Chapitre 17

Les réflexions de Nathanaël parlant de son patrimoine répondaient aux préoccupations de Séverine et, un peu plus tard, elle reprit la discussion.

– Oh ! Dame Angélique, c'est vrai, je veux retourner à La Rochelle. Pourquoi sommes-nous parties ? Moi aussi là-bas, j'ai un patrimoine. J'aimais ma maison et ses beaux meubles. Nous avions aussi des champs hors les murs et une autre grande demeure à l'île de Ré que les « papistes » ont donnée à notre tante Demuris parce qu'elle s'était convertie. Cela est injuste et inique, et nous n'aurions pas dû abandonner nos biens.

– Séverine, ne venons-nous pas de faire ensemble un beau voyage ?

– Oui, mais j'en ai assez de tous ces Anglais.

– Ils appartiennent pourtant comme toi à la religion réformée.

– Ce n'est pas la même chose. Et puis nous, nous sommes surtout français. Les gens de Salem me traitaient de « papiste » à cause de mes façons. Grand bien leur fasse ! Je préfère mes façons aux leurs. Ils sont raides comme des piquets. À La Rochelle, j'aurais pu trouver un parti à ma convenance, mais ici, je n'aurai le choix qu'entre d'exécrables catholiques ou des étrangers. Les jeunes gens réformés de Gouldsboro n'ont ni religion ni culture et il y en a d'ailleurs si peu.

Honorine lui entoura le cou de son petit bras.

– Ne pleure pas, ma mie Séverine, je t'aime bien ! Qu'est-ce que j'aurais fait sans toi chez les Anglais ?

Séverine traversait une crise et Angélique souhaitait l'en voir remise avant qu'elle retrouvât, à Gouldsboro, sa famille, son père Gabriel Berne, ses deux frères Martial et Laurier, sa belle-mère, la douce Abigaël, et ses deux demi-sœurs nées en terre d'Amérique.

– On se demande pourquoi les huguenots français ont échoué dans leurs entreprises en Amérique ? C'est à cause de leur attachement au roi et au pays. En effet, pour réussir, il n'y a qu'à suivre le chemin de Champlain, un huguenot comme les autres mais qui a abjuré. Devenu catholique, il n'a plus connu que réussite et gloire. Tout cela est clair. Abjure ou disparais. Voilà notre lot. Ici ou là, c'est l'étouffement. Nous ne pouvons survivre hors de notre terre, coupés de notre royaume. Il y a longtemps que j'ai compris que nous aurions dû rester sur notre sol et garder La Rochelle par les armes.

– Mais, ma pauvre petite, tes pères ont voulu le faire avant toi. N'as-tu jamais entendu parler du siège de La Rochelle par les armées du roi Louis XIII et du cardinal de Richelieu, son ministre ? Demande donc à la vieille Rébecca, la seule d'entre vous tous qui ait vécu ce siège, de te raconter comment, jeune femme, elle dut porter en terre ses trois petits enfants morts de faim dans une ville où il n'y avait même plus de cuir à faire bouillir ou à ronger pour survivre. Son époux avait aussi expiré de faim sur les remparts. Lorsque les protestants de La Rochelle capitulèrent, les rares survivants étaient réduits à l'état de squelettes. Il y a cinquante ans de cela, ce n'est pas si loin...

Mais, pour Séverine, c'était loin, et l'on voyait qu'elle ne pouvait guère évoquer la vieille Rébecca qu'elle avait toujours connue, rabougrie et ridée comme une nèfle, sous les traits d'une jeune femme avec des enfants en bas âge.

Que lui importait le passé. C'était son présent qui la tourmentait.

– Nous vivions bien à La Rochelle. Nous avions assez de forces, d'argent et de patience, pour tourner leurs tracasseries. Nous aurions fini par gagner. Pourquoi nous avez-vous forcés à fuir ? Sans même pouvoir emporter, je ne sais pas, moi, un mouchoir, les bijoux de ma mère qu'elle m'avait laissés. Rien. Mon père s'est laissé influencer. Il ne voyait que par vous.

Elle s'énervait, retrouvant les expressions enfantines et hargneuses de ses treize ans, âge auquel Angélique l'avait connue. Rencontre qui n'avait pas été sans heurts, car, comme à l'instant, elle provoquait les adultes, cachant derrière des accusations son inquiétude et le désir de comprendre les catastrophes dans lesquelles elle se sentait entraînée à l'orée de sa jeune vie.

Angélique la connaissait bien et savait que Séverine avait désespérément envie d'être rassurée et qu'on lui affirmât savoir que le monde allait se remettre à l'endroit. Or, c'était bien là une chose qu'elle ne pouvait lui promettre. On pouvait tout espérer, mais la folie humaine était imprévisible et sans mesure, et l'équilibre fragile que chacun obtenait à force de combats était toujours sur le point de se rompre.

Elle apercevait Honorine qui jouait avec son Maltais, lançant une balle qu'il lui avait fabriquée avec une vessie gonflée entourée de cuir. Elle riait aux éclats.

Honorine qui avait été un bébé entre ses bras au temps où elle-même était traquée par toutes les polices du royaume. Aujourd'hui où, penchée sur les petits princes, cadeau du ciel, elle ne rêvait plus que de les entourer d'une enfance merveilleuse dont ils ne garderaient que de beaux souvenirs parmi les fleurs de Wapassou et les plages de Gouldsboro, des descentes au long des rivières et des promenades sur un beau navire, elle ne se pardonnait pas le passé car c'était moins ce qu'elle avait souffert qui l'emplissait d'amertume que ce qu'elle avait dû infliger de souffrances à un si petit enfant, Honorine, par la méchanceté des hommes.

– Tu es ingrate, Séverine, dit-elle, et tu parles comme un étourneau. Il est facile de se plaindre lorsqu'on se trouve à l'air libre, entouré de parents et d'amis prêts à vous défendre contre les oppressions injustes ou les dangers, par tous les moyens, et par les armes s'il le faut, lorsqu'on sait que l'on va bientôt retrouver les siens, tous en vie, vous attendant avec impatience et amour, devant une soupe aux clams ou une potée de choux, qui vous défendent des affres de la faim, un toit sur la tête, si pauvre soit-il, pour combattre le froid, même si c'est dans une pauvre cheminée de galets, dans un coin perdu d'Amérique. Oui, tu peux alors te plaindre d'avoir été spoliée et regretter des biens auxquels tu étais attachée et que tu n'as pu emporter. Oui, tu peux alors dédaigner tous ces trésors que tu possèdes ici, et le plus inestimable, celui d'être en sécurité, parmi les membres d'une communauté qui a la volonté farouche de te défendre.

« Tu ne sais pas ce que c'est d'être abandonnée de tous, d'être rejetée par tous. Tu as bien vite oublié ou tu n'as jamais compris ce qui te menaçait lorsque nous avons pris la fuite dans le moment où cela était encore possible, comme les Israélites menacés, la nuit de Pâques, devaient être prêts à partir avant que le pharaon ne se ravise.

« Crois-moi. Nul exil, nulle douleur de la traversée ou des difficultés qui nous attendaient ici ne sont comparables à la détresse et aux malheurs qui, quelques heures plus tard, se seraient abattus sur toi, séparée des tiens pour toujours. Ton père et Martial auraient été envoyés aux galères, Laurier aurait été remis aux jésuites que tu détestes tant.

« Quant à toi, aurais-tu résisté aux humiliations que tu aurais dû subir, toi qui es si orgueilleuse et fière, et dont la moindre aurait été de te voir un jour acculée à l'abjuration...

– Jamais !

– Laisse-moi parler ! L'abjuration à laquelle tu aurais fini par consentir pour te sauver du pire. Car l'on ne peut savoir jusqu'à quelles extrémités peuvent être poussés des juges fous ou la soldatesque qui reçoit licence, que dis-je, qui reçoit l'ordre de malmener à son gré son prochain le plus faible et qu'on livre, désarmé, à ses violences. Les derniers temps, à La Rochelle, l'idée de ce qui pourrait t'advenir me hantait. Et aujourd'hui que je te vois sauvée, tu regrettes tes biens, tes maisons, et ton « beau parti » de La Rochelle !

Séverine l'avait écoutée en baissant la tête de plus en plus. Elle dit enfin, chagrine :

– Pardonnez-moi, dame Angélique. Vous avez raison. Je suis mauvaise. Mais c'est l'apparition de ce jésuite qui est venue briser tout mon bonheur et la joie de ce voyage. Je les ai vus, continuant à nous pourchasser jusqu'au bout du monde et j'aurais voulu rentrer à La Rochelle pour nous mettre à l'abri de nos murs. Pardonnez-moi ! Je ne suis pas ingrate. Mais il est venu réveiller ma peur. J'aurais voulu, tant voulu, oublier qu'ils existent.

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