c'est le diable qui s'y trouve ? N'empêche qu'ils n'en sont pas à leur premier crime, ces magiciens de Rome !
– Taisez-vous ! Je ne veux plus vous entendre ! Et occupez-vous d'Honorine, sinon elle va recommencer à se mordre les bras, trancha Angélique qui apercevait son héritière plantée là, avec déjà tous ses cheveux en auréole rouge.
– Ma mie Séverine, ne pleure pas. Montre-le-moi ! Je vais le tuer, disait-elle.
Encore heureux que la bru de Shapleigh demeurât impassible dans son coin, son bandeau de perles barrant son front d'enfant, et continuât de nourrir, imperturbable, deux bébés aux cheveux noirs.
*****
Décidément, les heures de sa convalescence où Angélique avait pu goûter les délices de Salem auraient été fort brèves, et il était vain d'espérer retourner à l'état de grâce où, renaissante, la saveur du monde – soleil, calme, certitude du bonheur, goût des fruits, des crèmes et de la mer en ses coquillages et ses huîtres fraîches, du thé doré et désaltérant qui fleurait les mystères de la Chine –, la tendresse et l'amitié, désarmées autour de sa couche, avaient été posées devant elle comme un présent, pour une fois, sans défaut.
Les nouvelles arrivaient, de celles qui couraient à travers la ville, répandant un vent de terreur.
Des gens s'étaient portés vers la maison des Cranmer, réclamant du grand et puissant Samuel Wexter conseils et réconfort. On se souvenait de sa grande sagesse, aujourd'hui libre de s'exprimer puisque non bridée par les exigences du pouvoir politique et théologique.
Or, le vieillard, très affecté par ce qui s'était passé, l'avant-veille, s'était mis au lit et sa faiblesse, son mutisme, sa pâleur cireuse faisaient craindre pour ses jours. De la maison des étrangers où logeait le jésuite, même les catholiques du Maryland s'étaient enfuis. On l'abandonnait à l'être possédé du mal qui s'y trouvait logé. Apparemment inconscient du désordre et de l'affolement suscités, le père de Marville, qui n'avait pas reçu ses repas, voulut sortir. Il se trouva devant une foule, en cercle, pressée, serrée, qui, à sa vue, poussa une grande clameur. Ayant évalué d'un regard la situation, il préféra rentrer et referma la porte.
Comme les jours précédents, les édiles se tournèrent alors vers le comte de Peyrac, seul apte à leurs yeux pour prendre en main une situation qui, d'heure en heure, s'avérait à la fois impossible à prolonger et impossible à résoudre.
On le regarda marcher vers la maison de briques rouges dont un soleil clairet faisait rutiler la façade de belles teintes framboise et rose fané, comme les Israélites de la Bible avaient dû, jadis, tremblant d'une peur sacrée, regarder le grand prêtre, seul habilité à converser avec l’Éternel, entrer dans le Saint des Saints. Pour un peu, on aurait trouvé prudent de lui attacher à la cheville, comme pour le grand prêtre, ce lien qui permettrait à ceux qui attendaient dehors de pouvoir le retirer du sanctuaire si jamais il s'y trouvait foudroyé par les forces de l'au-delà.
Après s'être entretenu avec le père de Marville, Joffrey l'avait fait sortir de la maison et de la ville et l'avait escorté lui-même jusqu'à une crique à l'écart, où, à prix d'or, le comte s'était acquis les bons offices d'un pirate mécréant de la Jamaïque qui n'était ni pour Dieu, ni pour le diable, ni pour personne, et qui s'était engagé à conduire son précieux et indésirable passager jusqu'à l'île de la Martinique, sinon, pourquoi pas, jusqu'à Honfleur en France.
S'il n'avait pu encore cingler vers le large, il attendait l'heure de marée, embossé derrière une île de la baie, et l'on pouvait considérer le jésuite à son bord comme hors d'atteinte.
Démarches qui ne furent pas faciles et demandèrent temps et pourparlers.
De sorte que, lorsque Joffrey de Peyrac put se présenter à la maison de Mrs Cranmer et monter jusqu'à la chambre d'Angélique, celle-ci était à bout de patience.
– Alors ? lui jeta-t-elle. Qu'en est-il ? Est-ce le jésuite qui l'a tué ?
Il la considéra d'un air songeur, éclata tout à coup d'un rire sonore. Puis, se penchant, il lui prit le menton entre deux doigts.
– Ne faites pas cette mine-là, petite Poitevine superstitieuse.
Mais elle avait les nerfs tendus à craquer, et, sans sourire, elle écarta sa main, doucement mais fermement.
– Que pensez-vous, Joffrey ? J'ai besoin de le savoir.
Il la contemplait : cheveux de lune, fée légère et un peu irréelle avec au fond des prunelles cette nuance si rare d'émeraude ou d'un bleu de glace, cette expression tragique et grave, toujours la même, qui l'avait poigné au cœur, sur le chemin de Toulouse.
Miracle et merveille ! Elle n'avait pas changé.
Derrière ses apparences fragiles, l'être authentique, dur et étincelant comme le diamant, était resté le même. Il lui devait la vérité.
– Comprenez-moi, insistait-elle. Cela fait des heures que je suis entourée de femmes de toutes confessions, de toutes nations, qui ne cessent de me répéter que le malheureux garçon a été tué par son maître spirituel. Qu'en est-il ? Dites-moi la vérité. De vous, je l'accepterai sans en être ébranlée, mais ne me scellez rien.
Comme à l'habitude, Ruth et Nômie avaient fait le vide autour d'eux. Ils étaient seuls.
Il se pencha plus près encore, posa un baiser prompt sur les belles lèvres entrouvertes.
– Oui, c'est vrai, il l'a tué !
– Par magie ?
– Que dire ? Quelle réalité mettre derrière les mots ? Par magie ? Disons... par pouvoir hypnotique.
Il s'assit au bord du lit.
– L'enfant était très affaibli, à bout de forces, et il avait le cœur brisé. Il était donc sans défense contre une volonté impérieuse qui lui aurait commandé de se détruire... Des matelots de l'équipage de L'arc-en-ciel l'ont vu traverser le quai d'un pas d'automate et ont entendu le bruit de sa chute dans l'eau. Au moment où ils se précipitaient, ils ont aperçu le père de Marville, immobile, à quelques pas, dans l'ombre d'un entrepôt. Non seulement il n'intervint pas, mais, plus tard, refusa l'absoute, disant que le jeune homme s'était suicidé, ce qui est le plus grand des péchés. Ils vinrent se confier à moi. C'étaient des Maltais. Ils étaient troublés. Ils avaient compris ce qui s'était passé, tout bons catholiques de Méditerranée qu'ils fussent ! Malgré, ou peut-être, à cause de cela. Et maintenant, apaisez-vous, mon ange. Vous n'êtes responsable en rien.
Elle se laissait aller contre ses oreillers, pâle et désolée.
– Pauvre garçon ! C'est ma faute.
Il la prit dans ses bras, la serrant contre lui, lui répétant qu'elle ne pouvait, par son seul cœur, sauver le monde, l'arracher à ses vieilles hantises, le purger de ses folies ancrées et quelquefois nécessaires.
Pour sa part, lui, Joffrey, ne s'inquiétait pas, bien qu'elle s'indignât de le voir rire parfois en des circonstances tragiques, sachant bien que c'était le rire de celui qui, du haut de la montagne, s'aperçoit qu'il a échappé au cloaque mortel où se débattent tant de droites consciences engluées.
Tant de fois il avait vu mourir, tuer, et dû lui-même donner la mort ! Il savait que c'est un acte simple pour celui qui se doit de défendre, non seulement sa vie mais ses doctrines, et parfois d'autres idéaux plus importants que la vie. Sachant, lui, homme, que c'est un acte irrésistible pour celui qui se sent acculé et sans autre issue que ce geste, il ne s'indignait pas autant qu'elle de soupçonner le père de Marville, un guerrier, de l'avoir accompli.
– Car, conclut-il, c'est moins de constater que le jésuite l'a tué qui me trouble et m'inquiète que de me demander pourquoi il l'a tué.