Chapitre 15
Lorsqu'elle le voyait arriver sur le pont de son pas balancé et assuré – le pas du Rescator – avec son regard sondant chaque point de l'horizon, ce qui ne l'empêchait pas de prêter l'oreille aux propos de lord Cranmer qui l'accompagnait, Angélique sentait son cœur tressaillir de joie, se gonfler d'une chaude et tendre admiration, d'un sentiment de plénitude. Elle s'y abandonnait avec l'intime satisfaction de se dire que, dans l'espace limité d'un navire, il ne pouvait pas lui échapper facilement et que, si elle le voyait disparaître au tournant d'une galerie ou d'un bord à l'autre, il reparaîtrait peu après.
Là encore, pour une amoureuse, résidaient les avantages et les délices de la traversée.
Elle l'avait tout à elle.
Et chaque fois, le temps et la quiétude leur étant donnés, elle découvrait en lui un détail nouveau qui le lui rendait proche, une attitude, un mot, un comportement qui jetaient comme une lueur nouvelle sur les richesses de ce caractère à découvrir sans fin.
Ce qu'elle ramenait aussi de ce voyage de l'été, c'était d'avoir été plus loin dans la connaissance de l'homme qu'elle aimait. Jusqu'alors, son jugement lui paraissait simpliste. Peut-être par crainte, peut-être parce que sollicitée par le combat, bloquée devant une porte close où s'abritaient leurs cœurs, elle ne voyait pas au delà de cette présence :
« Lui ! Qu'il m'aime ! Que je ne le perde plus, que je ne perde pas son amour ! »
Le voyage sur L'arc-en-ciel symbolique lui permettrait de mesurer les lignes et les espaces franchis.
L'extrême popularité de Joffrey de Peyrac en ces régions étrangères lui était apparue ; il était connu, attendu partout.
Il avait instauré de nombreux ports d'attache, lancé en toute direction des activités diverses. Amis sûrs, associés, armateurs ou commerçants, flibustiers ou doctes fondateurs de cités, partout elle aurait vu venir des hommes avec lesquels il avait su lier, par quelque intérêt d'affaires ou affinité d'esprit, de solides et fructueux rapports.
Comme le Rescator de la Méditerranée qui, des chevaliers de Malte aux petits trafiquants du Pinio, des corsaires de Candie au grand vizir de la Sublime Porte, aux pachas d'Alger, au sultan de Marocco, aux contrebandiers des îles espagnoles ou des côtes de Provence, dénombrait ses amis et ses ennemis, et savait les uns se les attacher, les autres les tenir en respect, de même en cet océan Atlantique qui allait devenir la nouvelle mer du monde, il était en passe de s'assurer une place prépondérante.
Elle s'en ébaudissait, enchantée de voir, à chaque escale, des groupes solennels ou enthousiastes venir les accueillir.
Et elle ne pensait pas se tromper en imaginant que jusqu'au cœur des Caraïbes où il avait œuvré et refait sa fortune, à repêcher avec ses équipes de plongeurs maltais l'or des galions espagnols coulés, son renom était aussi répandu, d'îles en archipels, qu'une traînée de poudre, et aussi estimé. Elle ne serait pas plus étonnée d'apprendre qu'il l'était à travers toutes les possessions espagnoles ou portugaises, et jusqu'au Pérou, par les chemins dangereux de l'isthme de Panama, où trottaient les convois de mules des contrebandiers, portant l'or du Pérou où ils partageaient le secret des mines incas, au sommet de montagnes si hautes que leurs pics touchaient le ciel.
Elle qui s'était plu, au « temps du chocolat », à tenir entre ses mains les rênes de divers commerces qui amenaient dans son officine l'écho prestigieux de pays lointains, elle pouvait mesurer ce que cela représentait de la part de son mari, le comte de Peyrac, de génie d'organisation, de flair, d'entregent, d'ingénieuse diplomatie, de science et de compétence, de hardiesse et de maîtrise, d'imagination et d'extrapolation autant que de calculs, de foi en l'homme et de méfiance mesurée.
La force de Joffrey, c'était de se choisir des aides au dévouement sûr. Tous ceux qui se groupaient sous son commandement, ou qui acceptaient de le représenter en divers points du monde, offraient une caractéristique commune : ils s'estimaient à leur place, ayant trouvé à le servir la forme d'indépendance de leur propre vie. Assez intéressés dans ses entreprises pour savoir que leurs activités à son service ne seraient pas vaines et ne les laisseraient pas démunis, assez libres pour mener leurs affaires sans entrave, sachant qu'avec le choix, ils n'auraient pu souhaiter meilleur destin, meilleur but, que ceux qui leur étaient donnés de vivre et de poursuivre pour un temps plus ou moins long, selon le contrat renouvelable chez M. de Peyrac.
Porgani, à Wapassou, Colin à Gouldsboro, Urville, Barrsempuy, Erikson sur les navires, etc., il les considérait tous comme des gentilshommes d'aventures et ne leur promettait rien d'autre que le sort qui s'attache à l'embrassement d'une forme d'existence dont le titre définissait les charges : soit un temps riche d'exploits, de dangers, de travaux et de trafics, d'où ils pourraient se retirer nantis d'un substantiel pécule, voire, si leur habileté et leur ténacité le méritaient, d'une fortune enviable, soit, selon les risques du métier, la mort qui ne cesserait de les guetter comme tout être humain, mais avec une plus quotidienne imminence, vu les chemins dans lesquels ils se trouveraient contraints de s'engager sous sa bannière.
Sur les navires de la flotte du comte de Peyrac, le maître et le pilote hauturier étaient toujours conviés à la table des officiers. Il estimait que l'importance de leurs rôles, dont dépendait entièrement, après Dieu, le bon succès du voyage, méritait cet honneur qui leur était pourtant refusé par un vieux code de marine sur tous les autres bâtiments de toute nationalité.
L'indépendance de Joffrey et de Wapassou lui permettait d'instituer et d'imposer ses propres lois ainsi qu'il l'avait toujours fait en Méditerranée ou aux Caraïbes et aussi lorsqu'il régnait en Aquitaine, vassal en apparence d'un jeune roi de France ombrageux qui s'en vengea.
Lord Cranmer et Joffrey de Peyrac allaient et venaient, arpentant le pont. Leurs conversations d'apparence mondaine avaient aussi leur importance et la présence de l'Anglais à bord, prévue avec intention, ôtait à ces échanges un aspect de pourparlers officiels dont les partis malintentionnés auraient pu s'emparer. À bord, on était à l'abri plus qu'à terre de l'œil des espions.
– À propos d'espions... disait lord Cranmer.
Angélique saisissait quelques bribes au passage.
– ...vous ne savez pas tout. J'ai en ma possession un document de votre jésuite qui pourrait réveiller la guerre entre nos deux nations. Et pourtant, nous sommes en paix depuis près de dix années, fait rare entre la France et l'Angleterre. Mais informons-en Mme de Peyrac. Après la vindicte déclarée et les anathèmes jetés contre elle, c'est bien le moins qu'on ne la tienne pas à l'écart des secrets diplomatiques.
– Ces jésuites, ils nous ont joué des tours pendables.
– Plus encore que vous ne pensez ! Samuel Wexter, lors de l'altercation qu'il a eue avec le père de Marville à Salem, n'a pas eu le temps de parler du plus grave : une lettre envoyée par le père d'Orgeval à un gentilhomme français qui se trouvait dans les parages du lac des Illinois tomba entre les mains des Mohicans.
– Envoyée quand et d'où ? demanda Angélique.
Cela, il ne le savait pas exactement. Plusieurs mois auparavant. Aujourd'hui, le renseignement valait pour confirmer que la lutte sournoise et implacable avait bien été menée, et que les défenses qu'ils y avaient opposées n'étaient le fruit ni de la mauvaise foi ni de l'imagination.
Le messager était un Narragansett, des tribus révoltées. On le savait en liaison avec les Français du Nord. Il portait pour le jésuite des messages dans des petites feuilles de plomb scellées, cela jusqu'à New York et en Virginie. En cas de danger, il les avalait. Les Mohicans trouvèrent la lettre dans ses entrailles. Portée à Boston, puis à Salem, on y lut :
J'ai été chargé par le roi Louis XIV de maintenir l'état de guerre avec l'Angleterre par le truchement des attaques indiennes...
Sébastien d'Orgeval.
Samuel Wexter n'avait eu ni le temps ni la force de brandir un si terrible document.
La reprise des raids franco-indiens à l'ouest avait suscité des inquiétudes de voir reprendre ces guerres sans fin, si funestes au commerce. Plus que jamais, on espérait en la diplomatie du gentilhomme français et en son influence sur les gens de Québec pour venir à bout de ces crises qui prenaient les Français de Canada comme des convulsions du haut-mal sans qu'aucune tension entre les royaumes de France et d'Angleterre ne justifie ces actes sanglants qui finiraient par jeter les souverains des deux nations dans de plus graves conflits.
Par bonheur, les deux rois actuels, Charles II et Louis XIV, étaient cousins germains, par la sœur de Louis XIII qui avait épousé Charles Ier d'Angleterre, le roi à la tête coupée. Les relations entre les deux cours étaient bonnes, presque familiales.
Parfois, Colin Paturel partageait leurs entretiens.
Lord Cranmer parlait avec humour des questions de religion qui, par la passion qu'elles avaient inspirée aux hommes de ce temps, avaient fait couler beaucoup de sang, et en feraient couler beaucoup encore et par la faute desquelles le gouverneur des colonies anglaises d'Amérique, anglican, devait résider à la Jamaïque, ses administrés des États continentaux ne pouvant souffrir, chacun pour une raison différente, puritanisme, luthérianisme, catholicisme, et l'on ne sait quoi encore, les représentants de la religion officielle de l'Angleterre, leur patrie.
– Mon oncle, l'archevêque de Canterbury, dont je porte le nom, peut être considéré comme le premier évêque anglican puisqu'il édifia, dès les premières heures de la Réforme, pour son prince Henri VIII, « cette Église catholique sans pape » que le roi exigeait. Mais, sous la réaction calviniste et déjà puritaine, il dut renvoyer l'Allemande dont il avait fait sa femme. Puis, sous Marie Tudor la catholique, on l'arrêta et on lui coupa la tête.
L'époux de Mrs Cranmer reconnaissait volontiers que les colons anglais, bien qu'ils lui fissent tête de bois lorsqu'il se présentait chez eux, étaient les plus actifs sujets de Sa Majesté, mais aussi, de quelque obédience religieuse qu'ils fussent, il leur manquait une certaine disposition naturelle pour s'adapter au Nouveau Monde. À l'encontre de l'Écossais, de l'Irlandais, même du Hollandais et surtout du Français, l'Anglais colonial et le puritain n'avaient pas su s'attacher l'indigène. Ils le méprisaient et le pourchassaient. C'était un instinct profond, où l'horreur de la paresse, de l'indolence, de la sensualité, de l'inculture et du paganisme dressait une barrière infranchissable entre eux et ces « serpents rouges » se glissant, silencieux, invisibles, entre les arbres de leur forêt impénétrable dans les profondeurs de laquelle ne pouvaient se perpétrer que les pires abominations. Ça ne s'arrangerait pas, ça ne s'arrangerait jamais et ça ne ferait qu'empirer.
Pour quelques pères pèlerins, pleins de douceur et d'illusions qui avaient partagé avec les Indiens aussi démunis qu'eux la dinde aux myrtilles du Thanksgiving, pour un John Éliot, anglican, qui avait été évangéliser les Wapanoags, pour un généreux Roger Williams, citoyen de Salem, qui, banni par ses intolérants coreligionnaires pour ses « opinions nouvelles et dangereuses », dut s'enfuir dans une tempête de neige et chercher refuge chez un Indien de ses amis parmi lesquels il hiverna avant d'aller plus au sud fonder à Rhode Island, dans la baie de Narragansett, la plantation de Providence où toutes les opinions religieuses étaient admises, pour ces quelques fous désireux d'appliquer les principes charitables de leur foi chrétienne et de vivre dans la liberté de conscience qu'ils étaient venus chercher jusque-là, demeuraient une bonne centaine de mille de croyants, que révulsait et effrayait la présence de l'Indien, et qu'ils préféraient oublier, sauf quand elle se rappelait à eux de sanglante façon. Car ils étaient vraiment pacifistes, ces pieux Anglais. Ils étaient venus sans aucune idée d'oppression sur l'indigène, ni de pillage. Tout ce qu'ils demandaient c'était de ne pas voir les païens qui rôdaient sur la Terre que le Seigneur leur avait accordée et de pouvoir y prier en paix selon leurs lois.
Joffrey de Peyrac était français. Cette différence faisait sa force et le désignait aujourd'hui comme arbitre entre deux mondes aux conceptions et croyances opposées.
Les Anglais aimaient en lui une aventure d'immigration qui ressemblait à la leur. La plupart de ceux qui avaient fondé ces États anglais depuis la Virginie jusqu'au Maine, n'étaient pas des gueux ni des fonctionnaires dépendant du roi comme en Nouvelle-France. C'étaient des bourgeois, des gens aisés, des nobles. Ils étaient partis avec leurs familles, leurs biens, leurs serviteurs et souvent une charte royale qui garantissait leur indépendance quasi souveraine.
Le gentilhomme français, prenant en charge pour le développer un territoire disputé, mais peu peuplé, s'assurant les alliances des uns et des autres pour s'y maintenir en paix, leur ressemblait comme un frère et préfigurait la position que, sans se l'avouer, ces colonies disparates, de confessions ennemies, mais d'une même âme pionnière, pratiquant une certaine désinvolture vis-à-vis de Londres, rêvaient un jour d'obtenir : l'indépendance.
Angélique, avec son intuition féminine, sentait le courant sous-jacent d'une façon plus nette. Un espoir prenait vie. Car pour eux et surtout pour ses nouveau-nés, si étranges encore et si importants déjà, elle ne pouvait s'empêcher de chercher en quel monde il leur serait donné de vivre. Et pour l'instant, leur avenir ressemblait à cette nacelle sans attache, mais où venaient se rejoindre les spécimens des peuples tourmentés qui avaient jeté l'ancre aux rives du Nouveau Monde. Avec, en toile de fond, la masse agitée des tribus indiennes.
Tandis que les deux hommes continuaient leur promenade, elle évoquait leurs escales.
Ils n'avaient fait que passer au large de Boston et entrevoir en arrière-fond de la ville qui avait l'air d'une grande champignonnière avec son amoncellement de toits pointus, le sommet lointain du Massaposset, la Grosse Montagne, à laquelle l'État devait son nom déformé, le Massachusetts. Boston, fille de Salem et habitée de la dure ambition d'être plus intransigeante, plus active, et plus élue du Seigneur que sa mère...
Jofrrey de Peyrac en réservait la visite pour un autre voyage. Il y connaissait trop de monde pour ne pas être obligé d'y séjourner longtemps.
Ils avaient fait escale dans le minuscule État du Rhode Island and Providence Plantations, lui aussi issu de Salem, mais d'un tout autre esprit, si l'on considérait que Roger Williams, jeune pasteur plein d'idéal et voulant faire respecter la liberté des consciences, avait dû s'enfuir, et avait fondé à l'abri des méandres de la Narragansett Bay une ville généreuse, ouverte à toutes les confessions : Providence.
Dans l'embouchure du fleuve Hudson, Yatcho et Vlie-Booten menaient un ballet animé, ces petits bâtiments vigoureux étant aussi en usage pour les colons des rives du fleuve qui remontaient jusqu'à Orange, dans le Nord, à l'entrée de la vallée des Iroquois, que pour l'Océan où, après avoir caboté d'île en île et de baie en baie, ils pouvaient aussi bien se lancer vers l'Europe. De soixante à cent tonneaux, ils venaient des canaux de Hollande où l'eau est le chemin pour rentrer à la maison.
La Hollande dominait encore dans la faconde et la jovialité de New York, petite ville gaillarde, goulue, moins importante que Boston, mais très cosmopolite et qui n'oubliait pas qu'avant d'avoir été rebaptisée du nom du frère du roi d'Angleterre, le duc d'York et d'Albany, elle avait été la Nieuwe-Amsterdam des Néerlandais.
On y voyait briller sur le ciel des cheminées en tuiles de Delft. New York, et les rives de l'Hudson jusqu'à Orange-Albany où l'on parlait plus d'une douzaine de langues : hollandais, flamand, wallon, français, danois, norvégien, suédois, anglais, irlandais, écossais, allemand, et jusqu'à de l'espagnol et du portugais, parlés par des communautés de juifs qui avaient fui, du Brésil, les bûchers de l'inquisition espagnole. Ces juifs essaimaient au Connecticut et à Rhode Island et apportaient avec eux la joaillerie, l'habitude de l'or et des investissements d'affaires.
Et si, de l'autre côté de l'estuaire, les habitants du New Jersey, installés dans les grosses maisons de pierres brunes des anciens colons suédois, affichaient un puritanisme si outré qu'un enfant de plus de seize ans qui jurait devant ses parents était passible de la peine de mort, là, au moins, dans les rues de New York, on voyait des couples s'embrasser tout bonnement, à l'occasion.
Molines s'y était fait construire une habitation de briques en tous points semblable à celle qu'il avait occupée en Poitou, lorsqu'il gérait les domaines des Plessis-Bellières, au carrefour des terres des Sancé de Monteloup et de celles des Rambourg.
Il avait fait venir sa fille et son gendre, ses petits-enfants, ceux-ci déjà habitués à vivre dans les rues où, selon une coutume hollandaise qui veut que les enfants soient libres comme des oiseaux et ne gâtent pas, par leur présence turbulente, le calme du logis et les beaux parquets cirés, avaient déjà une allure moins chafouine que leurs parents au même âge. L'intendant Molines était chez lui à New York. Il prétendait qu'un de ses aïeuls avait été parmi les compagnons de Peter Minuit, le Wallon qui, pour le compte de la Hollande, avait acheté aux Indiens manhattes pour soixante florins la presqu'île du même nom, Man-Hat-Ta, qui signifiait « terre céleste ». Il avait donc trouvé de la parenté et des associés qui n'attendaient que lui.
Les papiers que lui avait remis, frappés de son sceau, le roi de France, continuant à lui donner les pleins pouvoirs en toute circonstance, quoique huguenot, lui avaient permis de faire sortir de France bien des personnes de ses amis menacées et à lier avec ceux qui y demeuraient des réseaux de négoce qui pourraient, au cas où la situation des réformés français s'aggraverait avec la révocation de l'édit de pacification, devenir réseaux d'évasion.
Il était en parfaite santé et plus actif que jamais.
Et là aussi, à New York, on les avait pressés de venir s'installer. Leur place était là, leur disait-on, et ils sauraient donner une bonne impulsion aux Français qui, pour la plupart, végétaient.
« Mais pourquoi ? » se demandait Angélique.
Le périple au contraire lui laissait, malgré les tentations certaines d'une vie moins rude et plus sûre que celle qu'ils avaient choisie, une certitude quant à leur goût d'indépendance, un besoin qui leur était propre à tous deux de se garder, au moins dans leur position extérieure, une solitude qu'elle sentait comme une nécessité. Le monde, les hommes, la société des hommes, leurs lois iniques, leurs principes archaïques, leurs idées toutes faites, les avaient séparés. Elle en gardait une méfiance et une peur qui renaissaient chaque fois que l'agitation et l'intrigue humaines paraissaient menacer cet amour à peine sauvé, miraculeusement rendu, renaissant, mais pour lequel, à mesure qu'il se fortifiait et qu'elle en goûtait le prix inestimable, elle tremblait, consciente d'un trésor qu'elle était peut-être, se disait-elle parfois en regardant autour d'elle, la seule femme à posséder sur Terre.
Malgré tous ses charmes, l'hiver passé à Québec dans la fièvre séduisante des mondanités françaises lui avait été une bonne leçon.
Aussi, chaque fois que, happée par les enchantements des voyages, des visites, du plaisir des rencontres, elle y participait avec toute la fougue et l'entrain de sa nature sociable et qui avait le goût de la fête – deviser, rire, danser, qualités spontanées que le roi avait senties chez elle et qu'il appréciait hautement –, très vite désormais, elle aspirait à retrouver la solitude « avec lui », de la mer ou de la forêt, comme le refuge, le lieu préservé, où elle pourrait rassembler ses forces afin de faire face au danger, tapi pour elle derrière des sourires et des empressements, et que trop souvent elle n'avait pas su discerner à temps. Un autre aspect de sa nature lui conseillait ce retrait, le même qui la jetait enfant sous les arbres des bois impénétrables, avide d'échapper à toute voix humaine et tout regard, et ne pouvant supporter comme seule compagne que la sorcière Mélusine qui lui révélait ses secrets, inconnus des « autres ».
Dans leur existence actuelle, les rives pionnières du Maine et de la baie Française, et surtout le no man's land de l'arrière pays, trop vaste, trop désert pour faire encore l'enjeu d'une guerre entre les deux puissances qui l'encadraient par leurs possessions, la France et l'Angleterre, ce pays de montagnes et de lacs, difficile à pénétrer, au centre duquel se trouvait Wapassou, remplissaient ce rôle de les retirer à l'écart, de les dissimuler à tous, au moins pendant une saison : l'hiver.
À condition d'avoir une solide palissade et des armes pour parer à toute éventualité, des magasins bien pourvus de vivres, et bien garnis de bois pour les âtres et les poêles, ils pouvaient se dire qu'à Wapassou, pendant les mois d'hiver, ils étaient à labris du monde et de ses querelles, ce qui était infiniment reposant, et bénéfique pour la santé de leur amour.
Joffrey avait reconnu, dans les longues conversations qu'ils avaient le temps d'entreprendre, qu'il partageait ces mêmes réactions et désirs, ceux d'être seul « avec elle », d'échapper un temps à la pression industrieuse et surtout désordonnée des humains, encore qu'il maîtrisât avec plus de sang-froid qu'elle leur intrusion agitée ou débilitante. Sa forteresse intérieure était de bronze. Elle l'en jalousait presque et s'en inquiétait dans la crainte de le découvrir inaccessible, et qu'il lui échappât. Alors il prétendait en riant qu'elle était sa seule faiblesse seule capable d'ébranler la forteresse de bronze ce qui prouvait qu'elle était beaucoup plus forte que lui puisque, du bout du doigt, elle pouvait faire écrouler les colonnes de ce temple intérieur. Elle ripostait qu'elle ne le croyait pas et qu'il avait prouvé, lui, qu'il pouvait résister à tout.
– Non, pas à tout, murmura-t-il en l'enlaçant dans ses bras forts, dans une étreinte jalouse et passionnée, en la couvrant de baisers exigeants, l'étreignant avec une brusque frénésie, où elle sentait passer, en écho de sa propre angoisse de le perdre, la nécessité qu'il avait d'elle, et c'était surprenant et délicieux à percevoir, venant de lui.
Elle jetait ses bras autour de sa nuque chaude et dure qui portait sans faiblir, sans plier, la charge de multiples desseins, et d'autant d'existences dont il assurait la vie et la survie.
Considérant ce qu'elle savait de la vie de Joffrey, Angélique se mettait à rêver de lui. À plusieurs reprises, stupéfaite de ce qu'elle découvrait de sa personne, elle s'était dit :
« Je ne le connais pas ! Il est trop vaste, trop grand ! Il me cache trop de lui ! »
Mais quelle prétention de vouloir tout connaître d'un être ! Cela n'existe pas. Il reste toujours un pan d'inconnu. Sa tendresse et son admiration croissaient en proportion du mystère. Sa crainte aussi.
Elle essayait de le rapprocher d'elle par d'autres images. C'était le même homme qui lui murmurait de si folles paroles d'amour, qui s'emparait d'elle dans la nuit comme si elle avait été le plus précieux trésor du monde et le seul qu'il redoutait de perdre.
Un jour, à Québec, Mme de Castel-Morgeat lui avait fait remarquer avec un mélange d'envie et de nostalgie : « Il vous regarde sans cesse. »
Et elle devait se souvenir que c'était le même homme, responsable d'un empire, qui lui avait dit un jour, à elle, femme : « Où vous irez, j'irai ; où vous demeurerez, je demeurerai », déposant à ses pieds, et prêt à abandonner, si elle l'en priait, cet empire qu'il ne semblait avoir pris la peine d'édifier que pour elle.
Ce qui ne l'empêchait pas d'investir dans tout ce qu'il entreprenait talent, passion et goût de la réussite, apportant à chacune de ses tâches un soin méticuleux, à chacun de ses rôles les vertus exigées. Maître à bord d'un navire, il ne passait pas outre à la dure discipline qui permet à un équipage de traverser les épreuves des navigations. Il l'avait parfois effrayée, inquiétée. Elle s'était sentie sans pouvoir sur cet être d'acier. Mais c'était le même homme, seigneur d'Aquitaine, qui lançait la mode à Québec, choisissait avec soin parmi les marchandises venues d'Europe les présents à offrir aux dames ou aux « puissances » à circonvenir, celui qui avait dit à Honorine : « Je suis votre père », mais aussi qui avait poursuivi Pont-Briand à travers le désert glacé, pour le tuer en duel, ce qu'elle n'arrivait pas encore à lui pardonner, non pas à cause de Pont-Briand, mais pour la peur qui l'avait tenaillée plusieurs jours à la pensée de ne pas le voir revenir. Le même qui brûlait son fort de Katarunk avec toutes ses richesses pour le prix du sang des chefs iroquois assassinés, et qui, il n'y avait guère, à Salem, avait couru s'agenouiller devant la maison des quakeresses magiciennes en les suppliant de venir sauver « sa femme et ses enfants bien-aimés ».
Étrange homme, étranger par bien des faces qui lui demeureraient toujours imprévisibles.
Mais ne l'était-elle pas non plus pour lui ? Parfois ?
Certain jour, comme elle se reposait sur le balcon du premier étage du château arrière, car c'était un jour venteux, des voix lui parvinrent de la chambre des cartes. Elle reconnut, au milieu d'onomatopées gutturales, Joffrey de Peyrac et Colin Paturel qui interrogeaient les Noirs d'Afrique que le comte avait achetés sur le marché très fourni de Rhode Island.
Angélique s'était étonnée de voir son mari aller par les quais et les places de Newport, le port de ce petit État dont la capitale s'appelait Providence, en examinant les « lots » d'esclaves.
Avec curiosité, par la porte entrouverte, elle examinait le groupe que formaient, dans la pénombre de la cabine, les sombres enfants d'Afrique, assis par terre aux pieds de Joffrey de Peyrac et de Colin Paturel.
Il y avait un homme assez petit qui devait être un indigène de la forêt vierge, car il était trapu avec des traits plus accusés, et près de lui une femme enceinte qui aurait pu être son épouse : une très grande négresse, très belle, et son fils d'environ dix années. Un homme de belle prestance qui, à la façon dont il parlait le français, devait venir des Petites Antilles où l'on avait commencé, depuis plusieurs décennies, d'importer des Noirs pour remplacer les Indiens esclaves disparus.
Colin s'entretenait avec la grande femme dont il semblait comprendre le dialecte et traduisait à Joffrey quand celui-ci, qui suivait en partie, hésitait.
Elle voyait dans le clair-obscur mouvant, dont le balancement du navire changeait à son gré les zones de clarté et d'ombre, ces deux visages d'hommes, tellement différents, le profil de Joffrey, abrupt, l'arcade sourcilière abritant le regard attentif, pénétrant, qui devinait au delà des mimiques, des expressions ou des paroles, la pensée de l'interlocuteur et, près de lui, la tignasse blonde de Colin, sa barbe en broussaille, ses épaules massives. Lorsqu'il était en mer, il se départait d'une certaine lourdeur qu'il avait à terre, dans son rôle de gouverneur, et l'on se souvenait que, depuis l'âge de mousse, il n'avait cessé de courir les mers comme beaucoup de Normands.
Elle se prit à regarder son mari qui ne se savait pas observé par elle, avec une curiosité et un ravissement sans mesure. Elle aimait son profil penché, le mouvement de ses lèvres quand il parlait et les gestes de ses mains qui étaient un langage.
Elle percevait qu'il s'entretenait avec ces pauvres Noirs du bout du monde, dans le souci d'offrir à leurs existences détruites un sort qui leur parût acceptable.
Elle aussi avait envie de le regarder sans cesse.