Chapitre 27
Un petit navire apportait tout un courrier de Québec. Il fallait se hâter d'y répondre afin de profiter du bâtiment qui retournait au Saint-Laurent et devait atteindre la ville avant que le fleuve ne se prenne dans les glaces.
Comprenant qu'Angélique, malgré le plaisir qu'elle avait à recevoir des nouvelles de ses amis, ne pouvait encore s'astreindre sans fatigue à un grand effort de plume, Joffrey de Peyrac la rejoignit au fort et s'assit près d'elle pour l'aider à trier les lettres des autorités, celles de M. de Frontenac, le gouverneur, de l'intendant Carlon, toutes parcourues de longues plaintes sur les difficultés de maintenir le budget de la colonie, de faire face à l'incompréhension du roi et à celle de M. Colbert et de ses services indifférents à mieux soutenir leur œuvre de civilisation, de venir à bout des discussions avec l'évêque qui continuait d'excommunier les « voyageurs » coupables de porter l'eau-de-vie aux sauvages, sans se soucier de ce que la traite des fourrures, donc la Nouvelle-France, allait en souffrir, et enfin sur l'intolérable ingérence des jésuites dans les affaires de l'État.
Il y avait aussi un message de M. Cavelier de La Salle, cet explorateur à la recherche de la mer de Chine, auquel Joffrey de Peyrac avait déjà apporté son soutien financier pour une expédition au-delà du lac des Illinois. Mais l'expédition avait tourné court, et Florimond de Peyrac, qui en faisait partie et qu'on supposait au Sud, s'était retrouvé au Nord, fantaisie de jeune fou lâché dans la nature, mais dont il avait rapporté de précieux renseignements sur les rives de la baie James et de la baie d'Hudson, encore mal départagées entre Français et Anglais.
M. Cavelier, dans sa lettre, avertissait qu'il partait pour la France afin d'obtenir des subsides pour un nouveau voyage aux Illinois. Auparavant, il se rappelait au bon souvenir de l'un des plus généreux associés de sa commandite, M. de Peyrac, celui qu'on appelait le seigneur de Wapassou, Gouldsboro et autres lieux.
Les autres missives, adressées à Angélique, étaient d'ordre amical, ses relations de Québec donnant de leurs nouvelles et réclamant d'en recevoir, aussi détaillées que possible, afin de pouvoir s'en nourrir, en ce temps de disette pour l'amitié que représentaient les six à huit mois d'hiver où la société de Nouvelle-France était coupée du reste du monde par le gel du Saint-Laurent.
Une lettre assez courte, mais charmante, provenait de M. de Loménie-Chambord, ce chevalier de Malte, qui autrefois avait été l'un des premiers compagnons de M. de Maisonneuve au moment de la fondation de Ville-Marie du Mont-Réal et assistait à présent M. de Frontenac comme membre du grand conseil de Québec. Moine-guerrier, appelé aux armes comme le voulait son ordre, on requérait souvent ses aptitudes militaires auprès de la milice ou dans les expéditions de l'armée.
– N'était-il pas un peu amoureux de vous ? demanda Joffrey.
– Je crois qu'il nous aime tous les deux. C'est grâce à lui et au sentiment de sympathie que nous lui avons inspiré dès notre première rencontre qu'il n'a pas ce jour-là exécuté la mission dont il était chargé et qui consistait à brûler Katarunk, notre poste, et à nous supprimer par la même occasion, au moins à nous faire prisonniers.3
Elle replia la lettre.
– Cher Claude ! murmura-t-elle. Il a sacrifié pour nous son entente profonde avec Sébastien d'Orgeval, son ami le plus cher depuis sa jeunesse. Il ne doit pas encore être au courant de sa mort. Que va-t-il dire quand il saura ? Je présume que sa douleur sera immense, car c'est un cœur sensible et aimant.
Mme Le Bachoys faisait, elle, dans sa lettre, la chronique de la Basse-Ville et des aventures galantes de l'hiver. Sa fille, mariée à M. de Chambly-Montauban, grand voyer de Nouvelle-France, venait d'avoir un enfant. Elle était fort réjouie de se trouver grand-mère.
À propos de son gendre le grand voyer et quoique l'affaire lui parût mesquine et stupide, elle s'était engagée à leur transmettre de sa part un procès-verbal émanant du greffe royal où on leur réclamait de « payer l'amende de dix livres tournois et cinq sols pour avoir contrevenu à l'article 37 du « Règlement de police établi par le conseil souverain sur la suggestion de l'intendant » et qui stipulait qu'il était « interdit de laisser vaquer dans les rues en liberté les animaux domestiques si ceux-ci se montraient d'humeur à nuire à la population ».
À plusieurs reprises, au cours de l'hiver et principalement de nuit, un animal de leur suite et qu'on savait pertinemment leur appartenant, mais qui était demeuré à Québec ou dans les environs, derrière eux, avait causé toutes sortes de nuisances aux particuliers. Suivait une longue liste de dommages : seaux de cuir percés, volailles enlevées, barrières démolies, marmites renversées, etc.
Intrigués, ils se penchèrent sur le grimoire en question et sur les attendus qui rappelaient à Angélique les démêlés urbains et homériques de Ville-d'Avray avec le greffier de Québec.
Après étude, fort étonnés, ils durent envisager que l'animal incriminé ne pouvait être que le « glouton » apprivoisé de Cantor, Wolverines. On lui avait donné le nom qui désigne en anglais cette grosse loutre, parfois de la taille d'un jeune mouton, et que les Français appelaient glouton et les Indiens « carcajou ».
Et tous deux s'avouèrent qu'ils ne s'étaient jamais interrogés sur les décisions prises par leur fils cadet, Cantor, à propos de son fidèle compagnon d'Amérique. Le jeune homme, avant de s'embarquer pour la France, où il ne pouvait certes l'emmener, avait dû le rendre au bois.
– Il était déjà presque redevenu sauvage pendant notre séjour à Québec, fit remarquer Angélique. Et il se peut qu'il s'agisse d'un autre « carcajou ». Mais M. de Chambly-Montauban soutient la réclamation du greffier car il a gardé une dent contre notre Wolverines qui lui a tué son affreux dogue cruel. Et qui a été jusqu'à en exposer la tête sur la branche d'un arbre, comme l'aurait fait un arrêt de justice pour un bandit de grand chemin.
Mais Mlle d'Hourredanne parlait aussi du glouton. Dans la longue épître qui accompagnait son envoi de deux livres, La princesse de Clèves et La règle des jésuites, elle racontait que sa servante anglaise Jessy, qui continuait d'habiter son ancien logis de la Haute-Ville, avait aperçu l'animal deux ou trois fois au cours de l'hiver tournant autour de la maison de Ville-d'Avray. Puis un jour, d'un bond, il avait franchi le muret de clôture du verger de Mlle d'Hourredanne, s'était avancé jusqu'à la porte-fenêtre et il avait regardé à travers les vitres la chienne cananéenne qui, curieusement, n'avait pas aboyé. Soit qu'elle fût trop surprise, ou trop effrayée, ou qu'elle devînt aveugle, ou... sait-on jamais avec les bêtes, qu'elle ait reconnu en lui une vieille connaissance.
D'autre part, il était évident que la bête, certaines nuits sans lune, avait fait beaucoup de dégâts dans la ville. Pourtant, aucun des amis des Peyrac n'avait eu à se plaindre d'elle. Les Indiens craignent le carcajou dont l'intelligence et la malice les confondent. Ils disent qu'un diable l'habite, que c'est comme un être humain déguisé. Depuis le printemps, on ne l'avait pas revu.
De ce sujet, l'épistolière passa à celui du marquis de Ville-d'Avray qui leur manquait à tous. Il leur avait fait envoyer un billard. Très encombrant ! Plus encore que les métiers à tisser ! C'était la mode d'en jouer à Versailles et le roi se rendait à sa partie presque chaque soir, en traversant l'appartement de Mme de Maintenon.
Mlle d'Hourredanne expliquait longuement pour quelles raisons elle envoyait à Angélique La règle des jésuites. S'initier aux lois qui les régissaient lui semblait utile. Cela pouvait éviter les erreurs désagréables comme celle qu'avait commise M. de Frontenac qui, dans sa lutte contre ces religieux qu'il ne pouvait souffrir, avait dénoncé au roi et au ministre leur esprit de lucre éhonté qui, selon lui, ne convenait pas à des prêtres venus pour s'occuper des âmes et non pour amasser une fortune aux dépens de leur prochain. Il aurait révélé qu'ils détournaient à leur profit une partie de la fourrure des Grands Lacs, avec deux forts bâtis sur les pointes de terre qui encadrent le détroit reliant le lac Tracy au lac Huron : le fort Sainte-Marie, factorerie récoltant tout ce qui venait du Nord, et le fort de Missilimakinac, tout ce qui venait du Midi. Ils avaient aussi un magasin dans la Basse-Ville où l'on vendait jusqu'à de la viande et des sabots.
On avait coupé court à ses indignations en lui présentant le texte d'une des prérogatives papales dont les jésuites étaient bénéficiaires et qui stipulait qu'ils avaient « droit de se livrer au commerce et à la banque ».
Nul à Québec ne sortait du tourbillon de s'envoyer à la tête ses droits et ses devoirs, chacun combattant pour ses intérêts et la gloire de Dieu.
Il n'y a que M. Talon, disait-elle, qui œuvre pour le bien de la colonie et le bien de sa population. Je fais de mon mieux pour l'assister et j'ai pris chambre au palais. Je l'aide à recevoir les « puissances » et à trancher les différends. J'écris pour lui maintes notes et libelles. Vous aviez raison, chère Angélique. Rien ne vaut plus au monde que d'aimer un être et de se dévouer pour lui.
Mme Mercouville, femme du juge de la Haute-Ville et présidente de la confrérie de la Sainte-Famille commençait en parlant de sa dernière-née, la petite. Ermeline, car elle savait que Mme de Peyrac avait pour elle une tendresse particulière. Ermeline était toujours aussi légère, aussi gourmande, elle riait toujours sans qu'on sût pourquoi, elle continuait de s'échapper comme une anguille, ou mieux, comme un papillon, mais on renonçait à la punir de ses fugues en se souvenant que c'était grâce à l'une de ces brusques lubies de la benjamine qu'une partie de la famille avait été sauvée des Iroquois, lorsque ceux-ci, remontant le fleuve depuis Tadoussac, s'étaient présentés sous Québec. Que de souvenirs à partager avec leurs chers amis de Peyrac !
Ermeline était sans nul doute douée d'une intelligence peu commune. Présentée aux Ursulines, elle savait lire couramment à moins de quatre ans. Constat qu'on ne pouvait faire que parce qu'elle écrivait aussi, car elle ne parlait pas. Mais personne ne s'inquiétait encore.
Ermeline était une petite miraculée de naissance, on eût pu dire de vocation. Et si, d'ici l'an prochain, elle ne faisait pas de progrès dans l'élocution, on l'emmènerait au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré. Après avoir accordé un miracle pour la marche, la sainte grand-mère de Jésus-Christ ne lésinerait pas pour la parole.
Mme de Mercouville demandait à M. de Peyrac si, en passant par ses établissements du golfe Saint-Laurent, il pourrait lui faire un chargement de plâtre que, paraît-il, on trouvait en abondance à côté du charbon.
Elle parla ensuite de l'affaire d'Éloi Macollet auquel ils s'intéressaient, qui ne s'arrangeait pas et prenait des proportions de scandale. Ce vieux coureur de bois, scalpé de surcroît, qui avait mené la vie la plus dissipée et la plus vagabonde, avait épousé sa bru, Sidonie. Cette union, réprouvée par les gens d’Église comme un inceste et qui n'avait pu se faire que grâce à l'ignorance d'un moine récollet ou capucin – les fils de saint François d'Assise professant l'ignorance comme une vertu, ajoutait Mme de Mercouville qui était très « pour » les jésuites – s'était vue couronnée par la naissance de deux fils jumeaux – tiens, elle aussi ! Elle devait être heureuse, cette pauvre Sidonie qui avait tant souffert d'être bréhaigne durant son union avec le fils Macollet qui n'en était pas moins mort en brave de la main des Iroquois.
Elle n'était déjà pas aimée avant dans la paroisse de Lévis où elle résidait. Personne ne lui parlait plus désormais, et l'on prédisait à ces « enfants de vieux » le plus lamentable destin.
– Je voudrais bien savoir comment notre Éloi réagit à ce bannissement de la ville ? s'interrogea Angélique.
Mme de Mercouville ne lui en cachait rien. Doublement excommunié, comme coureur de bois portant de l'eau-de-vie aux sauvages et comme père incestueux, il ne s'apercevait de rien, ou faisait semblant car telle avait été sa philosophie toute sa vie. Il aimait cette jeunesse qui l'aimait et l'avait toujours aimé, et peut-être que, maintenant qu'il lui avait donné de l'« occupation » avec ses poupards, elle ne l'empêcherait plus de repartir pour les Grands Lacs, pour une petite tournée, histoire de récolter un peu de castor, car, quoi qu'en pensât M. Colbert, le ministre de la Marine et des Colonies, qui n'était pas à sa place à lui, Macollet, mais bien tranquille dans son fauteuil à Paris, ce n'était pas en grattant la terre de Canada qu'on pouvait nourrir toute cette famille !
Telles étaient les déclarations que Mme de Mercouville avait recueillies de la bouche même du joyeux compère.
Les lettres de Mme de Mercouville étaient toujours un intéressant mélange de cancans, de listes de quincaillerie, de projets d'affaires, souventes fois bien inspirées, et de contrats matrimoniaux. C'était par elle qu'Angélique avait été mise au courant de la situation de leurs protégées, les filles du roy de Mme de Maudribourg, et avait appris les mariages de la plupart d'entre elles.
Cette fois-ci, la présidente de la confrérie de la Sainte-Famille parlait encore mariage, mais pour une affaire – souligna-t-elle d'emblée – qui la touchait de très près, car il s'agissait de sa sœur de lait et esclave noire Perrine-Adèle, qui ne l'avait jamais quittée, qui avait été jusqu'à la suivre dans ce froid climat de Canada, bien différent de celui de la Martinique où elle était née, et qui avait élevé tous ses enfants.
Lors du séjour du comte et de la comtesse de Peyrac à Québec, Perrine-Adèle s'était prise d'un tendre sentiment pour leur nègre Kouassi-Bâ. Sentiment, qu'après avoir dépéri jusqu'à n'être plus que l'ombre d'elle-même et avoir causé toute sorte d'inquiétudes à son entourage, elle avait fini par confesser à sa maîtresse.
– Voilà peut-être qui arrangera notre affaire entre Siriki et Kouassi-Bâ à propos de la grande Peuhl, remarqua le comte.
Il se leva pour aller s'entretenir avec Kouassi-Bâ et promit de rédiger lui-même la lettre pour Mme de Mercouville qui demandait étude en plusieurs points.
Angélique pourrait y joindre un court billet, chargé de transmettre beaucoup de baisers à toute la famille et en particulier à Ermeline.
Il ne voulait pas la voir se fatiguer en rédactions ardues et absorbantes, elle qui, il y a quelques jours encore, s'imaginait ne plus savoir lire ni écrire.
Angélique répondit seulement à Mlle d'Hourredanne. Elle la remerciait de ses envois et lui baillait mille amitiés. Elle relirait avec un plaisir infini la belle histoire de La princesse de Clèves, mais certes rien ne vaudrait celui qu'elle avait pris à l'entendre, lu par la voix « divine » – terme à la mode qu'Angélique n'hésitait pas à employer sachant que Mlle d'Hourredanne qui avait fréquenté les Précieuses du quartier du Marais, à Paris, y serait sensible –par la voix « divine » donc, de l'ancienne lectrice de la reine. Celle-ci, maintenant qu'elle avait retrouvé la santé et n'avait plus à passer ses journées au fond de son alcôve, n'avait certes plus l'occasion de consacrer de longues heures à la lecture à haute voix comme jadis. C'était bien dommage pour ses amis. Mais d'autre part, Angélique se réjouissait de la savoir si heureuse, et pouvant entourer de sa présence enjouée et aimante M. Carlon qui le méritait bien.
Elle lui fit aussi des remerciements chaleureux et sincères pour le petit opuscule sur La règle des jésuites et la structure intérieure et peu connue de leur ordre. Mlle d'Hourredanne la devinait toujours et avait su qu'elle tirerait grand parti d'une connaissance plus approfondie de personnes dont elle avait eu à souffrir, et sur les intentions desquelles on pouvait se tromper, faute de savoir et de comprendre à quelles obligations elles se trouvaient soumises, quels étaient les engagements qu'elles ne pouvaient trahir, les ordres qu'elles ne pouvaient transgresser, les buts dont il était vain d'essayer de les détourner.
Sans parler d'ennemis, elle reconnaissait qu'il était prudent et judicieux de s'informer de la façon la plus complète sur des adversaires qui ne cachent pas qu'ils recherchent votre défaite par tous les moyens possibles, et cette lecture pourrait l'aider –mais n'y compte pas trop, se dit-elle in petto – à trouver chez eux les défauts de la cuirasse, les brèches qui permettraient de les mettre en défaut, encore que l'armature de défense du système des jésuites lui apparût solidement chevillée en tous points et plus inattaquable que le fameux carré des mercenaires helvétiques, bardé de piques géantes dont Antine, le militaire suisse de Wapassou, lui décrivait l'aspect terrifiant, hérisson géant du champ de bataille.
Elle ne nota pas la réflexion sur le carré suisse, bien qu'avec Mlle d'Hourredanne elle sût qu'elle pouvait parler franchement sur la question des jésuites.
Angélique abrégea les nouvelles les concernant car elle avait encore à lui parler du cas de sa captive anglaise, Jessy, et cela risquait de l'obliger à écrire une, sinon deux pages encore et elle commençait à être fatiguée de tenir la plume. Mlle d'Hourredanne qui avait été si peu mariée et qui n'avait jamais eu d'enfants n'était pas de ces personnes avides de détails sur la beauté et les exploits de nouveau-nés de moins d'un mois. Angélique entama le cas de Jessy en s'efforçant de le résumer tout en n'évitant pas les arguments qui pourraient donner quelques chances à son intervention. Elle joignait à son message une lettre d'un parent de Jessy, un homme de Salem qui voulait la racheter.
En effet, au moment de quitter Salem et de monter à bord de L'arc-en-ciel, un groupe d'hommes et de femmes qui les attendait s'était approché d'eux, les hommes tenant leur chapeau sur l'estomac, avec la contenance timide et déférente de personnes qui ont une requête importante à adresser.
C'était une délégation de familles dont certains parents avaient été enlevés par les Indiens baptisés dans les raids venus de Nouvelle-France. Ils venaient de différents points de Nouvelle-Angleterre, les uns pour les récents enlèvements du Haut-Connecticut, les autres, ayant entendu dire que les seigneurs de Gouldsboro et de Wapassou avaient de bons rapports avec les gouvernements de Québec et de Montréal, et mettant un dernier espoir dans leur intervention pour obtenir des nouvelles de parents disparus depuis plusieurs années. D'autres ayant réussi, en interrogeant les traiteurs de fourrure anglais, à savoir où se trouvaient les disparus, voulaient charger les visiteurs français de présenter et de soutenir leurs propositions de rachat. Parmi eux, le hasard fit qu'il y avait les parents de la famille William, ces captifs qui étaient passés par Wapassou un printemps, menés vers le nord par leurs ravisseurs abénakis. Et le beau-frère de Jessy, la servante de Mlle d'Hourredanne à Québec, lui aussi avait pu apprendre avec certitude où elle résidait et il suppliait qu'on lui fasse parvenir un message qui était en fait une demande en mariage.
Il la savait veuve, car on avait retrouvé le cadavre de son mari sur le seuil de la ferme d'où elle avait été enlevée avec d'autres membres de la maison, enfants, sœurs, valets...
Cet homme, veuf lui-même et nanti d'une nombreuse progéniture et d'un honnête commerce de corroyeur à Salem, avait formé le projet d'essayer de racheter sa belle-sœur afin de l'épouser. Au cours des dernières années, il avait amassé une certaine somme qu'il était prêt à verser pour obtenir sa libération. Chacun s'empressait, tendait des bourses gonflées de pièces d'or. C'était le fruit de combinaisons compliquées car le numéraire était rare. Ils insistaient :
– Mon fils est vivant. Des bushloppers m'ont dit qu'il avait été acheté par des Français de l'Île-du-Montréal, sur le Saint-Laurent. Il doit avoir quinze ans aujourd'hui.
– La femme de mon frère, c'est une bonne femme, je la connais bien. Dans mes songes, je vois mon frère mort qui m'adjure de la sauver.
– La famille William, celle de mon frère aîné, s'il y a un seul survivant, nous sommes prêts à le racheter et à l'adopter.
Le comte et la comtesse de Peyrac étaient partis, emportant des sacs remplis de papiers. Ils refusaient l'or et promettaient qu'ils feraient de leur mieux pour nouer avec leurs voisins de Nouvelle-France des négociations en faveur des personnes qu'on leur avait recommandées.
Au moins, pour Jessy, Angélique pouvait tout de suite s'en occuper et elle cacheta la missive de Mlle d'Hourredanne avec la satisfaction du devoir accompli.
Pour les autres captifs, c'était plus aléatoire. Ils restaient aux mains de leurs maîtres indiens et les recherches parmi les dizaines de tribus dispersées se révéleraient ardues.
Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais l'on disait que du côté de Montréal, des Français charitables rachetaient des Anglais pour les faire baptiser.
Angélique pensa à Mme de Mercouville qui aimait s'informer sur tout et qui était au courant de tout. Dans le mot qu'elle allait joindre à la lettre de son mari, elle lui demanderait de réfléchir à quels personnages – missionnaires, voyageurs, membres de confréries charitables –, elle pourrait s'adresser afin d'obtenir des renseignements sur le sort de captifs anglais pour lesquels on était prêt, à Boston, à payer rançon.
Elle n'écrivit pas à M. de Loménie-Chambord car elle se sentait épuisée et savait qu'elle se trouverait dans l'obligation de lui parler de la mort du père d'Orgeval.