Chapitre 39
Après avoir franchi cinq marches d'un perron de pierre, Angélique, Honorine près d'elle, hésitait à soulever le heurtoir de bronze qui, en retombant, allait rompre un silence de près de trente années.
Elle ne serait pas surprise de voir surgir toute cette famille qu'on lui avait si abondamment et si bien décrite qu'elle la connaissait comme de longue date.
Elle pouvait reconnaître aussi, du haut de ces quelques marches qui précédaient la grande porte de chêne à motifs en « pointe de diamant », le paysage du domaine, de grands pacages où paissaient des vaches en contrebas, la brillance d'un lac ou d'un bras de fleuve, la maison qu'on appelait la « châtellenie », une belle habitation qui évoquait plus les manoirs de l'ouest de la France, Poitou, Vendée, Bretagne, que la maison de type normand du côté de Québec.
Mais, jusqu'au dernier moment, elle doutait que, derrière cette porte, elle trouverait un homme dans la quarantaine qui avait été ce garçon à gros souliers, son frère, l'aîné, appelé Josselin de Sancé de Monteloup.
Le son du heurtoir résonna longuement. La porte s'ouvrit peu après. Elles virent briller une chevelure blonde ; un œil clair les examinait.
« Si c'est là cette nièce Marie-Ange, elle ne me ressemble pas tellement », pensa Angélique.
– Êtes-vous Marie-Ange du Loup ? interrogea-t-elle.
– Oui, je le suis.
L'adolescente éclata de rire.
– Et vous, vous êtes la fée Mélusine. Celle qui se transforme la nuit du samedi en biche ? La fée qui veille sur les récoltes, bâtit les châteaux et protège les enfants des maladies. Est-ce bien cela ?
Angélique approuva d'un signe de tête. Primesautière, Marie-Ange vint glisser son bras sous le sien.
– Notre père a dit que vous viendriez.
Elle les fit traverser un vestibule dont les murs étaient garnis de tableaux et de trophées d'orignaux ou de cerfs. Un large escalier de pierre montait jusqu'à un étage dont la galerie à balustres de fer forgé faisait le tour de l'habitation.
Angélique se sentit heureuse de penser que son frère, puisque maintenant l'évocation de Mélusine écartait les derniers doutes, avait recréé autour de lui une demeure de bon ton. Il devait être très riche.
Dans le salon où elles entrèrent, elle aperçut un homme qui lisait, assis dans un fauteuil de style ancien à haut dossier de bois.
Il se leva à leur vue. Il était grand, robuste, mais sans corpulence. Elle aurait pu le croiser dans la rue, ou sur le quai d'un port, sans être effleurée par l'idée qu'il était peut-être son frère. Ils se regardaient, hésitaient, prenaient ensemble le parti de s'embrasser et Josselin lui désignait un fauteuil, s'asseyait de nouveau, croisait de longues jambes, écartait son livre, comme à regret.
Il ne ressemblait pas à leur père. Beaucoup moins que Denis. Pourtant, cette lèvre qui avait de la difficulté à sourire, c'était celle des garçons de Sancé. Cantor, parfois, avait la même moue. Regard brun, cheveux bruns, mi-longs. Un air encombré de lui-même, maladroit tout en étant hardi puisqu'il était l'aîné. Elle le reconnaissait.
Avec des bonds de libellule, la jeune fille était sortie, sans doute pour aller prévenir les autres membres de la famille.
*****
– Dis-moi, Josselin...
Le tutoiement était venu spontanément. Et tout aussi naturel le sentiment d'exiger de cet étranger qu'il réponde à ses questions, comme autrefois.
– Dis-moi, Josselin, lequel de notre père ou de notre mère avait les yeux clairs ?
– Notre mère, répondit-il.
Il se leva, alla à un secrétaire et y prit deux plaquettes de bois qu'il vint mettre sous les yeux d'Angélique. C'était les portraits du baron et de la baronne de Sancé.
– Gontran les avait peints. Je les ai emportés avec moi.
Il les posa sur une table basse devant lui, appuyés à un vase de fleurs. Ces petites peintures étaient frappantes de ressemblance. Le baron Armand avec son grand feutre un peu cabossé, la baronne et sa capeline de paille. Angélique avoua qu'elle ne se remémorait pas le prénom de sa mère.
Josselin fronça les sourcils, hésitant.
– Adeline, annonça la petite voix d'Honorine, qui restait plantée au milieu du salon.
– Adeline ! C'est cela. Elle a raison, cette enfant.
– J'ai entendu M. Molines le dire lorsqu'il est venu nous voir à Québec.
Des pas et des exclamations s'entendaient dans le vestibule.
La femme de Josselin ressemblait à sa sœur, Mme de Verrières. Comme elle, une de ces belles, solides et spirituelles filles de Canada, de la deuxième génération, celle née dans le pays, accoutumée à partager avec l'homme les dangers et la réussite. C'était une maîtresse femme sous ses airs enjoués. Angélique comprit très vite, tandis que l'on visitait le domaine, qu'elle avait tout en mains. Et sans doute, n'avait pas d'autre choix à faire, car son époux semblait peu intéressé par les questions de gestion et de commerce. Brigitte-Luce posait sur lui un regard d'adoration et semblait le considérer comme un de ses enfants, qui, échelonnés de quatre à vingt ans, avaient l'air d'avoir hérité de son agréable et pétulant caractère plus que de celui de leur père.
*****
– Tu aurais pu tout de même nous écrire ! lui dit Angélique lorsqu'ils se retrouvèrent en tête-à-tête dans le grand salon.
La mère de famille s'était éloignée pour aller préparer une chambre et faire un tour aux cuisines, car elle avait insisté pour garder Angélique et Honorine au moins pour la soirée et la nuit.
– Écrire ? À qui ? fit Josselin. Je n'avais pas envie d'avouer mes échecs. Et j'avais oublié que je savais écrire, presque oublié que je savais parler. Pour tenir en Virginie ou au Maryland, il ne fallait pas être français et dans tous les États anglais en général, il fallait être vraiment protestant. Or, je n'étais rien. J'étais seulement avec les protestants, de leur côté, un garçon qui voulait voir du pays. Mais qui ne servait à rien. Je n'étais bon à rien. Mes études ? Devenir écrivain public ? Notaire ? Greffier ? Qui serait venu chez un notaire français ? J'étais étranger partout. Je me suis senti chez des étrangers et peu à peu chez des ennemis. J'ai appris l'anglais, mais je m'énervais parce que mon accent faisait sourire. Au sortir d'une taverne, un Français me dit : « Mais puisque tu n'es même pas huguenot, va vivre en Nouvelle-France, toi qui le peux ». Je décidai de remonter jusqu'à Albany-Orange, l'ancien fort hollandais. Je n'étais même pas un bon aventurier ni un bon coureur de bois. Les sauvages se moquaient de moi.
– Les garçons de Sancé ont toujours été très susceptibles.
– Pour la même raison. Parce que nous n'étions rien, ni paysans ni nobles, pauvres et considérés comme riches, il nous aurait fallu tenir notre rang, et parce que notre père, pour nous élever, s'occupait d'élevage de mulets et de baudets, on nous méprisait.
Angélique se dit que Joffrey en Aquitaine avait su rompre avec superbe le cercle qui paralysait la noblesse...
« Mais il a quand même payé, lui aussi, et fort cher », convint-elle à part soi.
– Les filles de Sancé avaient peut-être meilleur caractère que nous autres, parce qu'elles avaient de meilleures chances.
– Non, Josselin. Je me souviens de tes dernières paroles. Elles avaient été pour me mettre en garde de ne pas accepter le sort qui m'attendait : être vendue à quelque vieillard riche ou quelque grossier et obtus hobereau du voisinage.
– C'est vrai, je trouvais pire encore le sort qui attendait les filles de ma famille, mes sœurs, dans ces gentilhommières perdues : s'ensevelir ou se vendre.
Maintenant, elle le rejoignait, ce garçon qui lui avait dit : « Prends garde ». C'était bien le même qu'elle pouvait suivre dans son périple solitaire, à travers les colonies anglaises, laissant à chaque étape un peu de sa défroque de petit nobliau papiste, changeant de nom, se refusant à parler ces langues étrangères, et donc peu à peu la sienne qui attirait l'antipathie et le mettait parfois en danger, abandonnant aussi, pour les mêmes raisons, la pratique de sa religion pour laquelle il n'avait jamais été très emballé, et dont le collège des jésuites l'avait dégoûté, mais n'accordant à celle des réformés qu'une attention prudente, juste de quoi ne pas se faire repérer comme « suppôt de Rome » car, s'introduire dans les méandres de leurs croyances luthériennes ou calvinistes, le révulsait à l'avance. Il n'aurait jamais pu, tout d'abord parce que cela lui paraissait au moins aussi ennuyeux que la religion d'en face, sinon plus, ensuite parce que le souvenir du frère de son père qui s'était converti à la religion réformée, et que les imprécations et les gémissements de leur grand-père à la barbe carrée dans le château de Monteloup n'avaient cessé d'appeler : « Ah !... Ah !... cet enfant que j'aimais ! Cet enfant que j'aimais ! » hantaient ses jeunes années, à lui Josselin, et le mettaient devant une barre impossible à franchir quand on parlait de conversion.
– Oh oui, c'est vrai ! dit Angélique. Notre pauvre grand-père avec ses lamentations !
De ce qu'il avait appris dans les collèges de France, en bon gentilhomme, penché sur un parchemin, à tremper sa plume dans son encrier de corne, tout n'était qu'à jeter aux orties. Dans ce pays de sauvages où il était allé, eux qui ne connaissaient même pas l'écriture, les plumes n'avaient d'importance que celles que les Indiens pouvaient se planter dans leurs chignons huileux ou dans leur cimier de scalp.
Il était bon cavalier, mais de chevaux, point. Le maniement de l'épée ? Qu'en faire dans ce pays où l'on parlait à coups de mousquets, sinon de coutelas, de haches ou de casse-tête !
Ainsi, il était parvenu aux abords du lac du Saint-Sacrement7 où les coureurs de bois anglais et français se rencontraient parfois. Dans ces parages où la frontière entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France était plus qu'indistincte, contestée, et en fait n'existait ni pour les uns ni pour les autres, il avait pu passer insensiblement de ses compagnons anglais réformés à ses compatriotes français catholiques, du lac du Saint-Sacrement au lac Champlain.
Au fort Sainte-Anne, il s'était annoncé sous un autre nom, Jos du Loup. Il avait bu une dernière pinte de bière avec son ami, un Français huguenot du Nord, ce Wallon qui renseignerait Molines et se souviendrait du faux nom donné par lui au commandant du poste. Ce fut la dernière fois qu'il ouvrit la bouche pour longtemps.
– À ce moment-là, dit Josselin, j'étais devenu tout à fait muet.
Il avait hiverné au fort Sainte-Anne, aidant à transporter du bois, compter des ballots de fourrure, entretenir les armes, les raquettes à neige.
Au printemps, il repartit, déboucha dans le Saint-Laurent, sous Sorel, et gagna Montréal. Ce fut là qu'il rencontra Brigitte-Luce et l'épousa.
– Et comment as-tu fait fortune ?
– Je n'ai rien fait du tout. Ni fortune ni quoi que ce soit. Qu'ai-je à faire, t'ai-je dit, avec ce qu'on m'a enseigné ? La chasse ? Quelle chasse ? Ici on ne chasse pas, on va récolter la fourrure chez les Indiens chasseurs. Dans ma jeunesse, en Poitou, il m'est arrivé de courir le loup, le sanglier, avec notre père. Montréal est bien pourvu en viande. On ne se nourrit plus de gibier, comme dans les postes éloignés. Ni chevaux ni meute. Quant à sonner le cor, talent auquel je m'étais exercé avec notre voisin Isaac de Rambourg, à quoi cela pourrait-il me servir, dis-le-moi, dans les forêts du Nouveau Monde, où faire craquer une brindille sous votre pied peut vous coûter votre chevelure !
Ils se mirent à rire, contents de découvrir que la vie les avait à peu près initiés aux mêmes cocasseries dont ils étaient portés à s'amuser, par une façon de voir les choses, due à leur éducation commune.
Angélique aperçut sa belle-sœur s'arrêter au seuil de la porte, stupéfaite et ouvrant de grands yeux.
– Ce n'est plus le même homme ! S'écria-t-elle.
Josselin tendit la main vers sa femme.
– C'est elle qui m'a sauvé, dit-il. Brigitte-Luce vint s'asseoir près d'eux et elle avoua qu'elle ne se souvenait plus quand elle avait entendu pour la première fois le son de la voix de Jos du Loup subitement surgi à Montréal, si taciturne et dont personne ne savait rien.
– En tout cas, nous nous connaissions déjà depuis plusieurs semaines. Nous étions, je le crois, fiancés. Mais je viens de tendre l'oreille avant de m'approcher et je ne l'ai jamais entendu parler aussi longtemps. Quant à rire... !
Ils convinrent que l'attachement fraternel est comme un filet d'oiseleur qui, à l'insu même de ceux qu'il a capturés, garde à jamais dans ses mailles invisibles les frères et sœurs. Ils s'interrogèrent sur la nature de ce lien mystérieux qu'ils ne s'étaient jamais imaginé si solide.
Angélique et son frère aîné se connaissaient si peu. Les aînés allaient au collège et les plus jeunes ne les voyaient qu'aux vacances. Ce n'était pas non plus les effets d'un caractère semblable, car ils étaient très différents. Il n'y avait entre eux aucun souvenir de complicité, car ils n'avaient jamais joué ensemble. Était-ce de porter le même nom ? Peut-être. D'être du même sang ? Non. L'attachement fraternel, c'est autre chose. C'est indépendant du fait d'être sorti du même sein et de la même semence car parfois, au contraire, cela sépare.
– J'avoue que cela m'a longtemps déplu, avoua Josselin, que ma mère qui m'idolâtrait dans mes premières années, fût aussi votre mère. Je trouvais impudent de la part de tous ces morveux qu'ils prétendissent qu'elle était aussi la leur...
Ils furent d'accord que ce qui liait le plus peut-être les membres d'une famille, c'était la vie commune qui les rassemblait durant les premières années de leur existence autour de la même table, sous le même toit où l'on revient qui est, sur la vaste terre hostile, le lieu où votre faiblesse d'enfant, jetée dans le froid et la nuit depuis l'expulsion hors de l’Éden, a le droit d'être.
– Et où l'on rêve de revenir...
– Non, fit Josselin, je n'ai jamais rêvé de revenir dans le vieux château croulant et je me suis félicité d'en être parti. Ce n'est pas cela qui nous lie, Angélique. Alors ?...
– À propos, dit Angélique, j'ai là des papiers à te faire signer.
Et elle chercha dans son sac l'enveloppe contenant les documents que lui avait fait parvenir le « vieux » Molines en la priant de les faire signer par son frère Josselin quand elle le reverrait, afin que l'ancien intendant des Plessis-Bellières pût continuer, de New York, à régler les affaires de succession ou autres des « jeunes » Sancé de Monteloup comme il l'avait fait jusqu'alors.
Brigitte-Luce avança la main. Elle était accoutumée à l'inintérêt total que manifestait son époux à ce genre de question. Elle se chargeait d'examiner les feuilles et demanda à Angélique de bien vouloir lui en expliquer la teneur. Étant l'aîné et non décédé, il fallait qu'il reporte son titre d'héritier sur son frère Denis qui avait repris le domaine et vivotait avec sa nombreuse famille, ayant renoncé à sa carrière d'officier pour repeupler la vieille forteresse de Monteloup.
– Denis ?
Celui-là il ne s'en souvenait pas. C'était le dernier. Brigitte-Luce secouait la tête avec une mimique qui signifiait que, malgré son indulgence, il y avait quand même des choses qui la dépassaient.
– Jusqu'à ces quelques jours où il m'a annoncé qu'une de ses sœurs se présenterait, j'ignorais tout de son passé. Je ne savais même pas d'où il venait. Quant à ses frères et sœurs, nous voici tous bien ravis de les découvrir si nombreux... mais c'est une surprise.
– Il ne parlait pas, ne racontait rien, dit Angélique. Je me demande par quelles approches vous vous êtes retrouvés mariés tous les deux !
C'était évident qu'il y avait entre eux une histoire sans paroles, la force de l'amour inexprimé. Mais autre chose encore.
– Un tel charme émane de lui ! murmura Brigitte-Luce, défaillante.
Angélique n'aurait jamais pensé à l'imaginer sous cet angle. Elle l'avait toujours trouvé tellement bougon. Mais l'avis d'une jeune sœur sur son frère aîné de quinze ans, n'est-ce pas ce qu'on peut trouver de plus limité et de plus arbitraire en fait d'appréciation sur la valeur potentielle et fondamentale de l'individu qu'il sera un jour ?
Elle en fit la remarque et ils convinrent que rien n'était plus difficile à déraciner de l'esprit que les réactions ou opinions de l'enfance. Du vrai chiendent. Son observation extérieure est parfois juste, aiguisée, mais l'enfant ne sait rien, manque d'éléments, ne peut pas comparer. Il juge avec une intuition animale, mais dans l'instant, et en regard de son seul monde, d'où ces souvenirs vagues et sans nuance, ces images ou portraits arrêtés en eux et dont la couleur ne variera guère quoi qu'on fasse, quoi qu'on vive.
Ainsi reconnurent-ils, enchantés d'être d'accord, eux, les enfants de Sancé de Monteloup, que Molines avait toujours été vieux et Hortense une chipie, Raymond un pédant, la nourrice Fantine une créature prodigieuse, mais inquiétante, mais aussi le pilier du château et sans laquelle rien de leur vie n'aurait subsisté entre ces vieux murs. En tout cas, elle avait su les en persuader tous. Gontran était un infréquentable bizarre qu'on abandonnait à ses morceaux de charbon de bois ou ses cochenilles pilées, Marie-Agnès dont il se souvenait moins, dans son berceau, mais dont il n'avait pas oublié le regard bleu étrange, une petite futée sournoise.
– Elle est abbesse...
– Non !
Marie-Agnès était de la même espèce hardie et dissimulée que ce microbe d'Albert qui devait avoir dans les deux ans lorsqu'il était parti. Albert, un petit maladif, ressemblait à un ver blanc et avait toujours des chandelles sous le nez.
– Il est prieur !
Là, ils rirent tous franchement.
– Croyez-moi, dit Brigitte-Luce, les yeux brillants, mais c'est la première fois que je l'entends rire ainsi. Merci à vous, ma sœur, à qui je dois ce miracle.
– Et moi, qu'étais-je à vos yeux ? demanda-t-elle, moi qui faisais pleurer la tante Pulchérie par mon indiscipline et mes fantaisies.
– Toi, tu étais Angélique. On hésitait à décider si tu étais la plus garce ou la plus exquise. On n'osait pas se prononcer, car la nourrice Fantine nous avait prévenus, nous, les trois aînés, Raymond, Hortense et moi, à ta naissance. Je revois son air solennel, presque menaçant : « Elle est différente ! C'est une fée ! Elle est née d'une étoile !... » Et de cela aussi nous n'avons pas pu démordre, même Raymond je parierais ! Tu es là devant moi et je pense : « Attention, méfiance, celle-là, c'est une fée. Elle est différente, elle est née d'une étoile ». Et plus je te regarde, plus j'examine celle que tu es devenue, celle que le destin a fait de toi, et plus je sens se réveiller mes anciennes certitudes.
Il secoua la tête, serrant ses lèvres autour du long tuyau de sa pipe pour retenir un sourire...
– La nourrice avait raison.
*****
– Je vous comprends, dit un peu plus tard Angélique à sa belle-sœur. Peut-on exprimer de façon plus charmante à une sœur retrouvée après trente années, qu'il a gardé d'elle un souvenir flatteur, et que, malgré les années écoulées, il la revoit telle qu'il la souhaitait ? Notez que je ne l'aurais jamais cru capable de tant de finesse. Mais, en effet, qu'ai-je su de lui, mon frère de quinze ans ?
Et elles rirent encore, heureuses de se sentir libres dans une entente déjà fraternelle, comme si elles s'étaient toujours connues. Elles devinaient que se noueraient entre elles les liens qui seraient moins dus à l'obligation familiale qu'à une parenté d'âme.
Ils avaient encore bien des choses à se dire, non seulement maints récits à se faire, mais toutes sortes d'idées à échanger.
Le temps, cependant, passait trop vite. Angélique demeura une seule nuit avec Honorine au manoir des Trembles. On se fit des adieux. On se réitéra l'assurance d'un revoir prochain.
– Moi, je vous écrirai, promit Brigitte-Luce.