Chapitre 13

Salem et les côtes du Massachusetts s'éloignaient. L'arc-en-ciel, vent en poupe, cinglait vers la haute mer. Bientôt le grand navire et ses bâtiments d'escorte furent seuls entre ciel et mer.

Cette vacuité de l'horizon n'était que temporaire Ils remontaient vers le nord-est et la vaste courbe que dessinaient les côtes de Nouvelle-Angleterre rejoignant la baie Française se refermant par la grosse pince de la presqu'île d'Acadie, ou Nouvelle-Écosse, ne tarderait pas à profiler de droite ou de gauche de linéaires festons.

Des îles apparaîtraient, isolées ou en escadres bien rangées ou dispersées.

Mais quelques jours, ils seraient seuls, hors du monde et de ses exigences, détachés de tous les mondes.

Dès qu'on eut levé l'ancre, Angélique sentit que Jorfrey devinait son désir de prolonger le farniente en voguant calmement.

Il lui assura qu'il comptait bien donner à leur voyage des allures de cabotage qui permettraient à la fois de ménager une transition entre les tumultes de Salem et les retrouvailles de Gouldsboro, et de visiter et « prendre langue » sur différents points de la côte où les attendaient amis et affaires.

Ils jetteraient l'ancre à Casco, à Popham, à Pemaquid, avant de cingler plus à l'est vers la baie Française et y faire d'autres escales, au large d'îles dont les habitants attendaient leur passage pour charger, à destination de Gouldsboro, les produits de leurs artisanats ou de leurs cultures.

L'affaire du jésuite avait précipité leur départ. Le redoutable personnage avait disparu à l'horizon, mais la plus grande surexcitation continuait à régner dans la ville.

Il était temps de laisser entre eux ces chapeaux noirs et ces rabats blancs. Angélique renonça à visiter Salem et à y faire des emplettes, comme elle l'avait prévu en y arrivant.

Elle regretta aussi de n'avoir pu visiter, à l'orée de la forêt, la maison des magiciennes.

Pourtant, elle avait obtenu d'elles de pouvoir emmener jusqu'à Gouldsboro les deux « soignantes » et leur aide, leur faisant promesse qu'un navire les ramènerait à Salem avant les frimas. Les petits étaient encore si fragiles... Elle tremblait pour eux et n'aurait pu se sentir en paix sans leurs « protectrices ». Ses forces morales et physiques n'étaient pas encore, non plus, revenues tout à fait. Ce qui était vrai.

Elle mesura à quel point elle était peu solide sur ses jambes, lorsqu'elle se retrouva prête à quitter la demeure de Mrs Cranmer. Sa descente vers le port pour s'embarquer représentait sa première promenade hors des murs de la maison.

Jusqu'au dernier moment, jusqu'au dernier instant, on aurait pu croire qu'allait éclater on ne sait quoi, le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe, la punition pour tant de scandales et d'étrangetés.

*****

Elle vacilla, découvrant du seuil la place où la foule s'assemblait. Hommes, jeunes enfants arrivaient de toutes les rues en courant. Angélique remarqua la haie serrée que formaient plusieurs escouades des matelots de leurs navires, tous en uniformes blancs et bleus, et armés.

Elle hésitait à s'avancer, et fut contente de voir surgir à ses côtés lord Cranmer qui lui offrit l'appui de son bras.

Joffrey de Peyrac, avec sa garde espagnole, prit la tête du cortège.

Il avait dégainé son épée et la tenait à bout de bras, un peu écartée du corps, la pointe vers le sol.

Ce geste imité par ses officiers pouvait passer pour une forme de salut déférent, d'hommage courtois à la population et marquait aussi que, dans leur superbe, les gentilshommes français se tenaient en alerte et prêts à faire face à toute éventualité, car ils se savaient papistes et étrangers en territoire puritain.

Angélique, forte de la présence de son chevalier servant, s'engagea avec lui sur le chemin du port, non sans se demander si des mouvements d'hostilité, qui par moments passaient sur la foule comme une risée de vent sur la mer, n'étaient pas provoqués par son défenseur même, lord Cranmer, lui l'anglican, le laquais d'un roi dévoyé, d'un Stuart corrompu, Charles II, souverain d'Angleterre, dont les justes de Salem devaient subir le joug, et qui se présentait, avec sa barbe teinte en rouge, et sa perle à l'oreille, à l'image de son maître.

Ou bien était-ce parce que, marchant derrière eux, s'avançaient, portant les enfants dans leurs opulentes robes de baptême hollandaises, les « magiciennes » de la forêt ? Ruth et Nômie pour la circonstance avaient revêtu de lourdes capes noires qui, à l'ancienne mode allemande, étaient dotées d'un chaperon noir dont la pointe très raide se prolongeait, semblait-il sans fin, en arrière. Étaient-elles contraintes de se vêtir ainsi lorsqu'elles paraissaient dans la ville, afin de signaler leur présence impure, comme jadis les lépreux ?

Angélique n'avait pas été témoin de la demi-émeute qui avait éclaté sur leur passage la nuit où le comte de Peyrac les avait ramenées jusqu'à la maison des Cranmer, afin d'en écarter la mort.

Elle soupçonna la peur et la répulsion mêlées à ce silence compact de la foule qui était comme habitée d'un sourd cri prêt à éclater. Pourtant il n'éclata pas.

Le contraste que formait la candeur blanche des petits paquets de dentelle avec le deuil des rudes et inquiétants manteaux des pénitentes, après avoir déconcerté, suspendait l'élan des imprécations.

Cette marche ne fut pas sans rappeler à Angélique, dans un autre contexte, son entrée à Québec.

Sans être précédée d'un tambour ou d'un fifre, et sans page pour porter sa traîne, elle se trouva bientôt passant sous ce même regard d'une ville muette, défiante, puis perplexe, mais qui n'aurait pas voulu, pour rien au monde, se priver du spectacle, ni de la voir de plus près.

– Si nous avions imaginé, M. de Peyrac et moi, disait lord Cranmer, que votre déplacement attirerait plus de curieux que la venue du gouverneur de Nouvelle-Angleterre ou du représentant à Londres de Sa Majesté, j'aurais mis un carrosse à votre disposition, milady, quoique la distance fort courte ne nous ait pas paru l'exiger.

– Non. C'est bien ainsi. Au moins, j'aurai eu le plaisir de me promener dans Salem. Les habitants m'en veulent-ils de toutes les perturbations et désagréments que notre escale, chez eux, leur a causés ?

– Je ne pense pas, émit lord Cranmer, après avoir jeté de part et d'autre un coup d'œil attentif, je suis habitué à lire sur ces visages de bois, et je crois pouvoir affirmer que les habitants de Salem vous resteront reconnaissants de leur avoir permis de se divertir mieux qu'à la comédie qui ne leur est guère autorisée, et sans encourir les reproches de leurs pasteurs ou de leur conscience.

Le temps de se rendre au navire, la grâce de l'enfance qui se présentait sous une double image de dentelles et de broderies attendrit les cœurs sévères. L'on vit naître des sourires, puis, comme l'on approchait des quais, l'on entendit des « hourras » !

À l'instant de monter à bord, les jumeaux qui entraient dans leur troisième semaine de vie et n'atteignaient pas encore, de beaucoup, le temps où ils auraient dû venir au monde, furent transférés dans des corbeilles d'osier tressé et, sur la tête de deux matelots, franchirent la passerelle pour accomplir leur premier voyage sur les flots.

De la rambarde d'un navire voisin, nouvellement ancré, des matelots enturbannés d'étoffes fleuries, l'anneau à l'oreille, coutelas et pistolets à la ceinture, considérèrent d'un œil charbonneux et blasé le cortège houleux et bigarré, et haussèrent les épaules. Ils en avaient tant vu dans tous les ports du monde ! Mais l'annonce qu'il s'agissait de jumeaux nouveau-nés, fils d'un prince pirate de grand renom, provoqua chez eux un mouvement de sympathie et de curiosité. Lorsqu'on leur désigna celle qui avait l'honneur d'être la mère, qui arrivait en grands atours et qui leur parut une fort belle apparition, digne de ce déploiement de hallebardes et de bannières, ils se joignirent aux ovations.

Ce fut la bousculade. On se pressait autour d'Angélique. Chacun voulait la féliciter et presque la toucher. Certains ne crurent qu'alors à sa résurrection. Elle aperçut des familiers, habitants de Gouldsboro, l'armateur Manigault et le papetier Mercelot accompagné de sa fille Bertille qui l'aidait à tenir ses écritures dans ses déplacements d'affaires. Les deux hommes lui serrèrent la main avec affabilité, en donnant de confuses explications sur leur abstention à la visiter pendant sa convalescence, car ils avaient dû se rendre à Boston, et jusqu'à Providence, pour rencontrer les marchands avec lesquels ils traitaient. Les huguenots se montraient fort industrieux et Angélique préférait les voir requis par leur travail comme à La Rochelle, que gémissant sur la rudesse des rivages où la persécution du roi de France les avait exilés et où ils devaient recommencer leur existence, plus démunis que le moindre mendiant à qui, jadis, grands bourgeois, ils faisaient l'aumône. Or, ils n'avaient pas été longs à se remettre en selle et elle leur confirma sa satisfaction de les voir engagés dans de fructueuses opérations commerciales : moulins à papier à établir dans le Massachusetts pour Mercelot, navires à armer et envois de marchandises à échanger avec les îles françaises de la mer des Caraïbes et La Rochelle pour Manigault. Ne leur en voulant pas, elle comprenait fort bien qu'il était plus indispensable pour eux de jeter les bases de leurs tractations avant le retour de la mauvaise saison, plutôt que de perdre pour une visite au chevet d'une convalescente les heures précieuses de l'été. Leur amitié était trop ancienne pour qu'elle se formalisât, et en toute simplicité, elle avait eu plus qu'il n'en fallait de visites et de compagnie.

Cependant, il ne serait pas dit qu'ils pourraient quitter Salem sans qu'un suprême tourbillon vînt leur rappeler que le vent qui y soufflait le plus fréquemment, c'était le « vent du diable ». Un incident des plus imprévus éclata. Parmi les témoins de ce triomphe, la fille du papetier Mercelot en supportait difficilement les manifestations. Cette jeune Rochelaise, au demeurant fort gâtée par la chance et la nature, car elle était jolie et de belle tournure, semblait n'avoir jamais cessé de faire peser sur son entourage sa rancœur de n'être pas née, par les effets du sort malavisé, reine de France. Non seulement fâchée d'avoir cessé d'être le point de mire des regards sur le quai de Salem où tous ces puritains, elle en était persuadée, ne manquaient pas, avec leurs airs en dessous, de remarquer une aussi jolie fille et de la lorgner, elle se retrouvait momentanément oubliée, effacée, par l'éclat et le succès de celle qu'elle considérait comme une rivale et dont elle entendait courir le nom sur des lèvres admiratives :

The nice French woman ! The nice French woman of Gouldsboro.

Elle en conçut de l'aigreur et ne put résister à combattre tant de stupide engouement, qui ne s'expliquait pas à son sens. Au moins essayer, si possible, de troubler d'une goutte de verjus la satisfaction qu'aurait pu retirer cette insupportable comtesse de Peyrac, de se voir tant adulée, et apparemment tant admirée et tant aimée. Elle se faufila jusqu'à Angélique et réussit à attirer son attention en lui sautant au cou, l'embrassant avec effusion et quatre fois. Puis, à mi-voix :

– Vous voilà moins faraude, dame Angélique, lui glissa-t-elle sans cesser de sourire de toutes ses jolies dents blanches et perlées, avec vos jumeaux nouveau-nés et vos cheveux blancs ! N'est-ce pas ridicule et imprudent ? À votre âge ! En tout cas, ce n'est pas moi qui me laisserais abîmer la taille par une maternité !

Angélique, dans le brouhaha, n'aurait saisi que quelques bribes de ce discours, prononcé en français par une jeune femme qu'elle ne reconnut pas aussitôt et qu'elle prit pour une Anglaise, surprise d'ailleurs d'avoir été baisée quatre fois sur les deux joues – coutume française et provinciale, mais déplacée en Nouvelle-Angleterre où était déjà peu apprécié de se toucher le bout des doigts pour un salut –, elle n'y aurait rien compris, ni l'allusion ni l'intention, si, près d'elle, Séverine Berne, qui n'avait pas perdu une miette des paroles de Bertille qu'elle détestait, n'avait éclaté en imprécations.

– Ce que vous pouvez être mauvaise, Bertille Mercelot, s'écria-t-elle, indignée. Votre cœur suinte l'envie comme une dame-jeanne fêlée suinte son huile rance ! Tout ce que l'on accorde aux autres est autant qu'on vous retire !

– De quoi vous mêlez-vous, chipie intrigante ? Est-ce à une petite fourmi noiraude et maigrelette comme vous de juger de la beauté des femmes qui sont de vraies femmes, alors que vous n'êtes qu'une gamine, juste bonne à faire la camériste ?

– Je suis née dans la même rue que vous à La Rochelle et vous n'avez que trois ans de plus que moi. À mon âge, vous aguichiez tous les porteurs de hauts-de-chausses qui passaient et, à cause de vos agissements stupides, vous avez fait pendre le Maure du Gouldsboro. À votre place, je ne me vanterais pas tellement d'être une vraie femme, avec de pareilles erreurs sur la conscience.

Bertille s'écarta avec un sourire dédaigneux et ironique, feignant l'indifférence.

– Écoutez-moi donc, chipie vous-même, cria Séverine, en l'attrapant par son collet de dentelle, vous n'aurez jamais de mari, si belle que vous vous croyiez !

– Mais vous oubliez... vous oubliez, protestait Bertille que l'autre secouait comme un prunier, vous oubliez, sotte vous-même, que j'en ai déjà un, de... de mari.

– Grand bien lui fasse, pauvre malchanceux ! Il ne vous distribue pas assez de soufflets. Excusez-vous pour vos paroles malveillantes. Et puis, d'abord, dame Angélique n'a pas les cheveux blancs. Ils sont comme de l'or, tout le monde les lui envie. Tandis que les vôtres, si vous ne les rinciez pas à la camomille... Tenez, ce n'est que du chiendent...

Elle saisissait à pleines poignées les boucles bien rangées de Bertille Mercelot qui poussa des cris de douleur et de rage, et attrapa à son tour la coiffe de Séverine dont les longs cheveux noirs se répandirent sur les épaules.

Les badauds de Salem s'étant reculés à courte distance, dans le prudent souci d'échapper aux retombées du pugilat, formaient cercle et écoutaient cet échange de paroles vives en se disant que la langue française était décidément une fort jolie langue, son usage ne parvenant pas à rendre vulgaire à leurs oreilles des propos que l'on devinait peu amènes. Ils estimaient que ses chantantes et harmonieuses tonalités communiquaient un lyrisme de théâtre au spectacle que leur offraient deux jolies « papistes » se prenant aux cheveux et se battant comme des harengères dans la poussière rouge de leur cité si compassée.

Promptement interrompu par les poignes solides des huguenots rochelais Mercelot et Manigault, cet incident put être considéré comme le dernier des événements qu'avaient apportés les « étrangers » en cette saison au Massachusetts.

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