Chapitre 21

Il faisait très beau lorsque L'arc-en-ciel jeta l'ancre devant Gouldsboro.

En attendant l'exécution des manœuvres qui consistaient à rassembler les bagages sur le pont, à descendre les chaloupes à la mer, à aider les passagers à y prendre place – et quels passagers en la personne de Raimon-Roger et Gloriande de Peyrac ! – les premiers émissaires de Gouldsboro se présentèrent au navire et grimpèrent par les échelles de corde ou les filins.

Parmi eux, l'actif et entreprenant Martial Berne, frère aîné de Séverine et sa bande de jeunes patrouilleurs de la baie, flanqué du fidèle Écossais George Crowley qui se vantait d'être le premier colon du lieu, et du vieux chef Massasswa avec sa flottille d'Indiens qu'on ne voyait guère le reste de l'année mais qui surgissait comme par miracle de toutes les criques environnantes dès que le pavillon du comte de Peyrac se distinguait à l'horizon.

Au bout d'un instant, tout ce monde était assemblé autour des petits paquets blancs portés par leurs nourrices soignantes et berceuses et la manœuvre n'avançait plus.

Enfin, on réussit à disperser l'attroupement et Angélique obtint, à force d'insister, quelques nouvelles et quelques réponses à ses questions.

Tous étaient d'accord. L'automne serait long et le soleil de l'été indien, toujours particulièrement brûlant et immuable, promettait de briller au moins jusqu'aux derniers jours d'octobre, sinon jusqu'à la mi-novembre. Ce qui permettrait de demeurer au moins une à deux semaines sur les rivages sans courir le risque d'être surpris par les premiers frimas durant le voyage de retour vers Wapassou, avec les petits princes.

Un contretemps cependant. Le navire Le Gouldsboro, qui avait quitté le port d'attache en juin pour l'Europe comme il le faisait chaque année, n'était pas encore de retour, ainsi que le plus petit bâtiment, Le Rochelais, chargé, lui, d'une mission particulière et secrète en Méditerranée. Ce retard ne pouvait être considéré encore comme inquiétant, mais Le Gouldsboro et son capitaine Erikson les avaient habitués à les voir effectuer l'aller et retour à travers l'océan avec tant de célérité et de réussite qu'on finissait par oublier qu'ils pouvaient, comme les autres, rencontrer tempêtes, calmes plats ou pirates. Personne n'envisageait la possibilité d'un naufrage et l'on fut rassuré dans l'heure suivante grâce à un message que leur fit porter le corsaire hollandais, un ami qui louvoyait dans les parages et les prévenait qu'il avait rencontré le bâtiment à l'ancre dans un fjord de l'île Royale, où il attendait d'être rejoint par Le Rochelais plus lent, avant d'entreprendre de contourner ensemble la Nouvelle-Écosse et de rallier le port.

Tout ce qu'on pouvait souhaiter, c'est qu'ils arrivassent avant le départ obligé vers le Haut-Kennébec, car ces navires seraient chargés de mille objets, outils et denrées précieuses pour l'hivernage et il serait regrettable de ne pouvoir les acheminer vers Wapassou.

Enfin Martial Berne allait partir pour étudier à Harvard. Son père ne voulait pas le voir devenir un pirate de la baie Française. Ensuite, il irait à New-port, puis à New York pour le commerce.

– Bisque ! Bisque, rage ! J'ai vu tout cela avant toi, chantonna Séverine en pointant son index frotté par l'autre vers lui. Je ne te raconterai rien !

La Rochelle française, sa volubilité, ses petites manières traditionnelles qui ne mourraient pas si vite, éclataient au soleil... Et Angélique se prépara à affronter Gouldsboro et ses dames.

Les liens qui unissaient Angélique à la partie majoritaire de la population, les huguenots français de La Rochelle, étaient profonds, indéfectibles, mais ambigus et, a priori, le demeureraient toujours. Ils lui reprochaient de les avoir entraînés à monter sur le navire de Joffrey de Peyrac, un pirate à leurs yeux. Elle avait demandé leur grâce à genoux lorsqu'ils s'étaient rebellés contre lui pendant la traversée et avaient mérité ainsi la corde.

Dans des circonstances où toute femme honnête aurait dû se cacher de honte, car elle avait été accusée d'adultère avec Barbe d'Or, elle leur avait tenu tête avec une désinvolture renversante.

Elle savait qu'à leurs yeux, quoi qu'elle fît, sa conduite avait toujours quelque chose de choquant.

Tandis que L'arc-en-ciel entrait en rade, Angélique, la lorgnette à l'œil, les avaient vues, au premier rang, en groupe compact et dominateur, reconnaissables à leurs vêtements sombres et à leurs belles coiffes blanches, celles qui avaient été les dames de La Rochelle et devenaient les dames de Gouldsboro tant les autres habitantes du lieu, pas moins nombreuses, n'étaient près d'elles que menu fretin.

Angélique qui les aimait pour tout ce qu'elles avaient vécu ensemble et qui aurait voulu leur plaire et se faire approuver d'elles, soupirait, car elle savait qu'elle leur inspirerait toujours, quoi qu'elle fît, un sentiment de réprobation. Qu'elle se fût introduite parmi elles à La Rochelle, tout d'abord comme humble servante, pour se révéler ensuite dame de haute noblesse, cela ne changeait rien à rien, expliquait volontiers l'autoritaire Mme Manigault. Car, qu'elle fût la domestique de Gabriel Berne ou la femme du pirate auquel ils devaient leur salut et leur installation au Nouveau Monde, elle les avait toujours prises en main avec la même autorité et dominées de la même façon désinvolte, n'ayant jamais eu conscience qu'elle avait affaire à des gens sérieux et maîtres de leur destin, eux, les huguenots de La Rochelle.

Angélique savait aussi qu'au bout de quelques jours, après en avoir discuté, ils se résigneraient à ce qu'on ne pût la changer et l'améliorer. Ils reconnaîtraient pour la énième fois qu'elle avait une mentalité trop différente de la leur pour qu'il n'y ait pas des frottements ou malentendus, que c'était une femme fantasque, sinon légère, en tout cas trop indépendante, pour qu'ils n'en soient pas dérangés, mais ils finiraient par convenir qu'ils l'aimaient beaucoup, dame Angélique de La Rochelle ou de Gouldsboro, telle qu'elle était, et qu'ils ne l'auraient pas voulue autre, et qu'ils étaient bien contents de la voir chez eux.

Mais les retrouvailles étaient toujours difficiles. Elle avait beau se donner beaucoup de mal pour ménager tout le monde et ne choquer personne, elle sentait rapidement que sa venue perturbait l'équilibre de leur existence bien réglée. Elle avait fini par comprendre qu'il ne dépendait pas d'elle qu'il en soit autrement. Elle n'en était responsable que par la place importante qu'elle avait prise, malgré eux, et malgré bien des scandales, dans ces cœurs ombrageux, peu enclins à l'indulgence et à capituler devant la séduction.

« Qu'ai-je fait au ciel, se demandait parfois Angélique, pour que l'attachement qu'on me voue m'apporte si souvent inconfort et périls ? Les hommes se battent entre eux, à cause de moi, les femmes s'estiment frustrées si je ne consacre pas à chacune d'elles exclusivement mon attention... »

Hors la sage et tendre Abigaël, il lui fallait se résigner pour les autres, à les voir arborer têtes de Carême, les lèvres serrées, sur un blâme inexprimé et sans pouvoir déterminer à propos de quoi ; elle était certaine qu'elle allait cette fois encore leur procurer maintes raisons de mécontentement.

Ses pronostics se révélèrent justes.

D'emblée, les dames honnirent Ruth et Nômie. Non parce qu'elles étaient anglaises, mais elles devinèrent aussitôt le côté suspect de leur personnalité et la place privilégiée qu'elles avaient prises dans le cœur d'Angélique. Aussi firent-elles de préférence beaucoup de frais à la sage-femme irlandaise et à ses filles, tandis que les deux jeunes femmes étaient systématiquement tenues à l'écart.

Dans le brouhaha du débarquement, Angélique était surtout préoccupée de désigner le lieu où l'on allait loger les petits héros du jour, dont les nacelles d'osier, portées chacune sur la tête d'un matelot, abordèrent la grève dans un silence quasi religieux, pour être ensuite l'objet de joyeuses clameurs, tandis que leurs porteurs montaient la plage avec orgueil.

Depuis qu'ils étaient venus en couple, en ce point du rivage du Maine, Angélique et Joffrey de Peyrac n'avaient jamais eu l'occasion d'y résider longtemps. Ils avaient gardé l'habitude de loger dans leur fort de bois, rustique mais solide, qui se dressait à l'extrémité de la pointe rocheuse et fermant la crique dont on avait fait depuis un port.

Édifié sur les ruines d'anciens fortins dus aux premiers visiteurs de l'endroit, Champlain peut-être ou des pêcheurs anglais surpris par l'hivernage, agrandi d'un enclos fermé d'une palissade de pieux, ce fort était resté longtemps la seule habitation digne de ce nom. Joffrey de Peyrac, venant des Caraïbes où il avait amassé une fortune en repêchant les trésors des galions espagnols, s'y cantonnait jadis avec son équipage et ses recrues de mercenaires, entre deux explorations dans l'arrière-pays ou des reconnaissances le long des côtes tourmentées d'un territoire sur lequel il venait d'acquérir des autorités du Massachusetts un droit d'établissement et de recherche des mines d'argent.

De deux étages, le fort comportait, en bas, une grande salle commune qui avait servi aussi de comptoir pour la traite et le troc, flanquée de magasins et entrepôts divers pour les vivres et les armes. En haut, l'étage était occupé par une vaste chambre et deux autres plus petites, et c'était là qu'Angélique allait s'installer avec ses malles et ses coffres. La chambre était meublée d'un grand lit, table et fauteuils, escabeau, avec des tentures et tapisseries aux murs pour protéger du froid et de l'humidité. Il y avait aussi une armoire, ce qui n'était pas fréquent dans ces contrées. On pouvait y ranger objets de toilette, bibelots, bijoux, et y entreposer les diverses marchandises qu'apportaient les navires d'Europe après les avoir triées et décidé vers quels autres lieux ou demeures elles devaient être acheminées.

Ce fut donc tout naturellement vers le fort que se dirigèrent les porteurs des bercelonnettes de Raimon-Roger et de Gloriandre. Mais, au moment de les faire monter dans la grande chambre, Angélique se souvint que Mme de Maudribourg, la démoniaque amie du père d'Orgeval, y avait logé. Et elle fut prise de panique.

Elle redouta pour les précieux innocents qu'elle ramenait de Salem, que des effluves du mal destructeur n'y demeurassent... C'était dans cette chambre qu'une nuit, en s'éveillant, hérissée de terreur, elle avait discerné dans un coin un « être » sombre. C'était autour de ce lit que les pauvres filles du roy subjuguées, envoûtées, subissaient l'ascendant du démon succube. C'était dans cette pièce qu'avaient commencé les mensonges et qu'étaient partis les ordres de mort, la genèse des crimes.

Elle fit attendre le cortège dans la salle du bas, ce qui autorisa la foule à pouvoir contempler de plus près les deux enfançons, déposés dans leurs corbeilles sur la table de bois et qui se tenaient tranquilles, n'ayant pas encore réalisé qu'on les avait séparés de nouveau. Faisant signe à Ruth et à Nômie de la suivre, elle monta avec elles.

Brièvement, elle leur expliqua ce qui s'était passé en ces lieux et leur demanda de se livrer à l'examen des influences nocives qui devaient y traîner encore et si possible à leur effacement.

Déjà, Agar sortait du havresac la baguette de sourcier et la remettait en marmottant des formules à Ruth Summers. Puis, elle s'asseyait contre le chambranle de la porte, ses larges yeux d’Égyptienne aux aguets, inspectant avec un mélange de crainte et d'intense curiosité l'ensemble de la pièce, tandis qu'Angélique, demeurant elle aussi sur le seuil, regardait s'avancer, puis aller et venir l'une derrière l'autre, les silhouettes des deux jeunes femmes de Salem : Ruth, sa baguette aux doigts, Nômie la suivant avec des gestes des mains qui se levaient comme pour capter on ne sait quels courants invisibles, et sa petite silhouette frêle tournoyant sur elle-même, tantôt à droite, tantôt à gauche. Mais parfois, une expression de douleur crispait son visage et elle n'achevait pas le tour. Puis elles reprenaient leur marche processionnelle, échangeant des propos sur le ton de la conversation banale.

Le soleil ayant tourné, il régnait une lumière pâle, celle du jour mêlée au reflet du ciel sur la mer, au pied du promontoire. Une lueur douce, neutre, transparente, où les deux magiciennes passaient avec la discrétion de fantômes accoutumés à ne pas être perçus par le regard des humains.

Puis elles revinrent vers Angélique, et Ruth rangea sa baguette avec des gestes précis de ménagère dans le sac que la bohémienne, promptement relevée, lui tendait.

– Alors ? interrogea Angélique.

– Alors rien ! dit Ruth en secouant la tête.

– Rien ! répéta Angélique. Et pourtant, elle a vécu ici. Comment expliquez-vous cela ?

Ruth se tourna vers Nômie.

– Le chat a tout pris, déclara celle-ci en ouvrant les mains d'un geste qui signifiait : c'est ainsi.

– Le chat ?

– N'était-il pas là ?

– En effet...

Et c'était même ce jour-là qu'il était apparu, sire chat, qui se promenait aujourd'hui, solennel et bien fourré, par les chemins de Gouldsboro. Il n'était alors qu'un misérable petit chat de navire, pas plus grand que la main du mousse qui avait dû le jeter au rivage parmi les flaques. Soudain, Angélique assise au chevet d'Ambroisine l'avait vu, là, contre sa jupe, comme surgi du plancher, si faible, étique et vacillant sur ses pattes grêles qu'il n'avait plus la force de miauler. Il la fixait de ses yeux dilatés avec une telle expression d'attente si pleine d'espoir et de confiance. Elle l'avait pris contre elle pour le réchauffer, le soigner.

Sire chat ! Petit génie du bien. Envoyé pour prendre le mal...

– Pourquoi nous regardes-tu ainsi ? demanda Ruth. Nous savons si peu de choses des mystères qui escortent les humains. Plus d'êtres que tu ne crois vivent avec des pouvoirs secrets et beaucoup plus devraient le savoir. Tant de forces et tant de trésors qui nous furent dévolus se perdent de nos jours. Mais c'est le rôle et le but de Satan que de priver l'homme de ses dons mystiques et d'éloigner de lui les secours divins.

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