Chapitre 6
La lumière s'intensifiait.
Telle la rosée de l'aube qu'aspirent les rayons du soleil, elle se sentait partir vers cette lumière de plus en plus blanche, de plus en plus vaste, comme serait une voûte ou un chemin sans fin. Comme la rosée de l'aube, elle se dissolvait, s'évaporait, se percevait essence et quintessence ainsi qu'un parfum qui fuit et tremble, à la fois visible et invisible. Soulevée, elle partait, elle partait. Là où il n'y a plus ni douleur ni crainte.
La morsure d'une promesse lui revint, suspendit la course éternelle, lui fit demander :
– Viendra-t-il avec moi ?
Elle demeurait suspendue, étirée, déchirée par une nostalgie démesurée, plus torturante que tous les supplices de la Terre.
– Non. Pas encore ! Il doit demeurer en ce monde.
Elle eut conscience de crier malgré elle.
– Alors, je ne veux pas. Je ne peux pas ! Je ne peux pas... le laisser seul.
Et la lumière s'effaça. La pesanteur s'empara d'elle, tout à l'heure si légère, l'oppressa jusqu'à la suffocation, et un sang brûlant insinua dans ses veines le feu de la fièvre violente qui la faisait grelotter et claquer des dents.
Le chevalier de Malte, en tunique rouge de guerre, mourait sous les pierres de la lapidation. Un projectile plus violent en pleine poitrine l'avait jeté à terre et, maintenant, l'on ne voyait plus, émergeant d'un tas de cailloux, que sa main dont les doigts se crispaient.
Pourquoi, tourné vers Angélique, lui avait-il crié, au moment d'être livré aux fureurs de la foule musulmane : « Je vous ai donné votre premier baiser » ?
Tout n'était que folie, égarement. Ce qui dominait en elle, c'était la déception cruelle. Ainsi, elle était en Alger, elle n'avait fait que rêver qu'elle l'avait retrouvé, celui qu'elle cherchait, son amour disparu : Joffrey ! Joffrey !
Elle avait donc marché en vain, traversé en vain les déserts et les mers. Elle se retrouvait prisonnière. Prisonnière d'Osman Ferradji, dont la main noire tenait la sienne tandis que la fièvre la brûlait de son incandescence. Elle entendait son propre souffle, précipité, entrecoupé, sifflant entre ses lèvres desséchées. Elle allait mourir.
« Non, se répétait-elle. Non. Lutte et triomphe. Tu lui dois cela. Car, même si je ne l'ai pas retrouvé, je ne peux pas... je ne peux pas le laisser seul. Il a besoin de moi. Il a besoin que je survive. Lui, le plus fort et le plus libre des hommes. Il m'a vue. Je suis plantée dans son cœur. Il me l'a dit. Je ne peux pas lui porter ce coup. Les autres lui ont porté trop de coups. Et pourtant, je voudrais partir là où toute fièvre s'apaise. Il ne faut pas mourir. Il faut s'évader du harem...
« Colin va venir. Il écartera Osman Ferradji. C'est déjà arrivé. Il me ramènera sur les chemins de la liberté, à Ceuta où M. de Breteuil m'attend de la part du roi. Colin, Colin, pardonne-moi.
« Ainsi donc, il n'a pas compté. Car alors, cela ferait sept et non pas six. Et la Voisin, la sorcière avait dit : six. Il n'a même pas compté dans mon destin. Rien ! Un souffle ! Chut, tais-toi ! C'est un secret. « Car, disait la virago qui se penchait à son chevet, toutes ses mèches hors de son bonnet douteux... ma p'tite dame, croyez-moi, faut rien regretter... Les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Si on ne les aime pas, ça encombre. Si on les aime, ça rend faible... »
« Colin, Colin, pardonne-moi ! Emmène-moi. Hâtons-nous ! Je ne veux pas qu'il mette à la voile et qu'il croie que je l'abandonne sur ce rivage.
« Où est-il ?
Malgré son appel, il ne venait pas. Des formes bizarres penchées sur elle essayaient de la maîtriser, de la paralyser. Elle se débattait pour leur échapper et courir.
Le hurlement aigu d'une voix d'enfant vrillait ses tempes à travers l'agitation martelante et épuisante des fantômes autour d'elle, une voix de petite fille terrifiée, appelant sa mère, une voix qu'elle reconnut : Honorine. Honorine qu'elle avait oubliée, Honorine qu'elle avait abandonnée, Honorine que les dragons du roi allaient jeter au feu ou sur les piques.
Elle la vit, brandie par eux, avec sa chevelure en auréole aussi rouge que celle de l'horrible Montadour et aussi rouge que leurs horribles bonnets rouges de dragons du roi, les longues mèches de leurs bonnets s'agitant comme des langues obscènes autour de leurs mufles hideux de reîtres possédés de la joie cruelle et paillarde d'immoler une enfant, jetée par la fenêtre d'un château en flammes.
Elle poussa un cri terrible, un cri d'agonie.
Et soudain, le silence revint et elle se vit dans la chambre de la maison de Mrs Cranmer.
Elle était à Salem, petite ville d'Amérique dont le nom veut dire paix, et dont les habitants ne trouvent jamais la paix.
Elle reconnaissait très bien la chambre et s'étonnait de la considérer sous un angle inhabituel et, somme toute, amusant. Car elle voyait tout, comme si elle avait pu en détailler la composition du balcon d'un étage supérieur.
Le lit dans un recoin, le bahut, le secrétaire, une petite table, un fauteuil, un miroir, des « carreaux » de tapisserie, l'ensemble troublé et dérangé par le tourbillon de gens qui entraient, se précipitaient, se tordaient les mains, les bras, ressortaient, semblaient appeler et crier. Mais ce ballet saugrenu, perçu à travers l'agréable silence, ne l'indisposait pas, attachée qu'elle était à en découvrir le sens, jusqu'à ce qu'elle eût noté qu'il semblait s'ordonner en une spirale sans cesse recommencée autour de deux points : le lit au fond de son alcôve où il lui parut distinguer une femme étendue, et la table centrale sur laquelle était posé une sorte de panier d'où émergeaient deux petites têtes.
Deux roses dans un nid.
Elle sut qu'un sentiment de responsabilité la rattachait à ces menus bourgeons, taches rosées, floues, côte à côte, si douces, si sages, si seules et si loin.
« Pauvres petites choses, pensa-t-elle, je ne peux vous laisser. »
Et dans l'effort qu'elle fit pour se rapprocher d'eux, elle provoqua la rupture du silence, se trouva projetée dans une cacophonie de bruits fracassants et éclatants, d'éclairs et de tonnerre, perçant une obscurité hachée de trombes de pluie tombant comme des hallebardes.
Son cœur faillit éclater de joie. Elle l'aperçut, lui, marchant à grands pas à travers les rafales qui gonflaient son manteau. Ainsi donc, elle n'avait pas rêvé ! Elle savait bien qu'elle l'avait retrouvé, et qu'ils marchaient maintenant ensemble vers Wapassou, sous des cataractes de pluie. Elle l'appela dans la tempête.
« Je suis là ! Je suis là ! »
Il ne semblait pas l'entendre et marchait toujours et, tout près, elle voyait son visage creusé et ravagé que la pluie semblait napper de larmes. C'était une scène hallucinante, incohérente, car, à travers la pluie qui faisait grésiller des torches plus fumeuses que lumineuses, elle distinguait beaucoup de monde, des Indiens à l'abri sous leurs couvertures de traite, les Espagnols de Joffrey dont les cuirasses luisaient, et ce chapeau pointu, ce tromblon en bandoulière, c'était Shapleigh qu'elle avait tant attendu. Mais qui était Shapleigh ?
« Je dois être malade, ou rêver. »
Elle était mal à l'aise. L'obscurité très profonde était anormale. Mais ce n'était pas un rêve car elle continuait d'entendre. Elle entendait la pluie qui frappait un toit. Pluie, ronflements, susurrements... Une grasse jambe très blanche, à la cuisse dodue prolongée par la boule ronde d'un genou suivi d'un mollet rebondi et d'un petit pied courtaud, s'agitait tout près d'elle, dans le noir, comme un gros ver obscène et pâle...
« Cette fois, je suis en enfer », se dit-elle, tant les mouvements convulsifs des créatures indistinctes qui se débattaient dans l'ombre lui parurent recréer ce grouillement de copulations acharnées entre démons et damnés, que leur montrait mère Saint-Hubert, au couvent de Poitiers, dans un grand livre intitulé La divine comédie du poète Dante Alighieri et dont les gravures illustrant « Les cercles de l'Enfer » donnaient des cauchemars aux « grandes » qu'elle voulait « averties ». Sauf que, dans cet enfer présent, les démons, comme ce tantôt les anges, parlaient anglais. Car, lorsque soutenus par tout un déchaînement de souffles et de soupirs, les contorsions et tressautements de cette jambe blanche, qui paraissait doublée d'une autre jambe de l'autre côté d'un fort arrière-train masculin, se furent apaisés, une voix s'éleva qui disait en anglais :
– Je suis perdue ! Et vous aussi, Harry Boyd.
L'enfer paraissait donc se réduire à ce seul couple effrayé, et les autres formes qu'elle devinait auraient bien pu être des vaches au repos dans une étable, ou des moutons dans une bergerie. Angélique, à bout de stupidités, réfléchit que, pour faire cesser cette néfaste absurdité qui lui infligeait tant d'étranges visions, elle possédait au milieu du visage, en bonne place, deux paupières qu'il lui suffirait de soulever, et elle consacra toutes ses forces à ce difficile exercice, car ses paupières étaient de plomb, soudées, fermées à jamais. Enfin, un peu de lumière filtra. Très lentement, elle ouvrit les yeux, reconnut le ciel de lit, les oiseaux de soie brodée qui avaient hanté ses souffrances et son délire.
Une lumière, douce comme du miel dans une veilleuse de verrerie teintée, éclairait l'alcôve.
Des notes de musique... C'était la pluie au-dehors, s'égouttant en bulles sonores.
Elle tourna la tête, par un infini effort, pour perdre de vue les oiseaux dont elle commençait à voir s'agiter les ailes soyeuses pour un envol, et vit les anges, cette fois seuls, assis à son chevet, qui la veillaient. Elle ne s'étonna pas. Après l'enfer, le paradis. Mais le paradis n'est pas le ciel, raisonna son esprit embrumé qui n'avait jamais aimé rester inactif et reprenait ses droits.
Le paradis est toujours terrestre. Comme l'enfer d'ailleurs. Le paradis, c'est le bonheur sur Terre par le secret transmis du bonheur infini. En regardant ces deux créatures si belles à son chevet, appuyées l'une à l'autre et mêlant leurs chevelures blondes dans un mouvement d'abandon qui rapprochait leurs têtes lassées, elle sut qu'un message lui était délivré, une infime parcelle de ce qu'elle avait cru entrevoir lorsqu'elle montait vers la lumière infinie.
À cet instant, les messagers du ciel se regardaient l'un l'autre. La clarté irradiant de leurs yeux clairs se mêlait dans une intense expression de reconnaissance éblouie et, à leurs fins profils ciselés par l'or de la lampe, et si proches, elle sut que leurs lèvres, ignorantes de la malédiction des corps, souvent se joignaient.
La lettre A sur leur sein, la lettre écarlate, rayonnait, prenait des proportions immenses et un mot s'inscrivait en rouge phosphorescent : AMOUR.
« C'est donc cela, se dit-elle, ce commandement nouveau. Je n'avais pas compris : l'amour. »
Une vérité éblouissante, jusqu'alors falsifiée, tronquée, méconnue, s'imposait, s'inscrivait en lettres de feu :
Au delà des corps
Mais, par les corps
Le sourire de Dieu.
– Elle est éveillée !
– Elle a repris conscience.
Les anges chuchotaient, toujours en anglais.
– Ma sœur bien-aimée, nous reconnais-tu ?
Elle était étonnée par ce tutoiement dont on lui avait dit, qu'en anglais, on ne l'adressait qu'à Dieu.
Ils se penchaient au-dessus d'elle et ses doigts touchaient la soie de leur longue chevelure.
Ils existaient donc. Ainsi, par eux, elle était désormais dépositaire d'un grand secret.
Ils échangèrent un regard de joie triomphante.
– Elle renaît !
– Il faut appeler l'Homme Noir.
L'Homme Noir, encore ! Allait-on retomber dans les folies ténébreuses ? Angélique en avait assez de délirer et de passer d'une transe à l'autre.
Elle se déroba, se confia au sommeil comme au sein maternel.
Cette fois, elle savait qu'il s'agissait d'un bon sommeil, un vrai sommeil humain, profond et réparateur.
*****
Un bruit de charroi lui cassait la tête. Il faudrait faire cesser le passage de ces chevaux qui, dehors, tramaient de lourds tombereaux. Elle dormait trop, trop bien, trop longtemps.
– Il faut la réveiller.
– Mon amour, il faut vous réveiller...
– Réveille-toi, petite ! Le désert est loin. Nous sommes à Salem.
Des voix l'adjuraient et la dérangeaient et lui répétaient :
Salem, Salem, Salem. Nous sommes à Salem, en Nouvelle-Angleterre. Réveillez-vous ! »
Elle ne voulait pas les contrarier, les décevoir. Elle ouvrit les yeux et elle tressaillit car son regard, une fois habitué à la lueur blessante d'un soleil éclatant, tomba tout d'abord sur un négrillon en turban agitant un éventail puis sur la face barbue et blonde d'un géant : Colin Paturel, le roi des esclaves de Miquenez, au royaume de Marocco.
Colin ! Colin Paturel !
Elle le fixait avec tant de crainte d'être à nouveau la proie d'hallucinations, que Joffrey de Peyrac dit doucement :
– Ma mie, ne vous souvenez-vous pas que Colin nous a rejoints en Amérique et qu'il est aujourd'hui gouverneur de Gouldsboro ?
Il se tenait de l'autre côté du lit et de reconnaître son cher visage la rassura définitivement. Machinalement, elle leva les mains pour arranger son jabot de dentelles noué à la diable.
Il sourit.
Maintenant, elle voulait bien se retrouver à Salem. Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté. Ils remplissaient la chambre. Dans la lumière crue du soleil – il faisait très beau ce jour-là – elle distinguait en sus du négrillon deux chapeaux pointus puritains, un Indien à longues tresses, une ravissante petite Indienne, un soldat français en redingote bleue, Adhémar, puis de nombreuses femmes, en cottes bleues, noires, brunes, cols et coiffes blancs. Parmi elles, il y avait trois ou quatre jouvencelles, assises près de la fenêtre devant des flots d'étoffes, qui cousaient, cousaient, comme si leur participation au bal du prince charmant dépendait de leur diligence.
– Et... Honorine ? Honorine !
– Je suis là, cria une petite voix pointue.
Et la tête d'Honorine surgit au pied du lit, tel un diablotin, les cheveux ébouriffés, émergeant de la courtepointe sous laquelle elle était demeurée cachée des heures.
– Et...
Une réminiscence angoissée faisait palpiter son cœur surmené... deux roses dans un nid.
– Les... Les petits enfants ?
– Ils vont bien.
Des préoccupations de mère se mirent à trotter dans sa tête vide. Les nourrir ? Son lait ? La fièvre avait dû le tarir ou le rendre néfaste pour eux.
Devinant son tourment, tous les assistants se précipitaient pour lui expliquer, la rassurer, puis se taisaient d'un même coup, ne voulant pas l'étourdir par le chœur de leurs voix conjuguées.
Enfin, par bribes, chacun ajoutant son mot, on la mit au courant avec précaution. Oui, son lait s'était tari et il fallait s'en féliciter car, si la fièvre d'un engorgement s'ajoutait à celle qui la consumait... Oh ! Bonne Sainte Vierge !
Non, les enfants n'en pâtiraient pas. On leur avait trouvé de bonnes nourrices. L'une était la femme d'Adhémar, la solide Yolande, qui était survenue à point avec son poupard de six mois. L'autre, la bru de Shapleigh.
La bru de Shapleigh ?
On lui expliquait tout peu à peu. Il ne fallait pas qu'elle se fatigue, seulement reprendre des forces. La trame des événements se remettait en place. Elle aurait voulu savoir comment Shapleigh... Et pourquoi le négrillon ?
Mais elle était encore trop fatiguée.
– Je voudrais voir le soleil, dit-elle.
Deux bras forts, celui de Joffrey d'un côté, celui de Colin, de l'autre, l'aidèrent à se redresser sur ses oreillers et la soutinrent. On s'écarta afin qu'elle pût voir la lumière qui entrait à flots par la fenêtre grande ouverte. Et ce miroitement d'esquilles d'or au loin, c'était la mer.
Elle gardait le souvenir d'une tentation sublime qui l'avait entraînée, aspirée vers la route d'une lumière sans fin. Le souvenir, la sensation s'estompaient... Cela laissait au fond de l'âme comme une poussière de nostalgie.
En retour, pour sa vie sauvegardée parmi les êtres qu'elle chérissait et qui se pressaient autour d'elle, l'entourant de leur chaude affection, de leur amour, de leur tendresse, de leur joie de la retrouver vivante et de la voir sourire, elle connut qu'elle était la plus heureuse femme du monde.
*****
La lourde chaleur avait cédé en orage fracassant. La nuit où Angélique avait failli mourir, vent, éclairs, tonnerre, pluie cinglante se disputaient ciel et terre. Lorsqu'elle était revenue à elle dans la nuit, il ne restait plus que la pluie, gaufrant la rade, noyant les îles, transformant les rues en ruisseaux rouges, tandis que, des toits pointus à pans coupés, l'eau ruisselait en chantonnant dans des tonneaux posés dans l'herbe à l'angle des maisons.
L'intempérie se calmant, ce concert de mille cascades dura longtemps encore, demeurant seul à emplir les alentours jusqu'à ce que, les chants d'oiseaux prenant le relais sous les feuillages inondés, il n'y eût plus que le rythme syncopé d'égouttements qui tombaient, puis se raréfiaient, en belles notes rondes et rêveuses. Et la ville émergea, pimpante, vernissée, toute pleine d'éclats de soleil, qui faisaient briller les fruits mûrs dans les vergers et miroiter les décors de morceaux de verre ou de faïence incrustés dans les plinthes des maisons.
Cela avait duré trois jours. Un vrai déluge qu'on avait cru destiné à escorter le deuil d'une belle jeune femme étrangère et de ses enfançons, et qui ressuscitait, on en fit la remarque, à l'instant même où le soleil reprenait ses droits. La chaleur aussitôt reparut, mais l'on respirait mieux.
Angélique parvenait difficilement à échapper à l'étourdissement et à la faiblesse où l'avait plongée l'accès pernicieux de cette fièvre palustre dont elle gardait les germes en elle depuis la Méditerranée et qui s'était ajoutée aux perturbations de l'accouchement.
Elle continuait de flotter dans le vague, de tomber dans le sommeil comme dans la mort, de s'éveiller, persuadée qu'un temps infini s'était écoulé et que jamais, jamais, on ne quitterait Salem et on ne parviendrait à Wapassou.
Joffrey de Peyrac la rassurait, lui disait qu'on atteignait à peine la fin de l'été et qu'elle serait sur pied en moins de dix jours, en tout cas assez valide pour s'embarquer sur L'arc-en-ciel, où elle pourrait achever sa convalescence. Il l'assurait aussi qu'ils se trouveraient à Wapassou avec leurs petits princes bien avant les frimas, sans pour cela avoir manqué de séjourner le temps nécessaire à Gouldsboro.
Mais Angélique avait perdu la notion du temps. Pour elle, les minutes étaient des heures, les heures des jours, les jours des semaines.
Élie Kempton lui amena un de ses almanachs des saisons qu'il vendait au long des fleuves et des côtes, afin de lui démontrer qu'il y avait à peine deux jours qu'elle avait repris connaissance. Mais alors, elle s'embrouilla tout à fait et la danse des feuillets, dont les lettres et les images défilaient sous ses yeux, lui donna le vertige.
Que faisait là le colporteur du Connecticut ? Bien sûr, il était là ! Pourquoi pas ? Il y avait longtemps qu'il avait prévu de se trouver à Salem en même temps que la flotte de M. de Peyrac. Et le négrillon, aperçu au réveil, n'était autre que son petit aide Timothy. Et Mr Willoagby ? Of course, Mr Willoagby était à Salem, lui aussi. En fort bonne santé et toujours facétieux. Mais ç'aurait été trop ajouter aux épreuves de lady Cranmer que de l'introduire dans la maison.
Dans ses premiers moments de lucidité, elle fut consciente d'attacher une ridicule attention aux moindres détails de la vêture de ceux ou celles qui se penchaient sur elle. Elle les reconnaissait, mais l'on eût dit que sa pensée ne pouvait aller au delà d'un regard superficiel qui était surtout sollicité par un ruban dénoué, un col blanc ou des manchettes d'un beau glacé, le grain ou la couleur d'une étoffe. Comme chez les enfants, son œil se fixait, cherchant, aurait-on dit, à comprendre, à replacer son esprit dans le rythme confus et désordonné, trop multiple, trop diversifié, de la matérialité des choses.
Comme elle avait été attirée par la tache rouge sur la robe des anges et que cette lettre A s'était ensuite gonflée dans son délire pour chanter : « Amour, Amour », le moindre objet, tissu ou ruban, lui paraissait doué d'une vie propre, et elle éprouvait le besoin de le toucher et de le remettre à sa place, comme pour l'apaiser et lui rendre son caractère inerte.
C'est ainsi que, lorsque Joffrey de Peyrac se pencha sur elle, elle leva machinalement ses deux mains diaphanes et rectifia le nœud du jabot de dentelle, un peu lâche, puis lissa le col de la redingote, mal rabattu, geste d'épouse tendre et préoccupée de l'apparence de son époux, mais qu'elle n'eût jamais eu si elle avait été lucide. C'était plutôt lui qui passait l'inspection de son entourage, et comme tout chef de guerre soucieux de se présenter à son poste de commandement ou d'aller au combat, sans un défaut dans sa tenue, il ne sortait des mains de ses valets ou écuyers que vêtu et harnaché sans défauts, apportant aux siens et à ses hommes la même attentive surveillance.
Mais, durant le combat qui s'était livré ici, il n'était pas surprenant que lui-même se fût laissé aller à quelques négligences et ce geste d'Angélique l'avait fait sourire tant il était à la fois inusité de sa part, charmant et tendre, et lui apportait la preuve qu'elle revenait parmi eux.
Et elle, sentant sous ses doigts le rugueux de la broderie, continua son geste afin de caresser une épaule dure et robuste et c'était comme si elle avait touché terre, cessé de se mouvoir dans l'éther parmi les fantômes.
Ce sourire au-dessus d'elle, c'était son sourire. Durant tout ce « voyage », c'était ce sourire qu'elle avait craint de ne plus revoir et cette inquiétude était demeurée comme un minuscule noyau noir au sein de la lumière paradisiaque ; et c'était le regret de ce sourire et de ces lèvres dont elle aimait le dessin ourlé et sensible, un peu mauresque, qui lui avait fait demander : « Viendra-t-il avec moi ? »
Elle avait subi la force de son charme qui l'avait fait revenir, puisqu'elle avait quitté le chemin de lumière et recommencé à le chercher parmi les personnages de sa vie...
Pour lors, ayant regagné le monde terrestre, il lui fallait faire « le point », un peu comme les navigateurs.
Elle reprit donc pied dans le réel. Assez rapidement puisqu'on le lui affirmait, mais d'une façon qu'elle jugeait pour sa part chaotique et lente.
Troublée, elle ne cessait de craindre de « battre la campagne ». Il lui fallait relier événements et visions, ce qu'elle en avait surpris ou compris à travers les brumes et les déchirements de la fièvre ou de son esprit égaré par les approches de la mort, et remettre objets et gens à leur place. Ce n'était pas chose aisée, car, en fait, tout le monde était à l'envers après ces jours terribles d'affliction, comme si un tremblement de terre avait ébranlé non seulement la maison, mais la ville, en son absence. Et elle trouvait à tous un air hagard et un comportement hésitant, comme si chacun avait été retourné comme une chaussette, contraint, dans les heures du drame, à montrer une face de lui-même soigneusement conservée à l'abri de tous regards jusqu'alors et qu'on souhaitait n'avoir jamais l'occasion de mettre au jour.
Était-elle coupable ? Qu'avait-elle raconté dans son délire ?
Deux femmes en sévères bonnets blancs, très étroits, qu'elle voyait aller et venir sans bien les discerner, l'une derrière l'autre, et la première portant une sorte de baguette, lui parurent être, plus qu'elle-même, source d'affolement.
Quelqu'un lui raconta que dès qu'elles étaient entrées dans la maison, elles avaient déclaré que le berceau n'était pas à la bonne place, le lit de l'accouchée non plus, car à ces emplacements, montaient vers eux des ondes nocives issues de failles souterraines.
– Regardez le chat !
En effet, à peine avait-on bougé le berceau que le chat était venu s'asseoir et se rouler en boule à l'endroit même où il se trouvait placé auparavant, ce qui était une preuve de ce qu'elles avançaient, car l'on sait que les chats, au contraire des humains, recherchent ces blessures invisibles de l'écorce terrestre pour s'y recharger de forces telluriques.
– Et la maison, alors ?
– La maison, non plus, n'est pas à la bonne place. Brûlez-la ! dirent-elles.
Car, assez malignement, sire chat allait ensuite s'asseoir en différents lieux, et l'on s'était mis à déplacer les meubles avec angoisse, d'abord les lits, puis les tables, où l'on prenait les repas, puis les armoires, d'où ce bruit de charroi qu'Angélique avait entendu dans son sommeil, et qui lui brisait la tête.
– La maison non plus n'est pas à la bonne place, répétait, catégorique, l'une des femmes en bonnet blanc, suivant celle qui tenait la baguette de sourcier, et suivie elle-même par le chat.
– Brûlez-la, brûlez-la !
– Ce sont des quakeresses magiciennes, chuchota Mrs Cranmer penchée vers Angélique. Elles sont inquiétantes.
Angélique la regarda fixement, intriguée par son aspect. Elle la reconnaissait difficilement et à certains moments, pas du tout, et elle se demandait alors qui était cette femme grimaçante, la lèvre agitée, le teint gris, les yeux creusés, la prunelle dilatée, qui s'inclinait vers elle entre les rideaux, la chevelure en désordre.
– Je ne comprends pas, disait-elle, pourquoi le consistoire ne les a pas encore expulsées de la ville ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
– Madame, est-ce la mode à Londres pour les dames de ne porter qu'une seule boucle d'oreille ?
Mrs Cranmer porta vivement la main au lobe de son oreille.
– Oh ! God ! J'ai oublié de mettre l'autre. Je ne sais plus où j'ai la tête. On me dérange cent fois par jour, même quand je suis à ma toilette. Pourvu que je ne l'aie point égarée !
Elle s'enfuit en gémissant.
*****
Angélique s'en voulut de l'avoir déconcertée. Elle se reprochait d'être plus indifférente aux paroles qu'on lui adressait qu'à ces vétilles vestimentaires. Mais, pour l'instant, cela l'aidait à participer à la vie, tandis qu'elle oubliait presque aussitôt les mots qu'on prononçait devant elle. Il y avait des questions qu'elle n'osait proférer, de peur qu'on ne la crût de nouveau reprise par les fièvres. Elle se demandait par exemple où étaient passés les anges aux longues chevelures blondes et leur absence l'attristait. Elle n'avait tout de même pas rêvé ! De cela, elle était certaine : ils étaient venus, puisque les enfants étaient vivants.
Elle les reconnut soudain à la lettre A rouge brodée sur leurs corsages, lorsque les deux femmes en bonnets blancs qui faisaient si peur à Mrs Cranmer s'inclinèrent vers elle avec leurs sourires séraphiques, dans l'intention de la soigner et de lui arranger son lit.
– Mais où sont donc vos cheveux ? s'exclama-t-elle.
– Sous nos bonnets, répondirent-elles, en riant. Il était temps. Mrs Cranmer en faisait tout un drame, mais nous étions au lit quand il est venu nous chercher pour sauver l'enfant. Nous n'avons eu que le temps de passer nos robes communes et de le suivre avec tous nos cheveux sur les épaules. Durant deux jours nous n'avons pu quitter votre chevet et celui des enfants.
– Qui est venu vous chercher ?
– L'Homme Noir !
L'esprit d'Angélique vacilla à nouveau... L'Homme Noir ! Un jésuite ! Toujours cette image mythique de la prédiction ! Puis, elle se souvint qu'ils étaient en Nouvelle-Angleterre et que si, en Nouvelle-France, les Indiens convertis désignaient souvent les religieux de la compagnie de Jésus sous le nom de « Robes Noires », il y avait, primo, peu de chances qu'il s'en trouvât du côté de Salem où ils étaient considérés comme pires que le diable, secundo, que le diable lui-même pouvait être désigné sous le terme de l'Homme Noir par les puritains. Shapleigh y avait fait allusion la première fois qu'elle l'avait rencontré avec son tromblon dans la forêt et l'on pouvait se demander si cette croyance, fortement ancrée dans les esprits et que confirmaient les théologiens avec toutes sortes de références, n'était pas née de la peur qu'inspirait aux premiers immigrants, jetés sur un rivage hostile et inconnu, la grande forêt primitive et sans fin, hantée de bêtes sauvages et de païens, qui commençait à quelques pas de leurs habitations rustiques. Et l'on pouvait les comprendre.
Car, plus encore que la mer des ténèbres qu'ils avaient réussi à traverser, la forêt était leur ennemie, opposant à leur marche de pionniers, désireux de cultiver la terre nourricière, un front d'arbres serrés et ne leur accordant ce peu de terre arable qu'au prix d'efforts épuisants. Elle reculait, cette forêt, sans doute, emportant ses démons, mais elle était sans fin. Il était donc établi que l'Homme Noir hantait la forêt primaire, rassemblant sous sa houlette les créatures païennes qui lui étaient soumises. Si jamais le voyageur solitaire venu de l'ancien monde le croisait, l'apparition noire lui tendait un livre épais et lourd avec une fermeture de fer rouillé et une pointe métallique terminée en bec de plume.
– Écris ton nom dessus, disait Satan.
– Avec quelle encre ?
– Avec ton sang.
– Mais si je refuse ?
Alors le diable ricanait, dénudait la poitrine de son interlocuteur et y apposait par magie une marque rouge. Puis il ordonnait :
– Signe maintenant ! Car l'enfer t'a quand même marqué.
Ainsi, des centaines, des milliers de voyageurs attardés ou partis à l'aventure, dédaigneux de la force religieuse de leur communauté, avaient été marqués de la sorte par Satan, surtout dans les premiers temps, car, maintenant, les fidèles avertis se comportaient avec plus de prudence. C'est pour rappeler cette terreur salutaire des œuvres de Satan qui guette toujours l'indiscipliné ou la forte tête, que les vertueux puritains avaient institué l'usage de la lettre écarlate à porter par le coupable en cas de scandales particulièrement révoltants mais ne nécessitant pas toutefois la peine de mort qui ne s'appliquait, elle, qu'aux meurtres ou aux crimes de sorcellerie.
– Qui donc, dites-vous, est venu vous chercher pour sauver l'enfant ? demanda-t-elle de nouveau après un long instant de réflexion que les deux quakeresses avaient mis à profit avec une dextérité qu'elle n'eût pas désavouée pour lui ôter sa chemise, la baigner des pieds à la tête d'une eau parfumée, la panser, la revêtir de linge frais, changer les draps de la couche et la taie des oreillers.
Et maintenant qu'elle les voyait si proches et distinguait la finesse de leur peau lisse et fraîche, la beauté de leurs traits juvéniles, elle comprenait pourquoi elle ne les avait pas reconnues en ces deux femmes qui terrorisaient Mrs Cranmer et les avait prises pour des anges. Car il s'agissait de très jeunes femmes : l'une, grande et élancée, devait avoir vingt-cinq ans et l'autre semblait à peine sortie de l'adolescence.
À sa question, elles échangèrent un coup d'œil malicieux de gamines fautives, puis l'aînée prit la parole :
– Pardonne-nous, ma sœur, d'avoir osé l'appeler l'Homme Noir. Mais nous savons qu'il n'y a en lui rien de diabolique. Nous l'appelions ainsi, les premières années qu'il venait à Salem, car, vêtu de sombre, avec ses yeux et ses cheveux noirs, il nous effrayait un peu. Depuis, nous avons appris à le connaître et quand il est venu nous chercher, nous l'avons suivi.
– Mais qui ? insista Angélique, inquiète à la pensée de ne pas bien comprendre et d'être restée dérangée d'esprit ou d'avoir perdu la mémoire.
– Mais lui, le pirate français de Gouldsboro.
Fallait-il comprendre que c'était de Joffrey qu'elles parlaient ?
Fallait-il comprendre que Joffrey restait, aux yeux des populations du Massachusetts, le pirate français ? Et alors, fallait-il comprendre que c'était Joffrey qui était allé chercher... les anges ?
Elle s'endormit si brusquement, et si profondément, qu'elle ne pouvait croire en s'éveillant qu'on était le même jour et qu'elle n'avait dormi qu'une petite heure.
Mrs Cranmer était de nouveau là, ayant retrouvé sa deuxième boucle d'oreille, et Angélique, reposée, non seulement la reconnut, mais se réjouit de la voir car, par la suite, ce qu'elle put apprendre de plus cohérent sur les événements qui s'étaient déroulés pendant les jours de son inconscience, ce fut à Mrs Cranmer qu'elle le dut. Elle apparaissait par éclipses, mais Angélique avait l'impression qu'elle ne cessait de demeurer en faction soit au pied de son lit, soit dans la ruelle entre l'alcôve et le mur, et il y avait un peu de cela, car la pauvre Mrs Cranmer, bouleversée par ce qui se passait dans sa demeure, consciente qu'elle n'y pouvait rien et qu'on ne l'écoutait pas, se réfugiait près d'Angélique, sentant que celle-ci, malgré sa faiblesse, l'écoutait attentivement. L'Anglaise gardait ainsi un léger espoir que, mise au courant de certaines choses, la comtesse de Peyrac saurait intervenir en sa faveur. Ce fut donc par elle, tout d'abord, qu'Angélique eut quelques éclaircissements sur celles qu'elle continuait à nommer les anges. Cela se fit en trois entretiens, mais si longue était l'histoire et si étrange, qu'Angélique en garda l'impression d'avoir écouté, durant des jours et des nuits, un interminable conte oriental, comme en débitent à longueur de journée certains mendiants des villes islamiques.
Mrs Cranmer commença à remonter fort loin dans le passé, lui parlant d'un petit groupe de « quakers » qui étaient venus, dix ans plus tôt, chercher refuge à Salem, la plupart des leurs ayant subi à Boston des condamnations d'emprisonnement et de flagellation.
On leur fit accueil, plutôt pour désavouer le gouverneur Wintrop de Boston que par tolérance envers les membres d'une secte inconnue, estimée des plus dangereuses par les théologiens du Massachusetts. Mais ils étaient peu nombreux et promirent de se tenir à l'écart, de respecter les lois civiles et de ne se livrer à aucun prosélytisme de leurs impudentes doctrines. Parmi eux, se trouvait une très jeune veuve nommée Ruth Summers. Or, elle demanda d'emblée à être admise parmi les puritains de Salem, se plaignant d'avoir été entraînée par ses éducateurs quakers hors des chemins de la vérité. La vérité seule et unique, qui, comme il avait été établi par l'évidence, était sortie pure et régénérée de la Réforme, mouvement religieux engagé par le moine inspiré allemand Martin Luther, sanctionné par le prêtre français éclairé Jean Calvin, et qui, après avoir connu la purification de ses erreurs, comme l'anglicanisme, grâce à la lutte du grand philosophe écossais John Knox, instigateur du puritanisme, avait trouvé son expression parfaite en frayant son chemin parmi les dissidenters ou « non-conformistes » persécutés. Au bout d'un siècle, en s'écartant du presbytérianisme hésitant, elle était parvenue à atteindre la purissima religio, la religion pure et sans tache dont, à la suite des prophètes d'Israël, l’Épître de Jacques et tout le Nouveau Testament esquissaient les traits, dans la forme du « congrégationalisme » qui avait servi de base à l'établissement de la charte du Massachusetts et qui se pratiquait à Salem.
On fit passer à Ruth Summers des examens sévères. Il fallut reconnaître qu'elle savait à qui elle avait affaire et qu'elle avait étudié à fond la question, ne faisant point aux sévères gardiens de la loi qui présidaient aux destinées de l'État l'injure de les confondre avec tant de coreligionnaires attiédis ou égarés, qu'on avait pris l'habitude de désigner comme eux, pour plus de commodité, par l'appellation globale de « puritains ».
Comme elle était fort intelligente et se montrait avisée dans les affaires qu'elle avait entreprises, on l'accepta. Son intégration fut hâtée par son mariage avec Brian Newlin, un habitant de Salem, qui l'avait remarquée au procès et souhaitait l'épouser.
Ils prirent en concession une ferme aux environs. Et cela faisait un couple exemplaire de plus dans la capitale du Massachusetts, jusqu'au jour où...
Arrivée à ce point de son récit, Mrs Cranmer s'interrompit, regarda autour d'elle, puis se rapprocha d'Angélique. Sa voix se fit chuchotement.
– ...jusqu'au jour où Ruth Summers, devenue Ruth Newlin, épouse de l'honorable Brian Newlin...
La voix de Mrs Cranmer baissa plus encore tandis que ses yeux s'écarquillaient :
– ... aperçut Nômie Shiperhall dans l'étang...
Ayant énoncé cette phrase sybilline, Mrs Cranmer se redressa. Puis elle se tut, comme écrasée par la révélation.
– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique au bout d'un moment.
La dame pinça les lèvres et prit un air fuyant. Il y avait longtemps de cela et elle n'était plus très sûre, fit-elle d'un ton qui prouvait qu'elle se souvenait au contraire fort bien.
– En tout cas, continua-t-elle en hochant la tête, les parents de Nômie Shiperhall n'avaient pas mérité d'avoir une fille comme cela.
Mais elle fut interrompue par l'arrivée d'une servante et dut s'en tenir là.
Quand Mrs Cranmer reprit son récit – était-ce une heure après ou le lendemain ? – Angélique avait oublié la moitié de l'histoire et elle se demandait pourquoi Mrs Cranmer avait entrepris de la lui raconter. Tous ces noms anglais qui se mélangeaient dans sa tête...
Entre-temps, elle avait appris le prénom de ses propres enfants : Gloriandre pour la fille, Raimon-Roger pour le garçon. Pourquoi ces noms ? Qui les leur avait donnés ? Et maintenant qu'elle y songeait, les avait-on baptisés ? Ondoyés seulement ? Cette pensée du baptême qu'elle avait oublié, alors que son petit enfant était en danger de mort, la tourmenta. Fallait-il croire vraiment qu'elle était devenue irréligieuse ?
« Irréligieuse peut-être, mais non séparée de Dieu », se dit-elle aussitôt.
« Je t'ai retirée et mise au large », avait dit la voix, écho d'un psaume plein de tendresse et de sollicitude.
Mrs Cranmer paraissait impatiente de poursuivre son récit.
– ... Cela, on l'avait su dès sa naissance, que Nômie Shiperhall était une sorcière. Mais on le sut définitivement à la suite de l'histoire de la veuve Ruth Summers, épouse Newlin. Car celle-ci, l'ayant aperçue dans l'étang, descendit illico de sa carriole, la prit dans ses bras, l'embrassa sur la bouche, et l'emmena dans une cabane qu'elle avait gardée d'avant son mariage, au fond des bois. Et de ce jour, elles ne se quittèrent plus. Ce qui était bien la preuve que Nômie Shiperhall était une sorcière, mais aussi que Ruth Summers-Newlin, dont on avait tout à fait oublié qu'elle était née quakeresse, car elle était rigoureuse dans l'exercice des prières et n'avait eu, depuis longtemps, aucune relation avec ses anciens coreligionnaires, que Ruth la Convertie donc avait toujours été, sous ses dehors rigoristes, une convertie plus que suspecte. Car était-il normal que, possédant ferme, étables, granges et bergeries, sans parler des entrepôts et de la petite échoppe sur le port, elle conserve en secret, dans la forêt, une cabane où, comme on le sut plus tard, elle se rendait seule souvent, prétextant qu'elle allait vendre au marché ses charcuteries et ses fromages ? Or, que pouvait-elle bien y faire, dans cette cabane, sinon rencontrer le diable ?
Désormais, elles vécurent là, honnies de tous, ajoutant au scandale créé par leurs turpitudes, celui de recueillir une enfant de gitans, une fillette abandonnée sous un buisson de sumac par une tribu de Roms qu'un navire, par mégarde, avait laissée descendre à terre. Ces sauvages et obscurs individus se croyaient arrivés à Rio de Janeiro du Brésil et on avait dû les chasser vers le sud avec leurs singes, leurs haridelles et deux chariots bariolés, en espérant que de ville en village, les dix ou douze colonies anglaises se les repasseraient jusqu'à la Floride espagnole sans subir leurs maléfices.
Il n'y avait donc pas à s'étonner que M. de Peyrac, pour les amener de leur cabane jusqu'ici, se soit nanti d'une forte escorte. Il avait dû même faire garder la porte de la demeure des Cranmer par ses gardes, piques tendues, pour tenir à distance la foule qui s'était rassemblée en les apercevant et ne pouvait retenir un grondement à leur apparition tant elles paraissaient insolentes, avec leurs cheveux répandus sur les épaules. Elles auraient beau prétendre qu'elles n'avaient pas eu le temps de se coiffer...
– Mais... de qui parlez-vous donc enfin ? réclama Angélique.
– Mais, des infâmes créatures qui souillent ma demeure ! s'écria Mrs Cranmer, choquée de voir qu'Angélique, après une histoire aussi sombre et scandaleuse, ne montrait pas plus d'indignation. Ah ! Les voici !
Elle se retira avec crainte derrière les rideaux.
Les « infâmes créatures » pénétraient dans la pièce, rieuses, portant chacune un poupon, suivies de l'enfant des Roms, une fille de quinze ans, pieds nus et yeux de braise, couronnée de fleurs et chargée d'un panier de beaux fruits, poires, pommes et prunes, qu'elle posa sur la table, et d'une corbeille pleine de pétales qu'elle commença à semer sur le dallage afin de rafraîchir et de parfumer la chambre. L'aînée, tout en remettant les enfants au berceau, disait que, le soleil brillant aujourd'hui et le vent s'atténuant, elle avait descendu les bébés au jardin et leur avait fait faire leur première promenade sous le ciel de Dieu.
Angélique, d'un signe, pria Mrs Cranmer de se rapprocher et lui parla à mi-voix.
– Vous en avez trop dit. Précisez maintenant. Qui sont-elles ?
– Mais je viens de vous le dire !
– Vous divaguez. Ces femmes ne peuvent être les personnes dont vous m'avez parlé. Elles sont beaucoup trop jeunes !
L'Anglaise eut un sourire à la fois entendu et triomphant.
– Ah vous voyez ! Vous aussi !
– Comment, moi aussi ?
– Vous aussi vous pouvez constater les effets de leur magie.
Elle chuchota :
– On dit que... Satan leur a donné le secret de l'éternelle jeunesse !
Par la grâce du ciel, Mrs Cranmer fut appelée ailleurs et Angélique soupira de soulagement en la voyant disparaître. Elle était épuisée.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les deux femmes aux sourires séraphiques se penchaient sur elle avec des linges blancs et un bassin d'eau chaude.
Son regard dut refléter un peu d'égarement.
– Ma sœur, rassure-toi, dit l'aînée en passant à plusieurs reprises sa main fine devant les yeux fixes d'Angélique comme pour la distraire d'un cauchemar.
– Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle.
– Nômie Shiperhall, répondit la cadette.
– Ruth Summers, fit l'autre.
Elles prononçaient Nômie et Ruth à la façon hébraïque.
Il fallait y croire !
« Elles ont le secret de la jeunesse éternelle », avait dit Mrs Cranmer.
Angélique en regardant le visage de « ses » anges se rassurait d'y découvrir, plutôt à l'expression du regard ou à un pli grave et mature des lèvres, la possibilité qu'elles aient pu vivre tant d'événements lointains et cacher, derrière les apparences d'une vingtaine printanière, trente ou trente-cinq ans d'âge.
Ruth surtout, la veuve Summers, la fermière vertueuse... Cette histoire ne tenait pas debout.
– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique.
Se préparant à la soulever pour lui retirer ses draps, elles s'interrompirent et échangèrent entre elles un demi-sourire.
– Ah ! Elle vous a raconté cela ! fit Ruth.
Elle mit son bras autour des épaules de son amie et elles se regardèrent en silence, les yeux pleins de lumière.
– Ce n'était pas sa faute, reprit-elle avec douceur. Elle est née comme ça. Elle voyait la couleur de l'âme des êtres autour de leur tête et pouvait guérir par imposition des mains. Elle effrayait par ses pouvoirs miraculeux. Et ce fut le malheur de sa vie, surtout lorsqu'elle devint très belle. Car les jeunes gens la courtisaient, mais n'osaient point se déclarer et la fuyaient, disant qu'elle portait malheur. Pourtant, elle n'était que beauté et bonté.
Elles se regardaient toujours. Puis, comme ayant de la peine à quitter les sphères du rêve, elles se mirent, avec diligence, à dispenser à Angélique leurs soins habituels, tout en parlant et lui racontant leur histoire.
Tout d'abord l'histoire de Ruth Summers.
Par les commotions morales qu'elle avait subies, en son enfance, par la persécution dont ses parents quakers étaient l'objet, l'histoire de Ruth, née Mac Mahl, veuve Summers, épouse Newlin, ressemblait étrangement à celle de Guillemette de Montsarrat, la seigneuresse de l'île d'Orléans, en Nouvelle-France, dont l'esprit demeurait marqué pour avoir assisté à l'âge de sept ans au supplice de sa mère, immolée comme sorcière sur un quelconque bûcher des marches de Lorraine.
Mais, si Guillemette avait traversé la vie avec cette plaie au cœur d'une injustice aussi inexplicable qu'intolérable – « Regarde petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle ! » – et une chaude haine pour les gens d’Église, et n'avait trouvé la paix qu'en s'éloignant, sinon des vivants, du moins de la société commune et moutonnière qui, docile et satisfaite de ses lois et de ses institutions, constitue ce qu'on appelle la société tout court des gens « comme les autres », elle, Ruth, qui avait dû être une longue fillette fort jolie, aux tresses blondes, s'était révoltée très tôt contre l'ostracisme dont était victime sa douce et tendre mère. Avec son visage plein de lumière qui souriait toujours, elle répondait aux insultes, aux horions et aux crachats par une inaltérable courtoisie, et l'enfant, arrivée en Amérique à douze ans, consciente d'être sur une terre où de vieilles servitudes de rang ou de situation n'avaient pas à se maintenir, ne comprenait pas ce qui déchaînait contre eux la haine de personnes qui étaient venues comme eux de la vieille Angleterre et qui, comme eux, travaillaient dur, s'enrichissaient de leur labeur, avaient foi en le même Dieu et vénéraient le même Christ... Ses parents, talentueux et industrieux, prospéraient rapidement partout où ils plantaient les premiers piquets de leurs maisons, mais à peine devenaient-ils aisés que les tracasseries commençaient et qu'on leur faisait grief de la moindre attitude, ne leur reprochant même pas d'avoir prêché, seulement d'avoir traversé le village.
Ruth enviait les petites puritaines qui, sûres de leurs droits, sur cette terre du Massachusetts, passaient en groupe devant sa maison, en lui faisant les cornes et en criant : « Tremble ! Tremble, diablesse ! » Elle aurait voulu se mêler à elles et, elle aussi, aller faire les cornes au « bouc émissaire » désigné : le catholique, le quaker, l'évangéliste ou le baptiste. Et pourtant, pouvait-on rêver atmosphère plus douce et plus sereine que celle qui régnait dans les familles de leur secte, sous le toit de chaume des maisons, au sein des petits villages ou hameaux, qu'il fallait souvent quitter à peine édifiés et qu'une foule hargneuse et sombre venait brûler derrière eux, comme s'ils y avaient laissé les miasmes de la peste ?
Cette exclusion était encore plus insupportable pour la jeune Ruth que les dangers de coercition qui la menaçaient.
Malheureusement pour elle, elle était absolument imperméable à l'illumination intérieure qui habitait la plupart de ses coreligionnaires et les aidait à supporter tant d'avanies. Son effort pour dissimuler à leurs yeux la sécheresse et la révolte de son esprit l'épuisait. En vérité, elle les trouvait stupides de se glorifier de ce sobriquet de quakers : les trembleurs, dont on les avait affublés, parce qu'un mystique cordonnier du Leicestershire, George Fox, s'était un jour levé de son escabeau et était parti proclamer par les chemins qu'il fallait trembler – to quake –devant Dieu et ne s'occuper que du Saint-Esprit.
Il n'avait pas tort, ce cordonnier, de prêcher un peu de bonté et de miséricorde dans une Angleterre ravagée où catholiques et réformés, puritains et anglicans se découpaient en morceaux depuis des décennies, au nom d'un dieu d'amour.
Mais Ruth aurait préféré que George Fox restât à coudre ses chaussures dans son échoppe d'artisan, car les adeptes de la Société des Amis se levèrent par milliers pour le suivre et cela n'eut d'autre résultat que de fournir de nouvelles victimes aux gibets et de nouveaux fuyards sur les routes de l'Océan.
À seize ans, Ruth, petite quakeresse itinérante de la côte Atlantique, épousa John Summers à peine plus âgé qu'elle, mais si grand et beau, lisse et pur comme un ange, adolescent vigoureux, jeune laboureur tenace, pieux, courageux et souriant. Il l'aimait, heureux, inconscient de la fougue et de l'amertume qui se développaient en elle. Riche d'une nouvelle force depuis, elle décida de résister aux brimades de leurs compatriotes, réclamant pour les quakers ce qu'ils étaient venus eux aussi chercher si loin : la liberté et le droit de prier à leur façon.
Ils se vengèrent alors sur le jeune époux et le condamnèrent au pilori, pour une peccadille, se gaussant qu'il « tremble » aussi devant sa femme et ne sache la faire taire. L'oublia-t-on volontairement au banc d'infamie, par une nuit de grand gel ? Il mourut.
Les clameurs de Ruth Summers causèrent grand scandale, mais là encore – y avait-il eu en elle quelque chose qui inspirait aux juges de la crainte et qu'ils n'osaient outrepasser ? – ils la punirent en arrêtant ses parents. Honteusement flagellée sur la place du marché, sa mère décéda quelques jours plus tard. La purulence s'étant mise dans les plaies de son dos, une fièvre ardente la ravagea.
Son père, lui, fut condamné à avoir une oreille tranchée, sanction coutumière, selon la loi, pour un premier délit. Au deuxième délit, c'était l'autre. L'exécution n'eut pas lieu. La veille, on vint avertir Ruth que son père, dans sa prison, s'était fendu le crâne en manquant une marche.
Il fallait partir. Une force soudaine et décisive habitait Ruth Summers.
Elle convainquit la plupart des membres de la Société des Amis de remonter vers le nord et brûla elle-même les demeures qu'ils laissaient derrière eux.
On sait qu'à Salem, elle se désolidarisa des siens, jusqu'au jour d'hiver et de frimas où... « elle aperçut Nômie Shiperhall ».
Et maintenant c'était l'histoire de Nômie.
– Lorsque je la vis pour la première fois, elle était plongée dans l'étang glacé jusqu'au cou, son pâle visage émergeant comme une grande fleur de nénuphar, raconta-t-elle. « Eux », près du bois, ils attendaient, en chantant des psaumes, que le diable sorte par sa bouche. Oui, sa bouche était entrouverte, car elle allait expirer. Pauvre petite chose... Qu'aurais-je pu faire d'autre que de sauter à bas de ma carriole et de courir l'arracher à son noir tombeau ? Déjà la glace se refermait comme un carcan autour de son cou et à peine l'avais-je tirée sur la rive que la seule chemise qui la vêtait gelait sur son corps et que la pointe de ses longs cheveux devenait cassante comme du verre. Je l'ai embrassée sur les lèvres, disait Ruth Summers, ses pauvres lèvres bleues et glacées. Je voulais tant lui communiquer mon souffle, la chaleur de ma vie !
Elle n'avait pas pris le temps de défaire le nœud, lui aussi durci de gel, de la grosse corde qui, attachée sous les aisselles de la jeune fille, rejoignait à la branche d'un arbre une poulie et permettait de la hisser de temps à autre hors de l'eau, afin de constater si le mal était bien encore là ou si on pouvait le considérer comme définitivement extirpé.
Courant à sa carriole pour y prendre un couteau, la jeune fermière s'était contentée de trancher la corde et, chargeant Nômie Shiperhall sur son dos, l'avait portée jusqu'à sa cabane.
– M'en a-t-on fait une affaire de cette cabane ! riait-elle en secouant la tête. Tout d'abord cette petite hutte n'était pas, comme on l'a répété, dans la forêt, mais en lisière de la forêt... Mon mari, averti du scandale par la rumeur, se présenta. Je lui interdis de franchir le seuil de ce refuge désormais sacré, désormais le mien. Il comprit et se retira. Alors, je traçai un cercle avec des pierres devant la maison que nul ne devrait jamais outrepasser. Cela les terrorisa tous, je ne sais pourquoi. Personne ne semble envisager que c'est un devoir pour chacun de savoir, selon le temps, les circonstances, se préserver ou se dégager d'insupportables contraintes.
« Je sentais que le service de Dieu me commandait désormais d'aimer Nômie Shiperhall, de la défendre des méchants, de l'aider à épanouir ses dons qui étaient de bienfaisance, le don de guérir et que la haine d'un certain bonheur dispensé aux humains pour les aider à vivre poussait les gens chagrins et fielleux à détruire avec elle, s'ils n'étaient parvenus à complètement les étouffer et détruire en elle.
« Or, elle possédait le pouvoir du bien grâce à ses mains guérisseuses. Ceux qui le savaient commencèrent à venir la voir en secret. Ils s'agenouillaient devant le cercle de pierres et nous suppliaient.
« J'ai fait alors bâtir une sorte de grange un peu plus loin et nous avons commencé de guérir ceux qu'on nous amenait.
Tout cela était raconté par bribes, entre deux soins rapides donnés à l'accouchée ou aux enfants. Angélique écoutait avec avidité, comme elle aurait dévoré une miche de pain après une marche épuisante, ou bu l'eau fraîche d'un puits, après le désert. Oui, c'était une sensation de nourriture que lui apportaient ces voix et ces paroles avec leur saveur corsée et pleine des ferments vivaces d'une véritable histoire. Deux vies : de vraies douleurs et de vraies joies, de vrais combats et de vrais défis !
Un souffle épique avait entraîné hors de l'ordinaire ces humbles créatures promises au capot blanc ou noir des quakeresses et à l'existence pathétique d'un couple maudit, reléguées là-bas, dans la petite maison, à la lisière de la forêt. Angélique les comprenait, les rejoignait, éprouvant de cette confrontation avec elles comme une assurance nouvelle.
Loin de l'épuiser en effet, ces récits la ranimaient. Sa convalescence évolua rapidement sous le coup de fouet tonifiant de l'échange, car elle venait de rencontrer en ces deux femmes des êtres qui parlaient son langage.
Affaiblie, et de ce fait uniquement préoccupée par l'instant présent, elle ne s'était jamais sentie aussi absorbée par les péripéties d'une histoire et impatiente d'en savoir la suite, que depuis le temps lointain où elle écoutait, toutes oreilles ouvertes, les récits de la nourrice Fantine, dans le vieux château de Monteloup.
C'est un des dons de l'enfance que d'aimer tout ce qui l'initie. Ce goût de l'initiation qui s'affadit par la suite, Angélique, en écoutant les deux « quakeresses magiciennes » de Salem, le retrouvait, vivace, au fond d'elle-même, dru, candide, avide.
Elle s'étonnait parfois de si bien comprendre leur anglais, pourtant rapide et bourré de mots compliqués ou d'expressions de terroir qu'elle ignorait. Langage châtié, au demeurant, car toutes deux avaient fait des études poussées et diversifiées, l'éducation des filles ayant toujours été considérée avec sérieux dans les sectes religieuses issues de la Réforme, le principe étant posé, dès les prémices, que la femme aussi bien que l'homme pouvait officier et prêcher la nouvelle foi, et tenir sa part dans l'exercice du culte.
Principe difficile sans cesse remis en question.
Saint Paul et ses Épîtres où transparaissait sa misogynie biblique – n'était-il pas avant sa conversion l'un des membres de la secte des pharisiens ? –avaient causé beaucoup de dégâts à ce sujet parmi les presbytériens et les congrégationalistes issus du calvinisme.
Aujourd'hui, l'un des actes d'accusation les plus graves qu'ils portaient contre les quakers, c'était précisément que les femmes y pouvaient accomplir l'office sacré de la transsubstantiation du pain et du vin.
Angélique avait donc affaire à deux femmes intelligentes et cultivées, pittoresques dans leurs propos, habiles et décidées dans leurs manières, charitables, gaies et indulgentes, quoique promptes à se bien défendre. Leur exaltation – ou ce qu'elle taxa en elles d'exaltation au début de leur rencontre – leur était une garde nécessaire.
Pour demeurer ce qu'elles étaient, objet de scandale mais sûres de leur bon droit à l'être, il leur fallait l'affirmer, ou tout au moins le rappeler à très haute voix en toute occasion, surtout quand les populations, un moment domptées, calmées et comme séduites par elles et leurs « miracles », piquaient une nouvelle crise et prétendaient les ramener, non pas dans les chemins de la vertu commune, car pour cela il était trop tard, mais dans les cloaques ténébreux de la sorcellerie et de la débauche, d'où on ne se devait de les tirer que pour les juger et pour les pendre.
Alors, des cortèges se formaient. On sommait les juges et les régents de déployer des parchemins et de coiffer la toque pour le tribunal, et l'on se portait en hurlant vers la maison du bord des bois. Certains enragés préparaient des cordes, d'autres des fagots et des torches, promettaient d'être les premiers à porter le feu au chaume de cette cabane diabolique, et tous ne s'en arrêtaient pas moins brusquement au cercle de pierres. Car ils étaient terrifiés qu'elles se montrassent, si belles, sur le seuil, les priant, doigt tendu, de retourner chez eux. Plus terrifiés encore, si elles ne se montraient pas, car alors, on les supposait envolées magiquement, par la cheminée, afin d'échapper au châtiment.
– Ils ont réussi à nous condamner à porter sur nos corsages le A du mot adultery.
De la marque rouge et infamante de Satan, seul avait subsisté dans la juridiction du Massachusetts le A pour désigner les femmes coupables d'adultère, les autres lettres, le B de « blasphémateur », ou le T de voleur (thief), étant tombées en désuétude.
– J'acceptais la condamnation, dit Ruth, mais ce n'était pas juste pour Nômie, car elle n'avait trahi aucun homme, n'étant pas mariée...
Brian Newlin, l'époux bafoué, avait-il porté plainte ? Non. On chercha à lui faire avouer que son épouse, transfuge d'une secte maudite, sournoisement glissée dans le sein d'une communauté préservée, lui avait « noué l'aiguillette » et l'avait accablé de toutes sortes de malheurs.
Mais il se tint coi et on finit par le laisser en paix. Il continua sa vie comme si de rien n'était, labourant ses champs, trayant ses vaches, barattant son beurre, tondant ses moutons, fréquentant la meeting house, à peine moins sobre, à peine plus taciturne qu'auparavant.
– Je ne crains pas pour Brian Newlin, disait parfois Ruth, en tournant son visage vers les collines vertes, où se trouvait la ferme dont elle avait été la maîtresse. Les hommes sont lents et rebutent à découvrir d'autres lumières que celles qu'ils ont reçues avec passivité et conservées par indolence, mais non moins aptes à les accueillir et à les rechercher.
Elle augurait bien de la transformation d'un homme dont elle avait surpris, au cours de leurs années de vie commune, qu'il se plaisait à lire et à relire en secret, dans un petit volume qui ne le quittait point et qu'elle avait cru être tout d'abord un livre de prières, les sonnets et épîtres du poète anglais Gabriel Harvey, prince de la rime et innovateur de l'hexamètre dans la poésie anglaise de la Renaissance et, comme il se doit pour toute personne s'autorisant à démolir des théories en place et à en introduire de nouvelles, considéré comme suspect de rébellion contre l'ordre établi !
– Que de querelles vaines ! dit Angélique, je ne comprends pas. J'ai souvenance qu'au cours d'un périple dans la baie de Casco, lors d'une escale sur l'île Longue, j'ai rencontré pour la première fois des quakers. Ils ne m'ont pas paru dangereux, au contraire. La nuit était froide et l'une de ces femmes est venue me prêter son manteau.
– Que pouvons-nous contre la peur ? observa Ruth. Le bien fait peur. Le bien paraît toujours plus incompréhensible que le mal. Et puis, ce que les gens détestent le plus, c'est ce qui dérange des habitudes de convenance. Je suis persuadée que George Fox a été moins redouté pour avoir supprimé tous les sacrements, que pour avoir prôné que les hommes étaient égaux et leur avoir recommandé de ne pas ôter leur chapeau devant le roi. Pour ma part, j'ai moins scandalisé les esprits en intervenant pour une sorcière qu'en abandonnant, sans m'en soucier, sur le chemin, les marchandises que j'allais vendre à la ville.