Chapitre 42

Angélique, assez joliment parée d'une robe blanche légère et d'un manteau de soie au col en éventail, à la dernière mode, sortait de chez Mme de Campvert qui l'avait conviée à une partie de cartes autour d'un buffet de viandes froides et de salades, lorsqu'elle se vit entourée de quatre archers de la prévôté, ce qui la ramena tout de suite dans un Québec plus familier. Surtout quand un sergent à hoqueton la pria, en lui remettant une missive de la part de M. le lieutenant de la police Garreau d'Entremont, de bien vouloir le suivre jusqu'à la sénéchaussée où celui-ci désirait l'entretenir d'urgence.

Angélique acquiesça à la requête que le billet confirmait en termes courtois, mais qui ne souffrait pas d'atermoiements.

Dans la Haute-Ville, l'envahissement de la verdure exubérante donnait un air de mystère aux habitations et aux murs de pierre grise des couvents.

Le bâtiment de la prévôté, encadré et comme gardé par de grands arbres – ormes, érables et chênes – dont le faîte dépassait son toit pentu et ses tourelles, avait un aspect plus sinistre encore. À l'intérieur, on n'y voyait rien. Mais comme on était en été et au milieu du jour, personne n'envisageait d'allumer des chandelles.

Garreau d'Entremont, au fond de son cabinet de travail tendu de cuir sombre, ressemblait plus que jamais à un sanglier tapi au plus noir du sous-bois.

Elle se fit l'impression, en pénétrant, vêtue de blanc et parée de bijoux, dans toute cette ombre, d'y apporter de la lumière, et il dut le ressentir aussi car sa voix bourrue marqua une joie sincère en la saluant.

– Je suis parfaitement heureux de vous revoir, madame.

Autant qu'elle pouvait en juger, il n'avait guère changé. Toujours aussi carré, râblé, le même œil rond, atone et parfois vif, et beaucoup de documents éparpillés devant lui. Elle n'éprouvait pas le besoin de s'asseoir, et, comme préoccupé sans doute de ce qu'il avait à lui dire, il ne l'en priait pas, elle resta debout devant lui.

– Je savais que votre séjour parmi nous serait bref, aussi n'ai-je pas hésité...

– Vous avez bien fait.

Et sans doute assez embarrassé de la démarche qu'il lui imposait, il lui dit tout à trac qu'il devait en finir avec l'enquête sur La licorne, ce bâtiment qui s'était perdu corps et biens au large de Gouldsboro. Il avait été frété en grande partie aux frais de la couronne de France et soutenu, pour les dépenses d'établissement, par une société bienfaitrice intitulée la Compagnie de Notre-Dame-du-Saint-Laurent. Sans nouvelles, sans informations valables, sans, bien entendu, aucun bilan permettant d'estimer les pertes encourues, les commanditaires s'impatientaient, voulant rentrer dans leurs débours.

Garreau fonçait. On sentait qu'il était décidé à en finir.

Le rapport, dit-il, qu'on lui avait envoyé et qu'il avait devant lui, faisait mention de vingt-sept filles du roy, ayant embarqué, voici bientôt trois années, sur La licorne. Il croyait se souvenir qu'on avait répété à l'envi quelles avaient toutes été sauvées, par miracle, mais le nombre de celles qui étaient parvenues à Québec n'était que de quinze ou seize.

– Où sont les autres ?

– Certaines sont demeurées dans nos établissements sur la baie Française.

Garreau marqua sa satisfaction d'un hochement de tête répété. Il avait été bien inspiré, déclara-t-il, de penser que, par elle, on parviendrait à débrouiller cet imbroglio.

Le réquisitoire était pressant, répéta-t-il, appuyé en haut lieu, et il avait compris qu'il devait maintenant envoyer en France des renseignements précis au lieu de « noyer le poisson », comme il avait été obligé de le faire pendant des années, faute de pouvoir obtenir lesdits renseignements de la part de ceux ou celles qui avaient été mêlés à l'affaire du naufrage de La licorne, et dont la dispersion sur un territoire au moins grand comme l'Europe et de plusieurs milliers de milles de côtes ne rendait pas, pour lui, la tâche facile.

Le hasard du passage des navires de M. et Mme de Peyrac à Québec allait lui faire gagner plusieurs mois, sinon un an.

Il lui tendit brusquement une liasse de papiers.

– Voici, envoyée de Paris, la liste complète de ces vingt-sept jeunes femmes, avec nom prénoms, âge, lieu d'origine, etc. Veuillez m'écrire pour chacune d'elles, en regard de chaque nom, ce qu'il en est advenu.

Angélique s'insurgea.

– Je ne suis pas greffier du tribunal, et n'ai aucune envie de me livrer à ce travail de clerc. N'est-ce pas assez de les avoir sauvées, soignées, escortées jusqu'ici, pour la plupart ?

– Précisément. Il y a aussi à Québec des filles que vous avez dotées pour leur permettre de se marier. Vous devez demander de rentrer dans vos fonds.

– C'est sans importance. Le comte de Peyrac et moi-même nous préférons cent fois assumer la dépense et qu'on ne nous mêle plus à cette histoire.

– Impossible !

– Comment cela, impossible ?

– Il n'est personne qui admettra que vous ne cherchiez pas à recouvrer vos créances alors que l'administration française vous le propose ou s'y apprête. Cela paraîtra suspect.

– En quel sens ?

– On s'interrogera sur les raisons qui vous poussent a ne pas vouloir donner de comptes et d'explications plus détaillées.

Il lui rappela que le manque d'informations sur des événements qui s'étaient déroulés sur les côtes de la province dAcadie considérée comme partie intégrante de la Nouvelle-France, les difficultés que on éprouvait à obtenir un récit cohérent des témoins avaient plusieurs fois amené les uns ou les autres de l'administration coloniale ou métropolitaine a se demander si l'on ne cherchait pas à leur dissimuler on ne sait quelles exactions, manigances ou fraudes qui se seraient perpétrées en ces lointaines contrées.

Les habitants de la province d'Acadie étaient réputés pour être peu francs du collier, payant mal la dîme trafiquant avec l'Anglais, jaloux de leur indépendance, et l'on prononçait parfois, en secret a leur propos, le mot de : naufrageurs.

– Or, poursuivit-il, la Compagnie Notre-Dame-du-Saint-Laurent prétend également qu'il n'y a pas eu seulement un navire perdu dans cette expédition ce qui déjà grevait sévèrement leur budget mais trois navires.

– Trois ? Voilà du nouveau. Je peux vous affirmer pour ma part, que seule La licorne est venue se fracasser sur nos côtes, et vous m'avouerez que s égarer à ce point et venir naufrager dans la baie Française lorsqu'on veut gagner Québec, cela aussi pourrait paraître suspect.

– Personne ne le nie.

Il consulta ses notes.

– Cependant, la compagnie est formelle. Elle affirme avoir frété au départ deux autres navires. Et que ceux-ci auraient été confisqués par vous, gens de Gouldsboro, acte jugé comme de piraterie... Ne s'agirait-il pas de ces deux bâtiments dont M. de Ville-d'Avray s'était adjugé l'un comme « prise de guerre » ? J'ai les minutes du conseil où leur sort a été statué.

Angélique en eut chaud aux oreilles. Voilà que les bateaux pirates, complices d'Ambroisine, et que menait Zalil, ce démon blanc, l'homme au gourdin de plomb, s'avouaient au grand jour comme ayant fait partie de l'expédition organisée par la duchesse de Maudribourg avec l'appui de Colbert et d'autres honnêtes personnes désireuses de gagner leur ciel.

– Les prétentions de cette pieuse société me paraissent bien étranges. M'est avis que vous avez affaire à des filous aux dents longues, plus pilleurs d'épaves en intention, que ceux que vous accusez. Les deux navires ? Vous savez fort bien qu'il s'agissait de hors-la-loi, de vrais naufrageurs ceux-là, qui infestaient la baie Française. M. l'intendant Carlon a été témoin des combats que nous avons dû leur livrer pour les mettre hors d'état de nuire.

– Je sais ! Je sais ! Malheureusement, M. Carlon est actuellement dans une position délicate qui ne lui permet pas trop de s'avancer, s'il souhaite de ne pas tomber en disgrâce.

– Cela ne jette pas le discrédit et la suspicion sur tous les propos qu'il a tenus au cours des précédentes années où il fut considéré comme un des plus brillants intendants de la Nouvelle-France. Écoutez mon avis et interrogez-le. Il est plus habilité que moi pour vous répondre.

– J'en doute.

Elle secoua la tête, feignant le découragement.

– Je ne comprends pas. Monsieur le lieutenant de police, que voulez-vous de moi ?

– Éclaircir maints et maints points qui demeurent obscurs. De quelque côté que me viennent les appels et les réclamations, votre nom est prononcé, madame. Ainsi, dans ce courrier, on me laisse entendre que la duchesse de Maudribourg n'a pas été noyée dans le naufrage... et que, rescapée, ce n'est que plus tard qu'elle aurait été... assassinée alors qu'elle se trouvait encore à Gouldsboro... ce qui vous rendrait responsable de sa mort !

– Je rirais, si le sujet n'était pas si lugubre, fit Angélique après avoir marqué un temps d'arrêt. Me diriez-vous qui a pu colporter cette infamie ?

– Ce sont des bruits qui courent...

– Oh vous ! Cher monsieur Garreau, avec vos bruits qui courent... J'en connais la mesure. J'avoue que je ne comprends pas que vous, si galant, vous ne cessiez de vouloir me charger de tous les péchés d'Israël... De quel signe êtes-vous ? Signe astrologique ? précisa-t-elle, le voyant lever les sourcils.

– Le Centaure, le Sagittaire, bougonna-t-il, de mauvaise grâce.

– Alors, je comprends mieux pourquoi je vous aime toujours malgré votre conduite, car c'est aussi mon signe.

Il parut faire trêve et grimaça un sourire.

– Le Sagittaire a de la ténacité. Nous nous cramponnons des quatre sabots au sol.

– Et levons les yeux vers le ciel quand le poids de la lourdeur humaine nous afflige.

M. Garreau d'Entremont, lui, baissait les siens sur la lettre qu'il tenait en main et demeurait pensif.

– C'est le R.P. d'Orgeval, fit-il brusquement, ce grand jésuite, mort depuis, martyr aux Iroquois, qui, dès lors, avait porté cette accusation contre vous. Contre vous surtout, précisa-t-il en la désignant de son gros doigt rond. Il a toujours semblé attacher moins d'importance aux annexions territoriales de M. de Peyrac qui lui disputait son domaine missionnaire d'Acadie, qu'à votre influence et votre présence à ses côtés.

Indignée, elle protesta.

– Mais c'est fou ! Comment pouvait-il seulement être au courant du naufrage de La licorne ? Nous apportions la nouvelle, venant de la baie Française et de la côte Est, et lorsque nous sommes parvenus à Québec, il était déjà parti pour l'Iroquoisie.

– Il a envoyé de là-bas ces renseignements, qui, acheminés par les soins de « donnés » ou de missionnaires dévoués à sa personne, ont dû parvenir au R.P. Duval à Paris, qui est coadjuteur du général des jésuites, le R.P. Marquez, et supérieur des jésuites de France, à charge pour ceux-ci, recommandait-il, d'en faire état suivant les directives ultérieures qu'il leur communiquerait.

– De quoi se mêlait-il encore ?

– J'ai cru comprendre que la duchesse de Maudribourg lui était plus ou moins parente.

« Je sais », fut sur le point de répondre Angélique. Sa sœur de lait ! « Nous étions trois enfants maudits, racontait Ambroisine, lui, Zalil et moi, dans les montagnes du Dauphiné. »

Angélique craignait que ses sentiments se voient sur son visage. Elle se détourna à demi, regardant vers la fenêtre où chatoyait la lumière glauque à travers les arbres touffus de l'été.

– Je vous réitère ma question, monsieur d'Entremont. Comment pouvait-il savoir cela, si vite, si loin ? Au delà des Grands Lacs ! C'est impossible ! Aurait-il le don de double vue ?

Le chef de la police hésita.

– Encore que ce ne soit point d'une si grande impossibilité d'être au courant de tout même au-delà des Grands Lacs, dans ces contrées, j'ajouterai pourtant ceci : Sébastien d'Orgeval, que j'ai bien connu, était une nature d'élite et sa grande vertu semblait lui avoir mérité des dons généralement peu accessibles à la nature humaine : lévitation, don de voyance, et peut-être don d'ubiquité. Un fait est certain. Il savait toujours tout, et je n'ai jamais pu infirmer, comme inexact par la suite, un fait dont il m'avait averti à l'avance.

La voix d'Angélique marqua une intonation moqueuse.

– Ne me dites pas que, vous, que je croyais acquis à la philosophie de Descartes qui prône la raison, et que vous taxiez de n'apporter foi qu'à des preuves matérielles évidentes, selon les recommandations impératives faites à la nouvelle police, vous pratiquiez les méthodes de nos pères, dénoncées aujourd'hui comme caduques et dangereusement sujettes à l'erreur ! C'est vrai, il me souvient que vous aviez lancé contre moi l'accusation que j'avais tué le comte de Varange, un suppôt de Satan, information que tenait du sorcier de la Basse-Ville, le bougre rouge, cet autre suppôt de Satan, ami de Varange, le comte de Saint-Edme.

– Qui lui aussi a disparu sans laisser de trace, glissa Garreau d'Entremont. Encore un dossier qui reste ouvert et pour lequel on me harcèle jusqu'à ce que je puisse fournir les preuves et les circonstances de sa mort.

– Disparition et mort dont je suis peut-être aussi responsable ? s'enquit-elle non sans sarcasme.

– En effet. Le père d'Orgeval vous en tenait responsable dans un dernier courrier qu'il a confié au père de Marville, quelques heures avant son supplice.

– Lui ! Encore lui !

Il devina son émotion et sa colère. Mais elle demeurait détournée. Il ne voyait d'elle que son profil que la clarté venue de la fenêtre ourlait d'un trait un peu flou, évanescent, de lumière argentée, et d'où se détachait la pointe noire des cils qui, par instants, palpitait.

Le reste, joue, tempe, chevelure, était dans l'ombre, mais là où se croisaient la ligne du cou et l'angle du visage, à la pointe de l'oreille, la longue boucle d'oreille de diamant posait comme une étoile scintillante dont l'éclat pur fascinait.

Elle pensait à ce père de Marville qu'ils avaient vu à Salem, l'œil brûlant et vindicatif, et qui avait dit :

« J'emporte ses dernières volontés, ses dernières revendications, ses dernières adjurations. J'emporte son message et vous y êtes condamnée, madame. »

– Jusqu'à la mort, murmura-t-elle, jusqu'au bord du supplice, il m'a accusée. Ne trouvez-vous pas qu'il y a, dans un tel acharnement à poursuivre et à calomnier une personne qu'il n'avait jamais vue, quelque chose qui ne s'explique pas ?

– Ou qui s'explique trop bien ! Au cas où le R.P. d'Orgeval aurait su, de source sûre, tout de vos actes et aurait estimé de son devoir de me les dévoiler et d'en demander justice.

– Ce sont les visions dues à son don de voyance que vous baptisez sources sûres, monsieur le lieutenant de police ? ironisa-t-elle.

– Certes non !

Il prit une cassette sur la table et, après l'avoir présentée de loin à Angélique qui dédaigna d'y porter attention, l'enferma dans un petit secrétaire dont il tourna et retira la clé.

– Ces lettres, dont les copies m'ont été communiquées par le R.P. Duval, ce n'est pas d'elles que je ferais état devant un tribunal séculier, moins encore sur elles que je baserais les pièces d'accusation d'un dossier, c'est évident.

– Mais c'est sur elles que vous fondez vos convictions ?

Oui.

Elle continua de regarder par la fenêtre.

Au fond, elle ne lui en voulait pas. Il constatait qu'elle mentait. Et que pouvait-elle faire d'autre que de lui mentir ? Il savait qu'elle mentait. Pouvait-elle le blâmer d'être un excellent policier ?

Une fois de plus, elle se trouvait en porte à faux, mise en accusation par des êtres dont, dans le fond, elle était proche. Car ils n'étaient pas ennemis. Le mal ne venait ni des uns ni des autres. Ils se ressemblaient, ils avaient le même désir de justice, de voir triompher le bien, le message de paix de Dieu, au moins celui du Christ, et pourtant, en face d'eux, elle, Angélique, représentait on ne sait quel danger. Elle leur apparaissait comme la coupable et en fait, pour Garreau, elle l'était si l'on posait comme postulat qu'une personne qu'il convoquait devant lui pour savoir la vérité et qui lui mentait était coupable.

– Quel dommage ! murmura-t-elle.

– Que voulez-vous dire ?

– Je me réjouissais de revoir mes quelques amis de Québec. Je savais que la brièveté de notre voyage et les activités de la saison ne nous permettraient que de rapides retrouvailles, mais il ne me serait pas venu à l'idée que vous ne vous préoccuperiez de me voir que pour me mettre encore en accusation. Vous ne pouvez pas ne pas être au courant de l'aide que mon mari est en train de donner à M. de Frontenac sur le Saguenay. J'ai dû me séparer de lui, continuer seule mon voyage pour aller confier l'éducation de notre fille à Mlle Bourgeoys. Je suis seule, attristée, inquiète et voilà l'appui et l'amitié que je trouve près de vous ?

Elle s'aperçut qu'il serrait les poings et paraissait trembler d'une rage impuissante.

– Lors de mon premier passage vers Montréal, je me suis informée de vous, monsieur Garreau, et l'on m'a dit que vous étiez aux champs.

– Mais... j'étais aux champs ! s'écria-t-il d'un ton presque désespéré. Dans ma seigneurie. Il a fallu que mon greffier vienne me relancer jusque-là avec un courrier si pressant et si menaçant que venait d'apporter un navire de France, que je suis revenu aussitôt dans la crainte de vous manquer.

– Qui peut vous presser ainsi pour une affaire de si peu d'importance ? D'où émanent ce courrier, ces menaces ?

Il eut un geste d'exaspération qui dispersa les papiers, rouleaux et dossiers qui encombraient sa table.

– Des services de M. Colbert comme toujours, mais cela recouvre tant et tant de ramifications, d'intrigues et de trafics d'influences qu'on ne peut plus jamais savoir quelle est la véritable instance qui se trouve derrière les ordres dont ils vous bombardent...

– Une chose est certaine, monsieur d'Entremont. Le roi nous garde son amitié. Nous en avons maintes preuves. Si M. Colbert se trouve lui-même derrière ces demandes outrancières et ridicules, il a agi sans en discuter avec Sa Majesté, et je doute fort que ce ministre, qui est pondéré et ne se mêle guère de superfluités de ce genre, soit au courant.

– Je ne sais qui « ils » ont dans leurs manches.

– Ce ne serait pas raisonnable de penser que les seules déclarations du père de Marville, qui ne nous aime pas et cherchera peut-être à monter les esprits dévots contre nous, suffiraient. Les jésuites sont des gens sérieux. Je doute qu'ils fassent désormais pression contre nous auprès de Sa Majesté.

Le lieutenant de police paraissait tourmenté.

– Certes, la mort et le martyre du père d'Orgeval accréditent d'autant plus la valeur de ses derniers écrits, de ses derniers anathèmes. Ce n'est pas seulement pour vous être désagréable que je ne vous cède rien de ce que l'on m'a communiqué, mais, pour que prévenue, vous puissiez vous mettre en garde.

« Voilà, pensa-t-il, que je perds complètement la tête. Je la préviens, je me fais complice, alors que je sais pertinemment qu'elle me ment avec impudence, que c'est elle qui a tué Varange et que toute cette bande, y compris Carlon et Ville-d'Avray, me cache sur La licorne et sur cette Mme de Maudribourg je ne sais quelle histoire sinistre où je trouverai certainement assez de cadavres pour arrêter tout le monde. »

Malgré cela, il continuait.

– Vous vous imaginez, et à raison, que l'opinion vous est favorable en Nouvelle-France. Mais elle peut connaître un revirement. Des langues peuvent se délier qui se taisaient pour vous complaire. Votre grâce et vos générosités vous ont acquis, parmi nous, beaucoup d'amis. Mais le monde est oublieux ! Or, vous n'êtes pas que vertueuse ! Et je ne crois pas à votre innocence.

– Vous l'avez déjà dit.

– Mais je le répète. Je ne crois pas à votre innocence.

– Je vous entends bien, monsieur le lieutenant de police, et je ne vous en veux pas.

Et soudain, elle lui dédia un sourire si plein de douceur et d'amitié qu'il en fut déconcerté.

Il se leva et se mit à marcher de long en large pour calmer sa tension intérieure.

– Écoutez-moi, je suis dans une situation impossible et que je déplore vis-à-vis de vous et de M. de Peyrac. Je vous en prie, madame, essayez de m'établir cette liste de jeunes femmes, qu'on puisse savoir ce qu'elles sont devenues, en regard de celles que l'on déclare comme s'étant embarquées de France. C'est une formalité. Cela n'engage à rien et me permettra de gagner du temps et de chercher qui s'intéresse avec une hargne inexplicable à cette affaire de remboursement de fonds. Peut-être, en effet, y a-t-il derrière cela une intrigue montée par d'habiles escrocs ? Certaines personnes, pour soutenir leur train à la cour, font flèche de tout bois et vont jusqu'à soudoyer des clercs ou des préposés de ministères pour être au courant de litiges en attente dont ils pourraient s'emparer.

– C'est bien, fit-elle résignée, si vous me le demandez en cette forme, je vous cède, je m'incline, et je vais essayer de faire de mon mieux. Donnez-moi ces liasses. Je crois savoir vers qui me tourner pour m'aider à remplir certains vides de votre questionnaire concernant le naufrage de La licorne et l'établissement des filles du roy. Mais je ne vous promets rien de plus.

*****

Elle le quitta avec le même sourire tendre et condescendant qui pardonnait.

Elle ne voulut pas remettre à plus tard la visite qu'elle envisageait, et alla tirer la sonnette chez Delphine du Rosoy, mariée au sympathique Gildas de Majères.

Le sourire heureux de la jeune femme, en l'apercevant, s'effaça lorsqu'elle connut l'objet de sa démarche.

– Allons, pourquoi pâlissez-vous ainsi ? demanda Angélique voulant minimiser les choses.

– Reparler de ces jours affreux ? Cela jamais, protesta la pauvre Delphine en lui refermant presque la porte au nez.

Angélique la raisonna.

– Cela ne m'amuse pas plus que vous, mais Garreau est enragé. Il paraît que, de France, on le menace presque. Il ne s'agit que de donner l'état actuel de chacune des filles du roy qui se sont embarquées avec vous sur La licorne et je ne peux pas m'en tirer sans vous. Allons, Delphine, courage.

« Mettons-nous au travail, continua Angélique en s'asseyant devant un guéridon pour y poser ses papiers. M. d'Entremont n'est pas un mauvais homme, mais il ne serait pas chargé de ces dures et sinistres fonctions s'il n'y avait pas en lui une propension naturelle à mettre son prochain dans l'embarras. On peut y ajouter un goût certain, quoique mal conscient, de vouloir tout savoir des ressorts cachés de l'individu et faire avouer un malheureux doit être une de ses voluptés inavouées... et inavouables. De plus, c'est sa façon de servir le roi et Dieu, l'un venant après l'autre, évidemment, et le voici en parfait accord avec son modèle saint Michel, terrassant le dragon du mal. Il faudra que je lui fasse remarquer cela un jour, mais pour l'instant, je ne suis pas en position de force et les digressions mondaines ne nous rapporteraient rien de bon. Le sanglier fouissant est sur nos traces et je le vois suivre obstinément un chemin qui pourrait l'amener plus loin que nous ne le désirons. Aussi, le mieux à faire est d'accéder à sa demande de renseignements précis. Un fonctionnaire qui peut présenter en haut lieu des pièces bien complètes et inattaquables n'en souhaite parfois pas plus long.

Elle faisait de son mieux pour amuser et rassurer Delphine qu'elle voyait trembler comme une feuille.

– Mais aussi, pourquoi ce subit regain d'intérêt pour notre sort ?

– Je vous l'ai dit : les compagnies et sociétés prêteuses pour votre expédition vers la Nouvelle-France, et les commis responsables de la répartition des crédits alloués par « l'État du roy »8 pour votre établissement ici, sont désireux de savoir ce qu'il est advenu de leurs avances, et à quoi ou à qui a servi le fruit de leurs générosités. C'est acceptable comme exigence et ce n'est pas si soudain, car, si l'on considère que l'administration, par principe, ne se montre jamais rapide dans ses échanges, et que les lettres et réponses nécessitent dans le cas de la Nouvelle-France la traversée de l'Océan à plusieurs reprises, le laps de trois ou quatre années pour l'aboutissement d'une enquête telle que celle-ci n'a rien de tellement surprenant.

Mais la jeune épouse de l'enseigne ne s'en laissait pas compter.

– Je ne comprends pas pourquoi la Compagnie de N.D. du Saint-Laurent, ou quelque autre association, s'autorise à réclamer quoi que ce soit. L'expédition était presque entièrement financée avec la seule fortune de la duchesse de Maudribourg et les associations et sociétés n'avaient été constituées que pour obtenir certaines autorisations refusées à des particuliers. Elles seraient plutôt redevables à Mme de Maudribourg que réclamantes.

– Alors, ce sont ses héritiers ?

– Elle n'en avait pas. Quant à l'État du roy, continuait Delphine, je ne pense pas qu'il soit tant grevé par cette affaire et cela aussi demande un examen sérieux. Je crois me rappeler, madame, que c'est vous et M. de Peyrac qui avez avancé nos dots, et je serais étonnée que l'on demande des précisions dans l'intention de vous rembourser.

– En effet !

– Le reste, souvenez-vous, hardes, mercerie, vaisselle de ménage, fut objet de charité de la part de ces dames de la Sainte-Famille...

– Je m'en souviens... Delphine, votre esprit de sagacité ne se laisse pas prendre en défaut. Je vais transmettre vos remarques à M. Garreau qui, lui-même, n'est pas sans soupçons. Mais il prétend que notre désir de ne rien réclamer de nos débours paraîtra suspect.

– De toute façon, quelle que soit notre défense, si le soupçon veut creuser et saper plus avant, il nous rejoindra tôt ou tard... Nous sommes perdues.

– Delphine, ne prenez pas tout de suite la situation au tragique. Ne vous déclarez pas vaincue d'avance ! Vaincue par qui ? Nous allons commencer par établir cette liste qui ne nous engage à rien. C'est une corvée, je vous le concède. Mais il y en aura pour peu de temps et ensuite nous pourrons nous dire que nous avons fait ce qu'il fallait pour en terminer avec ces mauvais souvenirs,

– En aurons-nous jamais terminé avec elle ? murmura sombrement Delphine. C'est tellement sa façon de monter des pièges et d'y faire tomber les êtres de bonne compagnie. Par politesse, pour complaire, on y met le doigt... par bonne volonté et parce que cela semble anodin ou qu'elle a su vous en persuader, et l'on s'aperçoit un jour qu'elle vous a dévoré jusqu'à l'os, jusqu'à l'âme.

Elle devait revivre en pensée l'insidieux cheminement qui l'avait fait tomber, elle, jeune fille naïve et sans défense, sous la coupe de la subtile bienfaitrice.

Angélique renonça à la sortir, par des discours, de son marasme, et, lui plantant les papiers sous le nez, lui demanda de vérifier si la liste établie par les différentes compagnies était exacte et si elle était d'accord avec le chiffre de vingt-sept filles du roy, qui avaient été embarquées sur La licorne, telle date de telle année... afin d'aller œuvrer au peuplement des colonies de Sa Majesté.

– C'est bien là le chiffre de notre contingent lorsque nous nous sommes embarquées à Dieppe, convint Delphine qui, stimulée, prit une plume d'oie et commença de la tailler, mais nous ne sommes arrivées que seize, sous votre égide, à Québec.

Elle se mit à cocher certains noms et les recopia ensuite sur une autre feuille, en ajoutant à chacun quelques mots qui notifiaient ce qu'il était advenu des jeunes filles en question, celles que Québec avait prises en charge.

Angélique suivait des yeux sa rédaction, contente, malgré tout, de constater que ces pauvres déshéritées qu'ils avaient recueillies à Gouldsboro et amenées à bon port en Nouvelle-France connaissaient, enfin, pour la plupart, un sort meilleur.

Jeanne Michaud s'était mariée avec un habitant de Beauport et avait déjà donné un frère et une sœur à son petit Pierre, l'orphelin. Henriette était donc en Europe avec Mme de Baumont qui assurait son avenir. Catherine de la Motthe habitait Trois-Rivières et elle était venue les saluer avec sa petite famille lors de leur passage vers Montréal.

Toutes bien élevées, le plus souvent par les soins des religieuses de l'hôpital général, et si pour certaines le patronyme trahissait l'origine d'enfants ramassés au seuil des portes par les émules de M. Vincent-de-Paul au grand cœur, telles que Pierrette Delarue, Marguerite Trouvée, Rolande Dupanier, elles avaient été choisies pour leur bonne mine et leur joyeux caractère, et leur vie de pionnières courageuses témoignait que le roy avait eu raison de leur donner leur chance.

– Qui est cette Lucile d'Ivry ? s'étonna Angélique.

– C'est la Mauresque. Nous savons ce qu'il advient d'elle. Elle attend d'être demandée en mariage par un duc ou un prince. Je vais la désigner comme étant intendante de Mme Haubourg de Longchamps et fiancée à un officier de la milice... on en parle. Cela se fera ou ne se fera pas.

En fin de liste, Delphine se nomma, ajouta en moulant les lettres avec amour, les noms, titres et qualité de son époux.

– Pas d'enfants..., soupira-t-elle.

Elle était la seule parmi ses compagnes mariées qui ne tînt encore un poupon dans les bras.

– En êtes-vous très affectée ? demanda Angélique.

– Certes ! Et surtout Gildas, mon mari.

Angélique remit à plus tard de s'entretenir avec elle de ce sujet.

Delphine écrivait les noms des onze absentes et le fit avec une douleur contenue. Elle tremblait presque.

– Marie-Jeanne Delille, morte, fit-elle en s'arrêtant sur ce nom.

Et devant l'expression interrogative d'Angélique, elle précisa :

– Celle qu'on appelait Marie-la-douce.

– Le grand amour de Barssempuy.

– Elle aurait pu l'épouser. Elle était demoiselle, comme moi, orpheline, mais de bonne famille bourgeoise. Elle a peut-être des oncles, des tantes, des frères et sœurs qui veulent s'informer de son sort. Que vais-je écrire ?

– Morte d'accident durant une escale. Cela gagnera du temps. Je doute fort que quelqu'un se préoccupe d'elle plus avant. Mais on pourra toujours indiquer l'emplacement de sa tombe, à Tidmagouche. Je vois là Julienne Denis, épouse d'Aristide Beaumarchand.

Elles eurent toutes deux un même sourire mi-indulgent, mi-découragé.

– Inscrivons Aristide comme aide-apothicaire de l'Hôtel-Dieu de Québec. Cela paraîtra respectable. Mais il faut que je revienne, en pensée, au moment où nous avons quitté Gouldsboro au cours de cet été funeste. Nous étions bien vingt-sept alors, excepté Julienne qui épousait ce Beaumarchand. À Port-Royal, trois de nos compagnes ont réussi à se cacher chez Mme de la Roche-Posay au moment du départ avec l'Anglais qui nous avait fait prisonnières. Elles s'étaient mis en tête de retourner à Gouldsboro où elles avaient des promis. Elles en avaient parlé avant avec M. le gouverneur qui les avait assurées qu'il les ferait chercher à Port-Royal si elles pouvaient nous fausser compagnie. Mme de Maudribourg, étant aux mains des Anglais, n'a pu les faire chercher comme elle le voulait. Elle était furieuse et nous avons toutes bien pâti de son humeur.

– Finalement, elles sont restées à Port-Royal et sont actuellement aux mines de Beaubassin, renseigna Angélique. Germaine Maillotin, Louise Perrier, Antoinette Trouchu. Je peux vous donner les noms de leurs époux. Par contre, nous en avons trois autres à Gouldsboro, mais d'où sortent-elles, celles-là ?

– Nous y venons.

Delphine se leva pour aller allumer une chandelle. Elle avait les tempes moites. L'effort de mémoire, ajouté au désagrément d'évoquer ces jours pénibles, les mettaient en nage.

– L'une d'entre nous est morte pendant ce voyage vers Boston et je vois son nom ici : Aline Charmette. Des fièvres ou du mal de mer, je ne sais plus. Ou bien c'était à la Hève où le commandant Phips nous avait débarquées. Non, c'était sur le navire. Je me souviens maintenant. Cet affreux Anglais a fait jeter son corps à la mer.

– Sept.

– M. de Peyrac nous ayant secourues à la Hève, nous a ensuite conduites jusqu'à Tidmagouche. Je ne parlerai pas de Marie-la-douce qui a été tuée là-bas, puisque nous l'avons comptée. Mais il y a eu, avant notre départ pour le Saint-Laurent, cette décision que vous avez prise pour trois de nos compagnes, de les autoriser de revenir à Gouldsboro.

– J'avoue que je ne me souviens pas, reconnut Angélique.

Ce temps de Tidmagouche, après les drames qui venaient de s'y dérouler, lui laissait une impression confuse. En se recueillant, elle commença à se rappeler qu'on avait en effet discuté de ce projet.

– Elles regrettaient tellement de n'avoir pu se cacher, elles aussi, chez Mme de la Roche-Posay, insista Delphine, M. de Peyrac leur a donné l'autorisation de retourner là-bas avec Le sans-peur sous la protection de M. et Mme Malaprade qui avaient amené Honorine. Il leur a confié une lettre pour M. Paturel à leur sujet. Je sais qu'il lui mandait de s'occuper de leurs mariages et de leur bailler effets et dot, car elles étaient dépourvues de tout. Nous avions perdu nos cassettes du roi dans le naufrage de La licorne. Nous étions sans dot.

Elle soupira.

– Combien j'ai regretté Gouldsboro... C'est un lieu qui était un peu effrayant au début avec ces hérétiques et ces pirates, mais vite, on se laissait séduire par la chaleur du cœur qui régnait. M. le gouverneur Paturel est si bon. Il a été un père pour nous.

– Oui, oui ! dit Angélique qui se souvint que Delphine, à ce que prétendait Henriette, avait éprouvé pour Colin Paturel un tendre sentiment.

Elle ne voulait pas la laisser s'exalter.

– En voici donc trois autres que nous savons mariées. Celle-ci, Marie-Paule Navarin, n'est-ce pas, est restée sur la côte est, un Acadien, un des fils de Marcelline-la-Belle ayant demandé sa main ?

On commençait d'y voir clair et le chef de la police pourrait se montrer satisfait

– Avez-vous compté Pétronille Damourt, votre duègne, dans ce nombre de vingt-sept que vous m'avez donné au début ? demanda Angélique.

– Non. Je parlais seulement de notre groupe de jeunes filles et femmes envoyées par M. Colbert pour les célibataires de Canada.

– Alors, il me semble que, même si nous inscrivions parmi elles Julienne, qui voyagea de son côté, cela ne fait que dix pour les onze, mortes ou vivantes, qui n'ont pas été recensées à Québec. Il en manque une.

– Oui ! Il manque Henriette Maillotin, émit Delphine d'une voix blanche.

– Mais ne m'avez-vous pas dit qu'elle était retournée en France avec Mme de Baumont ?

– Je vous ai parlé d'Henriette Goubay, que vous connaissez, et non d'Henriette Maillotin, la sœur de Germaine... Et celle-ci... je ne sais pas ce qu'elle est devenue.

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